Le Comte de Sallenauve/Chapitre 10

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L. de Potter (tome IIp. 79-138).


X

Abondance de biens.


Le lendemain, étant dans son bureau de la rue Sainte-Anne, Vautrin reçut le billet qui suit :

« Mon gros, tu n’es pas trop à plaindre, et tout s’arrange à ton idée. Ce matin de bonne heure on m’annonce qu’une dame demande à me parler. Qui vois-je entrer ? notre étrangère, à laquelle j’avais donné mon adresse pour le cas où elle aurait quelque chose de pressé à me communiquer. Son Joseph lui ayant hier soir parlé assez lestement du projet où il était de se séparer d’elle, la chère belle n’a pas dormi de la nuit, et sa petite tête s’est si bien échauffée, que la voilà débarquée chez moi et me suppliant de la mettre en rapport avec mon homme respectable, auquel elle est résolue de se confier, s’il est honnête homme, parce qu’elle met son amour-propre à ne plus rien devoir à ce glaçon par lequel elle se voit dédaignée. Viens donc tantôt sous la nouvelle pelure que tu auras choisie, et quant à t’insinuer dans l’esprit de la charmante, c’est affaire à toi, et je m’en rapporte.

» Ta tante affectionnée,
» J.-C. de Saint-Estève. »

Vautrin répondit :

« Ce soir je serai chez toi sur les neuf heures. J’espère qu’il se sera fait en ma personne un assez beau changement de décor pour qu’au premier coup d’œil, si je ne t’avais dit le nom sous lequel je me ferai annoncer, tu ne m’eusses pas facilement reconnu. J’ai déjà bien marché dans l’affaire de l’engagement, et je pourrai en parler de manière à ce que la charmante prenne bonne idée du crédit de son papa ; vends dans la journée de la rente et des actions pour une somme un peu ronde : nous aurons besoin d’argent comptant. Je m’en vais, de mon côté, opérer de la même façon.

» À ce soir, donc, ton neveu et ami,

» Saint-Estève. »

Le soir, exact à l’heure que lui-même avait fixée, Vautrin arriva chez sa tante. Cette fois il passa par le grand escalier et se fit annoncer, sous le nom de M. le comte Halphertius, par le nègre qui ne le reconnut pas.

Toute prévenue qu’elle était de la métamorphose, Jacqueline Collin resta ébahie en présence de ce grand acteur, qui s’était renouvelé tout entier.

Sa chevelure à la Franklin était devenue une titus poudrée ; passés au brun foncé et formant avec la neige du sommet de la tête une vive opposition, ses sourcils, ses favoris taillés en côtelette à la mode de l’Empire, et des moustaches postiches de même couleur, prêtaient à sa physionomie naturellement peu noble quelque chose de saisissant et d’original qui, à toute force, pouvait être pris pour de la distinction.

Un col de satin noir haut monté, donnait du port à sa tête. À la boutonnière d’un habit bleu, fermé sur la poitrine, brillait un ruban où se mariaient les couleurs de tous les ordres sérieux de l’Europe.

Dépassant sous l’habit, un gilet de piqué jaune ménageait à un pantalon couleur gris perle une harmonieuse transition ; des bottes vernies et des gants paille glacés complétaient l’ensemble de cette toilette qui avait voulu être négligée dans son élégance ; la poudre dont d’ailleurs à cette époque on comptait les derniers fidèles, servait à constater le vieux diplomate étranger et devenait à un costume qui sans ce correctif aurait pu paraître un peu juvénile, un très adroit tempérament.

Après quelques minutes accordées à l’admiration de son déguisement :

Elle est là ? dit Vautrin.

— Oui, dit la Saint-Estève, l’ange s’est retiré dans sa chambre il y a une demi-heure, afin de dire son rosaire, maintenant qu’il est privé d’assister aux exercices du mois de Marie. Mais ta visite est attendue avec impatience, vu la manière dont pendant toute la journée j’ai chauffé ton éloge.

— Et comment se trouve-t-elle de ta maison ? Elle n’a pas de regret au parti qu’elle a pris ?

— Son amour-propre, dans tous les cas, est bien trop grand pour qu’elle en montre quelque chose ; d’ailleurs j’ai finement carotté sa confiance, et puis c’est un de ces caractères résolus à ne pas regarder en arrière quand ils sont une fois partis.

— Le plaisant, dit Vautrin, c’est que, tantôt, son député qui est en peine d’elle, m’a été adressé par M. le préfet pour que je l’aidasse dans ses recherches.

— Il y tient donc ?

— C’est-à-dire qu’il n’a pas d’amour pour elle, mais il regarde qu’il l’avait en dépôt, et il a peur qu’elle n’ait eu l’idée de se détruire ou qu’elle ne soit tombée aux mains de quelque intrigante. Sais-tu bien que, sans ma paternelle intervention, il mettait assez bien le doigt sur la plaie ?

— Et tu as répondu à ce jobard ?

— Naturellement je lui ai donné peu d’espoir ; mais vraiment, j’ai été fâché de ne pouvoir rien faire de ce qu’il me demandait ; tout d’abord, j’ai pris pour lui de la sympathie : c’est un homme de bonnes façons, l’air énergique et spirituel, et dans lequel je crois bien que MM. les ministres n’auront pas un adversaire commode.

— Tant pis pour lui dit la Saint-Estève, il n’avait qu’à ne pas pousser cette chère petite à bout. Ah ça ! et cet engagement pour lequel tu m’écrivais que tu avais déjà mis les fers au feu.

— Tu sais, ma minette, ce que c’est que la chance, répondit Vautrin en déployant un journal, bonne ou mauvaise, elle vous arrive toujours par bouffées. Ce matin, après avoir reçu ta lettre, qui m’annonçait d’excellentes nouvelles, j’ouvre ce journal de théâtre et j’y lis ce qui suit : « La saison du Théâtre-Italien de Londres, déjà si mal inaugurée par le procès qui a mis en lumière les embarras pécuniaires contre lesquels se débat la direction de sir Francis Drake, paraît décidément compromise par une grave indisposition survenue à la Serboni, et qui doit la tenir indéfiniment éloignée de la scène. Sir Francis est depuis hier descendu à l’Hôtel des Princes, rue de Richelieu, venant chercher les deux choses qui lui manquent : une prima dona et des capitaux. Mais le cher impresario n’est-il pas engagé dans un cercle vicieux ? Sans capitaux pas de prima dona, et sans prima dona pas de capitaux ; espérons pourtant qu’il saura échapper à cette impasse, car sir Francis Drake a la réputation d’un homme honnête et intelligent, et, devant une renommée pareille, toutes les portes ne sauraient demeurer fermées. »

— Encore des gens qui connaissent le monde, que ces journalistes ! dit la Saint-Estève d’un air capable, avoir toutes les portes ouvertes parce qu’on est honnête et intelligent !

— Dans la circonstance, répondit Vautrin, l’observation ne fut pas trop en défaut, car, aussitôt l’article lu, je me pomponne, comme tu le vois, prends un remise, et me présente à l’adresse indiquée.

— Sir Francis Drake ?

— Je ne sais s’il pourra recevoir monsieur, dit en s’avançant aussitôt une espèce de valet de chambre français, qui m’eut bien l’air d’être mis là en faction pour faire la même réponse à tout venant, il est avec le baron de Nucingen. — J’affectai de chercher dans un portefeuille, où je laissai entrevoir bon nombre de billets de banque, une carte qui n’y était pas. — Eh bien ! moi, dis-je avec un léger accent allemand et en saupoudrant mes phrases de quelques germanismes, je suis le comte Halphertius, gentilhomme suédois. Dites à sir Francis Drake que j’ai venu pour lui parler d’une affaire. Je vais à la Bourse où je donne des ordres à mon agent de change, et je repasse dans une demi-heure. — Cela dit du ton le plus grand seigneur, je me dirige vers ma voiture. Je n’avais pas encore monté le marchepied que l’allumeur, courant après moi, venait me dire qu’il s’était trompé, que M. le baron de Nucingen était parti, et que son maître pouvait me recevoir immédiatement.

— Ça veut faire des finesses avec nous ! dit la Saint-Estève en haussant les épaules

— Sir Francis Drake, continua Vautrin, est un Anglais, très chauve, qui a le nez rouge et de grandes dents jaunes et saillantes : il me reçut avec une politesse froide en me demandant en bon français quelle était l’affaire dont je voulais l’entretenir. — Tout à l’heure, déjeunant au Café de Paris, répondis-je, je lis ceci : et je lui passe le journal en lui marquant l’article du doigt. — C’est inconcevable, dit l’impresario après m’avoir rendu le journal, qu’on se permette ainsi de faire les honneurs du crédit des gens ! — Le journaliste ne sait ce qu’il dit ? vous n’avez pas besoin de capitaux ? — Vous comprenez, monsieur, que ce n’est pas par la voie d’un journal de théâtre que, dans tous les cas, je leur ferai appel. — Très bien ! alors nous n’avons pas à parler, dis-je en me levant, j’étais venu pour mettre des fonds dans votre entreprise. — J’aimerais mieux, me dit l’Anglais, que vous eussiez à m’offrir une prima dona. — J’offre les deux, répondis-je en me rasseyant, l’un portant sur l’autre. — Un talent connu ? demanda le directeur. — Inconnu tout à fait, repartis-je, n’ayant jamais paru sur aucun théâtre. — Hum ! c’est bien chanceux, dit M. le directeur d’un ton capable, les protecteurs de talents en herbe se font souvent de grandes illusions. — J’offre une commandite de cent mille francs pour que vous prenez seulement la peine d’entendre mon rossignol. — Ce serait beaucoup pour la peine que je me donnerais, et bien peu pour le salut de ma direction, en supposant qu’elle fût aussi embarrassée qu’on le dit. — Alors entendez-nous pour rien, et si nous vous convenons et que vous nous faites un sort honorable, je double la commandite. — Vous parlez avec une rondeur qui provoque la confiance ; de quel pays est la jeune artiste ? — Romaine… de Rome, Italienne pur sang, très belle, et vous pouvez juger si je m’y intéresse : j’étais fou d’elle, pour ce que je l’ai entendue de loin chanter dans une église. Je ne la vis qu’après. — Mais il me semblait qu’en Italie, me dit alors l’impresario, les femmes ne chantaient pas dans les églises.

— Eh bien ! dit judicieusement la Saint-Estève est-ce qu’il n’y a des églises qu’en Italie ?

— Précisément, reprit Vautrin, je sentais que, pour donner de la vraisemblance à mon personnage et à ma démarche, j’avais besoin, par un autre côté, de me poser sous un aspect un peu excentrique ; prenant donc au bond l’occasion de faire, dans toute l’étendue du mot, une querelle d’Allemand : — Je vous observe, monsieur, répondis-je d’un ton qui n’avait rien de rassurant, que vous me faites l’honneur de me donner un démenti. — Comment ! dit l’Anglais avec étonnement, c’est à mille lieues de ma pensée. — C’est clair, pourtant, repris-je ; je vous dis : j’ai entendu la signora dans une église et vous, vous me dites : Les femmes ne chantent pas dans les églises en Italie ; alors cela revient pour dire que je ne l’ai pas entendue. — Mais, vous pouvez l’avoir entendue dans un autre pays ? — Il fallait donc penser cela, continuai-je sur le même ton batailleur, avant de faire votre observation… extraordinaire. D’ailleurs, je vois que nous ne nous entendons pas : la signora peut attendre jusqu’au mois d’octobre l’ouverture du Théâtre-Italien de Paris ; les artistes s’y font bien mieux connaître ; ainsi, monsieur Drake, j’ai l’honneur de vous saluer, et, cette fois, j’eus l’air de vouloir sortir définitivement.

— Un rôle joliment joué ! dit la Saint-Estève.

Dans toutes les choses les plus chanceuses, que le neveu et la tante avaient entreprises en commun, le côté artiste avait toujours été considéré par eux.

— Enfin, pour abréger, reprit Vautrin, mon homme ainsi mené en poste, nous nous séparâmes sur les termes suivants : Cent mille écus de commandite, cinquante mille francs d’appointements à la signora, pour le restant de la saison, en supposant que sa voix convienne, et pour juger du talent de la débutante, demain rendez-vous à deux heures chez Pape, où sir Francis Drake se trouvera avec deux ou trois amis, dont je l’ai autorisé à se faire assister. Nous, nous aurons l’air d’être venus pour acheter un piano. J’ai dit, toujours pour la vraisemblance, que la jeune personne pourrait s’épouvanter de la solennité d’une audition, et que de cette manière nous serions plus sûrs de la voir avec tous ses moyens !

— Mais dis donc, mon gros, fit Jacqueline, cent mille écus, c’est de l’argent !

— La somme, répondit négligemment Vautrin, qui m’est revenue de la succession de ce pauvre Lucien de Rubempré : D’ailleurs, j’ai étudié l’affaire. Mis en fonds, sir Francis Drake peut faire une très bonne saison ; j’ai Théodore Calvi, mon secrétaire (Voir la dernière incarnation de Vautrin), qui m’est dévoué à la vie, à la mort, il entend admirablement les questions d’intérêt ; j’ai stipulé pour lui la place de caissier, il aura l’œil à la commandite. Maintenant une seule chose m’inquiète : la signora Luigia m’a remué, mais je ne suis pas connaisseur, et des artistes en jugeront peut-être tout autrement que moi.

— Des artistes l’ont jugée, mon poulet, et son sculpteur ne pensait à lui donner la clé des champs qu’après l’avoir fait entendre par un nommé Jacques Bricheteau, un organiste de Paris, musicien consommé ; ils étaient avec toi à Saint-Sulpice le soir de la capucinade, et l’organiste a trouvé, ce sont ses propres paroles, que cette femme, quand elle le voudra, a soixante mille francs dans la voix.

— Jacques Bricheteau ! dit Vautrin, mais je connais ça : il y a un homme de ce nom employé dans un des services de la préfecture.

— Alors, dit la Saint-Estève, ça serait donc l’étoile de ton rossignol d’être protégée par la police.

— Non. Je me rappelle, dit Vautrin, ce Jacques Bricheteau, c’est un inspecteur de la salubrité qui vient d’être remercié pour s’être mêlé de politique. Eh bien ! ajoute-t-il, si nous procédions à la présentation ? la soirée s’avance.

À peine Jacqueline Collin avait-elle quitté le salon pour aller chercher la Luigia, qu’un grand bruit se fit dans l’antichambre dont il était précédé.

Presqu’au même instant la porte s’ouvrit brusquement, et en dépit de la résistance désespérée du nègre, qui ce soir-là avait la consigne expresse de ne laisser pénétrer personne, elle donna accès à un personnage dont l’intervention était au moins très inopportune, si elle n’était pas tout à fait imprévue.

Malgré son air et sa tournure insolemment aristocratiques, surpris par un inconnu en cette violence, le survenant éprouva un moment d’embarras, et Vautrin eut la charité de compliquer sa situation en lui disant avec un air de bonhomie tudesque :

— Monsieur est un grand ami de madame de Saint-Estève ?

— J’ai quelque chose de fort pressé à lui dire, répondit l’intrus, et ce domestique est si bête, qu’il ne sait vous dire si sa maîtresse est ou non chez elle.

— Je puis certifier qu’elle n’y est pas, reprit le prétendu comte Halphertius, je l’attends pour plus d’une heure qu’elle m’avait donné rendez-vous. C’est une petite folle, et je la crois au théâtre dont le nègre m’a dit que son neveu lui a envoyé tantôt un billet.

— À quelque heure qu’elle rentre, il faut que je lui parle, dit le nouvel arrivé en prenant un fauteuil et en s’y installant.

— Moi je n’attends pas pour plus longtemps, repartit Vautrin.

Et après avoir salué il se disposait à sortir.

À ce moment parut la Saint-Estève. Pour faire croire qu’elle venait de dehors, avertie par son nègre, elle avait eu soin de se coiffer d’un chapeau et de jeter un châle sur ses épaules.

— Ah ! par exemple ! fit-elle en jouant l’étonnement, M. de Ronquerolles, chez moi, à cette heure !

— Le diable vous emporte de crier ainsi mon nom ! lui dit tout bas son client.

Entrant dans la mystification, Vautrin revint sur ses pas, et s’approchant de l’air le plus obséquieux :

— Monsieur le marquis de Ronquerolles, pair de France, ancien ambassadeur ? dit-il je suis charmé pour avoir passé un moment avec un homme d’État si connu et un si parfait diplomate.

Et après un salut respectueux, il se mit en devoir de gagner la porte.

— Eh bien, baron, vous vous en allez ? lui cria la Saint-Estève en lâchant de prendre le ton et l’accent d’une douairière du faubourg Saint-Germain.

— Oui, monsieur le marquis a beaucoup à vous parler. Je reviens demain pour onze heures, mais soyez exacte.

— Soit, à demain onze heures, dit la Saint-Estève ; je puis d’ailleurs vous annoncer que vos affaires sont en très bon chemin, vous revenez tout à fait à la future.

Vautrin salua de nouveau et sortit.

— Quel est donc cet original ? demanda Ronquerolles.

— Un baron prussien que je marie, répondit la Saint-Estève. Ah ça, ajouta-t-elle, nous avons donc du nouveau, que vous ayez tant tenu à me parler ?

— Oui, et du nouveau que vous auriez dû savoir. La belle, depuis ce matin, a quitté la maison du sculpteur.

— Bah ! fit Jacqueline, et qui vous a dit cela.

— Mon valet de chambre, qui a causé avec la femme de ménage.

— Ah ! il paraît que nous travaillons à plusieurs, dit la Saint-Estève, saisissant l’occasion de faire une querelle.

— Eh ! ma chère, vous ne marchiez pas, depuis bientôt un mois que la chose est entamée.

— Vous croyez, vous, que les choses se jettent en moule, et que les Italiennes, c’est de l’amadou comme vos lorettes de Paris ; avec ça que vous êtes si donnant !

— Comment ! voilà plus de trois billets de mille francs que vous avez déjà tirés de moi en faux frais !

— La belle poussée ! et l’engagement que vous vous étiez chargé de négocier ?

— Est-ce que je puis faire jouer le Théâtre-Italien exprès pour cette péronnelle ? Si elle avait voulu débuter à l’Opéra !

— Il y a un théâtre italien à Londres, s’il n’y en a pas pour l’instant à Paris, et le directeur est justement ici, cherchant un premier sujet.

— J’ai bien vu cela dans les journaux ; mais qu’aurais-je été entamer avec un homme sur le point de faire faillite ?

— Eh bien ! c’est une chance, ça : on vient à son secours à cet homme, et alors par reconnaissance…

— C’est juste, dit le marquis en haussant les épaules, une petite affaire de cinq cent mille francs ; ce qu’il en a coûté à Nucingen pour la Torpille !

— Mon petit père, on a envie d’une femme ou on n’en veut pas. Esther avait fait le trottoir ; l’Italienne est au moins aussi belle qu’elle, c’est du cachet vert pour la vertu, de plus un talent superbe : trois billets de mille francs dont vous vous êtes fendu, voilà-t-il pas de quoi jeter les hauts cris !

— Vous étiez-vous, oui ou non, chargée de la négociation ?

— Oui, et je devais en rester chargée seule, et si j’avais pensé que j’aurais l’honneur d’être contrôlée par votre valet de chambre, je vous aurais engagé à vous adresser ailleurs ; je ne travaille pas, moi, dans la partie double.

— Mais, vieille vaniteuse que vous êtes, sans ce garçon auriez-vous su ce que je viens de vous apprendre ?

— Et le reste, il vous l’a appris ?

— Comment ! le reste ! dit vivement le marquis.

— Oui, qui vous a déniché l’oiseau et dans quelle cage il peut être à l’heure d’aujourd’hui.

— Mais vous, vous le savez donc ?

— Si je ne le sais pas, je m’en doute.

— Dites donc alors ! s’écria Ronquerolles mis tout en émoi.

— Vous qui connaissez toutes les crinières jeunes et vieilles de la ménagerie parisienne, vous devez bien avoir entendu parler du comte Halphertius, un gentilhomme suédois, puissamment riche, tout fraîchement débarqué.

— Voilà la première fois que j’entends prononcer ce nom.

— Faut demander à votre valet de chambre, il vous renseignera.

— Allons, voyons ! ne jouez pas au plus fin ; vous dites donc que ce comte Halphertius ?

— Est un mélomane enragé et un femmomane à la Nucingen.

— Et vous croyez que la Luigia aurait pris son vol de ce côté !

— Je sais qu’il tournait autour d’elle ; il m’a même fait faire des propositions magnifiques, et si vous n’aviez pas eu ma parole…

— Oh ! sans doute, vous êtes une commère de si haute vertu !

— Vous le prenez comme ça ! dit la Saint-Estève en fouillant dans sa poche, et en en tirant un portefeuille assez bien garni de billets, on va te rendre ton argent, mon petit, et te prier de nous flanquer la paix.

— Laissez donc, mauvaise tête ! répondit le marquis en voyant qu’on lui présentait trois billets de mille francs, ce que j’ai donné, vous savez bien que je ne le reprends pas.

— Et moi, ce que je n’ai pas gagné, je ne le garde pas. Vous êtes floué, monsieur le marquis. Je fais les affaires du comte Halphertius ; c’est moi qui ai enlevé la belle ; elle est même cachée ici dans mon appartement, et demain matin, avec le Suédois, je l’embarque pour Londres, où je lui ai mitonné un magnifique engagement.

— Mais, non ! mais, non ! je ne vous crois pas capable de me tromper, dit Ronquerolles, prenant pour une ironie la vérité qui, sous cette apparence, lui était dite à bout portant ; nous sommes, après tout de vieilles connaissances. Allons, reprenez ces billets, et dites-moi, au juste, ce que vous pensez de la concurrence de ce riche étranger.

— Eh bien ! je vous l’ai dit : c’est un homme puissamment riche, à ne regarder à aucun sacrifice, et je sais qu’il a eu plusieurs conférences avec madame Nourrisson.

— Alors ce serait cette vieille carcasse dont vous auriez appris tout ce détail ?

La Saint-Estève avec dignité :

— Madame Nourrisson est mon amie ; on peut être en concurrence pour le même objet mais ce n’est pas une raison pour qu’en ma présence on en parle mal.

— Vous a-t-elle dit au moins, demanda le marquis avec impatience, où demeurait ce comte Halphertius ?

— Non, mais je sais qu’il a dû partir hier pour Londres ; c’est ce qui fait que je longeais avant de vous mettre la puce à l’oreille.

— C’est clair, l’Italienne sera partie pour aller le rejoindre !

— Vous pourriez bien ne pas vous tromper.

— Une affaire joliment conduite ! dit Ronquerolles, en se levant.

— Tiens ! fit insolemment la Saint-Estève, vous n’avez jamais eu d’échecs dans vos diplomaties ?

— Enfin, comptez-vous savoir quelque chose de plus précis ?

— On travaillera ; dit Jacqueline Collin.

C’était son mot pour promettre son concours.

— Mais surtout pas de double jeu ! s’écria le marquis, vous savez que je ne suis pas plaisant de mon naturel.

— Ça serait-il jugé par la cour des pairs ? demanda la Saint-Estève, qui n’était pas femme à s’épouvanter facilement.

Sans répondre à cette impertinence :

— Vous pourriez peut-être, dit Ronquerolles, prier votre neveu de vous aider dans vos recherches.

— Oui, dit Jacqueline, je crois qu’il ne sera pas mal de le mettre un peu dans l’affaire, mais sans vous nommer, bien entendu.

— Et s’il avait jamais besoin de mon appui auprès de son préfet, vous savez que je suis aussi chaud ami qu’ennemi dangereux.

Là-dessus le client et la Saint-Estève se séparèrent, et aussitôt qu’on eut entendu la voiture de l’ennemi s’éloigner, la vertueuse dame n’eut pas besoin d’aller chercher son neveu ; ayant fait le tour par un dégagement, il était revenu attendre dans une pièce voisine du salon d’où il avait tout entendu.

— Tu l’as joliment roulé ! dit Vautrin. Nous aurons soin, par de bons petits renseignements, de le tenir le bec dans l’eau pendant quelques jours. Mais maintenant, va-t-en vite chercher notre Hélène, car c’est bien juste s’il n’est pas heure indue pour que tu me présentes à elle.

— Sois tranquille, je vais arranger ça, dit la Saint-Estève qui, un instant après, revenait, amenant la belle gouvernante.

— La signora Luigia ! monsieur le comte Halphertius ! dit-elle, en présentant l’un à l’autre les futurs conjoints.

— Signora, dit Vautrin du ton le plus respectueux, mon amie, madame Saint-Estève, m’a dit que vous me permettez d’avoir intérêt pour vos affaires.

— Madame Saint-Estève, répondit Luigia, qui était arrivée a parler notre langue avec une grande pureté, m’a parlé de vous comme d’un homme très connaisseur dans les arts.

— C’est-à-dire, je les aime à la passion, et, par ma fortune, je fais tout pour les protéger. Vous avez, madame, un bien grand talent.

— C’est ce qu’on saura plus tard, si je puis avoir le bonheur de me produire.

— Vous pourrez vous produire quand vous voulez : j’ai vu le directeur du théâtre italien de Londres ; demain il vous entend, c’est convenu.

— Je suis bien reconnaissante des démarches que vous vous êtes empressé de faire ; mais avant d’accepter vos services, j’ai besoin que nous nous expliquions très franchement.

— La franchise me plaît extrêmement, répondit Vautrin.

— Je suis une pauvre abandonnée, continua la Luigia ; on me trouve passable, et, dans tous les cas, j’ai de la jeunesse, je dois donc répondre avec une certaine défiance à tous les empressements de bienveillance qui peuvent m’être témoignés. En France, m’a-t-on dit, ils sont bien rarement désintéressés.

— Le désintéressement, repartit Vautrin, je le réponds ; mais empêcher les langues pour parler, ça, je ne le réponds pas.

— Ah ! pour les langues dit la Saint-Estève, il faut en prendre son deuil. L’âge de M. le comte n’empêchera pas les bavardages, car c’est plutôt un jeune homme qui s’intéresserait à une femme sans avoir des idées ; à Paris, les vieux garçons, c’est tous mauvais sujets.

— Moi, je n’ai pas ces idées, dit Vautrin, si j’ai le bonheur pour être utile à la signora, dont j’estime plus que tout son talent, elle me souffrira bien d’être son ami ; mais si je lui manquais de respect, elle aura, pour ce talent même, l’indépendance, et peut me mettre dehors de chez elle comme une femme de chambre qui la vole.

— Ainsi, monsieur le comte, demanda la Luigia, vous avez déjà eu la bonté de vous occuper pour moi d’un engagement.

— C’est comme fait, dit Vautrin ; demain vous chantez, et si votre voix plaît au directeur du théâtre italien de Londres, il y a cinquante mille francs convenus pour la fin de la saison.

— C’est un rêve dit l’Italienne ; mais peut-être quand il m’aura entendue !

— Il pensera comme ce M. Jacques Bricheteau, répondit la Saint-Estève ; celui-là avait dit que vous aviez soixante mille francs dans la voix. Ainsi, c’est dix mille francs dont vous êtes volée.

— Oh ! pour donner les cinquante mille francs quand vous aurez chanté devant lui, ajouta Vautrin, je n’en suis pas en peine. Maintenant les payer exactement, c’est une autre affaire. On le dit gêné. Mais nous ferons voir l’engagement par quelqu’un d’habile que nous donnera madame Saint-Estève ; et puis la signora n’aura pas à s’occuper d’intérêts, ça regarde ses amis, elle n’a qu’à penser pour ses rôles.

Au moment où Vautrin avait dit : quant à payer exactement les cinquante mille francs, il avait trouvé le moyen sans être aperçu, de pousser le pied de sa tante. Saisissant aussitôt sa pensée :

— Moi, je crois, au contraire, dit la Saint-Estève, qu’il paiera madame très exactement ; il ne voudra pas se brouiller avec vous, mon cher comte. On ne trouve pas tous les jours un homme qui, pour faciliter un engagement, consente à exposer une somme de cent mille écus.

— Comment, monsieur, dit la Luigia, pour rendre mon engagement possible, un pareil sacrifice ! Jamais je ne saurais permettre…

— Ma bonne madame Saint-Estève, dit Vautrin, vous êtes une bavarde, je n’expose rien, j’ai vu l’affaire de près, et à la fin de la saison je suis sûr pour des bénéfices ; d’ailleurs je suis très riche, je suis veuf, sans enfants, et quand partie de cette somme est perdue, je ne me pends pas pour cela.

— C’est égal, monsieur, dit l’Italienne je ne souffrirai point une folie pareille.

— Alors vous ne me voulez pas pour ami, et vous avez peur d’être compromise si je vous viens en aide ?

— En Italie, monsieur le comte, les sigisbées sont admis couramment, et, pourvu qu’il n’y ait pas de mal au fond, on ne se soucie pas des apparences, mais je ne peux pas m’habituer à l’idée de vous voir exposer pour moi une somme de cette importance.

— Si je l’exposais, oui ; mais j’expose si peu, que votre engagement et les cent mille écus sont deux choses, et je fais toujours l’affaire avec le directeur, si vous me refusez.

— Allons, chère belle, dit la Saint-Estève, il faut vous résigner à avoir à mon ami Halphertius cette obligation ; vous comprenez que si je vous croyais ainsi entraînée au-delà de ce que vous jugez convenable, je ne me mêlerais pas de tout ceci. Parlez-en d’ailleurs à votre confesseur, vous verrez ce qu’il vous en dira.

— En Italie, je lui parlerais ; mais en France, pour un engagement de théâtre, je n’irai pas le consulter.

— Voyons, signora, dit Vautrin de l’air le plus affectueux ; pensez donc plutôt à votre carrière dans les arts : qu’elle s’ouvre si belle devant vous ! Et quand tous les journaux de l’Europe parleront de la diva Luigia, il y aura des gens bien attrapés pour avoir méconnu une si grande artiste et n’avoir pas su se maintenir avec elle en amitié.

Vautrin était un trop grand moraliste pour ne pas avoir calculé l’effet de cette allusion à la plaie secrète que l’Italienne avait au cœur.

Les yeux de la pauvre femme s’animèrent ; sa respiration se troubla :

— Monsieur le comte, dit-elle avec une sorte de solennité, je puis donc avoir confiance en vous ?

— D’autant plus, signora, que si je fais de la dépense je ne suis pas sans prétendre aussi à mes petits bénéfices.

— Qui seront ? demanda l’Italienne.

— Que vous avez pour moi un peu de bienveillance, répondit Vautrin, que le monde me croit encore bien plus heureux que je ne serai, et que vous ne faites rien pour m’ôter cette petite jouissance d’amour-propre, dont je m’en contenterai.

— Je ne comprends pas bien, dit la Luigia avec un froncement de sourcils.

— Rien n’est plus simple, pourtant, dit madame Saint-Estève ; mon ami ne veut pas être ridicule, et si, pendant qu’il aura tous les airs d’être votre protecteur, vous alliez renouer avec votre député ou vous mettre quelque amour dans la tête, son rôle, vous pouvez vous le figurer, ne serait pas très charmant.

— Je ne serai rien pour monsieur, dit la Luigia, qu’une amie reconnaissante et dévouée, mais rien aussi pour personne, et surtout pour celui que vous dites ; je n’ai pas rompu, chère madame, sans y avoir bien pensé.

— C’est que, voyez-vous ma mignonne, dit la Saint-Estève, faisant montre de sa profonde science du cœur humain, justement ceux-là sont quelquefois les plus dangereux, avec lesquels on crie que tout est fini.

— Vous parlez à la française, madame, dit l’Italienne.

— Ainsi donc demain, dit Vautrin, vous m’autorisez pour venir vous chercher et aller au rendez-vous pris avec ce directeur ? Vous savez sans doute plusieurs des rôles de son répertoire ?

— Je sais, répondit la Luigia, qui depuis deux ans, étudiait avec une ardeur extrême, tous les rôles de la Malibran et de la Pasta.

— Et la nuit, demanda câlinement Vautrin, ne vous portera pas de mauvais conseils ?

— Voilà ma main, dit l’Italienne avec un naïf abandon ; je ne sais si en France on arrête ainsi les marchés.

— Ah ! diva ! diva ! s’écria Vautrin avec les plus burlesques intonations de dilettante, et il effleura de ses lèvres la belle main qui lui était présentée.

Quand on se rappelle le terrible passé de cet homme, il faut convenir que la comédie — nous nous trompons, nous voulions dire, la vie humaine, — a des retours bien singuliers.