Le Comte de Sallenauve/Chapitre 32

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L. de Potter (Tome Vp. 3-61).


XXXII

Le feu éternel.


Le lendemain du jour où Jacques Bricheteau avait reçu l’autorisation d’offrir à ses collaborateurs dans l’œuvre de l’éducation de Sallenauve, un témoignage de la reconnaissance de celui-ci, dans une loge de l’Opéra-Comique se passait une scène qui, au premier coup d’œil, n’aura pas grandement l’air de se relier à cet intérêt.

Admirablement bien conservée par un appétissant embonpoint, et dans tout l’éclat de la plus riche toilette, une femme de trente-huit à quarante ans, on sait que, dans les habitudes féminines, cet âge, d’ordinaire, s’étend sur un espace d’une dizaine d’années, venait à une heure déjà assez avancée de la soirée, prendre possession de la susdite loge jusque-là restée vide, et dont elle était locataire à l’année.

Elle était accompagnée de son mari, M. Matifat, droguiste retiré. Les lecteurs de la Comédie Humaine, dans l’étude intitulée un Grand Homme de province à Paris, ont vu cet honnête commerçant se livrer, au profit de mademoiselle Florine, actrice du Panorama dramatique, à des folies bien mal récompensées.

Beaucoup plus âgé que sa femme, qu’il avait épousée en secondes noces, un peu contre l’avis de sa famille et de ses amis, l’ancien droguiste avait néanmoins conservé des idées de jeunesse qui le constituaient tributaire du théâtre où, selon un grave rapporteur de la Chambre des députés, s’est réfugiée la tradition du genre national.

Depuis plus de vingt ans il n’était pas arrivé à ce digne abonné de manquer une seule représentation de son spectacle favori. Pendant longues années, à dater du moment où les légèretés de mademoiselle Florine l’avaient forcé à se séparer d’elle, il avait occupé à Feydeau, comme on disait alors, une simple stalle d’orchestre, mais à l’époque de son second mariage, ayant trouvé dans madame Matifat, dont il avait fait la connaissance au moyen de la manœuvre de leurs jumelles respectives, une passion d’opéra-comique non moins acharnée que la sienne, il s’était élevé à une première de côté.

Pour dire toute la vérité, il semblait bien à ce dilettante de la rue des Lombards, que la musique d’Hérold, d’Halévy et d’Auber déviait un peu du genre national, et il ne la trouvait pas aussi facile à retenir que la musique de Rose et Colas et celle des Petits Savoyards ; néanmoins, malgré ses préventions contre la facture moderne, son assiduité quotidienne ne s’était pas démentie. En 1832, lors de la première invasion du choléra, le soir où l’on parlait d’une mortalité s’étant élevée dans la journée au chiffre effrayant de seize cents morts, M. et madame Matifat s’étaient trouvés intrépidement à leur poste dans la salle presque déserte, et ils avaient eu la satisfaction de se figurer que les acteurs, ce jour-là, jouaient uniquement à leur intention.

Au moment où madame Matifat, avant d’entrer dans sa loge, consigna à l’ouvreuse, connue de tous les habitués sous le nom de madame Tancrède, son chapeau et son châle, un petit sourire d’intelligence et d’amitié s’était échangé entre ces deux femmes.

Jusque-là, rien d’extraordinaire, l’habitude de se voir tous les jours pouvait expliquer de supérieur à inférieur cette familiarité bienveillante, et M. Matifat lui-même, malgré sa dignité de négociant retiré et d’ancien juge au tribunal de commerce, avait toujours quelque mot gracieux pour madame Tancrède qui, malgré ses cinquante ans passés et ses cheveux blancs comme neige, accusait une ancienne beauté.

Mais ce qui paraîtra plus étrange au lecteur, c’est de voir madame Matifat, une fois assise auprès de son mari, se lever, aller ouvrir la porte de la loge, et, passant la tête en dehors, dire à l’ouvreuse, de manière à ne pouvoir être entendue que d’elle :

— Euphrasie, donne-moi donc mes jumelles.

Enfin la curiosité sera sans doute excitée au dernier point quand on entendra madame Tancrède, tout en s’empressant d’apporter la lorgnette, qu’elle avait en garde, dire à madame Matifat :

— Tâche d’être seule pendant l’entr’acte, j’ai quelque chose à te dire.

L’entr’acte ne fut pas long à venir, et madame Matifat, qui gouvernait souverainement son mari, lui persuada facilement de se rendre au foyer pour savoir le cours du Seyssel, un des asphaltes qui en 1839 jouaient à la Bourse le rôle que les chemins de fer y ont pris depuis.

Aussitôt que l’ancien droguiste se fut éloigné, madame Tancrède ouvrit la porte de la loge, et madame Matifat, s’étant approchée sur le seuil :

— Bricheteau, dit l’ouvreuse, nous convoque pour demain au Feu éternel ; il a, à ce qu’il paraît, des choses importantes à nous communiquer. J’avais une peur terrible que tu ne viennes pas ce soir.

— Nous avons dîné en ville, répondit madame Matifat. Demain, ajouta-t-elle, ça ne sera pas très commode : Matifat a deux de ses cousins à dîner ! ah bah ! tant pis, moi j’aurai ma tante malade. Et tu ne sais pas ce qu’il nous veut ce cher croque-notes ?

— Non ; mais seulement il m’a bien recommandé qu’on ne manque pas ; que la réunion serait très gaie. À six heures et demie. Tu demanderas, comme toujours, le cabinet retenu par M. Larchevêque.

Cela dit, l’ouvreuse referma la loge pour l’ouvrir un instant après à l’inévitable Des Lupeaulx, vieux céladon, que les grâces rondelettes de madame Matifat avaient le privilège d’attirer, et que madame Tancrède avait aperçu de loin se dirigeant vers son pôle.

Le Feu éternel, où Bricheteau avait donné rendez-vous à ses convives, ne doit pas être confondu avec le sombre empire de Satan ; c’est tout simplement un restaurant de troisième ordre qui, ayant la prétention de persuader à ses clients que ses fourneaux ne s’éteignent jamais, a pris pour enseigne une vestale comme celle de Spontini, dans l’exercice de ses fonctions.

Situé dans un quartier perdu, boulevard de l’Hôpital, derrière le Jardin-des-Plantes, cet établissement, très anciennement connu, a toujours été cher aux amours clandestins qui, en faveur de la sécurité de ses abords, lui pardonnent la médiocrité de ses préparations culinaires.

Quelque chose de vraiment curieux pour un observateur, c’est l’état des glaces ornant le dessus de la cheminée, dans les cellules dites cabinets particuliers de ce Paphos gastronomique.

Deux amants passionnés et reconnaissants ayant éprouvé le besoin de dire aux âges futurs la date d’un heureux jour qu’ils avaient eu en cet endroit, s’avisèrent les premiers d’une idée ingénieuse, et, avec la pointe d’un diamant, ils inscrivirent d’une manière ineffaçable sur la surface polie du verre, par exemple : Virginie, Arthur, 26 juillet 1805.

Ce procédé, si l’on osait ainsi parler, fit des petits ; et d’année en année, on peut constater une longue suite de générations et le calendrier presque tout entier, étant venu à la même place marquer la trace de leur passage.

Ensuite sont arrivées les citations et les sentences ; et des vers de Parny, de Colardeau, de Legouvé, de Béranger, voire même de Lamartine ; plus des madrigaux du crû, improvisés sur place, en s’entremêlant et en se superposant aux dates et aux noms de baptême, ont fini par former un inextricable fouillis d’écriture lapidaire sous lequel les malheureuses conseillères de la beauté, comme les a appelées un poète de l’endroit, ont vu complètement éteindre leur reflet.

Inutile d’ajouter que les différents propriétaires qui se sont succédé dans l’exploitation du Feu éternel, n’ont eu garde de rien modifier à cet état de choses : ainsi massacrées, ces glaces sont comme les chevrons de l’établissement ; c’est une façon de livre de cristal où s’est successivement inscrite toute sa clientèle depuis près d’un demi-siècle.

Un peu avant l’heure convenue, arriva Jacques Bricheteau, qui, connu depuis de longues années dans la maison sous le nom de guerre de M. Larchevêque, paraissait y jouir d’une grande considération.

Le petit salon qu’il avait choisi était situé à l’extrémité du corridor sur lequel s’ouvraient les portes des autres cabinets, de manière à n’être avoisiné que d’un seul côté. Quant à ce cabinet voisin une fois pour toutes il avait été convenu, car, pendant plusieurs années, la réunion à laquelle étaient conviées madame Matifat et madame Tancrède avait eu un caractère de périodicité, qu’il resterait inoccupé et qu’une somme de vingt francs, comme indemnité au restaurateur, serait portée sur la carte. D’où l’on conclura que chez Jacques Bricheteau la passion du secret avait toujours été éveillée et vivante, et que ce n’était pas seulement à la brusque rapidité de ses déménagements qu’elle pouvait être reconnue.

Après l’organiste arriva madame Tancrède : bonnet à rubans bleus, châle tartan à carreaux rouge, mode qui faisait fureur à cette époque. Suivit à courte distance une commère aux appas rebondis et proéminents, qui portait le costume étoffé d’une riche marchande de la halle. À la fin, après s’être fait attendre plus d’un quart d’heure, madame Matifat, dans une toilette simple, mais élégante, fut enfin aperçue, amenée par une citadine. La réunion se trouvant ainsi au complet, Bricheteau donna l’ordre de servir. Pendant qu’on attaquait les huîtres, arrosées de chablis première, voici la manière dont l’organiste aborda l’exposé qu’il avait à faire de l’objet de la convocation :

— Mesdames, dit-il, j’ai le regret de vous annoncer, car ceci ne nous fait pas précisément jeunes, qu’il y a aujourd’hui vingt-neuf ans, jour pour jour, qu’ont été jetées les bases de la charitable entreprise que nous aurons eu le bonheur de mener glorieusement à fin.

— Vingt-neuf ans ! c’est impossible ! dirent en même temps les trois commères.

— Précisons, reprit Jacques Bricheteau, je vais citer des dates, et vous verrez que rien n’est à reprendre dans mon calcul. En quelle année eut lieu le mariage de Napoléon avec Marie-Louise ?

— En 1809, dit madame Matifat.

— Vous vous trompez, répondit l’organiste, ce mariage se fit le 2 avril 1810, et toutes ensemble, vous étiez allées aux Champs-Élysées pour y voir l’entrée de la nouvelle Impératrice.

— C’est vrai, dit madame Tancrède, je m’en souviens comme si j’y étais.

— N’est-ce pas le même jour, en revenant de voir le cortège, qu’on vous annonça la mort de l’infortunée Catherine, qui feignant d’être souffrante, avait profité de la solitude où on l’avait laissée pour accomplir son suicide ?

— Ah ! cette pauvre amie ! dit madame Matifat, je la vois encore étendue sur son lit, pâle comme une morte qu’elle était, mais ayant l’air de dormir.

— Combien de temps s’écoula-t-il ensuite avant que vous fussiez venues à bout de découvrir que l’enfant dont la malheureuse femme était accouchée un an avant, m’avait été confié et que je l’avais mis en nourrice à Montfermeil ?

Ici la troisième interlocutrice de Jacques Bricheleau prit la parole.

Elle s’appelait Joséphine Madou, et, de mère en fille, continuait dans le quartier des halles, le commerce des fruits secs qui, sous la Restauration, avait mis en rapport d’affaires la fameuse madame Madou avec le non moins célèbre César Birotteau parfumeur décoré et inventeur de l’huile céphalique à base de noisettes.

Se chargeant donc de répondre à la question de Bricheteau :

— Il s’écoula juste sept mois, dit la marchande de la halle, puisque c’est à la première fête des morts après le décès de Catherine, qu’en allant porter une couronne sur sa tombe, à Montmartre, la petite Victorine eut, mon amour, l’avantage de s’y rencontrer avec toi. D’où elle eut l’idée de te suivre, et t’ayant vu monter dans la voiture de Montfermeil, y fut aussi et te trouva chez la nourrice, faisant faire risette à l’enfant que tu tenais sur les genoux, en lui disant : « Chère petite créature, si tu n’as plus de mère, sois tranquille, je t’en servirai. »

— Eh bien ! dit Jacques Bricheteau, combien de temps encore entre le moment où vous m’aviez dépisté et celui où madame Matifat, en votre nom à toutes, vint chez moi pour m’offrir de concourir à la dépense que pourrait me causer l’éducation du jeune orphelin ?

— Plus d’une quinzaine, répondit madame Tancrède ; non pas que pour nous le délibéré eût été long, car la proposition de nous immiscer à l’entretien du chérubin que nous regardions toutes comme notre enfant, passa comme une lettre à la poste, mais il fallut encore ce délai pour guetter un autre voyage à Montfermeil, pour vous faire suivre à la descente de la voiture et connaître enfin votre domicile à Paris ; même je me souviens qu’en vous députant madame Malifat comme la ligne la plus dorée, je dis à ces dames : elle ne peut manquer de réussir, c’est aujourd’hui la Présentation, une fête de la Sainte-Vierge ; la Sainte-Vierge protégera notre idée.

— Or, dit Jacques Bricheteau, quelle date est-ce aujourd’hui ? Le 21 novembre, jour de la Présentation de la Vierge, que je n’ai pas choisi sans dessein. J’avais donc raison de vous dire que, du 21 novembre 1810 au 21 novembre 1859, il y avait vingt-neuf ans, jour pour jour, que vous aviez mis les fers au feu de votre bonne action.

— Pas moins, mon petit lapin, dit Joséphine Madou, qu’avec madame Matifat, tu fis joliment ta tête de refuser comme ça la cotisation d’un bouquet de quatre jeunes et jolies filles comme nous étions alors, d’où je t’ai toujours soupçonné de ne pas aimer les femmes, qui sont pourtant, on peut bien le dire, l’ornement de la nature et de la création.

— Dis donc plutôt que d’en aimer une à la folie, repartit madame Tancrède, l’a fait cracher sur le reste du sexe, car avoir quitté son pays et sa famille pour suivre Catherine à Paris, et s’être ensuite dévoué comme il l’a fait à son enfant, n’annonce pas un sans cœur et un Abeilard ; mais il avait mis tous ses œufs dans un panier, le pauvre garçon, et d’en avoir vu faire une omelette, ne s’en est jamais consolé.

— Ce que je vous répondis alors, reprit Jacques Bricheteau, était la vérité pure. En faisant remettre chez moi son enfant le jour de sa mort, Catherine m’avait en même temps adressé une somme de sept mille francs ; cette somme, ajoutée aux faibles ressources dont je disposais, je pouvais me passer de toute assistance, et le petit Charles fut très convenablement élevé au collège de Tours, sans m’avoir causé aucun embarras. Mais lorsqu’il eut achevé ses études, tout l’argent laissé par sa mère était dépensé, et avec ma petite place à la préfecture et les appointements de mon orgue, je n’étais pas en mesure de le soutenir honorablement dans la carrière des arts dont il s’était senti la vocation. Manquai-je alors de recourir à votre bon cœur ? et madame Tancrède, que je rencontrai et qui se chargea de vous porter la parole, n’eût-elle pas la commission de vous dire que la moindre des offrandes serait la très bien venue ?

— Et j’ose dire, fit remarquer madame Tancrède, que la réponse de la même au même ne se fit pas attendre.

— Oui, dit Joséphine Madou ; mais monsieur prit toujours notre argent du bout des doigts, comme si ça pouvait lui écorcher la main. Je vous demande un peu : défendre à des bienfaitrices d’apporter elles-mêmes leur cotisation et de la lui remettre chez lui !

— Chère Joséphine, repartit Jacques Bricheteau, j’étais organiste et dépendant de M. le curé de Saint-Louis-en-l’Île ; je cherchais à avoir des leçons de musique dans les pensionnats de demoiselles ; vouliez-vous qu’en recevant la visite de quatre fringantes beautés comme vous étiez en ce temps-là, je m’exposasse à donner de la légèreté de mes mœurs une opinion qui m’eût fait partout remercier ?

— Mais non, mais non, dit madame Tancrède, ce fut très bien arrangé comme ça, et l’idée de nous voir ici une fois par an pour recevoir notre souscription et nous rendre ses comptes, ne fut pas du tout mal imaginée de la part de M. Bricheteau. Seulement, depuis deux ans qu’il nous a remboursées de nos avances, et que le petit a tout à fait volé de ses propres ailes, je trouve que ce n’est pas gentil de nous avoir tout à fait plantées là.

— Mais, d’abord, mesdames, je vous prie de le remarquer : depuis deux ans j’ai eu des occupations sans nombre ; j’ai fait un voyage à l’étranger ; j’ai eu à organiser le succès de notre cher enfant dans la politique ; et puis, je vous l’ai toujours dit, tout l’effet de nos soins pourrait être compromis si quelque chose venait à se découvrir, et nous réunir sans nécessité eût été pure imprudence : aujourd’hui j’ai une communication à vous faire ; et me voilà.

Pendant toutes ces explications rétrospectives, qui sont loin encore d’amener la pleine lumière dont le besoin se fait sentir dans beaucoup de parties restées obscures de notre récit, le dîner avait marché, et, en calculant les interruptions nécessitées par le service et dont nous n’avons pas trouvé que la mention fût utile, on ne s’étonnera pas de voir nos gens parvenus au dessert, lorsqu’arriva le moment pour Bricheteau d’aborder le véritable ordre du jour de la réunion.

— Aujourd’hui, reprit Bricheteau, nous voilà au port et nous pouvons dire, le ciel aidant, que nous sommes arrivés à un résultat aussi magnifique qu’inespéré. Votre amour, mes chères dames, a porté bonheur à notre cher enfant. Tout lui est venu, un père d’abord…

Ici l’organiste fut interrompu par Joséphine Madou.

— Ah çà, dit-elle, est-ce un père pour de vrai que ce marquis qu’on m’a fait lire sur les journaux ? Catherine ne nous avait jamais parlé d’un noble.

— Mais elle ne vous avait jamais, je crois, parlé de personne, répondit Bricheteau avec une pointe de sécheresse, et moi seul j’ai su, je crois, quel était le père de son enfant.

— C’est toujours bien drôle, reprit mademoiselle Madou, qui, dans la réunion, représentait décidément la nuance de l’opposition, qu’un homme si puissamment riche vous ait laissé aussi longtemps son enfant sur les bras sans s’en occuper.

Bricheteau fut alors obligé de reprendre avec certaines variantes appropriées à son auditoire les explications que, quelques mois avant, il avait données à Sallenauve lorsqu’il avait été reconnu par le marquis, son père, à Arcis.

— Je vous disais donc, reprit-il ensuite, que tout avait réussi à l’enfant de nos soins, et qu’il avait maintenant devant lui un horizon superbe. Mais, s’il vous a trouvées bonnes et dévouées, vous ne le trouverez pas ingrat, et aussitôt que je lui ai eu fait connaître que plusieurs âmes charitables avaient concouru avec moi à préparer son avenir, il m’a chargé d’offrir à chacune de ses providences, outre l’expression de sa gratitude, un souvenir laissé à mon choix et à ma prudence, et c’est pour la distribution de ces véritables prix de vertu que j’ai voulu, mesdames, vous réunir aujourd’hui.

— Ah bien ! c’est gentil ça, dit madame Tancrède.

— Est ce qu’on a fait le bien pour qu’il vous en revienne quelque chose ? dit aigrement Joséphine Madou.

— Mais quand il vous en revient quelque chose, répliqua madame Matifat, je ne vois pas non plus qu’il y ait de quoi se fâcher.

— Vous, ma chère madame Matifat, continua Jacques Bricheteau, vous aimez à vous bien mettre : ce soir, en rentrant chez vous, vous trouverez, enfermés dans un joli coffret en bois de cèdre, deux des plus magnifiques cachemires qui soient à cette heure sur la place de Paris.

— Et mon mari ! répondit madame Matifat, comment lui faire avaler le cadeau ?

M. Matifat n’a-t-il pas eu un commis qui a soustrait pour une dizaine de mille francs de valeurs dans sa caisse, et qu’on a fait passer dans les Indes ?

— Où il est mort, dit la femme de l’ancien droguiste.

— Et moi je l’y fais vivant ; un billet se trouvera au fond du coffret, qui, tourné un peu énigmatiquement, donnera, au présent que vous recevrez, toute l’allure d’une restitution.

— Il pense à tout, ce monstre-là ! dit Joséphine Madou en frappant rudement sur l’épaule de Bricheteau.

— Vous, Joséphine, continua-t-il, en tirant de sa poche un portefeuille, vous ne faites pas le commerce avec la prudence qu’y mettait votre mère ; vous avez voulu démesurément vous entendre, et avez souscrit des billets à ordre, ce qui ne serait jamais arrivé à la mère Madou, vu qu’elle se piquait, la brave femme, de ne savoir ni lire ni écrire. Sans vous en douter, vous êtes tombée dans les mains du plus dangereux des entremetteurs, le sieur Cerizet, qui tient, dans la rue des Poules, près la place de l’Estrapade, une prétendue Banque des Marchés. Au fond, cet homme n’est que le prête-nom de deux féroces usuriers, les sieurs Samanon et Chaboisseau. Sur l’espoir d’une magnifique spéculation que vous n’avez pas réalisée, vous lui avez emprunté une somme de quinze mille francs réglée en billets à trois mois, et, sur cette somme, il a prélevé pour sa commission, la bagatelle de quinze cents francs.

— Ah ça mais ! vous êtes le diable, dit la fille Madou, pour tout savoir.

— Oui, mais un bon diable, qui vous rapporte vos billets acquittés, et convenez que l’échéance arrivant dans une huitaine n’avait pas peu contribué pendant tout le dîner, à vous aigrir le tempérament.

Le billet remis entre les mains de la marchande des halles qui, du revers de sa main, essuya une larme au bord de ses yeux, Bricheteau tira de son portefeuille un autre papier, et s’adressant à madame Tancrède :

— Madame du Petit-Banc, lui dit-il gaîment, votre place d’ouvreuse à l’Opéra-Comique vous donne jusqu’ici passablement à vivre ; mais vous ne faites pas d’économies, l’âge achèvera de venir, vous serez mise à la retraite, et alors il n’y aura plus même à penser aux ressources plus ou moins chanceuses de vos belles années. Voilà qui vous mettra à l’abri du besoin, et une modeste inscription à cinq pour cent, au capital de seize mille francs, vous constituera au moins la jouissance de huit cents livres de rente ; prenez : elle est à votre nom.

— Rentière ! s’écria madame Tancrède en frappant dans ses mains : un titre que j’ai bien souvent pris, mais que je n’ai jamais eu qu’en détrempe.

— Maintenant, dit Bricheteau, il reste à nous occuper de la pauvre Victorine ; elle est, m’avez-vous dit, à l’hôpital Cochin, victime de l’anisette et de l’absinthe dont elle a contracté la funeste habitude dans son horrible métier de chiffonnière.

— Ah ! l’anisette et l’absinthe, dit Joséphine Madou, t’es bien honnête, mon petit, elle vous flûte, maintenant, le trois-six tout pur ; c’est une camphrière finie.

— L’argent qu’on lui eût fait tenir, continua Bricheteau, eût, en quelques mois, passé chez les liquoristes. Moyennant un capital une fois versé, nous lui avons ménagé à l’hospice de La Rochefoucauld un asile où, jusqu’à la fin de sa vie, elle sera logée, nourrie, chauffée, habillée, soignée en santé et en maladie, et tous les cinq jours, comme les troupiers, elle recevra un petit prêt avec lequel elle pourra se donner quelques douceurs ; je vous engage donc, mesdames, à lui supprimer toute espèce de secours, car, ce superflu, elle le tournerait contre elle-même en poison…

À ce moment, le bruit d’une chaise tombant sur le plancher se fit entendre dans le cabinet voisin.

— Quelqu’un nous écoutait, dit vivement Bricheleau en s’élançant pour reconnaître quel était, comme dit le titre d’une nouvelle de Cervantes, ce curieux impertinent.

Mais en voulant ouvrir la porte du petit salon où l’on était réuni, Bricheteau tourna la clé de travers, embrouilla la serrure et, quand enfin il put sortir, l’indiscret avait eu le temps de s’éloigner ; visite faite du cabinet, on trouva la chaise renversée, ou parlant judiciairement, le corps du délit.

Faire venir le maître de l’établissement ; lui demander compte de cette forfaiture à d’anciens arrangements convenus : à quoi bon ! le mal était fait, et heureusement il n’était pas immense, car rien d’absolument compromettant pour la considération de Sallenauve n’avait été dit, et son nom même, grâce aux habitudes de prudence que le trésorier de l’œuvre avait su communiquer à ses collaboratrices, n’avait pas été prononcé. C’était d’ailleurs la dernière fois qu’on se réunissait. On se fût plaint qu’on vous eût répondu que la chaise s’était renversée d’elle-même ; Bricheteau aima mieux prendre prétexte de l’incident pour renouveler ses recommandations d’une discrétion à toute épreuve ; ensuite il paya la carte sans faire aucune déduction et peu après se sépara de ses convives ; mais avant de se rendre à Ville-d’Avray il passa au logement qu’il avait à Paris, tira d’une cache un petit coffret qu’il abrita sous son manteau, et ayant eu soin qu’à son arrivée au chalet cet objet ne fût aperçu par personne, il le serra dans un meuble dont il portait toujours la clé sur lui.

Cela fait, Bricheteau alla trouver Sallenauve, qui lui conta sa rencontre avec mademoiselle de Lanty et le résultat négatif de cette entrevue.

— J’aime mieux cela, lui dit alors l’organiste ; ce mariage, dont je ne vous ai jamais dit mon avis, parce qu’il m’avait toujours paru très improbable, m’eût très médiocrement convenu pour vous !

— Eh ! pourquoi ? demanda Sallenauve.

— Parce que cette famille de Lanty, vous en avez encore aujourd’hui la preuve, est entourée d’une mystérieuse atmosphère dans laquelle je ne trouve point utile que vous alliez engager votre vie : d’ailleurs, des visées amoureuses, est-ce là, en ce moment, ce qui doit faire votre souci ?

Le prudent conseiller tombait bien ; depuis sa visite au couvent des Dames anglaises, Sallenauve n’avait précisément été occupé qu’à faire une sorte de relevé de sa situation de cœur et à mettre, s’il était possible, un peu d’ordre dans ses idées et dans ses sentiments.

Jusqu’au jour où il avait revu mademoiselle de Lanty, il ne s’était jamais bien rendu compte de ce qu’il éprouvait pour elle.

L’avait-il aimée ?… Rigoureusement, non. Au temps où il avait pu croire absolument à elle, il en était séparé par un abîme trop profond, pour se laisser aller sans résistance à la pente qui l’entraînait vers cette gracieuse impossibilité.

Plus tard, quand un nuage s’était étendu sur le ciel bleu de la jeune fille, et que la confidence de l’abbé Fontanon lui avait montré des taches dans ce soleil, sa curiosité, son amour-propre, avaient été violemment éveillés. Ne fût-ce qu’à cause de l’incompréhensible rôle que Marianina lui avait donné dans le drame domestique dont la maison de Lanty était devenue le théâtre, il avait désiré la revoir, s’expliquer avec elle ; elle l’avait donc vivement occupé, ce qui est sans doute une grande avance pour aimer, mais ce qui n’est pas l’amour lui-même, l’amour déclaré et franchement ressenti.

Maintenant leur étoile les avait un instant rapprochés, et, dans cette rencontre, tout avait semblé le convier à un plus complet abandon. Sans fatuité, il avait pu se persuader que Marianina l’avait distingué. Son innocence, pour lui, avait cessé de faire un doute, et la barrière qui autrefois était entr’eux, M. de Lanty lui-même s’était empressé de la lever ; mais, par une fatalité singulière, derrière l’obstacle écarté, un autre se dressait plus absolu, plus inexorable. N’était-ce donc pas le cas d’en finir avec ce rêve, dont la réalité n’était jamais trouvée plus vaporeuse et plus insaisissable qu’au moment où on croyait l’embrasser ?

Des amours ! Sallenauve en avait de rechange, et Marianina perdue, il pouvait ce semble, se retourner vers la Luigia, qui un soir à Londres lui avait fait de ses sentiments un aveu si naïf et si chaleureux ; mais, dans le passé de cette fille, quelles que fussent les splendeurs de son présent, bien des choses le tenaient à distance, et puis n’avait-elle pas fait ses conditions ? N’exigeait-elle pas, pour que leurs existences arrivassent à se mêler, qu’il rentrât au giron de l’art quand tout son avenir paraissait graviter d’un autre côté ?

Restait alors madame de l’Estorade, dont l’esprit, la figure, le caractère lui étaient sympathiques ; qui lors de l’intrigue où son mari avait trempé, avait eu une attitude bien digne et bien noble, et avec laquelle, en un mot, une certaine entente de cœur avait commencé ; mais ses principes à lui, mais la froideur calculée et acquise de la comtesse, faisaient-ils entrevoir entr’eux une autre perspective que le tiède et tranquille horizon de l’amitié ? Ainsi, toujours des fleurs à son arbre, jamais de fruits ; ainsi, la Luigia, dans leur entrevue à Londres, avait admirablement résumé la bizarre influence de son étoile qui lui faisait à la fois ébaucher trois romans, sans qu’à un seul d’entre eux pût être entrevu un dénouement possible.

Tout ce pour et contre pesé, à l’esprit de notre rêveur, était revenue la lettre de Marie-Gaston ; chez les anciens, pensa-t-il, les fous passaient pour doués du don de seconde vue, et la même idée est encore vivante chez les Musulmans. Si pourtant Marie-Gaston avait dit vrai ! Si réellement M. de l’Estorade était plus sérieusement frappé qu’il ne se le figure ! Après tant de motifs pour m’éloigner de sa maison, c’est lui qui vient me prendre par la main et m’y ramène. La trace d’une volonté supérieure ne se marque-t-elle pas dans tout ceci ? Certes, ni moi, ni M. de l’Estorade ne manquerons à nos devoirs. Raison de plus pour n’être pas éternellement contre nous-mêmes en une si jalouse vigilance.

Et la conclusion de Sallenauve avait été qu’il entrerait là où la porte était ouverte ; qu’il verrait souvent madame de l’Estorade, puisque l’occasion lui en était faite ; qu’il aurait en elle une confidente, une amie, une conseillère, une sœur, en un mot tout ce qui comporte une idée d’intimité et de tendresse sans aller jusqu’à celle d’un amour coupable. Là où commencerait la pensée du mal, il s’arrêterait ; du moins il s’en croyait sûr ! Étrange homme que celui qui pouvait ainsi scander tous les mouvements de son cœur ! Mais, penser ces sentiments et presque les vouloir, à ce prix seul on est un caractère fort et un puissant esprit.

Tiré tout à coup de cette rêverie par Bricheteau, qui le rappelait au positif de la vie :

— Mais quels sont donc, demanda Sallenauve, ces intérêts si pressants auxquels j’ai le devoir de donner mon attention ?

— Dans quelques jours, répondit Bricheteau, la session doit être reprise ; tout annonce qu’un orage se forme contre le ministère, et que de grands efforts de tactique parlementaire seront dirigés contre lui. L’occasion sera belle pour se mettre en évidence ; vous n’aurez plus, cette fois, d’excuse ; je suppose donc que vous vous préparez à prendre la parole, et le cabinet aura sans doute en vous un redoutable adversaire.

— Moi ! point, dit le député, je serai au contraire, un de ses défenseurs.

— Comment cela ? dit l’organiste avec étonnement, vous, homme de l’opposition avancée !

— C’est pour cela justement que je ne veux pas marcher dans les rangs, et que je prendrai une position exceptionnelle en votant la loi sur laquelle doit se poser la question de cabinet.

— Mais je ne saisis pas bien… dit Bricheteau.

— Vous êtes venu répondit Sallenauve, me prendre dans une situation d’esprit où les intérêts parlementaires ne tenaient que bien peu de place. J’aurais, pour vous mettre à même de juger de la sagesse de ma résolution, une longue dissertation politique à vous faire. Outre que je ne me sens guère tourné de ce côté, il est plus de minuit, et la discussion pourrait nous mener très loin. Permettez-moi de remettre à demain l’exposé de mon plan. J’espère qu’il aura votre approbation quand je vous aurai déduit les raisons qui m’ont décidé.

— J’avoue, fit Bricheteau, que vous piquez vivement ma curiosité.

— Tant mieux, répondit le député, c’est déjà un commencement de succès.

— À propos, dit l’organiste, quittant comme maître Jacques son rôle de conseiller politique pour prendre celui d’intendant, on a parlé d’un vol commis ces jours-ci dans le pays. La maison est très isolée ; n’êtes-vous pas d’avis que nous ayons un chien de forte taille ?

— Oui, pourvu qu’il n’aboie qu’aux voleurs ; car, en général, les chiens de garde servent surtout à troubler le sommeil de leurs propriétaires.

— Oh ! dit l’intendant, je me procurerai quelque dogue de race ; puisque vous m’y autorisez, j’y mettrai le prix.

Il est évident que l’écouteur indiscret du Feu éternel, préoccupait Bricheteau.

Quand il fut rentré dans sa chambre, il alla reprendre le coffret dans le meuble où il l’avait déposé, et, après l’avoir ouvert, il en tira une liasse de lettres qu’il se mit à lire avec toutes les marques d’un vif intérêt.

Parfois même cet intérêt allait jusqu’à l’attendrissement, et ses yeux se mouillaient de larmes. Sa lecture finie : « Si j’étais raisonnable, se dit tout haut Jacques Bricheteau à lui-même, comme on fait volontiers dans les occasions passionnées, je brûlerais tout cela ; car enfin il est évident que mon secret est entamé, ne fût-ce que par le plus petit côté. Allons, du courage, ajouta-t-il un peu après.

Et s’approchant de la cheminée où brûlait un feu vif, il parut sur le point de livrer aux flammes tout le contenu du coffret.

— Pourtant, dit-il, en se ravisant, peut-être vais-je céder à une terreur panique. Qui me dit qu’un garçon, en entrant dans le cabinet, sans même penser à écouter, n’a pas renversé cette chaise ? D’ailleurs eût-on écouté, et même tout entendu, qu’a-t-on pu comprendre à ce qui s’est dit ?

En résumé, continua-t-il, après une pause, ces lettres, à un moment donné, pourraient nous être utiles, et puis m’en séparer quand c’est tout ce que j’ai retiré de tant de sacrifices !

Non, finit-il par dire, c’est mon bonheur, ma consolation ; si quelque chose de menaçant se dessinait à l’horizon, il sera toujours temps de les détruire. Demain je ménagerai quelque habile cachette.

Arrêté à ce parti, Bricheteau reprit les papiers, et, en les replaçant dans le coffret, comme il s’était laissé entraîner à déposer un baiser sur l’un de ces écrits :

— Vieux fou, s’écria-t-il, avec des cheveux blancs !

Il remit ensuite le coffret dans le meuble d’où il l’avait précédemment tiré ; et, après avoir placé la clé sous son oreiller, il fit ses dispositions de nuit ; un quart d’heure plus tard il était endormi.