Le Comte de Sallenauve/Chapitre 31

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L. de Potter (Tome IVp. 277-312).


XXXI

Qui n’explique rien.


On se rappelle les termes dans lesquels s’étaient séparés les deux hommes que leur étoile venait de replacer en présence d’une façon si inattendue.

Accusé de s’être introduit nuitamment dans la maison de M. de Lanty, pour lui, Sallenauve, était censé y avoir laissé tomber un portefeuille où s’étaient trouvées un certain nombre de lettres que lui aurait adressées sa fille Marianina. À cette époque, Sallenauve n’était pas pour M. de Lanty un gendre possible ; de là l’insultante réception qui lui avait été faite ; de là les mesure prises contre Marianina et sa réclusion dans un couvent.

Au lieu de le prendre sur ce ton de violence et d’emportement qui avait signalé leur dernière rencontre :

— Je ne pense pas, dit M. de Lanty à Sallenauve, aussitôt qu’il l’eût reconnu, que le hasard seul, monsieur, me procure l’avantage de vous trouver ici ?

— Vous vous trompez, monsieur, répondit Sallenauve, lui seul est coupable, je suis venu dans un intérêt que tout à l’heure devant vous, si cela vous est agréable, rien ne me défend de traiter avec madame la supérieure ; et vous verrez alors que le secret de la retraite de mademoiselle de Lanty ne m’était pas connu.

— Eh bien, monsieur, reprit M. de Lanty, je remercie le hasard, car, depuis longtemps, j’avais le dessein d’une démarche que le souvenir du procédé violent auquel j’ai pu me laisser emporter vis-à-vis de vous ne laissait pas de rendre difficile. Nous nous rencontrons sur un terrain neutre ; me voici plus à l’aise, et je vais vous parler avec la franchise la plus absolue.

— La franchise, répondit Sallenauve, est une chose trop belle et trop rare pour ne pas être toujours accueillie avec empressement.

— À l’époque, reprit M. de Lanty, où vous faisiez à ma fille l’honneur, je ne dirai pas de la rechercher, mais de la vouloir, il m’était impossible d’entrer dans votre désir, bien qu’il fût partagé par Marianina. Ce n’était pas, monsieur, votre manque de fortune, ce n’était pas même votre profession, quoique dans les idées du monde elle ne soit pas pour un établissement une grande avance, qui faisaient avec moi la difficulté ; mais, veuillez vous le rappeler, à ce moment vous n’aviez pas de position de famille. Je n’aurais pas eu, sur les inconvénients d’une alliance de cette espèce, des idées très arrêtées, que la considération des intérêts de mon fils, près d’entrer par un glorieux mariage dans une famille grand-ducale, eût suffi à vous expliquer mon opposition.

Sallenauve eut la bouche ouverte pour répondre que cette prétention, dont on s’étudiait à lui justifier l’insuccès, jamais il ne l’avait eue ; mais il se rappela la communication que lui avait faite l’abbé Fontanon au nom de madame de Lanty, et quoique cette confidence n’eût pas obtenu de lui une foi entière, il pensa que le mieux était de voir venir, et laissa son interlocuteur ajouter :

— Des mesures cruelles à mon cœur me semblaient alors commandées par l’intérêt bien entendu de ma famille. Conduite dans cette maison comme pensionnaire, grâce aux précautions dans lesquelles voulut bien entrer madame la supérieure, Marianina me parut suffisamment protégée contre les tentatives dont elle pouvait devenir l’objet et contre les dangereux entraînement de son imagination.

Sallenauve continua de garder le silence, se contentant de faire de la tête ce signe d’assentiment par lequel un interlocuteur est invité à poursuivre.

— Depuis, monsieur, continua M. de Lanty, une grande révolution s’est faite dans votre existence et ce que j’avais trouvé impossible, peut, à l’heure qu’il est, me paraître désirable. Croyez-le bien, pourtant, si entre mon langage d’aujourd’hui et celui d’autrefois se rencontre tant de différence, ce n’est pas à une pensée cupide que doit être attribué ce changement. Je me trouve, Dieu merci ! dans une position de fortune à ne pas courir pour ma fille après ce qu’on appelle un bon parti : la faire renoncer à une regrettable résolution, voilà, monsieur, ce que j’espérerais de votre alliance et le service que je viens vous demander.

— Comment cela ? demanda Sallenauve, avec la vivacité que l’on peut supposer.

— Ma fille, répondit M. de Lanty, tient de moi un fonds de fierté, qui depuis deux ans ne s’est pas démentie. Conduite ici sans qu’elle eût fait la moindre résistance, pas une seule fois dans ses lettres, peu fréquentes, mais toujours respectueuses, elle n’a témoigné du désir de quitter sa prison. Cette résignation, je l’attribuais à la crainte de se voir, une fois qu’elle serait de retour dans la maison paternelle, imposer un mari qui ne fût pas selon son cœur ; mais aujourd’hui la patience qu’elle a de sa position prend pour moi un caractère inquiétant : jamais, vous vous l’imaginez, dans mes plus grandes rigueurs, je n’avais pensé à faire de ma fille une religieuse ; c’est donc avec une vive anxiété que, depuis six mois environ, je vois se développer chez elle le dessein de finir ses jours dans cette maison et d’y prononcer des vœux.

— Les voies de la Providence, dit Sallenauve qui ne craignait pas de se compromettre par cette généralité, sont parfois bien impénétrables ; la vie du cloître a ses amertumes, mais elle a aussi ses douceurs ; il est possible qu’en la pratiquant mademoiselle Marianina ait été frappée de ce bon côté.

— Cela peut être vrai, mais j’aime à croire que, dans sa résolution, entre plus de dépit que d’entraînement vrai ; selon toute apparence, en voyant possible la réalisation du désir que j’ai si vivement contrarié, elle se sentira tout à coup moins de vocation. Il y a quelques jours, je reçus d’elle une lettre ; elle m’y demandait une grâce ; au lieu de la lui accorder de loin, je suis venu du fond de l’Écosse que j’habite en ce moment avec ma famille pour l’assurer que son vœu serait rempli ; mais surtout je me proposais de lui parler de l’amendement que votre situation nouvelle a fini par apporter à mes dispositions d’autrefois ; vous voyez donc, monsieur, que vous n’êtes pas de trop ici, et qu’au lieu de tenir votre présence pour fâcheuse ou regrettable, je dois la regarder comme une rare faveur de mon étoile.

Sallenauve se sentait plus que jamais empêché pour répondre ; l’ouverture était aussi directe que possible ; on la lui faisait dans des termes qui donnaient complètement satisfaction à son amour-propre ; et cependant, avec les doutes que lui avait créés la confidence de madame de Lanty, il craignait à la fois de s’avancer et de formuler un refus. L’arrivée de la supérieure vint heureusement le tirer de peine.

S’adressant d’abord à M. de Lanty, qu’elle connaissait de longue date, cette religieuse, femme d’un esprit distingué et de formes avenantes, lui fit un accueil à la fois digne et affectueux ; ensuite elle se tourna vers Sallenauve et lui demanda ce qui lui procurait l’honneur de sa visite ?

— Je suis, madame, répondit-il, l’héritier de Lord Lewin, et je viens bien tardivement répondre à une lettre que vous avez fait à son exécuteur testamentaire la grâce de lui écrire ; c’est ce matin seulement que j’en ai eu connaissance. Il est inutile, je pense, de vous dire que je me mets entièrement à votre disposition.

— Je vous suis reconnaissante, monsieur, répondit la supérieure, pour notre pauvre postulante dont j’aurais eu grand regret à me séparer ; mais notre maison a si peu de ressources !

— Est-ce que je ne ferais pas ici double emploi ? demanda alors M. de Lanty. Il me semble que c’est aussi pour une pauvre fille dont il s’agirait de faire la dot que Marianina m’avait écrit.

— En effet, dit la supérieure, comme nous ne recevions du côté de monsieur aucune réponse, le bon cœur de mademoiselle Marianina s’était ému, et elle avait pris le parti de s’adresser à vous.

— Il s’agit pour moi d’un devoir qui est en même temps un droit ; j’ose donc espérer, madame, dit Sallenauve, que mon retard, bien involontaire, ne vous paraîtra pas m’en avoir déchu.

— Il est évident, monsieur, dit M. de Lanty, que ma bonne volonté doit faire retraite devant la vôtre ; cependant je ne veux pas avoir le démenti de l’action charitable à laquelle j’avais été convié ; j’espère que madame la supérieure voudra bien accepter mon offrande, applicable à quelqu’autre vocation qui, d’un jour à l’autre, pourra se trouver sur son chemin.

— Je reçois de toutes mains, messieurs, dit en souriant la religieuse, quand il s’agit des pauvres.

Et les deux interlocuteurs lui comptèrent chacun une somme de six mille francs.

— Maintenant, dit M. de Lanty, parlons de Marianina, et vous ne vous étonnerez pas, madame, de me voir poursuivre cette conversation en présence de monsieur, quand vous saurez que M. Dorlange et M. de Sallenauve, membre de la chambre des députés, sont une seule et même personne.

— J’ignorais ce changement arrivé dans la vie de monsieur ; de pauvres recluses comme nous ne sont pas beaucoup au courant des nouvelles.

— Madame, dit M. de Lanty, après ce que je vous disais de mes intentions dans ma dernière lettre que je vous priais de ne point communiquer à Marianina avant mon arrivée, je dois d’abord vous adresser une question : Ma fille persiste-t-elle dans son idée d’embrasser la vie religieuse ?

— Jusqu’ici sa vocation ne s’est pas démentie.

— Et vous la croyez solide et sincère ?

— Sincère oui, solide non. Mademoiselle Marianina est pieuse ; elle s’associe avec zèle à toutes nos pratiques ; mais, après l’avoir bien étudiée, je lui trouve peu des dispositions nécessaires pour trouver le bonheur dans l’état auquel elle entend se vouer.

— D’où vous concluez que si je lui offrais de rentrer dans le monde, et de prendre pour cela la porte par laquelle elle en est sortie, son projet de réclusion n’aurait pas de suite ?

— Je crois, répondit la supérieure, que la proposition ne devrait pas lui être faite trop brusquement, parce que l’amour-propre a quelque chose à souffrir quand il est mis en demeure d’abandonner une résolution qu’il avait donnée pour irrévocable, mais il n’est pas douteux que, ménagée avec la transition qui m’y paraît nécessaire, la pensée du mariage dont vous m’avez entretenue finirait par être accueillie avec reconnaissance et empressement.

— Ainsi, dit Sallenauve, essayant de se démêler au milieu des ténèbres de sa situation, mademoiselle Marianina vous aurait donné à comprendre que j’étais de sa part l’objet de quelque bienveillance ?

— Après ce qui s’est passé d’elle à vous, repartit la religieuse, après les lettres que vous aviez reçues, après l’imprudente démarche qu’elle avait autorisée, le moyen d’en douter ?

— Mais, depuis deux ans, fit remarquer Sallenauve, qui ne pouvait dire combien ces témoignages étaient pour lui peu concluants, la disposition de son cœur a pu beaucoup se modifier. J’oserai donc vous demander, si à mon sujet vous avez obtenu d’elle quelque récent aveu ?

— Directement, non, répondit la supérieure. Jamais, vous pouvez bien le croire, je ne lui parlais de vous ; mais cette jeune novice dont vous venez d’acquitter la dot a une grande part dans son affection. Autant que le permet la règle de la maison, elles passent leur vie ensemble, et je tiens de cette jeune fille que mademoiselle de Lanty, qui d’ailleurs ne témoigne aucun désir de rompre sa réclusion, paraît secrètement livrée à un sombre chagrin. Cette douleur, quel en serait le sens, si on ne l’attribuait au regret de votre séparation ?

S’avisant d’un moyen de faire autour de lui la lumière :

— Monsieur, dit Sallenauve, je suis reconnaissant comme je dois l’être des bienveillantes dispositions que vous avez bien voulu me témoigner. Mais, avant de leur donner plus de suite, ne trouvez-vous pas que nous ferions sagement de nous assurer des sentiments vrais et actuels de mademoiselle Marianina ? Mieux que personne, à ce qu’il me semble, je serais en mesure de sonder les secrets de son cœur, et si vous ne voyez pas d’inconvénient à un entretien particulier, que vous me permettriez d’avoir avec elle ?…

— Pour mon compte, répondit M. de Lanty, je donne volontiers les mains à cette combinaison, en tant, toutefois, qu’elle aura l’approbation de madame la supérieure.

— Je vais vous envoyer Marianina, dit l’abbesse à Sallenauve, en donnant ainsi son acquiescement. Quant à vous, monsieur le comte, je ne puis avoir l’honneur de vous offrir l’hospitalité dans mon appartement, la règle ne me le permet pas, mais si vous voulez prendre la peine d’attendre dans la chapelle, j’irai vous y reprendre aussitôt que je serai avertie que mademoiselle votre fille est remontée chez elle.

Sallenauve resta donc seul dans le parloir, pensant cette fois toucher à la fin du mystère que vainement sa perspicacité essayait de pénétrer depuis deux années.

Quelques instants plus tard, Marianina ouvrait la porte du parloir ; à la vue de Sallenauve, elle poussait un cri de surprise, et, portant les deux mains à son cœur pour en comprimer les battements, elle se laissait tomber sur le premier siège qui se trouvait à sa portée, car il lui semblait, comme à un homme ivre, que tous les objets tournaient autour d’elle, et elle avait senti que ses jambes n’avaient plus la force de la porter.

Quand elle fut un peu remise de cette émotion, que Sallenauve ne put s’empêcher de regarder comme de bon augure :

— Mademoiselle, lui dit-il, une explication depuis longtemps me paraît désirable entre nous. Puis-je espérer que vous daignerez éclaircir une situation étrange, qui est la mienne, et que j’ai dû subir avec une aveugle résignation ?

— Mais comment êtes-vous ici, monsieur, et comment m’a-t-on permis de vous y rencontrer ? Votre présence m’a causé un étonnement… presque ridicule, et maintenant, revenue des effets de ma première surprise, je ne comprends pas mieux.

— Qu’il vous suffise, pour le moment, de savoir que je ne me suis pas introduit furtivement dans cette maison, comme il y a deux ans dans le parc de M. votre père.

À cette parole ironique, Marianina releva vivement la tête et regarda Sallenauve avec une sorte d’épouvante.

— Comment, monsieur, demanda-t-elle, on vous a dit…

— Soumise à une séquestration brusque et absolue, je dois croire, reprit Sallenauve, qu’on vous a en effet laissé ignorer beaucoup de choses. Permettez-moi donc de vous faire connaître ce qui se passa dans le cabinet de M. votre père et ailleurs, quelques jours après qu’on vous eut confinée dans cette maison.

Sallenauve raconta alors la scène de l’exhibition des lettres, la visite de l’abbé Fontanon et toute la confidence dont cet homme de Dieu s’était dit chargé par madame de Lanty.

En sa qualité de sculpteur, Sallenauve était physionomiste ; il put donc, durant le cours de son récit, surprendre sur le visage de Marianina la trace d’un grand mouvement d’émotions qui se succédaient en elle ; il crut lire de la surprise, du dédain de la colère, voire même de l’indignation violente ; mais quand il eut achevé, toute cette tempête intérieure parut apaisée, et la jeune fille lui dit avec une apparence de résignation parfaitement bien jouée si elle n’était réelle :

— J’ai en effet, monsieur, à me reprocher d’avoir étrangement compromis votre nom ; mais on vous l’a dit, il s’agissait d’empêcher beaucoup de mal, et j’ose espérer de votre bon cœur un généreux pardon.

— Ainsi, demanda Sallenauve, tout était vrai dans la confidence de madame votre mère, et je suis l’endosseur de la félicité d’un autre ?

— Oui, monsieur, repartit Marianina avec une fermeté de parole qui pouvait paraître suspecte, précisément à cause de la fiévreuse vivacité de l’accentuation, j’aimais quelqu’un : je dois cependant ajouter que ma mère et son directeur se sont mépris sur cette personne, qui n’est pas celle que vous semblez supposer.

M. de Trailles, en effet, dit Sallenauve, me paraissait un heureux bien invraisemblable.

Marianina ne répondit que par un geste de dédain.

— Je dois maintenant vous dire, mademoiselle, reprit le député, que la fausse confidence faite par vous à M. votre père a eu un fâcheux effet : elle lui a donné des idées dont j’ai mission de vous entretenir et qui peuvent devenir pour vous l’occasion d’une persécution nouvelle. De grands changements sont arrivés dans ma vie.

— Je le sais, dit étourdiment Marianina.

— Vous m’étonnez ; madame la supérieure les ignorait, et tout à l’heure elle me disait qu’aucun bruit du monde ne parvenait dans cette maison.

— Pour elle, peut-être, qui est une sainte personne, toujours occupée de ses pieuses pratiques et du gouvernement de sa communauté ; mais nous autres pensionnaires, nous avons le temps d’être curieuses, et l’histoire d’une fortune politique faite par le crédit d’une vieille Ursuline ne pouvait manquer de faire le tour des couvents de Paris.

— Eh bien ! mademoiselle, cet homme politique qui, presqu’au même moment où il retrouvait une famille, était visité par une grande faveur de la fortune, ne paraîtrait plus à M. de Lanty un gendre tout à fait méprisable, et il serait possible qu’à son sujet vous eussiez à subir une lutte longue et pénible ; car, après votre imprudente fiction, le moyen d’expliquer votre résistance ?

— Mais cette lutte, vous-même, monsieur, vous y mettrez fin ; un homme comme vous pourrait-il jamais vouloir donner son nom à une fille compromise ?

— Compromise sérieusement : non sans doute ; mais s’il s’agissait seulement d’une légèreté dont le détail me serait confié de manière à me laisser juge de sa portée vraie !

— Ne faisons pas de rêves, dit Marianina ; moi-même j’ai trop d’amour-propre pour être ainsi prise à dire d’expert. Ma vie, maintenant, est close et arrêtée : je ne sortirai plus de cette maison.

— Madame la supérieure ne croit pas, mademoiselle, que vous ayez la vocation de la vie religieuse.

— Je supplierai Dieu de me la donner ; il voit dans le fond des cœurs, et ne me refusera pas cette consolation.

— Peut-être : si dans le vôtre il voit l’image restée ineffaçable d’un homme auquel vous conservez une fidélité entêtée et inutile.

La jeune fille parut se recueillir un moment.

— Écoutez, monsieur, dit-elle ensuite en se levant, je puis tout supporter, excepté un soupçon qui me descende à vos yeux. Sachez-le donc, je ne me réserve pour personne ; je ne subis la pression d’aucun souvenir ; mon inclination, si je la consultais seule, m’entraînerait à profiter des bienveillantes intentions de mon père ; mais, par une fatalité dont j’ose à peine espérer que le secret puisse vous être un jour révélé, un mariage, quel qu’il soit, n’en reste pas moins, pour moi, impossible, et c’est pour que la nécessité ne m’en soit pas imposée, que je suis décidée à m’ensevelir dans le suaire vivant de la religieuse. Tout incomplet et incompréhensible que soit cet aveu, je le confie expressément à votre honneur ; ne le creusez pas. Surtout, je vous en conjure, n’en ouvrez jamais la bouche à personne, car vous pourriez devenir la cause des plus grands malheurs. Vous savez que sur notre famille a toujours plané une atmosphère de mystérieuse terreur. Partez de cette idée pour vous expliquer mon refus ; maintenant, monsieur, adieu. Pour votre tranquillité, car il y a longtemps que je vous avais compris ; pour la mienne, car ma tâche sera longue et rude, n’essayez jamais de me revoir ; malgré la froide épaisseur de ces murs, j’aurai l’œil et l’oreille à vos succès, je demanderai tous les jours à Dieu de les mesurer à la hauteur de votre cœur et de votre intelligence.

Pendant qu’elle parlait, la voix de Marianina s’altérait, et deux grosses larmes finirent par descendre le long de ses joues.

— Mais, Marianina, si vous m’aimiez à ce point, s’écria Sallenauve, l’amour ne rend-il pas tout possible ?

Un instant avait suffi à la jeune fille pour rasséréner son visage, après avoir passé son mouchoir sur ses yeux.

— Adieu, monsieur, répéta-t-elle en tendant à Sallenauve sa belle main et en serrant la sienne d’une vive étreinte.

Ensuite elle sortit précipitamment comme si elle eût voulu mettre cette résolution suprême à l’abri de quelque nouvel effort tenté pour la modifier.

Laissé pour quelques instants à une solitude qui lui permit d’analyser tous les incidents de cette scène, Sallenauve, dans les paroles, dans l’accent, dans la vive émotion de Marianina, crut trouver en même temps que la preuve de son innocence la trace d’un parti-pris irrévocable.

— Eh bien ! monsieur ? lui dit M. de Lanty, rentrant peu après accompagné de la supérieure.

— Les idées de mademoiselle votre fille, répondit Sallenauve, me paraissent très sérieusement arrêtées ; pour mon compte, je ne dois conserver aucun espoir d’y apporter le changement que vous auriez désiré.

Puis, pour couper court à toute explication, il salua et sortit.