Le Congrès de Berlin/02

La bibliothèque libre.
Le Congrès de Berlin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 481-514).
◄  I
LE CONGRÈS DE BERLIN

II.[1]
LE CONGRÈS


III

Les ministres et les diplomates européens sont réunis dans la salle de bal du palais de la chancellerie, sous la présidence du prince de Bismarck. Celui-ci ouvre les séances du Congrès, le 13 juin 1878. Un mois après, jour pour jour, le samedi 13 juillet, il prononcera le discours de clôture et félicitera ses collègues de leurs travaux. En ce court espace de temps, de sa rude main, une nouvelle face de l’Europe aura été sculptée.

— « C’est pour soumettre l’œuvre de San-Stefano à la libre discussion des cabinets signataires des traités de 1856 et de 1871 que nous nous trouvons assemblés, » dit-il le 13 juin. Et c’est, en effet, l’objet de la réunion. La Russie est sur la sellette.

Elle est sur la sellette ; mais avant qu’elle comparaisse, on lui a serré les pouces jusque dans sa victoire. Les différentes puissances ont des prétentions, des intentions, — des « intérêts, » — qui, déjà, ont obtenu certaines satisfactions inscrites en des actes préliminaires que chacune des délégations a dans sa poche. L’Autriche-Hongrie arrive avec la convention de Reichstadt ; l’Angleterre avec la convention du 30 mai, sans compter une convention anglo-turque, du 4 juin, qui viendra au jour bien inopinément ; la France fait état des « réserves » qu’elle a formulées. Quant à la Prusse, elle entend toucher sa commission de « courtier honnête : » elle s’attribue le vaste espoir d’une pénétration germanique en Orient par le fait d’une impulsion définitive vers le Danube, imprimée à sa vieille antagoniste en Allemagne, l’Autriche-Hongrie, et surtout elle escompte l’adhésion tacite des puissances à son hégémonie continentale.

Pour combiner ces divers calculs, préparations et ambitions, la « grande » Europe, celle des cinq puissances, s’arroge le mandat de décider et de trancher. A la porte du Congrès, frappent les petites puissances, les puissances « dans le devenir : » Grèce, Roumanie, Serbie, Monténégro, et même la Perse lointaine. Elles demandent timidement l’entrée ; mais elles sont consignées. Tout au plus, seront-elles admises à exposer leurs « doléances » et à faire entendre leurs « vœux. »

Sur les protocoles du Congrès figurent, seuls, les noms des plénipotentiaires, — c’est-à-dire d’environ vingt personnes qualifiées autour desquelles s’empresse le bataillon zélé des secrétaires[2]. C’est sur cette assistance choisie que le prince de Bismarck exerce son autorité. Nulle part les traits dominans des peuples ne se marquent plus fortement que dans ces assemblées où se rencontrent et s’opposent leurs représentans[3].

Le prince de Bismarck a pris, dès le début, une attitude à la fois très naturelle et très réfléchie. Il est malade et ne peut, sans un effort sur lui-même, assister aux séances. Il se montre donc pressé, exigeant ; et pourtant, il conduira le travail jusqu’au bout, surveillera de l’œil jusqu’aux moindres détails sans se laisser enlizer dans la minutie technique. Le comte P. Schouwaloff, qui est, sinon un grand personnage, du moins un homme distingué et résolu, s’exprime ainsi :


Le prince de Bismarck présidait le Congrès avec une certaine brusquerie militaire qui ne déplaisait à personne et devant laquelle s’inclinaient les représentans de toutes les puissances, sans en excepter les deux ministres anglais, de la part desquels je me serais attendu à plus de morgue.


On peut juger de l’impression produite sur les représentans des puissances plus faibles, sur les timides et sur les timorés. Longtemps après la clôture des séances, le bon Turc Carathéodory pacha en tremble encore :


Le Congrès de Berlin a été complètement dominé par le prince de Bismarck… Les événemens ont fait au prince une position tout à fait extraordinaire aussi bien en Allemagne que dans toute l’Europe. La confiance et la crainte qu’il inspire sont générales… Le prince ne reconnaît d’autre supérieur que l’Empereur, à la condition d’être le seul interprète de ses volontés. Habitué, depuis longtemps, à la plus entière indépendance, il prend la moindre observation pour une velléité de résistance, qu’il se hâte de réprimer avec une impatience nerveuse et une volonté de fer[4]


Sur le fond, le prince de Bismarck, ayant amené la Russie à la barre, entend la ménager autant que possible. Il est conscient du péril que ferait courir à l’Allemagne une évolution décisive de la politique russe[5]. Mais il a un autre dessein très habilement conduit et filé : c’est d’opposer l’Angleterre et la Russie pour jouer, en fin de compte, à l’égard de ces puissances, le rôle de tertius gaudens. Si la guerre est évitée par la sagesse des deux gouvernemens, qui se sont mis d’accord avant d’entrer au Congrès, du moins peut-on faire survivre, de leur querelle, un ferment qui, pendant longtemps encore, les entretiendra dans un état d’aigreur réciproque.

La ligne de conduite de Bismarck à l’égard de la France et à l’égard des puissances orientales, notamment de la Turquie, n’est pas moins soigneusement calculée.

En venant au Congrès, la France a fait preuve de bonne grâce et d’humeur conciliante. On lui en sait gré. D’ailleurs, on a besoin d’elle, on la ménage. La politique de la « douche chaude » et de la « douche froide » subsiste bien encore, mais avec une atténuation appréciable. C’est que les positions respectives se sont modifiées ; il n’y a pas avantage à irriter perpétuellement une nation dont les forces se reconstituent et qui, rentrée dans l’orbite des puissances européennes, peut devenir un point d’appui pour les combinaisons adverses.

Quant à la Turquie, dont l’existence et les territoires sont en cause, on la traitera comme une vaincue. Qu’elle ne s’avise pas d’être un obstacle aux projets complexes du chef de l’Europe, Trop heureuse que la main puissante la retire de l’abîme où elle était plongée !


Le prince est tellement dominé par l’instinct politique, qu’à proprement parler, il n’a ni ami ni ennemi de cœur. Cela est vrai en général ; quant à l’Empire ottoman, le prince ne croit pas à son avenir… Intelligence d’élite, il n’admet pas les choses à demi. Il estimerait peut-être un Turc du vieux régime. Il comprend moins le Turc progressiste et cherchant à s’assimiler la civilisation européenne… Il ne fait pas plus de cas des populations orientales… Salisbury ayant demandé, pour la deuxième fois, qu’on assignât un jour pour ce qu’il appelait la « question arménienne : » — « Encore une ! » s’écria hautement M. de Bismarck, visiblement impatienté… Le prince de Bismarck ne manque aucune occasion de faire voir que, à son avis, la question orientale, en tant que se rapportant à des peuples et à des formes de gouvernement placés en quelque sorte en dehors du cercle de la civilisation européenne et n’ayant aucun avenir, ne doit intéresser l’Europe que par les conséquences qu’elle peut avoir sur les relations des grandes puissances entre elles. C’est à ce titre seulement qu’il ne dédaigne pas de s’en occuper. C’est dans cet ordre d’idées qu’il a dirigé le Congrès et qu’il a travaillé pendant toute sa durée, s’efforçant de calmer les prétentions rivales des cabinets européens et d’écarter, comme oiseuse et inutile, toute question qui n’était pas de nature à influer directement sur les relations diplomatiques des puissances[6].


En somme, à cette heure solennelle, le prince, dominant ses passions, a jugé et il a pris son parti. Ce qu’il veut, c’est une solide organisation de l’Europe centrale, capable de tenir tête au besoin des deux côtés à la fois, indépendante de l’ingérence anglaise, sans lui être hostile. Il s’est donné pour tâche d’inspirer la confiance et de fomenter, entre les autres, la méfiance. Tout cela, par les moyens les plus simples, les plus directs, et sortant, pour ainsi dire, du cours des choses. Il ne force pas la destinée ; il l’observe, la presse et l’accouche, comme Socrate accouchait les esprits. Les circonstances lui viennent en aide. Il a affaire, dans les situations, à des nécessités inéluctables qu’il a le bon sens d’accepter ; il a affaire, dans les personnes, à des vanités et à des susceptibilités dont sa fine psychologie surveille du coin de l’œil et exploite les défaillances.

C’est probablement à ces défaillances individuelles qu’il faut attribuer l’erreur grave commise à la fois par la Russie et par l’Angleterre de n’avoir pas su maintenir, pendant les travaux du Congrès, les dispositions conciliantes qui avaient dicté l’acte du 30 mai, et d’avoir repris devant l’aréopage solennel les querelles antérieures à cet arrangement ; de sorte qu’on offrait à la galerie le spectacle de luttes fréquentes sur des points de détail, quand les questions capitales étaient réglées. Quelle autorité une persévérance commune dans l’accord n’eût-elle pas donnée aux deux principales puissances intéressées pour s’opposer aux manœuvres du prince de Bismarck et contre-balancer les efforts de l’Europe germanique habilement réunie contre elles !…

Il faut tenir compte du mouvement d’opinion que détermina en Angleterre, au cours des séances du Congrès, la divulgation dans la presse de la convention anglo-russe. D’où vint cette divulgation ? C’est un mystère qui n’a pas été éclairci. Il est certain que le public se prononça vivement contre l’accord et cria au marché de dupes. Les ministres anglais, plénipotentiaires à Berlin, furent ébranlés par ce coup imprévu et s’ingénièrent à reprendre, dans le détail, certaines des concessions qu’on leur reprochait d’avoir consenties et, notamment, celle de Batoum :


Nous étions déjà dans la troisième semaine du Congrès lorsque éclata la bombe de la divulgation de la convention anglo-russe. Cet événement produisit, en Angleterre, une émotion si forte et une impression si défavorable que les deux ministres anglais me déclarèrent un beau matin qu’ils se refusaient à l’exécution de la clause par laquelle ils s’engageaient à ne pas s’opposer, en fin de compte, à la cession de Batoum à la Russie. Atterré par cette nouvelle, je rappelai au marquis de Salisbury qu’il avait apposé sa signature et que je le mettais en demeure d’y faire honneur. Le foreign secretary voulut bien convenir du caractère obligatoire de cet engagement, mais il m’annonça que, pour obvier à cela, il allait offrir sa démission, qu’il serait remplacé, le jour même, par un autre ministre des Affaires étrangères, pour lequel la signature ne serait pas obligatoire… Bismarck, mis au courant, arrangea ce grave incident. Batoum resta à la Russie et fut déclaré « port franc ; » mais des surprises de cette nature expliquent l’animosité réciproque des deux missions.

Ces piques s’envenimaient surtout entre lord Beaconsfield et le prince Gortschakoff. Celui-ci manquait aux séances du Congrès qu’il présumait devoir être trop cruelles à son amour-propre. Plus d’une fois pourtant, l’ironie britannique blessa au vif la susceptibilité moscovite. Les protocoles eux-mêmes, dans leur correction officielle, laissent passer quelque chose de ces dangereux éclats.

Le 29 juin, à propos d’une question extrêmement pénible pour la Russie, la reprise de la Bessarabie à la Roumanie en échange de la Dobroudja, lord Beaconsfield s’exprime en ces termes :


Le premier plénipotentiaire d’Angleterre appelle sur une situation aussi grave toute la sollicitude de la Haute Assemblée. Lord Beaconsfield déplore cette ingérence dans le traité de Paris et proteste contre elle sans avoir même à se préoccuper de savoir si l’échange dont il s’agit est ou non sanctionné par le possesseur actuel. Les autres signataires du traité de Paris ayant décliné toute intervention dans cette affaire, le premier plénipotentiaire de la Grande-Bretagne ne saurait conseiller au gouvernement de la Reine d’employer la force pour maintenir les stipulations de ce traité, mais il proteste contre ce changement et attend les explications de ses collègues de Russie, etc.


Quel ton ! Gortschakoff eut un sursaut. Il donne les explications sollicitées « sur la liberté du Danube » et ajoute que son gouvernement ne saurait revenir sur cette question, « espérant que lord Beaconsfield ne persisterait pas dans ses objections… »

Querelles où l’on entend comme un bruit d’armes. Bismarck les faisait parfois naître pour avoir le bonheur de les arranger !

L’inimitié déclarée entre les « deux chanceliers, » allemand et russe, était, à la fois ; l’amusement et l’embarras du Congrès. Le prince de Bismarck accablait son collègue des traits d’une plaisanterie mordante, mais à peine perceptible sous les formes d’une haute courtoisie.

La première fois que le ministre d’Etat russe voulut intervenir au débat, un incident se produisit, qui ne contribua pas peu à dégoûter le vieux chancelier :


Le prince Gortschakoff ne prenait part aux séances du Congrès qu’à de rares intervalles. La plupart du temps, il faisait annoncer qu’il regrettait d’être retenu chez lui par quelque indisposition. D’ailleurs, à part les civilités personnelles dont il était l’objet de la part du prince de Bismarck, nous ne saurions nous rappeler une seule occasion où le chancelier allemand ait fait preuve, dans ses paroles et dans ses actes, d’une déférence politique spéciale envers la personne du chancelier de Russie. Celui-ci, cependant, en sa qualité de doyen des grands diplomates européens, aurait été si friand d’un peu d’encens de la part de M. de Bismarck, en présence des membres du Congrès ! M. de Bismarck le sentait bien et on aurait dit qu’il s’étudiait à enlever toute illusion et toute espérance à ce sujet à son collègue de Russie.

A la troisième séance du Congrès, le premier plénipotentiaire ottoman avait demandé la parole et, avant que le président la lui eût donnée, le prince Gortschakoff la demanda à son tour. C’était la première fois que le chancelier russe devait parler au Congrès. Le président fit remarquer au prince que le plénipotentiaire ottoman avait la priorité. Le prince Gortschakoff persista à vouloir parler le premier. Le plénipotentiaire ottoman s’offrit par courtoisie à céder son tour au prince : celui-ci n’accepta pas. Mais le prince de Bismarck n’en voulut pas moins que le plénipotentiaire parlât le premier. Tout cela produisit une petite scène qui fut fort remarquée, et à la suite de laquelle le prince Gortschakoff jeta avec emportement son papier et ses lunettes qui allèrent tomber de l’autre côté de la table.


De ces scènes, le prince de Bismarck faisait des gorges chaudes avec ses amis et, jusque dans ses Souvenirs, il a multiplié les témoignages de sa rancune inapaisée.

Son incontestable supériorité, le respect craintif dont il était entouré de la part de toutes ces excellences chevronnées et galonnées, eussent dû le rendre plus indulgent. Les manières de ces personnages désuets déchaînaient sa formidable humeur. Beaconsfield, pas plus que Gortschakoff, ne trouvait grâce devant lui. Il riait sous cape de leurs procédures solennelles, de leurs façons romantiques et, pour dire le mot, un peu « vieux jeu. » Ni l’un ni l’autre n’étaient des hommes techniques, encore moins des géographes. Plus d’une fois, ils embrouillèrent les questions, quand on comptait sur leur capacité pour les élucider.


Le prince Gortschakoff, quelque brillant qu’il eût été à une époque de sa vie, n’a jamais été un homme d’affaires. Il maniait bien la phrase, mais il se maintenait toujours dans les généralités… Je n’exagère pas en alléguant qu’avant son affaiblissement physique, il était incapable de désigner sur une carte, même à peu près, les différens pays de la péninsule balkanique ou bien, par exemple, la situation de Kars et de Batoum. Lorsque le prince parlait affaires, il aimait à tracer les magistrales, disait-il ; en un mot, toujours selon son expression, il planait… Aussi, fus-je assez effrayé lorsque le prince me déclara, un beau matin, qu’il m’avait abandonné toutes les autres questions, mais qu’il se réservait spécialement celle de Batoum… Il la traiterait directement avec lord Beaconsfield. Le Congrès tirait à sa fin. Le prince de Bismarck, qui avait hâte de se rendre à Kissingen, tâchait de hâter l’issue et m’interpellait journellement pour savoir si un accord au sujet de la frontière d’Asie s’était établi entre l’Angleterre et la Russie. Je lui dis que le prince Gortschakoff s’était réservé cette négociation. Je fis la même communication au marquis de Salisbury qui me serrait également de près et qui me répondit avec une certaine humeur : — « Mais, mon cher comte, lord Beaconsfield ne peut pas négocier ! il n’a jamais vu une carte de l’Asie Mineure… » Le prince de Bismarck nous déclara enfin que, si nous n’étions pas prêts dans les vingt-quatre heures, il partirait. Quelques heures plus tard, nous apprîmes avec joie qu’une entente parfaite s’était établie entre lord Beaconsfield et le prince Gortschakoff. Le prince promit d’en faire la déclaration à la prochaine séance du Congrès.

Il faut savoir, pour la clarté de ce qui va suivre, que nous avions avec nous une carte de l’Asie sur laquelle notre état-major avait tracé la frontière du traité de San-Stefano, marquée dans une couleur, et une autre ligne, désignée par une couleur différente, qui constituerait le nec plus ultra de ce que les plénipotentiaires pouvaient céder devant les résistances de l’Angleterre. Inutile d’ajouter que le second tracé formait, pour ainsi dire, un secret d’État.

Cette dernière séance, consacrée à la question d’Asie, avait quelque chose de solennel. De son issue dépendait la paix européenne ou la guerre. Le président proposa aux deux négociateurs, lord Beaconsfield et le prince Gortschakoff, de prendre place l’un à côté de l’autre, d’exposer la teneur de leur entente. Ces deux messieurs s’assirent, en effet, et déployèrent chacun devant lui une carte tracée pour l’occasion. Nous formions, derrière, un groupe qui se tenait debout. De prime abord, j’entrevis la terrible confusion qui allait suivre. La carte du prince Gortschakoff ne contenait qu’un seul tracé, celui de San-Stefano, et le prince déclarait avec emphase que « mylord » l’avait accepté. Ce dernier, au contraire, répondait à chaque parole du prince par un laconique : « Non, non, » et il indiquait, sur sa carte à lui, la ligne à laquelle il avait consenti. Or, à ma grande surprise, cette ligne, avec toutes ses sinuosités, se trouvait être exactement celle que nous avions le droit d’accepter comme limite extrême de nos concessions.

Les démentis que les deux plénipotentiaires se donnaient commençaient à envenimer la discussion. Chacun se raidissait sur son tracé, lorsque le prince Gortschakoff se leva, me serrant la main avec force et me disant : — « Il y a trahison ; ils ont eu la carte de notre état-major. » J’appris, après la séance, que, la veille de ce jour-là, le prince Gortschakoff avait fait demander la carte de l’Asie Mineure. On lui envoya la carte confidentielle avec les deux tracés. Il la montra à lord Beaconsfield et la lui prêta pour quelques heures afin de la faire voir au marquis de Salisbury. Les Anglais, observant une ligne qui reculait la frontière de San-Stefano, l’avaient adoptée et transposée sur leur propre carte. C’était la clé de cette prétendue trahison… Le président du Congrès, voyant que les deux négociateurs s’enferraient toujours davantage dans l’impasse où ils s’étaient mis, proposa d’un ton ironique la combinaison suivante : le Congrès suspendrait sa séance pendant une demi-heure : les seconds plénipotentiaires russe et britannique, de concert avec le second plénipotentiaire allemand, prince de Hohenlohe, résoudraient la difficulté à la majorité des voix… Eh bien ! ce galimatias tourna à notre avantage. Je maintins la ligne de San-Stefano, le marquis de Salisbury le nec plus ultra tracé par notre état-major. Le prince de Hohenlohe proposa un tracé intermédiaire qui divisait en parts égales le tracé en litige. J’acceptai et la question fut résolue. Nous signâmes le traité le surlendemain[7].


Ce récit offre la psychologie exacte du Congrès, — et d’une époque. Chacun joue son rôle au naturel… Mais les intérêts des peuples trouvent, tout de même, leur voie ; et ce sont ces intérêts qui, en se combinant sous une surveillance vigilante, assurent la singulière récompense que l’on sait aux victoires de la Russie.


La Russie voulait-elle anéantir la Turquie ? Avait-elle avantage à substituer, à cette domination peu dangereuse, celle des puissances maîtresses de la Méditerranée et des Balkans ? D’autre part, l’Angleterre avait-elle vraiment la pensée qu’elle empêcherait l’effondrement de l’Empire turc ? Soutiendrait-elle jusqu’au bout l’auteur responsable des « atrocités bulgares ? » N’avait-elle pas d’autres rivaux à craindre que ces Slaves qui faisaient alors son unique souci ?

Entre ces deux politiques adverses, l’une et l’autre insuffisamment éclaircies et peu sûres d’elles-mêmes, l’Allemagne passe et fait son butin. Voilà toute l’histoire du Congrès.

La première et la plus grosse question fut la question des Balkans. Le débat présente deux phases ou deux aspects. D’abord l’Angleterre., avec obstination et rudesse, selon l’accord du 30 mai, s’oppose à la formation d’une « grande Bulgarie » et s’efforce de maintenir les armées turques sur les Balkans. Elle réussit. Mais cette victoire est sans lendemain. En fait, l’Angleterre n’a pas une combinaison durable à opposer au projet de constitution d’un nouvel État slave.

Deux autres solutions seraient possibles : ou consolider la Turquie ou introduire la Grèce en héritière de l’Empire turc. La première de ces solutions s’évanouit, pour ainsi dire, par la volonté de l’Angleterre ; c’est l’Angleterre, qui, par la convention de Chypre et la proposition relative à la Bosnie et à l’Herzégovine, donne l’exemple du partage[8].

Quant à la solution « grecque, » après quelques velléités mal définies, l’Angleterre se dérobe. Craignait-elle de voir naître une puissance maritime nouvelle dans l’Orient de la Méditerranée ? Sur ce sujet délicat et resté obscur, lord Beaconsfield prononça, dans la séance du 5 juillet, un discours que le comte Schouwaloff qualifie d’ « éloquent : »


Une opinion erronée, dit le noble lord, attribuait au Congrès l’intention de procéder au partage d’un État vieilli et non pas de fortifier, comme l’a fait la Haute Assemblée, un ancien empire qu’elle considère comme essentiel au maintien de la paix. Il est vrai que souvent, après une grande guerre, des remaniemens territoriaux se produisent ; la Turquie n’est pas le seul État qui ait éprouvé des pertes territoriales ; l’Angleterre, elle aussi, a perdu des provinces auxquelles elle attachait beaucoup de prix et qu’elle regrette aujourd’hui (s’agit-il de Calais ? ). On ne saurait donner à de tels arrangemens ou rétrocessions le nom de partage, et le gouvernement grec se tromperait complètement sur les vues de l’Europe… Lord Beaconsfield ajouta que « personne ne saurait douter de l’avenir de la Grèce, que les États, comme les individus qui ont un avenir, sont en mesure de pouvoir attendre. »


Consolation un peu austère… Le comte Schouwaloff répondit à lord Beaconsfield en faisant observer que les Slaves des Balkans n’étaient pas seuls à vouloir « troubler la paix de l’Europe ; » et on aboutit à un vote assez platonique, conforme à la proposition de la France et accordant à la Grèce une simple rectification de frontière en Épire et en Thessalie. La Grèce voyait donc l’occasion lui échapper. L’Angleterre et l’Autriche-Hongrie veillaient sur Salonique[9].

Dégageons la réalité des phrases protocolaires. Malgré les protestations de lord Beaconsfield, la politique vers laquelle s’acheminaient les puissances, soit par la force des choses, soit par la conscience intime de leurs rivalités inconciliables, c’est un partage de l’Empire ottoman, sinon un partage territorial, du moins un partage en « sphères d’influences, » comme on dira plus tard, par la distribution et le « coupaillement » de la péninsule des Balkans entre les nationalités locales apparentées aux grandes familles européennes.

On revient donc, d’abord, à la conception de la conférence de Constantinople, — reprise déjà et élargie dans le traité de San-Stefano, — et on constitue une « Bulgarie. » Bulgarie réduite, il est vrai, Bulgarie diminuée, ligotée et suspecte : mais, enfin, une Bulgarie, c’est-à-dire un État orthodoxe et slave, au plein cœur de la péninsule, aux approches de Constantinople.

Deux millions de Slaves libérés de la domination turque, réunis en une « principauté autonome et tributaire sous la suzeraineté du Sultan, avec un gouvernement chrétien et une milice nationale ; » c’est de quoi amorcer l’avenir d’un nouveau peuple oriental. Tel est le prix dont est payée la victoire slave. Il n’y a plus qu’à voir grandir cette souche nouvelle, que le soc de Plewna avait arrachée à l’obscurité séculaire où elle reposait.

Mais cette Bulgarie n’est pas une et entière : on lui a enlevé ses accès à la mer. En outre, comme tampon entre elle et Constantinople, on interpose une « Roumélie orientale, » province bulgare, elle aussi, mais restant placée « sous l’autorité politique et militaire directe du Sultan, » et jouissant seulement de « l’autonomie administrative, » — conception de diplomates, admirable sur le papier, mais, au vrai, absurde, irréalisable, inviable. En plus, il reste, disséminée dans les autres provinces européennes de l’empire, une troisième Bulgarie, — la Bulgarie asservie, — qui, pourtant, ne se croit pas plus indigne que les autres de l’attention de l’Europe. Donc, Bulgares diminués de la Bulgarie séparée, Bulgares excités de la Bulgarie autonome, Bulgares exaspérés de la Bulgarie turque… On entendra parler d’eux !

Le Congrès, et notamment l’Angleterre, poussent les précautions contre la conquête russe jusqu’à laisser au Sultan « le droit de passage pour les troupes, munitions, etc., par le sud du sandjak de Sofia. » De sorte que le Balkan demeure, théoriquement du moins, la frontière et le rempart de la Turquie. C’est à peine si le comte Schouwaloff, par une habile manœuvre diplomatique, peut arracher à l’Angleterre la concession du district de Sofia ; sans quoi, la Bulgarie eût été non seulement dédoublée, mais décapitée.

La Bulgarie n’en reste pas moins la création originale du Congrès. L’histoire enregistre le fait : une nouvelle nation est née dans les Balkans. Personnalité bien vivante, robuste et envahissante qui, avant dix ans, aura brisé ses entraves et effacé la démarcation factice établie par la diplomatie européenne entre la « Bulgarie mécontente » et la « Bulgarie satisfaite. »

L’hellénisme écarté, le slavisme ayant poussé sa pointe jusqu’aux approches de Constantinople, le germanisme réclame sa part. L’Angleterre, qui a tout fait pour comprimer les premiers, aide à l’expansion de celui-ci. Peut-être pense-t-elle qu’elle obtiendra, par l’opposition des deux forces, l’équilibre. Surtout, elle s’incline devant la volonté du prince de Bismarck. Sic volo, sic jubeo. C’est là qu’il prélèvera son « succès » et sa commission de « courtier honnête. »

Parallèlement au progrès slave en Bulgarie, le Congrès sanctionne l’extension de l’autorité germanique sur la Bosnie et l’Herzégovine.

Dans ce même discours « éloquent, » où lord Beaconsfield repoussait l’idée d’un « partage, » tout en s’y résignant, il revendique, comme une initiative britannique, l’idée de mettre ces deux provinces aux mains de l’Autriche-Hongrie. Ce n’était pourtant, au fond, que l’application de la convention de Reichstadt. L’Autriche-Hongrie obtenait le paiement de sa sage et prudente conduite pendant la guerre.

Voici comment lord Beaconsfield arrange les choses devant l’aréopage :


Son Excellence saisit cette occasion pour repousser les insinuations d’une partie de la presse qui a qualifié de « partage » la décision du Congrès au sujet de la Bosnie et de l’Herzégovine. C’est, au contraire, pour prévenir un partage que cette décision a été prise. De nombreux précédens historiques la justifient : la Bosnie abandonnée à elle-même, sans élémens de bon gouvernement, entourée d’États indépendans ou demi-indépendans, eût été, en bien peu de temps, le théâtre de luttes sanglantes. Dans cette intention, la Grande-Bretagne a fait appel à une puissance voisine, forte et intéressée au maintien de la paix : l’Europe, partageant la même pensée, a remis à l’Autriche-Hongrie l’occupation et l’administration de la Bosnie. Son Excellence rappelle que plusieurs fois, soit dans des pays voisins, soit ailleurs (en Italie et en Belgique probablement), une telle mission a été confiée à l’Autriche : l’initiative de la Grande-Bretagne ne prouve donc pas qu’elle soit favorable à un partage…, etc.


Et voici, maintenant, ce qui s’était passé : dès le début des complications, l’Autriche-Hongrie avait jeté son dévolu sur les deux provinces : elle avait fait connaître son intention de ne laisser, à aucun prix, l’influence slave se développer dans le Balkan occidental. A Reichstadt, la Russie, éclairée sur les desseins de l’Autriche, y avait adhéré, en sacrifiant à la fois la Serbie et, un peu, le Monténégro[10]. Depuis, le prince de Bismarck n’avait pas manqué une occasion de rappeler le thème de l’influence austro-hongroise dans la péninsule.

Pendant la guerre, l’Autriche-Hongrie avait mis la main-dans les affaires des deux provinces. Au début, l’Angleterre (au témoignage du comte Schouwaloff) s’était montrée pleine de méfiance à l’égard de l’Autriche-Hongrie. C’est donc quand le rapprochement se fut fait définitivement entre les deux puissances, probablement au temps de la conférence de Constantinople, mais plus probablement à Berlin même et sous l’œil de Bismarck, qu’on laissa à l’Angleterre « l’initiative » revendiquée par lord Beaconsfield, dans son discours du 5 juillet.

Tout étant ainsi préparé, l’Autriche-Hongrie, dans la séance du 8 juin, avait démasqué ses batteries :


Intéressée en première ligne, comme puissance limitrophe, l’Autriche-Hongrie a l’obligation de déclarer franchement et ouvertement que ses intérêts les plus vitaux ne lui permettent d’accepter qu’une solution de la question bosno-herzégovinienne qui serait apte à amener la pacification durable desdites provinces et à empêcher le retour d’événemens qui ont fait courir de si graves dangers à la paix de l’Europe et créé à l’Autriche-Hongrie, tout en lui imposant de grands sacrifices et de grandes pertes matérielles, une situation intenable dont elle ne saurait accepter la prolongation.


En réponse, lord Salisbury avait déposé la proposition qui se résume en deux phrases :


La Porte ferait preuve de la plus haute sagesse si elle refusait de se charger plus longtemps d’une tâche qui dépasse ses forces ; et en la confiant à une puissance capable de la remplir, elle détournerait de l’Empire des dangers formidables (c’était le décapité par persuasion) ; par ces motifs, le gouvernement de la Reine propose aux puissances réunies que le Congrès statue que les provinces de Bosnie et Herzégovine seront occupées et administrées par l’Autriche-Hongrie.


Le prince de Bismarck s’associe immédiatement à cette proposition :


Ce n’est pas seulement un intérêt austro-hongrois, mais un devoir général… l’Allemagne, qui n’est liée par aucun intérêt direct dans les affaires d’Orient, est d’avis que, seul, un État puissant et disposant des forces nécessaires à portée du foyer des désordres pourra y rétablir l’ordre et assurer le sort et l’avenir de ces populations.


La thèse pouvait s’étendre et s’appliquer à d’autres provinces…

Les plénipotentiaires turcs avaient appréhendé ce coup terrible. Depuis quelques jours, ils négociaient pour le parer. On corrigeait encore le traité de San-Stefano : mais, cette fois, pour l’aggraver ! Ils frappaient à toutes les portes, surtout à celle des plénipotentiaires anglais : là, fut leur seconde et non moins pénible désillusion :


Les plénipotentiaires ottomans abordèrent lords Salisbury et Beaconsfield et les supplièrent d’user de leur influence pour faire remettre, au moins, le débat d’un ou deux jours, pendant lesquels on aurait le temps de s’entendre. Les plénipotentiaires anglais les écoutèrent avec une attention distraite ; pour toute réponse, lord Beaconsfield leur dit sèchement que les décisions du conseil des ministres ottomans étaient celles d’une réunion fort peu sage, pour ne rien dire de plus. Quant à lord Salisbury, il haussa les épaules et leur dit : « Moi, je ne ferai rien ; vous, vous pouvez tout faire parce que je sais que vous ne pourrez rien. La politique de votre gouvernement consiste à méconnaître ses intérêts les plus évidens. » Après quoi, il se retira…

A ceux qui lui demandaient pourquoi il avait assumé le rôle d’initiateur de l’occupation autrichienne, lord Salisbury répondait que, comme la proposition en devait être immanquablement formulée, il avait pensé qu’il serait avantageux qu’elle fût faite par l’Angleterre plutôt que par l’Allemagne[11]


Quand, en séance du Congrès, la proposition se fut produite, appuyée par les trois puissances directrices de la Haute Assemblée et soutenue par « l’éloquence » de lord Beaconsfield, la Turquie ne pouvait que s’incliner. Pourtant, il y avait une puissance que l’extension de l’Autriche-Hongrie vers l’Adriatique devait préoccuper, c’était l’Italie. Elle était représentée au Congrès par Un diplomate de la vieille école, avisé et expérimenté, à qui sa carrière déjà longue donnait une certaine confiance en lui-même, le comte Corti.

Les plénipotentiaires ottomans étaient allés lui conter leurs peines : ils n’en avaient rien tiré. Il a dit, plus tard, qu’il avait ou croyait avoir quelques assurances du côté de Bismarck. Quoi qu’il en soit, en séance, il esquissa un geste :


Le seul qui s’avisa, non d’appuyer les plénipotentiaires ottomans, mais simplement de faire entendre une voix qui ne fût point tout à fait à l’unisson avec celle du président, ce fut le comte Corti. Il demanda au comte Andrassy à quel point de vue son gouvernement se plaçait relativement à l’occupation. La demande était formulée dans des termes assez vagues. Cependant, aussitôt que le comte Corti eut prononcé ces paroles, le comte Andrassy se tourna d’abord du côté du prince de Bismarck, et puis, regardant le comte Corti dans les yeux : « Monsieur le Plénipotentiaire d’Italie, dit-il, l’Autriche, en occupant la Bosnie et l’Herzégovine, se place au point de vue européen. Je n’ai rien à ajouter. » Cette réponse produisit, sur le comte Corti, un effet extraordinaire. Non seulement il ne répliqua rien dans le moment même, mais plus tard aussi, il n’ouvrit plus la bouche ni lui ni son collègue d’Italie, le comte de Launay, et lorsque, dans la suite, les plénipotentiaires ottomans les supplièrent de proposer que l’occupation n’eût qu’un caractère provisoire, le comte Corti s’y refusa en disant qu’il n’y pouvait rien et qu’il avait été averti que son immixtion serait considérée comme un casus belli[12].


Tout cela, naturellement, ne figure pas aux protocoles.

Lord Beaconsfield compléta ses explications en développant le seul argument fait pour frapper l’opinion publique en Angleterre :


Si le Congrès laissait les provinces dont il s’agit dans l’état où elles se trouvent actuellement, on verrait reparaître la prédominance de la race slave, race qui est peu disposée à faire justice aux autres…


Gortschakoff, engagé depuis Reichstadt, n’avait qu’à boire le calice. Il dit simplement « que la motion anglaise rentrait dans les vues générales de la Russie. »

Les plénipotentiaires ottomans ne pouvaient pas encore se résigner à un tel sacrifice. Ils étaient sans instructions. Ils n’avaient ni cédé, ni rompu ; leur position était affreuse ; ils « tremblaient, » c’est le mot dont ils se servent à diverses reprises pour exprimer leur angoisse.


… Immédiatement après la séance, ils furent fortement attaqués par leurs collègues d’Autriche et d’Angleterre… Lord Beaconsfield ne se contenta plus de conseiller. Il menaçait ouvertement. Il accusait les plénipotentiaires ottomans, ce qui était plus grave, de contrecarrer les projets de l’Angleterre, de la placer dans une position telle qu’elle ne pourrait plus défendre la Turquie ni contre les principautés, ni contre la Grèce…


Il n’y avait pas seulement les menaces de lord Beaconsfield :


Les plénipotentiaires ottomans avaient appris, dès le lendemain de la séance, que le prince de Bismarck suggérait à l’Autriche d’entrer en Bosnie sans attendre l’assentiment de la Sublime Porte… Les préparatifs militaires de cette puissance, les paroles graves du prince de Bismarck, l’autorité de ses conseils, les mots les puissances aviseront à leurs propres intérêts, qu’il avait prononcés en plein Congrès, le procès-verbal déclaré ouvert, les reproches et les menaces de lord Beaconsfield indiquaient surabondamment la gravité de la situation et la nécessité d’y parer le plus tôt possible par un expédient quelconque[13].


L’expédient fut la rédaction d’une clause (11 juillet) destinée à rester secrète, mais sauvant la face de la Turquie et subordonnant l’occupation temporaire, par l’Autriche-Hongrie, de la Bosnie et de l’Herzégovine avec le district de Novi-Bazar, à une entente préalable avec la Turquie[14].

Ce n’étaient que des paroles. La plus belle conquête de toute la campagne était faite par l’Autriche-Hongrie, sans tirer l’épée, sans bourse délier, malgré la Turquie, malgré la Russie, malgré l’Italie. Bismarck pouvait répéter son mot : « Le Congrès, c’est moi[15] ! »

L’influence germanique mettait le pied sur la péninsule des Balkans.

Gortschakoff avait voulu se mesurer avec Bismarck : il était battu. Les longs sacrifices de la politique russe en 1863, en 1866, en 1871, aboutissaient à ce formidable échec. L’Europe, qui se réunissait pour la première fois depuis les succès de l’Allemagne, eût pu demander à celle-ci sinon des comptes, du moins des compensations : au contraire, elle lui ménageait un nouvel accroissement.

Le prince de Bismarck, en ramassant, au profit de « la plus grande Germanie, » le bénéfice des victoires russes dans les Balkans, s’assurait, pour toujours, de la fidélité de l’Autriche : il dérivait vers le Danube les forces de l’Allemagne du Sud et dégageait ainsi le Nord ; il jetait les bases de la « triple alliance » en démontrant à l’Italie son impuissance et celle des nations occidentales.

Ni l’Angleterre, ni la Russie, ni la France n’avaient su « se retourner » assez promptement en présence du fait nouveau, à savoir la constitution de l’Allemagne impériale. Elles s’étaient attardées sur leurs vieilles querelles, leurs vieilles passions et leurs vieilles idées. La diplomatie anglaise, notamment, avec sa confiance un peu hautaine, s’était laissé prendre au piège si habilement tendu. Elle s’était chargée d’introduire l’Allemagne dans la péninsule et à Constantinople.

Tous les autres actes du Congrès se rattachent à ce nœud.

La Roumanie est proclamée indépendante. Mais, après un débat des plus pénibles pour elle et où elle fut abandonnée de tous, elle doit accepter, volens nolens, la Dobroudja un peu agrandie en échange de la Bessarabie rendue par elle à la Russie. Sur l’insistance de la France, qui, il est vrai, l’avait défendue pour obtenir une meilleure frontière vers la Dobroudja, elle finit par adhérer à une clause du traité qui accorde la nationalité et l’égalité des droits aux israélites de Roumanie[16].

La Russie, comme récompense de ses victoires, ne gagne, en Europe, que la rétrocession de la Bessarabie. Et cela, au prix de la longue inimitié du jeune royaume, allié de la veille et avec lequel elle eût eu tant d’intérêt à entretenir le souvenir de la « confraternité d’armes. »

La Serbie et le Monténégro sont déclarés également indépendans. Ils recueillent aussi quelques avantages territoriaux. Mais la première de ces principautés se voit barrer le chemin de Salonique et elle perd, à peu près, l’espoir d’un développement maritime, soit vers la mer Egée, soit vers la mer Adriatique. Le Monténégro est plus avantagé, son cadre d’action s’élargit, notamment du côté de la mer, où il garde Antivari ; mais n’obtenant pas les ports de Spizza et de Dulcigno, il se résigne, pour le moment du moins, à une forte diminution des espérances slaves sur le rivage Adriatique.

La Turquie est sauvée encore une fois. Non seulement elle garde Constantinople, dont l’Europe est plus que jamais embarrassée, mais elle reprend tout le territoire que le traité de San-Stefano lui avait enlevé, de la mer Egée jusqu’aux Balkans, — sauf une rectification de frontière éventuelle, mais non déterminée encore, au profit de la Grèce, en Epire et en Thessalie… Elle échappe à l’étreinte russe, et probablement pour toujours. Pourtant, une indemnité de guerre de 300 millions de roubles, qui sera réglée par des arrangemens particuliers entre la Turquie et la Russie, laisse à celle-ci un moyen de pression sur la Porte, incapable de se libérer dans un court délai.

Le Turc conserve encore, — à l’exception de Chypre, — les îles de l’Archipel et de la Méditerranée, et même la Crète. Il est soigneusement maintenu dans son rôle de « portier des Détroits. » On n’a rien trouvé de mieux pour sauvegarder l’équilibre en Orient. La chrétienté, réunie, une fois de plus, pour décider en maîtresse et du fait et du droit, n’a pas osé abolir le fait de l’occupation musulmane, ni proclamer le droit des populations européennes sur l’Europe. Lord Beaconsfield a déclaré, en plein Congrès, que « l’une des bases principales de la paix générale est l’indépendance du sultan comme souverain européen. »

En Asie, les conditions générales du traité de San-Stefano n’étaient pas sensiblement modifiées. La Turquie cédait définitivement à la Russie les territoires d’Ardahan, Kars et Batoum ; les deux premières conquêtes constituaient, au profit de cette dernière puissance, une voie de pénétration vers l’Asie Mineure et pesaient sur le monde musulman. Les craintes de l’Angleterre au sujet de la route du commerce vers l’Inde par les sources de l’Euphrate avaient été apaisées par la rétrocession de Bayazid et de la vallée d’Alaschkerd à la Turquie et par la remise à la Perse, par la Turquie, de la ville et du territoire de Khotour.

En somme, le résultat le plus important, en Asie, c’était la prise de possession de Batoum par la Russie ; Batoum, il est vrai, est déclaré port franc. Mais Batoum assure à la Russie la domination de la Mer-Noire ; Batoum lui permet l’exploitation de la riche région pétrolifère du Caucase ; Batoum pèse sur la Perse et sur l’Arménie. On comprend l’énergie avec laquelle le comte Schouwaloff défendit cette conquête que les armes russes n’avaient pu achever, le dépit de l’opinion publique anglaise quand la clause de la convention du 30 mai relative à Kars et à Batoum fut révélée et, enfin, l’ironie du prince de Bismarck répétant, en face, à lord Beaconsfield, « combien il serait heureux que le gouvernement britannique, qui a de grands intérêts dans ces contrées, fût satisfait par cet arrangement[17]. » Lord Beaconsfield ne cacha pas sa mauvaise humeur d’une annexion « qu’il ne saurait approuver. » Mais la décision était prise. La paix ou la guerre dépendaient de l’engagement remontant au 30 mai.

Le sort de Batoum, et par conséquent de la Mer-Noire, n’était, devant le Congrès, qu’un des élémens de la question plus générale de l’équilibre maritime. La grande préoccupation et le grand tourment de l’Angleterre étaient là. Mais ses craintes et ses désirs étaient également obscurs ou difficiles à avouer. L’Angleterre était très embarrassée entre ses traditions, ses déclarations, toujours favorables à l’intégrité de l’Empire ottoman, et ses aspirations nouvelles, qui commençaient à la poser en héritière d’une partie de cet empire. Il y eut, là, de la part de ses représentans au Congrès, un travail très serré et très complexe destiné à couvrir le passé, à sauver le présent et à préparer l’avenir. Ils s’efforcèrent de trouver, au profit de leur pays, sur son élément naturel, la mer, la contre-partie de l’extension d’influence obtenue par la puissance slave et par la puissance germanique sur le continent.

Selon le mot de Chateaubriand, c’est un « décret de la Providence » qui a confié à une domination non chrétienne la garde des Détroits et celle des Lieux-Saints. Le litige perpétuel qui divise, au sujet de ces positions et de ces territoires, les peuples de l’Europe, ne rencontre que dans cet état de fait ses courtes périodes d’accalmie. Le conflit est d’autant plus aigu, aujourd’hui, que la seule voie naturelle et libre entre l’Europe et l’Asie a été doublée, depuis 1869, par le canal de M. de Lesseps. Le commerce du monde vient s’engouffrer dans cet étroit goulot. Cependant les régions qui l’avoisinent et qui ont été le berceau de la civilisation restent une proie encore indivise et que, seules, les armes turques défendent contre les entreprises européennes.

L’Orient méditerranéen, à Constantinople, aux Détroits, dans les îles de l’Archipel, en Asie Mineure, en Syrie, au canal de Suez, en Egypte, pose le grand problème des passages, — passages par terre et passages par mer : route de l’Inde et route du Pacifique.

Que déciderait-on, sur ce sujet, à Berlin ?

Les trois puissances impériales : Russie, Allemagne, Angleterre, sont en présence ; les puissances méditerranéennes : France et Italie, un peu en arrière, surveillent le jeu ; enfin les nationalités naissantes : Grèce, Bulgarie, Roumanie, dans l’attente, prêtes à ramasser les miettes de la table.

L’Angleterre était la plus énergique et la plus allante de toutes. C’était elle qui avait « allumé » les feux. Elle considère la Méditerranée, de par l’importance des chemins de l’Inde, comme sa chose. Elle s’était efforcée de ressaisir la route de terre par la clause reprenant à la Russie les sources de l’Euphrate. Restaient, maintenant, les passages de la mer.

Pour ce qui était de la navigation par les Détroits, on avait essayé, depuis 1856, deux ou trois rédactions différentes qui n’avaient jamais paru satisfaisantes. Les puissances méditerranéennes voudraient, à l’aide de la clef des Détroits, détenue par le Turc, enfermer la Russie dans la Mer-Noire ; la Russie voudrait, par le même procédé appliqué en sens contraire, clore la Mer-Noire aux flottes européennes, tout en laissant la porte ouverte à ses propres navires de guerre. Le Turc voudrait se servir de son avantage pour se faire des alliés ou pour se protéger contre ses adversaires. Intérêts contradictoires qu’aucune formule ne conciliera.

En principe, par les conventions antérieures au Congrès de Berlin, la doctrine qui a prévalu, c’est la clôture des Détroits aux navires de guerre. Cependant, le traité du 30 mars 1856 avait autorisé chacune des puissances à entretenir une flotte en permanence dans la Mer-Noire. Cette convention avait été abolie à Londres, en 1871. Aux préliminaires de San-Stefano, la Russie, poursuivant ce succès, avait déclaré que le Bosphore et les Dardanelles resteraient ouverts, en temps de guerre comme en temps de paix, aux navires marchands des États neutres arrivant des ports russes ou en destination de ces ports ; elle avait interdit au Sultan d’établir un blocus fictif visant les ports de la Mer-Noire et de la mer d’Azoff. C’était la porte entrouverte. Toutefois, la Russie avait reconnu que la question des Détroits relevait des puissances européennes.

A Berlin, on fut bien embarrassé ; toutes ces surcharges successives rendaient « le droit » de plus en plus obscur ; on l’obscurcit encore. Dans la séance du 11 juillet, lord Salisbury fit la déclaration suivante :


Je déclare, de la part de l’Angleterre, que les obligations de Sa Majesté britannique concernant la clôture des Détroits se bornent à un engagement envers le Sultan de respecter à cet égard les déterminations indépendantes de Sa Majesté conformes à l’esprit des traités existans.


Cela voulait dire, apparemment, que le Sultan serait libre de faire ce qu’il voudrait et, par conséquent, d’ouvrir les Détroits à ses amis et de les fermer, le cas échéant, à ses adversaires. Mais le comte Schouwaloff répliqua aussitôt :


Que les plénipotentiaires de Russie, sans pouvoir se rendre compte exactement de la proposition britannique, demandaient de leur côté l’insertion au protocole : qu’à leur avis, le principe de la clôture des Détroits est un principe européen, et que les stipulations antérieures ne sont pas abrogées et restent obligatoires pour le Sultan ainsi que pour les autres puissances…


Aucun vote ne sanctionna l’une ou l’autre proposition, ni ne fit connaître l’avis du Congrès. Seulement, il fut admis que toutes les stipulations antérieures non abrogées étaient maintenues : conclusion qui paraissait, implicitement, favorable aux propositions russes.

Cependant, la proposition britannique n’était pas sans effet. En réclamant, pour le Sultan, toute liberté d’action, l’Angleterre combine cette revendication avec une manœuvre longtemps cachée, mais qui explique toute son attitude. Depuis le 4 juin, — mais sans qu’il en ait été fait une seule fois mention dans les discussions et les protocoles du Congrès, — l’Angleterre avait ou croyait avoir les mains garnies au point de vue de l’équilibre maritime. Elle avait contracté une alliance défensive avec le Sultan faisant, en quelque sorte, un traité d’Unkiar-Skelessi à rebours ; et, comme gage territorial de cette situation éminente dont elle s’emparait dans l’Orient méditerranéen, elle avait arraché au Sultan le droit d’occuper et d’administrer l’île de Chypre.

Ainsi munis et s’enorgueillissant de cette combinaison imprévue, les ministres anglais s’étaient crus les maîtres des événemens et s’étaient persuadés qu’ils avaient contre-balancé, au profit de leur pays, les avantages obtenus par les autres puissances.

L’idée était toute personnelle à lord Beaconsfield. Dès 1847, il avait écrit dans Tancrède : « Les Anglais ont besoin de Chypre, et ils le prendront comme compensation. Ils ne feront pas les affaires des Turcs, de nouveau, pour rien. Ils ont besoin d’un nouveau marché pour leurs cotons. L’Angleterre ne sera jamais satisfaite jusqu’à ce que la population de Jérusalem porte des turbans en calicot[18]. » C’était poser une double candidature à la fois à l’héritage de Chypre et de la Palestine. Depuis 1847, la France s’était attachée tout particulièrement aux affaires des Lieux-Saints et du Liban ; les « réserves » de M. Waddington empêchaient que cette question fût abordée au Congrès.

Restait donc Chypre. Telle fut la genèse de la prise de possession de cette île : elle fut expliquée et justifiée, pour la galerie, par la circulaire du Foreign Office, datée du 30 mai 1878, qui donnait la convention relative à Chypre comme une « convention de précaution. »


La seule mesure qui puisse fournir une garantie substantielle pour la domination ottomane dans la Turquie d’Asie… est un engagement, de la part d’une puissance assez forte pour l’accomplir, que tout nouvel empiétement par la Russie sur le territoire turc, en Asie, sera empêché par la force des armes. Un pareil engagement, s’il est contracté complètement et sans réserve, empêchera la réalisation d’une telle éventualité et donnera en même temps aux populations des provinces asiatiques la confiance nécessaire que la domination turque en Asie n’est pas destinée à une chute prochaine…


Les deux « précautions » prises par l’Angleterre contre l’expansion slave sur les domaines du Sultan apparaissent en pleine lumière. En Europe et sur terre, c’est la constitution de la Roumélie orientale détachée de la grande Bulgarie, avec défense militaire, par la Turquie, de la chaîne des Balkans ; en Asie et sur mer, c’est un traité défensif conclu entre l’Angleterre et le Sultan, laissant à celui-ci, par une interprétation favorable, « la disposition des Détroits » (c’est-à-dire l’occupation éventuelle des Détroits par la flotte anglaise), le tout appuyé, en fait, sur l’occupation de l’île de Chypre.

Ces deux avantages, l’Angleterre en avait obtenu la reconnaissance de la part de l’Allemagne, par une négociation préliminaire au Congrès, à charge pour elle de concourir à l’attribution à l’Autriche-Hongrie de l’administration en Bosnie et en Herzégovine. Ainsi, tout s’éclaire à la fois[19].

Parmi ces marchandages, on perdait de vue le motif qui avait été l’origine de la guerre, « l’amélioration du sort des chrétientés d’Orient. » Il ne faut pas croire, cependant, que le Congrès ne se soit pas occupé de cette noble cause. Le président, prince de Bismarck, ne manque jamais d’insister sur « la haute mission civilisatrice » qui appartient, de ce chef, aux puissances. La Russie y veille, bien entendu, et la France, qui s’est appliquée à ménager le reste d’influence que son œuvre traditionnelle, soit religieuse, soit libérale, lui conserve en Orient, la France a adopté pour ligne de conduite d’aider, autant que possible, les puissances secondaires ; elle défend toujours la tolérance et la liberté religieuses. En même temps, elle appuie les porteurs de Dette ottomane. La France est une grande exportatrice de principes et de capitaux.

Ce sont ses plénipotentiaires qui soumettent au Congrès un article (devenu article LXII du traité) assurant à tous les cultes la liberté, l’égalité devant les tribunaux, l’accession aux emplois, aux honneurs, etc. Ces mesures, applicables même dans les pays détachés de l’Empire ottoman ou obtenant une administration autonome, n’allèrent pas sans difficulté, notamment pour les Israélites de Roumanie et, ici, la motion française se heurta à une vive opposition des plénipotentiaires russes ; mais l’Angleterre était entièrement favorable à la proposition, qui fut soutenue également par le prince de Bismarck. L’égalité des cultes devient, pour la première fois, la loi contractuelle de l’Orient.

C’est la France également qui introduisit au Congrès les réclamations territoriales de la Roumanie et de la Grèce. La lutte fut ardente autant que les intérêts étaient complexes, et si le Congrès ne ratifia pas entièrement ses initiatives, il en tint compte, puisqu’il attribua à la Roumanie un complément de territoire, de Rassova à Silistrie, ainsi que le delta du Danube avec l’île des Serpens ; de même, conformément à une proposition française, il accorda, en principe, une importante rectification de frontière à la Grèce, en Épire et en Thessalie (art. XXIV), les puissances restant médiatrices entre la Turquie et la Grèce, en cas de difficulté. La France proposa, par extension de l’article XXII du traité de San-Stefano, le droit de protection officielle des ambassades sur les ecclésiastiques, les pèlerins et les moines voyageant dans la Turquie d’Europe et la Turquie d’Asie, ainsi que sur les établissemens religieux, dans les Lieux-Saints et ailleurs (art. LXII).

Ses plénipotentiaires, entrés si timidement d’abord et avec tant de précautions, s’étaient sentis peu à peu raffermis et portés en quelque sorte par la force de leur situation. On se montrait empressé à leur égard ; on enregistrait leurs moindres avis ; on leur confiait les besognes délicates de médiation et de rédaction. Et personne plus que le prince de Bismarck ne veillait à faciliter et à ennoblir leur tâche. Quel changement ! C’est que personne mieux que le prince ne comprenait l’importance de l’adhésion de la France à l’œuvre des puissances maîtresses du Congrès. Si la France avait fait défaut ou avait discuté, son abstention ou ses critiques menaçaient l’unanimité, et tout était en question.

L’Italie était peu satisfaite. De vagues velléités favorables à la Russie qu’elle avait manifestées au début (par crainte de l’influence grandissante de l’Autriche-Hongrie dans la zone adriatique) ne lui avaient pas porté bonheur. Sa présence avait été pour ainsi dire omise, et son premier plénipotentiaire, le comte Corti, se plaignit d’avoir été trompé par le prince de Bismarck. Celui-ci voulait probablement faire sentir aux Italiens l’intérêt qu’ils trouveraient à s’abriter désormais sous l’aile de l’Allemagne.

Quoi qu’il en soit, l’Italie, seule, ne pouvait agir ; mais si son humeur morose se fût épanchée dans le sein de la France, si toutes deux, réclamant, devant le Congrès, leur rôle de puissances méditerranéennes et de puissances d’équilibre, s’étaient placées résolument entre les deux groupes, la Russie eût eu le moyen de manœuvrer.

L’avantage qu’une attitude, à la fois plus souple et plus dégagée, eût assuré à la France, fut pressenti par les chefs du Congrès. Ils prirent les devans, si bien qu’ils firent, d’eux-mêmes, à cette puissance, une situation plus belle que celle même sur laquelle paraissent avoir tablé ses représentans et son gouvernement.

C’est ainsi, qu’en dépit des fameuses « réserves, » les plénipotentiaires français furent contraints, en quelque sorte, de saisir une occasion qui se présentait à eux de faire sanctionner par le Congrès la politique traditionnelle de la France dans les Lieux-Saints et, d’une façon générale, ce qu’on est convenu d’appeler le « protectorat catholique » en Orient. La Haute Assemblée reconnut, à ce titre, « les droits acquis à la France, » c’est-à-dire une autorité précieuse dans toute l’étendue de l’empire et principalement dans ces régions si importantes, la Palestine et la Syrie.

Bientôt une autre circonstance s’offrit où la France put encore prendre avantage. Avec la portée toujours considérable des initiatives françaises en Europe, elle décida de l’orientation future de la politique européenne : c’est à partir de cette heure, en effet, que la France se retourna vers ses intérêts méditerranéens. De nouveaux horizons s’ouvrirent ; les puissances se précipitèrent vers « l’expansion coloniale. »

Parmi ces silences éloquens, qui sont pour ainsi dire la trame secrète du Congrès de Berlin, il en est un qui ne fut pas rompu une seule fois, mais dont le sujet troubla sans cesse les esprits. On n’en parlait jamais, on y pensait toujours. Il s’agissait de l’Egypte.

L’Egypte, c’est, par excellence, « la route de l’Inde. » Depuis Aboukir, l’Angleterre n’a jamais perdu de vue la terre des Pharaons. Le canal de Suez, percé de la main de M. de Lesseps, accrut sa vigilance. Les folies financières d’Ismaïl donnèrent prise à son contrôle. L’achat des actions du canal afficha ses ambitions.

La situation diplomatique de l’Egypte était assez singulière. Appartenant toujours à l’Empire turc, elle réclamait, depuis le temps de Méhémet-Ali, une certaine liberté de mouvement que plusieurs puissances, et, au premier rang, la France, avaient admise et encouragée. Elle ne suivait plus absolument le sort de la Turquie. En 1877, au cours des négociations qui précédèrent la guerre, cette situation spéciale s’était compliquée encore. L’Angleterre avait stipulé que l’Egypte et le canal de Suez seraient hors de l’atteinte des hostilités et, pourtant, les troupes du khédive avaient vaillamment combattu, à Plewna, dans les armées ottomanes.

Quand l’heure des négociations sonna à Berlin, les précautions prises par l’Angleterre se renforcèrent des « réserves » faites par la France. L’Angleterre avait soustrait l’Egypte aux conséquences de la guerre ; la France prétendait la soustraire aux conséquences de la paix. L’Egypte fut nommément désignée dans la note française parmi les régions dont le Congrès n’aurait pas à s’occuper.

C’est une question de savoir s’il n’eût pas été plus sage de laisser à l’Europe, qui paraissait vouloir consolider alors ce qui restait de l’Empire turc, la possibilité d’étendre au rivage africain les garanties qu’elle prenait si solennellement pour les provinces européennes et asiatiques. Mais la politique française subissait alors des influences diverses.

Quoi qu’il en soit, les événemens avaient marché ; la « question d’Egypte » était née et se développait en même temps que la question d’Orient. Peut-être pourrait-on dire qu’elle mûrit précisément à Plewna.

La crise financière s’était accrue dus dépenses faites pour mobiliser, équiper et entretenir les 30 000 hommes envoyés en Macédoine. Quelque temps auparavant, dès les derniers mois de 1875, le gouvernement britannique avait fait procéder à une enquête sur la situation des fonds égyptiens et il avait favorisé la création, par l’intermédiaire de l’Anglo-Egyptian Bank (février 1876), d’une banque nationale destinée à gérer les affaires du khédive. La France était intervenue au nom de ses propres créanciers. A partir de ce moment, les porteurs de fonds, les bond-holders, furent les instrumens des deux politiques en Egypte et menèrent le train.

La France fut rapidement distancée : en mai 1876, création de la Caisse de la Dette publique sous la haute surveillance de commissaires européens. En décembre 1876, création du contrôle à deux, qui fut l’origine du condominium ; les contrôleurs généraux sont l’un anglais et l’autre français ; ils sont chargés l’un des recettes, l’autre de la comptabilité et de la Dette publique ; ils assument, en un mot, toute la responsabilité de la gestion financière en Egypte, sans toutefois avoir l’autorité nécessaire pour arrêter le flux des dépenses.

Après la guerre de Turquie, la caisse étant vide, une enquête nouvelle est ordonnée par décrets khédiviaux du 27 janvier et du 30 mars 1878. Une commission internationale, dont un Français, M. de Lesseps, avait la présidence nominale, et un Anglais, sir Rivers Wilson, la présidence effective, reçoit les pouvoirs les plus étendus.

A partir de ce moment, on sent la main anglaise, plus forte et plus pressante que jamais, dans les affaires égyptiennes. Sur les lieux, les choses se précipitent. L’agent français au Caire écrit :


Je me rappelai alors toutes les phases de la période qui venait de s’écouler et toutes les offres faites si témérairement aux Anglais, par le khédive, d’un gouverneur général ou d’un ministre prépondérant. Sans doute, ces propositions avaient été déclinées à Londres, comme inopportunes ou prématurées, mais elles n’y avaient soulevé ni étonnement, ni indignation… Tous ces symptômes me mettaient dans une singulière défiance à l’égard de nos alliés. Ce n’était pas de l’intérêt des créanciers et de la liquidation financière qu’il allait désormais être question, mais du sort même de l’Egypte[20].

Et, en effet, le sort de l’Egypte était en cause. Les deux puissances qui se trouvaient face à face sur les bords du Nil, étaient, à ce moment même, représentées au Congrès de Berlin. Quelle occasion de consolider, d’innover ou de marchander !

L’Angleterre, visiblement, manœuvrait pour dégager l’affaire d’Egypte de la question d’Orient et pour la tirer à part, mais à son profit. Elle voulait avoir les mains libres, — non inactives. La mer et ses passages forment sa préoccupation constante. Ainsi s’explique son attitude si prudente en ce qui concerne la Bulgarie maritime, en ce qui concerne les Détroits, en ce qui concerne la Grèce, en ce qui concerne la Turquie elle-même ; elle se tait, négocie à la muette. Ainsi s’explique cette surprenante convention de Chypre et le secret secrétissime gardé sur elle, à tel point que, on l’a vu, les plénipotentiaires ottomans à Berlin ne la connaissaient pas. De Chypre, on surveillerait tous ces rivages.

Mais, pour conclure, on ne peut se passer de la France (que l’Italie suivra probablement) ; sans la France, la formidable machine opposée à la Russie ne fonctionnera pas. Que faire ? L’Egypte est citée nommément dans les « réserves » de M. Waddington : impossible de prononcer ce nom… Pourtant on en parla.

On en parla dans la coulisse, puisqu’il était écrit que les affaires principales, les vraies affaires du Congrès seraient passées par prétention devant la solennelle assemblée.

Le 7 juillet 1878, — cinq jours avant la fin du Congrès, — lord Salisbury communiquait à M. Waddington la convention relative à l’occupation de Chypre. Le coup frappait droit au visage la France et l’Italie, puissances méditerranéennes. M. Waddington fut à la fois indigné et embarrassé. Il était le plus correct et le plus loyal des hommes ; il s’était réfugié volontiers dans un rôle effacé, consentant toutefois à collaborer à certaines besognes pénibles ; et voilà le réveil qu’on lui ménageait ! Il chercha lord Beaconsfield, l’aborda et lui parla avec vigueur : la France n’avait plus qu’à quitter le Congrès…

Tout, excepté cela ! Lord Salisbury ne laisse pas tomber l’entretien. Au fond, cette surprise ne le surprend pas : il était prêt. L’heure était venue d’examiner les questions méditerranéennes. Malgré les « réserves » de la France, on mit sur le tapis les questions litigieuses entre les deux puissances. On parla de l’Egypte d’abord ; on parla de la Syrie et, enfin, pour se donner du large, le ministre anglais jugea opportun de glisser tout à coup, dans la conversation, le mot de Tunisie. « Vous ne pouvez pas laisser Carthage aux mains des barbares, » dit-il brusquement à M. Waddington[21].

Sur l’Egypte, quoique la situation de la France fût très forte, ses « réserves » l’embarrassaient et prouvaient son embarras. M. Waddington persévérait dans le système, qui avait été celui de la France dès les temps du duc Decazes : il se contenta de déclarations établissant l’égalité de situation et d’influence des deux puissances.

En ce qui concerne le Liban, les paroles des ministres anglais furent des plus nettes ; ils reconnaissaient les droits et les devoirs acquis à la France dans cette province ; « l’Angleterre n’y porterait aucun préjudice. »

Mais, pourquoi la Tunisie ? On l’a vu, ce fut lord Salisbury qui fit les premières ouvertures. Il disait que l’Angleterre était résolue à n’opposer aucun obstacle à la politique française dans ce pays. « Faites là-bas ce qui vous paraîtra bon, ajoutait-il. Ce n’est pas notre affaire. » En somme, il invitait la France à chercher, de ce côté, des compensations qu’on lui eût difficilement accordées ailleurs. C’était jeter le lest indispensable : et cela suffit pour faire apprécier la force unique de la France à Berlin. Ce sacrifice avait été évidemment délibéré dans les conseils de la Reine, et le prince de Bismarck avait été tenu au courant.

Que risquait-on ? On s’assurait le concours immédiat de la France, — concours absolument indispensable et sans lequel on ne pouvait boucler le Congrès, — en échange de concessions à longue échéance, peu définies et qui, même, avaient l’avantage, dans les conjonctures présentes, de mettre en antagonisme les deux puissances méditerranéennes, la France et l’Italie. La diplomatie britannique, pour un gain immédiat, la prise de possession de Chypre, offrait un bénéfice aléatoire, onéreux, peut-être irréalisable : la Tunisie.

En présence de cette offre ou, si l’on veut, de cette tentation, les plénipotentiaires français hésitèrent. La France était payée pour avoir peur des aventures. Ses représentans craignaient de mettre le doigt dans un engrenage et d’engager la politique du pays pour longtemps.

Après mûre réflexion, MM. Waddington, de Saint-Vallier et Desprez se décidèrent à saisir la balle au bond ; ils comprirent l’avantage qu’il y avait à faire ratifier, en séance du Congrès, les diverses propositions émanant de lord Salisbury, pas trop lâchés apparemment de ne pas quitter Berlin sans remporter, eux aussi, « quelque chose. » Ils rédigèrent donc un projet de motion pour être déposé sur la table du Congrès et ils l’envoyèrent à Paris par un des secrétaires de la mission ; ils demandaient l’approbation du maréchal de Mac Mahon et du conseil des ministres.

On raconte que le maréchal, à peine les yeux jetés sur les documens, se mit dans une violente colère : « Ils veulent nous f… l’Italie sur le dos, maintenant ! se serait-il écrié. Jamais je ne consentirai ; je ne veux pas qu’on nous jette dans une nouvelle querelle, je ne veux pas, entendez-vous bien !… » La scène était si vive que le secrétaire, porteur du message, en fut tout interloqué, et le maréchal dut lui expliquer avec bonté que ces paroles ne pouvaient l’atteindre. Le conseil des ministres opina dans le même sens. Les plénipotentiaires français, avertis par le télégraphe, durent donc renoncer à leur projet, et le silence fut gardé, devant le Congrès, sur les tractations anglo-françaises, au sujet du nouvel équilibre dans la Méditerranée[22].

Après le Congrès, M. Waddington, de retour à Paris, eut-il plus d’empire sur le maréchal et sur ses collègues, ou bien crut-il de son devoir de ne pas laisser tomber dans l’oubli les déclarations si importantes qui lui avaient été faites ?

Dès le 21 juillet, il écrivit au marquis d’Harcourt une première lettre destinée à être communiquée à lord Salisbury et qui rappelait d’abord l’entente intervenue sur l’affaire d’Egypte et sur la question du Liban. Il visait les conversations qui avaient eu lieu à Berlin, et il ajoutait :


Nous désirons, en conséquence, être assurés que, dans l’avenir comme actuellement, nos deux gouvernemens agiront de concert en vue de conserver intacts par une politique amicale, fondée sur un respect juste et réciproque, leurs intérêts respectifs dans la vallée du Nil. Telles sont les conditions sans lesquelles il me paraîtrait impossible de garantir la continuation des relations cordiales et franches entre la France et l’Angleterre. Lord Salisbury a admis les droits et les devoirs que nous tirons de la situation acquise par nous dans le Liban et il m’a déclaré qu’aucun acte du gouvernement anglais n’y porterait préjudice. Ses paroles n’ont pas été moins explicites en ce qui concerne l’Egypte. Il m’a déclaré adhérer entièrement aux idées que je lui ai exprimées quant à la part qui, dans l’avenir, écherrait à nos deux pays en cette région. Je puis ajouter que lord Beaconsfield, en plusieurs conversations, a adopté les mêmes vues et a tenu le même langage.


La communication fut faite au marquis de Salisbury, à Londres, le 22 juillet, et il répondit, le 7 août 1878 :


Je renouvelle très volontiers ces assurances de la part du gouvernement britannique. Le langage que j’ai employé est exactement reproduit dans la dépêche de M. Waddington, quoique je ne puisse répondre de toutes les expressions.


Ce fut ensuite le tour de la Tunisie. Le 26 juillet, M. Waddington écrit à l’ambassadeur de France à Londres :


Notre attention (celle de lord Salisbury et celle de M. Waddington) s’est portée sur la régence de Tunis. Lord Salisbury, venant spontanément au-devant des sentimens qu’il nous supposait, donna à entendre, de la manière la plus amicale et dans les termes les plus explicites, que l’Angleterre était résolue à n’opposer aucun obstacle à notre politique dans ce pays. D’après lui, ce serait à nous à régler à notre convenance la nature de nos relations avec le bey et à les étendre si nous voulions ; le gouvernement de la Reine acceptait d’avance toutes les conséquences que le développement naturel de notre politique pouvait avoir sur la destinée définitive de la Tunisie : — « Faites de Tunis ce qui vous paraîtra bon, dit Sa Seigneurie ; l’Angleterre ne vous fera pas d’opposition et respectera vos décisions. » A Berlin, le comte Beaconsfield me confirma ce langage ; et nous ne pouvons en conséquence douter de l’accord complet des vues des deux membres du gouvernement britannique en ce qui concerne cette question.

À cette dépêche, lord Salisbury répondit également le 7 août, liant ainsi les deux négociations, dans les termes suivans :


Le sujet auquel se réfère M. Waddington fut traité plus d’une fois, dans les conversations très satisfaisantes que j’eus avec lui à Berlin… Le gouvernement de Sa Majesté a témoigné sa très vive satisfaction du succès des expériences tentées par la France en Algérie et de la grande œuvre de civilisation qu’elle accomplit en ce pays. Elle n’a jamais méconnu que la présence de la France sur cette côte, soutenue comme elle l’est par des forces militaires imposantes, doit avoir pour effet de lui donner, quand elle le jugera convenable, le pouvoir d’exercer une pression avec une force décisive sur le gouvernement de la Tunisie. C’est un résultat que le gouvernement britannique a depuis longtemps reconnu comme inévitable et qu’il a accepté sans répugnance.

L’Angleterre n’a pas en cette région d’intérêts spéciaux qui puissent l’amener à voir avec appréhension ou avec défiance légitime l’influence et l’expansion de la France. En ce qui concerne son événement qui peut être éloigné, je dirai donc seulement qu’il n’altérera pas l’attitude de l’Angleterre. Elle continuera de reconnaître, comme elle fait maintenant, les résultats naturels du voisinage d’un pays puissant et civilisé comme la France, et n’a pas à formuler de contre-réclamation…


Le Congrès de Berlin termina ses travaux le 13 juillet. Le 16 juillet, quand lord Beaconsfield rentra à Londres, il fut accueilli, sur le trajet de la gare de Charing-Cross à Downing street, par l’enthousiasme et les acclamations délirantes de la foule. Il dut se mettre au balcon, d’où il lança le fameux cri : « Nous rapportons la paix avec l’honneur ! » Ce fut, en effet, un grand jour pour ce peuple qui vit resplendir, sur le ciel déchiré de l’Europe, l’astre britannique à son apogée.

Le prince Gortschakoff, souffrant et qui n’avait pu assister au dîner de clôture du Congrès, fut reçu avec bienveillance par l’empereur Alexandre II, à Tsarskoié-Sélo, et la cour célébra, avec un empressement officiel, l’anniversaire de ses quatre-vingts ans. La lampe baissait, prête à s’éteindre.

La France se porta, avec son humeur légère, aux dernières fêtes de l’Exposition, non, toutefois, sans se préparer aux perspectives nouvelles de cet avenir colonial que le Congrès avait ouvert devant elle[23]. Le prince de Bismarck s’en alla tranquillement prendre les eaux à Kissingen.


L’Allemagne, sous sa direction, avait achevé la grande manœuvre commencée à Duppel, poursuivie à Sadowa et à Sedan : cette fois, c’est la Russie qu’elle a battue, et sans coup férir. Après avoir rompu les digues à l’Ouest, elle déborde vers l’Est et vers le Sud ; elle jette l’Autriche-Hongrie sur le Danube, et refoule les Slaves vers les steppes de l’Asie.

L’Angleterre, à la faveur d’un tel bouleversement, s’est glissée par le corridor méditerranéen et a contourné les terres méridionales où elle cherche à mettre le pied.

Ainsi, l’Europe se sent à la fois resserrée et comprimée au centre et à la circonférence. Elle a besoin d’espace et d’air ; elle étouffe.

Or, précisément, à Berlin, des mots fatidiques ont été prononcés : Asie Mineure, Chypre, Egypte, Tunisie. Ce sont les pays du rêve. La porte d’or s’est ouverte ; les imaginations sont à l’essor. Si l’Europe est trop petite, eh bien ! il y a l’univers.

La politique européenne s’incline devant la prépondérance allemande ; les autres puissances n’ont qu’à chercher au loin leurs compensations : une nouvelle époque commence, celle de la politique mondiale.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Les protocoles officiels du Congrès ont été publiés par la plupart des gouvernemens. Il y a un Livre jaune français. Inutile d’ajouter qu’ils offrent une image très incomplète des séances. Voici, d’ailleurs, à ce sujet, l’appréciation d’un des plénipotentiaires : « Les protocoles officiels rapportent fidèlement les travaux du Congrès et en donnent le résumé officiel ; mais, sous l’enveloppe diplomatique qui en recouvre uniformément toutes les parties, on a peine à saisir la physionomie vraie des détails. En outre, les protocoles n’étaient pas relus en séance, et l’on se permettait souvent d’y introduire, après coup, des modifications très importantes. » Souvenirs inédits de Carathéodory pacha.
  3. Un petit quadro des coulisses du Congrès : « Avant la séance, nous allâmes au buffet où nous bûmes du porto et mangeâmes des biscuits. Peu à peu arrivaient les plénipotentiaires : le comte Corti, un petit homme laid, avec une figure japonaise, le comte de Launay ; ensuite, le Turc, homme encore jeune, mais insignifiant ; le comte Schouwaloff et le vieux Gortschakoff, chancelant ; enfin les Anglais et les Français, Waddington en grand uniforme. La première rencontre de Gortschakoff et de lord Beaconsfield était intéressante ; c’était un moment historique. » Mémoires du prince de Hohenlohe, t. II, p. 231. Voyez aussi l’intéressant article du comte de Mouy, dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1904.
  4. Souvenirs inédits de Carathéodory pacha sur le Congrès de Berlin.
  5. Cette tactique de Bismarck est exprimée en un raccourci très expressif, par cette phrase du prince Antoine de Hohenzollern écrivant à son fils, le prince Charles (avril 1877) : « Bismarck veut isoler absolument la Russie et la France pour avoir les mains libres. » J. de Witte, loc. cit. (p. 289).
  6. Souvenirs inédits de Carathéodory pacha.
  7. Souvenirs inédits du comte P. Schouwaloff.
  8. En entendant lecture des propositions anglaises relatives aux Balkans, les plénipotentiaires ottomans, qui ignoraient encore la convention Derby-Schouwaloff et tous les arrangemens secrets qui avaient préparé et « truqué » le Congrès, n’en revenaient pas de surprise. Ils en étaient encore à croire que les plénipotentiaires anglais les aideraient à défendre, autant que possible, l’intégrité de l’empire. Il s’agissait, alors, d’arracher, à la future Bulgarie, Varna et le sandjak de Sofia : « C’était le 22 juin ; en ville, on disait que les Anglais se montraient très raides et que tout pouvait être rompu d’un moment à l’autre… Le 22 au matin, on prétendait que rien n’était arrêté ; à midi, on annonçait, au contraire, que l’entente était effectuée et, bientôt après, lord Salisbury donnait lecture au Congrès de sa grande proposition qui se trouve consignée dans le protocole IV… Les plénipotentiaires ottomans étaient atterrés ; quelques heures auparavant, on leur assurait que la question de Varna était fortement discutée, et maintenant, ils entendaient l’Angleterre proclamer du coup l’abandon de Varna et du sandjak de Sofia à la principauté de Bulgarie, se contenter, en retour, de l’exclusion des bassins du Mesta et du Struma-Carassou des limites de la Roumélie orientale, ce dont on n’avait pas entendu parler jusqu’alors, et proposer la formation, en dehors de la principauté de Bulgarie, d’une province autonome avec frontières, milice locale, etc. » Le pauvre Carathéodory essaya en vain de se défendre. Le prince de Bismarck lui coupa la parole : « M. de Bismarck commença à dire très durement au plénipotentiaire ottoman que s’il avait à parler, il devait le faire sur-le-champ et sans aucun retard. Cependant, ajouta-t-il, je ne puis pas admettre que, même dans le cas où le plénipotentiaire ottoman voudrait prendre la parole immédiatement, il s’en servît pour présenter des objections, il n’en a pas le droit, puisque son gouvernement a signé le traité de San-Stefano… Une pareille attitude, vis-à-vis d’une commission européenne, indiquerait de la part des plénipotentiaires ottomans l’intention d’entraver la marche des travaux du Congrès. Je ne pourrais le tolérer, et si les plénipotentiaires ottomans y persistent, je déclare que je me verrais obligé et que je suis prêt à donner une sanction pratique à mes observations… (textuel). » (Souvenirs inédits de Carathéodory pacha.) Ces sorties et ces menaces, d’autant plus effrayantes qu’elles étaient plus vagues, faisaient rentrer sous terre « messieurs les plénipotentiaires ottomans, »
  9. La situation de la Crète fut à peine touchée au Congrès. L’article 23 du traité de Berlin qui remplace l’article 15 du traité de San-Stefano dit simplement qu’on appliquera à l’île le règlement organique de 1868. On attribue à M. Waddington ce mot qu’il aurait adressé à la colonie hellénique de Paris : « Nous avons rencontré, au sein du Congrès, une volonté de fer qui nous a empêchés de nous occuper de la Crète, et cette volonté était celle de lord Beaconsfield. » Chrystaphidès, Chypre ou la Crète, dans le Correspondant du 10 avril 1895.
  10. Carathéodory pacha donne un détail précis et curieux sur l’entente de Reichstadt : « Il est bon de noter que l’origine de cette question (Bosnie et Herzégovine) remontait, s’il faut en croire certains récits, à l’entrevue des empereurs, à Reichstadt, en juin 1876. Du moins, c’est ce qui a été affirmé sous serment par M. Kogalniceano. Ce dernier a déclaré avoir eu entre les mains deux documens écrits au crayon, l’un par le prince Gortschakoff, l’autre par le comte Andrassy et échangés entre eux à Reichstadt ; les deux écrits, qui étaient formulés comme de simples exposés d’idées, admettaient, dans l’hypothèse d’une guerre russo-turque, la rétrocession de la Bessarabie à la Russie et l’extension de l’Autriche en Herzégovine-Bosnie. Plusieurs énonciations de lord Salisbury, pendant les discussions officielles et privées, donnent lieu de croire que l’Angleterre, de son côté, s’était familiarisée avec cette idée, à l’époque des conférences de Constantinople… »
  11. Souvenirs inédits de Carathéodory pacha.
  12. Souvenirs inédits de Carathéodory pacha. — Voyez le récit émanant, dit-on, du cabinet de M. "Waddington et qui parut dans la Neue freie Presse, du 31 août.
  13. Souvenirs inédits de Carathéodory pacha.
  14. Voici le texte de cette clause secrète : « Sur le désir exprimé par les plénipotentiaires ottomans au nom de leur gouvernement, les plénipotentiaires austro-hongrois déclarent, au nom du gouvernement de S. M. I. et R. Apostolique, que les droits de souveraineté de S. M. I. le Sultan sur les provinces de Bosnie et d’Herzégovine nu subiront aucune atteinte par le fait de l’occupation dont il est question dans l’article relatif aux dites provinces du traité à signer aujourd’hui ; que l’occupation sera considérée comme provisoire et qu’une entente préalable sur les détails de l’occupation se fera immédiatement après la clôture du Congrès entre les deux gouvernemens.
    « Berlin, le 13 juillet 1878.
    « Andrassy, Karolyi, Haymerlé. »
  15. J. de Witte, Quinze ans d’histoire. Note d’une conversation de l’agent roumain Liteano avec Odo Russell, ambassadeur d’Angleterre, le 26 avril : « Bismarck n’a fait, jusqu’à présent, que des jeux de mots sur la question d’Orient ; il a emprunté le dernier à Louis XIV : « Le Congrès, c’est moi (p. 378). »
  16. Les délégués roumains, MM. Bratiano et Kogalniceano, quoique représentant un État belligérant et victorieux, ne furent pas admis à participer aux travaux du Congrès. Ils furent seulement « entendus » par les représentans des puissances. Ils présentèrent un Mémoire et plaidèrent leur cause avec chaleur, mais on savait d’avance que c’était en pure perte et que les positions étaient prises : un des secrétaires du Congrès, M. le comte de Mouy, écrit : « Je plaignais à part moi les deux délégués roumains en les entendant développer leur argumentation judicieuse et illusoire. Ils avaient, au surplus, l’air fort triste, l’un et l’autre, et n’accomplissaient leur mission que par devoir et sans aucune espérance. » (Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1904.)
  17. Séance du 6 juillet.
  18. Cité par Baron d’Avril, le Congrès de Berlin (p. 351).
  19. Personne n’a mieux compris et mieux expliqué le jeu de cette convention du 4 juin, qui lia toutes les parties engagées simultanément devant le Congrès, que Carathéodory pacha. Il en souffrit le premier et très cruellement, car cette entente secrète ruina d’avance toute son action : « La convention anglo-turque et la cession de Chypre qui venaient d’être divulguées à ce moment contribuaient aussi à exciter la convoitise des Autrichiens. Ceux-ci avaient eu de très bonne heure connaissance de l’arrangement secrètement conclu entre l’Angleterre et la Turquie ; il ne faut pas en douter, pas plus qu’il n’y a lieu de douter qu’ils auront mis dans le secret M. de Bismarck, vis-à-vis duquel le comte Andrassy n’aurait jamais osé garder le silence sur un sujet de pareille importance ; et, pendant que les Anglais, qui avaient pris Chypre, trouvaient tout naturel de seconder l’occupation de la Bosnie par les Autrichiens, ceux-ci, de leur côté, devaient évidemment redoubler d’efforts pour ne pas sortir du Congrès moins avantageusement que les Anglais.
    « Le 4 juillet, un télégramme de la Porte affirmait aux plénipotentiaires ottomans l’existence d’une convention signée entre l’Angleterre et la Turquie au sujet de l’Asie Mineure et de Chypre. Ils furent on ne peut plus contrariés de n’avoir pas connu plus tôt un fait de cette importance (seuls, donc, ils n’étaient pas dans le secret) qui, s’il avait été connu à temps, leur eût donné le droit d’exercer sur les plénipotentiaires britanniques une pression beaucoup plus forte que cela n’avait été le cas. Le 7 juillet, la convention était ébruitée et probablement publique à Londres. Immédiatement, on connut le fait à Berlin et, dès ce moment, les Autrichiens, profitant du désarroi causé dans les rangs de ceux qui ne la connaissaient pas d’avance (c’est-à-dire tout le monde, sauf l’Angleterre, l’Allemagne et l’Autriche elle-même) se montrèrent encore plus intraitables dans leurs exigences. » (Souvenirs inédits.)
  20. Baron des Michels, Souvenirs de carrière (p. 181).
  21. Souvenirs inédits de M. le baron de Courcel sur l’affaire de Tunis.
  22. Les renseignemens sur le langage et l’attitude du maréchal de Mac Mahon proviennent d’un témoin oculaire et digne de foi. Ils ont été contrôlés, d’ailleurs, à la source la plus sûre. Cependant, la version de M. de Marcère est différente : « M. de Bismarck, qui exerçait sa profession de courtier, écrit-il, nous fit entendre que nous pourrions nous emparer de la Tunisie sans qu’il eût rien à y redire… La question se posa au conseil de savoir si nous ne devions pas profiter de cette sorte d’ouverture. Quelques-uns d’entre nous rappelaient l’adage : Timeo Danaos et dona ferentes. Quant à moi, je n’éprouvais pas ce scrupule. Je pensais depuis longtemps, et le général Chanzy m’avait confirmé dans l’opinion que la possession de la Tunisie était indispensable à la sécurité de notre colonie d’Afrique. Le maréchal de Mac Mahon partageait cet avis. Il était très résolu et aurait volontiers engagé l’affaire, dont le succès assuré souriait à son patriotisme et aurait jeté un reflet de gloire sur sa présidence. Le conseil des ministres ne jugea pas qu’il y eût lieu, pour le moment, de donner suite à cette affaire… » Dans la discussion du budget de 1879, au Sénat, M. Waddington prononça une phrase célèbre, félicitant la France d’avoir été à Berlin « libre d’engagemens, d’en être revenue libre d’engagemens et d’être restée libre d’engagemens ! » C’est ce qu’on a appelé la « politique des mains nettes. » Il y a eu quelque incertitude dans tout cela jusqu’au jour où la France, engagée avec MM. Barthélémy Saint-Hilaire et Jules Ferry, se décide et agit.
  23. Voyez, dans le Recueil des Discours de Gambetta, une « opinion » de l’homme d’État français sur le Congrès de Berlin, parue dans le Times. On peut la résumer en quelques mots : fin de la désunion des puissances en Europe ; fin de la triple alliance de 1873 ; rapprochement de la France et de l’Angleterre ; « une alliance franco-russe reposant sur l’arbitraire n’est pas possible… La France ne songe à rien qui puisse rendre ces alliances nécessaires ou désirables. » Il faut interpréter cum grano salis. Au moment où l’on abordait la politique coloniale, il fallait ménager l’Angleterre et ce n’était pas le Times que l’on eût pris pour confident d’un rapprochement franco-russe. On en parlait, — pour le nier, il est vrai, — mais c’était déjà beaucoup.