Le Conte de l’Archer/Chapitre III

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III

Comment notre jeune archer conquit grande renommée et fut aimé par plusieurs dames.

Étrange guerre que celle qui se faisait, en ce temps-là, entre les partisans du duc de Bourgogne et ceux du roi de France. Étrange, mais non différente des autres, en ce que c’était toujours le peuple qui en faisait les frais et en supportait le poids. Et je vous réponds que les hommes d’armes de l’un et l’autre camp ne se faisaient pas faute de voler le bien des paysans et les voyait-on souvent, montés sur des ânes dérobés dans les fermes, simuler des tournois entre eux et se gaudir d’avoir des montures à leur gré, durant que les misérables se lamentaient et pleuraient leurs bourriques avec plus de larmes que s’ils eussent perdu leurs femmes. Car, en ce temps maudit, comme au benoît siècle où nous sommes, les gens de la campagne française aimaient fort leur bien et étaient plus sensibles au défaut de bêtes utiles que de conjugales tendresses.

Il n’y avait au monde, je crois, que le tanneur Guillaume pour soutenir que le pays était enchanté de cet état et que la guerre est un divertissement dont une grande nation ne saurait se passer.

Il est vrai qu’il raisonnait de ces choses en homme qui demeure dans une bonne ville tranquille où arrive seulement l’écho lointain des batailles. Tels on voit communément ceux qui sont couchés dans un bon lit entendre avec plaisir l’orage se ruer au dehors en grêle, tonnerre et pluie ; et tout bas ils s’applaudissent d’être ainsi bien à couvert pendant que d’autres sont meurtris par la foudre ou percés par l’ondée, le spectacle des misères d’autrui étant délectable au plus grand nombre d’entre nous, ce qui prouve bien que nous sommes nés bons comme l’affirment beaucoup de sages philosophes.

Mais laissons le tanneur à ses travaux et à ses beaux discours. Mentionnons cependant que la disparition du frère Étienne causa quelque émoi parmi les amis qu’il laissait à Chinon. Guillaume, qui n’avait plus guère que lui de compagnie pour écouter ses belliqueux propos, en éprouva une mauvaise humeur considérable. Mais intérieurement dame Mathurine, qui avait deviné que le moine n’avait pu se séparer de Tristan, était heureuse de penser que le pauvre enfant ne serait pas abandonné seul parmi la soldatesque du Roi. Isabeau se disait aussi que, par frère Étienne qui était grand clerc, elle aurait peut-être quelquefois des nouvelles de l’absent, et elle en éprouvait une secrète joie.

Restait maître Mathieu Clignebourde, qui ne disait absolument rien, mais qui prenait un petit air narquois en regardant passer le tanneur, comme si cet événement eût confirmé certains doutes qu’il avait conçus depuis longtemps. Oh ! la vilaine nature que ce Mathieu Clignebourde et qui ne croyait jamais au côté innocent des choses, lequel, il faut bien le dire d’ailleurs, est rarement le vrai ! Mais les malveillants n’en ont pas moins tort à mon avis ; car si l’humanité est vraiment laide à considérer de trop près, c’est une raison de plus pour ne pas la regarder avec des lunettes, et y chercher des vilenies qu’on est certain d’y découvrir.

Il est bien plus sage, n’est-ce pas, de croire qu’elle se meut suivant les aspirations hautaines d’un idéal que chacun se fait soi-même ? Car les hommes ont ceci de remarquable aussi qu’ils n’ont pas encore appris à s’entendre sur ce qui est mal et sur ce qui est bien. Aussi ne sauraient-ils être assez tolérants les uns vis-à-vis des autres puisqu’ils ignorent la règle d’après laquelle ils seront jugés. Pour ce qui est du cas particulier de frère Étienne, les uns estiment que les moines devraient avant tout demeurer fidèles à leur vœu de sagesse, et les autres, qu’ils seraient bien sots de se priver de l’unique joie de ce monde, d’autant qu’un vœu qui est contre la nature est impie et ne saurait que déplaire au divin Créateur.

Le ciel me préserve d’entrer dans telle discussion qui est délicate avant tout et ne m’intéresse guère, puisque je ne fis jamais autre vœu que de donner à l’amour le meilleur de ma vie, lequel vœu j’ai jusqu’ici scrupuleusement observé, je vous le jure ; et si vous trouvez une dame de mes amies qui vous dise le contraire, amenez-la-moi, je vous prie, que je la confonde sur-le-champ. Tout ce que j’entends dire c’est que frère Étienne, pour quelque raison qu’il aimât Tristan à ce point, avait raison de sacrifier son repos et sa tranquille existence à cette tendresse, parce qu’il n’est de bonheur que dans le dévouement et dans l’oubli de soi-même. Vous voyez que ma morale n’est ni si basse ni si vile que sembliez le dire.

Encore une fois, revenons à nos voyageurs.

Comme l’avait annoncé le capitaine, en même temps que le chant du coq dans les basses-cours avait sonné le bruit aigre de la trompette, et l’Aurore, qu’avait attirée sur le bord du ciel la voix de Chanteclair, faillit remettre son pied rose dans son lit, lequel est, comme vous le savez, derrière l’horizon, en entendant le clairon. Car cette calme déesse ne se plaît pas aux tumultueuses clameurs des hommes. Aussi la voyez-vous rarement descendre dans les villes, tandis qu’elle apparaît radieuse aux champs et qu’elle pleure d’attendrissement dans le cœur ouvert des roses, saluée par le bourdonnement des insectes et par le balancement des feuillages, par le murmure d’argent des sources et par le réveil harmonieux des oiseaux. Et quand vous la voudrez contempler dans sa robe de dentelle brodée par les araignées matinales, et couronnée de diamants par la rosée, fuyez les cités abjectes où le jour ne se hasarde que par lambeaux déchirés aux toits, et venez avec moi dans quelque beau paysage dont le ruban bleu d’une rivière relie les verdures comme un bouquet, où dans la buée d’or de l’orient monte la vapeur azurée des collines lointaines, à moins que vous ne préfériez quelque plage dont le sable chante aux premiers rayons du soleil, comme la statue antique de Memnon. Car il n’est de plus belles aurores que celles qui se lèvent sur la mer et semblent monter de l’écume des vagues, comme le fantôme immortel de Vénus.

Ce jour-là, bien que révoltée de la vilaine musique qu’un affreux diable soufflait dans une corne de cuivre, la portière du ciel, comme l’appelle le divin Homère, consentit à faire son office. Et ce fut un branle-bas terrible dans la grange où dormait, un instant auparavant, la compagnie dans laquelle frère Étienne et Tristan avaient été si bizarrement incorporés la nuit précédente. Le pauvre Tristan qui, lui, avait rêvé toute la nuit à Isabeau, ayant longuement pressé sur ses lèvres la fleur de coquelicot qu’elle lui avait donnée et qui n’était pas encore flétrie, sauta en l’air comme une jeune chèvre en entendant ce tintamarre, et il dut se frotter longtemps les yeux avant de se souvenir.

Frère Étienne, au contraire, avait déjà si bien pris son parti des choses qu’il fut un des premiers debout, et il avait déjà vidé un broc et demi demeuré sur la table, quand le capitaine descendit par une échelle, des épis vides mêlés à sa rude moustache, car lui aussi avait dormi sur la paille.

— Or çà, mon père, dit-il au moine, ne m’épargnez votre sainte bénédiction, car je crois que nous aurons bientôt à en découdre. C’est fort bien d’avoir dépêché le capitaine Bistouille et ses recrues vers l’éternité ; mais lorsqu’on s’apercevra, au camp du Roi, qu’ils n’en reviennent pas, il est vraisemblance qu’on nous cherchera noise. Aussi le mieux est-il de filer au plus tôt de ce village et de chercher quelque chemin par où nous ne rencontrions pas des forces supérieures aux nôtres.

— C’est sagement parlé, répondit le moine, et il serait à souhaiter que tous les capitaines fussent aussi prudents et bien avisés que vous. Car alors, les armées ne se rencontrant jamais, nous ne verrions jamais non plus de ces massacres qui attristent l’histoire de l’humanité depuis l’origine du monde. Car il n’est pas de peuple qui ait plus massacré ses ennemis que le peuple juif. Il est vrai que le Dieu de miséricorde le lui recommandait expressément. La guerre comprise comme vous l’entendez ne serait plus faite que de belles promenades militaires, salutaires à la santé, et l’on verrait tous les gens de complexion délicate à qui l’exercice est recommandé se faire soldats pour vivre plus vieux.

— Nous n’en sommes pas encore là, dit le capitaine.

— Dieu merci ! grommela Cœur-de-Cuir qui ne rêvait que plaies et bosses.

En ce moment, une grande clameur retentit parmi les hommes qui achevaient leurs préparatifs.

Soigneusement cachés sous une énorme meule de branchages, ils venaient de découvrir un canon et ses munitions que les hommes du capitaine Bistouille avaient eu le temps d’y enfouir au moment où ils avaient été surpris.

— Victoire ! s’écria le capitaine. Voilà qui nous aidera à avoir raison des gens du Roi s’ils nous rencontrent plus tôt qu’il ne convient. D’autant que vous nous avez dit hier, continua-t-il en s’adressant au moine, que votre neveu était habile, entre tous, à manier la poudre. C’est certainement le ciel qui nous l’envoie ce jeune bombardier, juste au moment où nous en avons si grand besoin. Holà ! l’ami, approche ! c’est toi que je nomme général de mon artillerie. Et ne crains pas de la faire sonner dru, au nez de l’ennemi. Qu’on mette la couleuvrine en travers sur quelque mulet robuste comme sont ceux de ce pays ; c’est toi qui le mèneras par la bride et te tiendras prêt à toute alerte. Tu n’en garderas pas moins ton arbalète sur le dos pour en décocher les flèches, s’il ne s’agissait que de quelque escarmouche. Car il faut épargner nos provisions.

Et il fut fait comme avait dit le capitaine.

Pendant qu’on hissait lourdement les pièces sur l’échine d’un des animaux les plus rétifs de son temps, frère Étienne, qui ne perdait jamais la tête, recueillait fort soigneusement, dans un panier d’osier, les brocs, gobelets, buires et autres sortes de vases à boire demeurés sur la table.

— On n’est jamais certain de combattre, avait-il pensé judicieusement, mais on est toujours sûr d’avoir soif.

Et sur les parties de la croupe du mulet que ne couvrait pas sa belligérante charge, il avait soigneusement ficelé ce bagage précieux.

Un beau soleil levant baignait la campagne d’une vapeur d’or clair que traversaient le vol affolé des martinets et la chanson des mille bêtes saluant le retour de l’aurore. On entendait des effarements d’oiseaux dans les branchages, et les poissons se détendaient, comme des arcs d’argent, pour sauter à la surface des eaux. Les roseaux se penchaient sous l’aile des brises matinales avec un murmure doux, secouant à leur cime les libellules azurées.

Mais toutes ces joies de la nature renaissante, suivant l’admirable et éternelle loi des réveils, n’étaient pas faites pour émouvoir les grossiers compagnons du pauvre Tristan et de frère Étienne. Ceux-ci, achevant de cuver le vin de la veille, chantaient d’obscènes refrains que scandait le rythmique cliquetis de leurs armes balancées par l’uniformité de leur marche. Cœur-de-Cuir marchait en avant et ne perdait pas une occasion de faucher du bout de sa baguette les têtes immaculées des lis et les fleurs éclatantes de genêts qui bordaient le chemin, à moins qu’il n’en coupât net les ailes ouvertes de quelque imprudent papillon. Le moine et le capitaine devisaient amicalement, sur le côté de la troupe.

— Croyez-vous, disait l’homme d’armes à l’homme de Dieu, que je puisse espérer aller en paradis après la vie de soudard que j’ai faite, massacrant par-ci et brûlant par-là, n’épargnant quiconque et me complaisant aux rigueurs de mon rude métier ?

— Cela dépend, répondait frère Étienne, et je vous avoue que si j’étais le maître souverain de toutes choses, je ne recevrais pas volontiers, dans mon éternelle maison, des gaillards de votre sorte qui ne peuvent y apporter que vacarme et troubles de toute sorte.

— Cependant, mon père, il n’est question dans les saints livres que de capitaines fameux à qui Dieu ouvrit toutes grandes les portes du bienheureux séjour, après les avoir, lui-même, incités et guidés dans leur cruelle tâche, et nous ne voyons pas, dans la Bible, qu’aucun titre ait été plus agréable au Seigneur que celui de Dieu des armées.

— C’est peut-être qu’en ce temps-là il n’avait pas connu les inconvénients de vivre parmi la soldatesque.

— Et puis, maintenant que je vous ai là, si quelque mauvais coup m’arrivait de l’ennemi, vous n’auriez pas, je gage, l’impertinence de me laisser partir sans l’absolution de toutes mes fautes ?

— Non certes, et je vous dépêcherais suivant les meilleures règles de la pénitence finale. Reste à savoir si vous auriez la contrition qu’il faut pour que mes prières ne fussent pas perdues.

— Je l’aurai, mon père, je l’aurai, et ne serai pas assez bête pour ménager les mea culpa en une pareille occasion. Encore n’est-ce pas le souvenir de mes peccadilles comme homme d’épée pratiquant les rudes lois de la guerre qui m’importune davantage, mais bien plutôt la mémoire des amoureuses fantaisies que je satisfis en chemin, ne laissant guère échapper quelque belle fille sans lui avoir demandé un gage…

— Ou sans lui en laisser un. Mais que cela ne vous inquiète, mon ami ! Je tiens pour certain que Dieu est particulièrement miséricordieux pour le doux péché de la chair, sans quoi tout le monde serait damné à merci. Car il n’est guère d’homme qui, même in extremis, se repente de bonne foi d’avoir cédé au plus doux penchant de l’âme et recherché la seule joie qui soit en la vie. Pour moi, à ceux qui s’en accusent comme d’un crime, j’ai toujours envie de répondre : Seriez-vous sûr de ne pas recommencer, si vous renaissiez demain ?

— Moi, je suis franc, je sens que je recommencerais.

— Et vous auriez raison, mon compère.

— S’il me faut même tout vous avouer, ce que je regretterais vraiment, en me sentant trépasser, c’est de ne le plus pouvoir faire.

— Ce n’est pas moi qui vous en ferais le reproche.

— Et, pour ne vous rien celer, mon unique remords serait peut-être d’avoir laissé passer quelques occasions favorables de me donner à cœur joie de ce précieux délassement.

— Dieu vous tiendrait compte de l’intention, mon ami.

— Il est même un point qui m’inquiète, quand je remémore ce qui nous est conté des choses de l’autre vie. N’y aura-t-il point des femmes au paradis ?

— Si, parbleu ! celles qui auront été chastes dans ce monde.

— J’aimerais bien qu’il y en eût aussi d’autres.

— Vous n’êtes pas dégoûté, mon compagnon !

— Mais de ces dernières, il y en aura certainement plus en purgatoire ?

— Nous n’en saurions douter, théologalement parlant.

— Eh bien, alors, mon père, quand vous me verrez à demi occis, ne me donnez que l’absolution suffisante pour n’aller pas rôtir éternellement dans l’enfer. Car le feu est très contraire à mon tempérament qui est fort sanguin, comme vous le pouvez voir à l’écarlate de mon visage. Mais je crois que je ne me déplairai pas en purgatoire et j’y ferai fort volontiers mon temps en la société que vous m’y promettez. Il sera toujours temps d’arriver à la béatitude complète, et je n’aime pas les trop brusques changements d’état.

— À votre aise, mon ami, répétait frère Étienne, à votre aise. D’autant que je comprends à merveille votre goût.

Ainsi causaient-ils gentiment, comme deux bons compères, pendant que le soleil, montant de l’horizon, dardait ses obliques rayons à leurs derrières, faisant flamber casques et cuirasses et mettant des étincelles à la cime des lances, si bien que de loin la troupe devait ressembler, dans la poussière soulevée par ses pas, à une constellation émergeant d’une légère nuée.

Et lui, Tristan, marchait en arrière, escortant son mulet dont Cœur-de-Cuir venait de temps en temps caresser l’échine pelée, là où la couleuvrine ne la couvrait pas, du bout cinglant de son bâton, ce qui était non moins désagréable à Tristan qu’à la bête. Car vous savez qu’il était de douce nature et contemplait les animaux comme des frères que nous devons protéger et non frapper injustement. Et rien n’était plus mélancolique au monde que les pensées du pauvre garçon. Car il ne pouvait détacher son cœur de la maison abandonnée où il l’avait laissé, et, chacun des pas qu’il faisait l’en éloignant davantage, il éprouvait comme un déchirement sans cesse accru de son être, dont le meilleur était, pour ainsi parler, absent de lui-même. Qui de nous n’a connu de ces heures cruelles où tout nous fait subitement défaut de ce qui était tout pour nous ? C’est mourir vraiment que de traverser pareilles épreuves, car c’est quitter tous les bonheurs de la vie pour n’en conserver que les misères ! Aussi bien dirais-je que le trépas vaut mieux puisqu’il emporte à la fois les uns et les autres, le mauvais et le bon.

Et malgré lui il pensait à l’existence effroyable que lui faisait la folie de son père, quand il aurait pu être si heureux à tanner, lui aussi, des cuirs dans la maison où il était né, menant le train d’un bourgeois estimé. Il eût épousé Isabeau certainement, car il ne pouvait plus douter qu’elle l’aimât. Ne lui en avait-elle pas donné une preuve fleurie qu’il portait encore sur sa poitrine ? Ainsi les

heures lui eussent été comptées par l’horloge tranquille dont le battement monotone et doux l’avait si souvent endormi, au lieu de lui être mesurées par les dangers et dénombrées par la voix du canon.

— Ah ! se disait-il à lui-même, ce n’est pas un mince mérite qu’il faut pour chérir encore ses parents quand ils vous jouent d’aussi méchants tours ! Mais quoi ! c’est à moi-même et à moi seul que je dois m’en prendre ! Ai-je osé jamais dire à mon père que j’étais timide à ce point, et craintif des choses de la guerre ? Je le voyais si fier de me croire vaillant que la honte me prenait de le détromper sur mon courage. Une fatalité obstinée ne m’a jamais permis de lui révéler ma couardise par quelque action d’éclat. Au contraire ! il a toujours fallu que je fisse bonne figure quand un événement inattendu mettait mon naturel à l’épreuve. L’excès de ma peur lui paraissait le triomphe du sang-froid. Allons, ce n’est ni lui ni moi qui suis coupable. C’est la destinée, et c’est elle seulement que je dois maudire !

Et ce murmurant tout bas, le malheureux sentait des larmes lui monter aux yeux. Le rêve cruel des bonheurs perdus passait dans ce voile humide comme fait un rayon de soleil à travers les rosées. C’est la réalité qu’il voulait prendre pour un mauvais songe ! Tout cela n’était qu’une illusion ! Il était encore sous le toit paternel ; on y fêtait la réconciliation de Guillaume Bignolet et de Mathieu Clignebourde ! Les deux amis choquaient leurs lourds gobelets, et, pour cimenter leur nouvelle tendresse, ils convenaient de marier leurs enfants. On appelait Isabeau, qui arrivait rougissante.

Il en était là de cette vision charmante, quand il fit un faux pas dans de hautes herbes. Il regarda la plante qui avait failli le jeter à terre. C’était un magnifique plant de coquelicots… C’était un coquelicot aussi que sa petite amie lui avait donné en partant. C’était donc bien vrai qu’il l’avait quittée ! Et le doux nuage s’évanouissait, car il n’en faut pas davantage pour jeter à terre les fragiles châteaux où logent nos espérances déçues ensemble avec nos illusions un instant ranimées.

— Halte ! dit tout à coup le capitaine.

Tristan faillit sauter en l’air en entendant ce simple mot, et il crut que l’ennemi était là, ce qui le fit trembler de tous ses membres.

— L’endroit ne vous semble-t-il pas bon pour rafraîchir les hommes et nous-mêmes, mon père ? ajouta le chef de la troupe en s’adressant à frère Étienne.

— Tous les endroits me semblent bons pour cela, répondit celui-ci sans hésiter.

Le capitaine fit signe à Cœur-de-Cuir, qui, sur son ordre dit tout bas, alla placer quelques sentinelles. On était alors sur un grand plateau que fermait un rideau de hauts arbres par trois côtés, tandis que le quatrième donnait sur la campagne par une large échappée.

— D’ici, continua le capitaine, nous pourrons voir de tous côtés et éviter toute surprise, au cas où la fantaisie prendrait aux gens du Roi de venir venger la mort du capitaine Bistouille. J’ajouterai qu’en cas d’attaque nous pourrions nous fortifier ici et jouer de notre artillerie, même contre des forces supérieures.

Et, ce disant, il regardait Tristan qui eût bien donné tout au monde, la fleur d’Isabeau exceptée, pour rentrer sous terre seulement assez pour que le sommet de sa tête ne dépassât pas.

Ces précautions prises, on tira les gourdes des sacs pesants que vingt hommes, marchant les derniers, portaient sur leur dos, les gourdes où le vin oscillait avec un bruit charmant et aussi quelques menues pièces de charcuterie dérobées aux paysans la veille. Car vous savez que la charcuterie est en grande estime dans le beau pays de Touraine, où saint Antoine est particulièrement honoré dans la personne de son compagnon. Et, sans parler des rillettes qui sont encore une des renommées de Tours et s’y fabriquent surtout avec de la graisse de porc, il est sans cesse question, dans les auteurs du temps, de mille appétissantes cochonnailles dont la seule description fait ouvrir le nez aux gourmets, comme bâillent les huîtres à la moindre tiédeur solaire.

Et n’est-ce pas un des moindres attraits de ce beau jardin de la France, pour les étrangers qui le traversent, que l’excellence des boudins, andouillettes, hures, pieds grillés qu’on y obtient des benoîts hôteliers, à condition toutefois de leur donner quelque monnaie en échange. Car, s’ils sont bien pourvus en délectables aliments, ils n’aiment point les offrir pour le seul plaisir de les voir manger à leurs convives. Ah ! mes amis, que nous sommes loin du temps où s’exerçait l’hospitalité grecque telle que nous la connaissons par les livres du vieil Homère ! Il faisait bon marché vivre en ces jours glorieux où tout le monde se faisait aubergiste par amour des autres. Et remarquez que ce fut longtemps avant l’institution de la religion chrétienne, laquelle prétend nous avoir apporté, les vraies lois de la fraternité.

Moi, je suis un peu, je l’avoue, de l’avis de l’empereur Julien, qui ne souffrait pas qu’on dépouillât la sagesse antique de ses admirables préceptes pour en parer la nouvelle foi sortie de la religion juive, laquelle était purement barbare comparée aux beaux dogmes païens. Nous en voyons bien la preuve aujourd’hui que les nobles vertus ont disparu du monde vieilli, malgré que cette foi ait fait le tour de la terre. Et, en particulier, l’attrait de donner quand on peut vendre est tenu pour si peu dans les âmes d’à présent, qu’il faut considérer comme exceptionnelles et étranges celles qui le ressentent encore. Mais que me voilà loin des jambons que nos hommes d’armes coupaient en larges tranches pour les arroser de ce méchant vin de Montbazon ou de Vouvray qui met les têtes à l’envers, comme si un magicien vous les eût cueillies sur les épaules pour les y remettre une fois retournées ! Et encore ne connaissons-nous plus les crus francs et sincères qu’on buvait en ce temps-là, mousseux et pétillants à égayer des trépassés. Car nous devons encore aux progrès de la commune probité de ne plus savoir même le goût du raisin pressé dans les tonnes, suivant les anciens préceptes du dieu Bacchus. Le jus vermeil de la grappe était bon pour les ignorants de ces époques passées ! Nous avons mieux aujourd’hui, au moins pour ceux d’entre nous qui souhaitent de mourir de la colique.

Frère Étienne s’approcha de Tristan :

— Or çà, petit, lui dit-il bien doucement, tu ne vas pas demeurer céans, sans rien ni manger ni boire ?

Et du large festin qu’il s’était taillé au plus charnu de la fesse d’un porc, le bon moine détacha le morceau le plus délicat pour l’offrir a son ami, lequel celui-ci dévora, bien que n’y trouvant aucun bon goût. Car c’est un des heureux privilèges de la jeunesse que les grandes émotions et les plus cruelles tristesses y respectent généralement l’appétit. Après quoi notre Tristan but à la gourde de frère Étienne une belle lampée de purée septembrale, comme on disait au temps de nos aïeux.

— Si cela ne fait pas pitié ! dit à mi-voix Cœur-de-Cuir en les regardant de travers.

Et ce repas fut le plus gai du monde, le capitaine donnant l’exemple de la soif et de la belle humeur, comme il convient à un amphitryon.

— Après tout, pensait Tristan dont le vin berçait plus doucement les mélancolies, au point de les assoupir, peut-être m’y habituerai-je avec le temps ? Et puis, la guerre cessant, aurai-je la fortune de revenir sain et sauf. Mon âge sera alors celui qui convient pour ne plus obéir aveuglément à son père. Je parlerai net au mien, morbleu ! Et aussi à cet imbécile de Mathieu Clignebourde, s’il m’allait refuser la main d’Isabeau. Car le pouvoir des parents a des limites, et ce n’est pas sans sagesse que la nature les rend communément, au déclin de la vie, assez faibles d’esprit pour ne plus lutter avec leurs enfants en pleine maturité de raison.

Et comme il s’applaudissait de cette filiale remarque, il aperçut une des sentinelles postées à la partie évasée du plateau, celle que ne bordait aucun arbre, étendant la main gauche comme pour faire faire silence autour d’elle, tandis qu’elle appliquait la droite horizontalement allongée au-dessus de ses yeux pour mieux assurer la netteté de sa vue.

En même temps le capitaine, qui avait également suivi son mouvement, se leva et courut se placer auprès d’elle, tandis que se taisait le bruit des couteaux massifs fouillant les viandes déjà à demi décharnées et des verres s’emplissant avec un bruit de torrent lointain.

Cœur-de-Cuir aussi fut à la découverte.

Frère Étienne seul ne s’arracha pas du jambon auquel il avait déclaré une guerre sans merci et profita de l’occasion pour vider deux beaux coups pleins de son gobelet.

Dans la direction de Langeais, dont on apercevait à peine le clocher s’enfonçant comme une aiguille dans les chaudes buées de la méridienne, un nuage de poussière montait qui semblait s’avancer lentement. Bientôt on y put voir luire distinctement de petits éclairs comme si la lumière solaire trouvait à s’y accrocher à des surfaces miroitantes.

— Ils viennent de ce côté, dit le capitaine à Cœur-de-Cuir, et je ne sache pas que notre aimé duc y ait réuni des partisans. Ce sont donc vraisemblablement des hommes appartenant à Louis le Onzième. Rien ne prouve jusqu’ici qu’ils viennent à notre rencontre, et peut-être sont-ils simplement en marche pour venir renforcer la garnison de Chinon. Il n’en faut pas moins nous mettre en état de défense, au cas où nous en serions aperçus.

Çà, compagnons, tranchez dans les taillis et accumulez les bois coupés aux trois faces d’où nous sommes déjà en partie protégés. Sur la quatrième, celle qui est devant nous, nous allons dresser la couleuvrine, afin que si ces mécréants avancent pour nous donner l’assaut, nous les puissions bien recevoir.

Notre jeune bombardier va pouvoir faire ses preuves. Derrière lui se placeront, sur deux rangs, les archers qui, du vol de leurs flèches, aveugleront l’ennemi et protégeront notre artillerie.

Et il ajouta, montrant Tristan du doigt :

— Sitôt que celui-là sera tué, que trois hommes se tiennent prêts à le remplacer sans que le feu cesse un instant. Le premier qui recule aura la tête tranchée.

Veuillez croire que la dernière partie de ce discours ne mit pas au cœur de Tristan le courage qui y manquait. Il y avait bien dans le taillis à droite, et tout près de lui, une trouée de verdure dans laquelle il aurait pu disparaître peut-être sans être remarqué. Mais, par une fatalité singulière, Cœur-de-Cuir se posta précisément devant pour fourbir la crosse de son arbalète, avec un air belliqueux qui le rendait plus effroyable encore.

On descendit la couleuvrine de l’échine lassée du mulet, qui, tout aussitôt, se mit à brouter l’herbe avec la noble indifférence que les animaux apportent aux choses de la guerre. Car on nous repaît toujours l’esprit de l’aventure des héros montrant, à l’heure du péril, une tranquillité sans pareille, sans songer que de simples bêtes de traits en témoignent davantage encore.

La lourde pièce fut hissée sur son affût et les munitions furent amoncelées autour d’elle, à savoir : un tonnelet de poudre ouvert à ce propos, des étoupes, un serpent de mèche et des morceaux de ferraille tels qu’on en pût entrer par sa gueule plusieurs à la fois. Car on ignorait en ce temps-là les boulets arrondis dont un seul trace un mortel sillon dans une compagnie, et plus encore les obus sifflants qui planent et s’abattent comme de lourds oiseaux de proie.

Le nuage mouvant s’était rapproché et le doute n’était plus guère permis. La troupe qui le soulevait ne faisait pas simplement, à travers les prés, une inoffensive promenade. Elle fit halte tout à coup, et, la poussière qu’elle avait soulevée en marchant se dissipant peu à peu, l’on put distinguer un fort bataillon d’infanterie bien équipé, à en juger par l’éclat des cuirasses et au rayonnement des casques ; quelques cavaliers l’accompagnaient, dont deux se mirent en reconnaissance et commencèrent à explorer la campagne.

— Ne bougez pas, compagnons, et serrez-vous le long des arbres, dit le capitaine, que ces mécréants ne nous voient ! Car ils sont plus nombreux que nous et nous feront grand mal s’ils nous attaquent, malgré que nous ayons l’avantage de la position.

Mais il était bien tard peut-être pour émettre ce sage avis, car les deux cavaliers, ayant aperçu peut-être la silhouette de la couleuvrine qu’on n’avait pas eu le temps de masquer, ou simplement le tressaillement qui se fit dans le feuillage pour effectuer le mouvement ordonné, tournèrent subitement bride et, au grand galop de leurs montures, revinrent faire part de leur découverte au gros de la troupe.

— Bon courage, mes enfants ! reprit le capitaine, mais il va falloir vous défendre vaillamment ! Car je vois que l’attaque est prochaine à l’émoi que manifeste l’ennemi. Çà, mon père, dites à ces braves gens quelques réconfortantes paroles, durant que j’affermis sur mes épaules et autour de mes reins mon harnais de guerre. N’oubliez pas surtout la recommandation que je vous ai faite, si vous me voyez mortellement atteint. Pour vous, pendant le combat, vous chercherez quelque abri sûr contre l’envolée des flèches. Car il ne convient pas qu’un homme de votre saint état se mêle directement à nos misérables discordes.

— Je resterai près de mon neveu, ne vous en déplaise, répondit frère Étienne.

Et se tournant vers les soldats qui s’apprêtaient à la bataille :

— Je ne saurais mieux, mes compères, vous exciter au devoir qu’en vous rappelant que la vie étant le plus précieux de tous les biens il n’est rien de plus méritoire au monde que de la sacrifier. D’autant qu’il y a gros à parier que, durant que vous allez répandre votre sang pour lui, sans en sauver une seule goutte, votre benoît duc est confortablement installé dans quelqu’un de ses châteaux, faisant bonne chère avec ses gentils-hommes et se disant : Parbleu ! il y en a bien assez là-bas qui se font tuer bêtement à mon service ! Si une telle pensée ne ragaillardit pas votre cœur, c’est que vous êtes indignes de vous dévouer à une si noble cause. Remémorez-vous d’ailleurs l’encourageant exemple de Léonidas et de ses trois cents Spartiates, lequel est bien fait pour vous, bien que vous soyez certainement moins nombreux encore que ses soldats. Ils furent tous massacrés jusqu’au dernier et leur trépas n’arrêta guère la marche de l’ennemi, mais une gloire immortelle est demeurée à leurs noms, ou du moins à celui de leur chef. Car ce qui doit encore vous réconforter davantage, c’est l’idée que vos noms, à vous, seront parfaitement ignorés de l’avenir, qui se souviendra tout au plus de votre capitaine. Or donc, mes petits gaillards, allez-y d’estoc et de taille ! Quand serez tous morts, je ferai une belle oraison pour vous, rappelant au Seigneur que c’est aux pauvres d’esprit qu’il a promis le royaume des cieux.

Ainsi parla frère Étienne, puis but un grand coup, tout en regardant l’effet de ses fortifiantes paroles.

Tout était prêt pour le combat. Ses compagnons ne l’avaient vraisemblablement pas écouté. Quant au capitaine, il le vint remercier de ses chaudes exhortations.

— Combien je m’applaudis, lui dit-il, d’avoir acquis un tel chapelain !

Cependant la troupe ennemie s’ébranla ; on put voir distinctement les archers se grouper aux ailes, pendant que les hommes armés de lances et de pertuisanes se massaient au centre de façon à former une muraille vivante. Un cavalier reconnaissable à la blancheur de son panache passa plusieurs fois devant le front de la petite armée, pour l’encourager, sans doute, et s’assurer en même temps de sa bonne tenue.

Puis le tout se mit en marche, s’avançant droit vers la partie du plateau que des arbres ne masquaient pas, quelques archers seulement faisant à droite et à gauche un mouvement circulaire, sans doute pour atteindre et poursuivre au passage, de leurs flèches, les fuyards qui tenteraient de s’échapper par les taillis.

— Dieu soit loué ! s’écria le capitaine, je ne leur vois pas d’artillerie !

Et se tournant vers Tristan qui avait complètement perdu la tête :

— Ce sera toi, fit-il, qui décideras le sort de la journée.

Et l’on se mit à charger la couleuvrine, entassant les projectiles dans son canon rouillé.

— Ne va pas, au moins, reprit le capitaine, faire feu à l’aventure. Nous tiendrons ces mécréants éloignés de nous, aussi longtemps que possible, avec nos arbalètes, et c’est seulement quand ils nous donneront l’assaut qu’il leur faudra lâcher au visage cette bordée de fer qui les fera sans doute reculer un instant. C’est en profitant de cette panique que ceux d’entre nous qui subsisteront encore pourront peut-être faire une trouée et sortir de ce lieu maudit.

Il n’avait pas achevé ce petit discours que le bruit des flèches dans les feuilles l’avertissait que l’ennemi commençait l’attaque. Un des hommes qui venaient de charger la couleuvrine, en ayant reçu une dans la cuisse, tomba aux pieds de Tristan.

— À vous, compagnons, et répondez de votre mieux !

Les archers se mirent à l’œuvre, et, durant un instant, ce fut entre la plaine et le plateau comme un vol d’oiseaux, ceux-ci rasant le sol, ceux-là montant en l’air pour s’abattre, tous traversant l’air d’un sifflement. La nue et l’horizon étaient comme rayés par leur passage, et les plaintes des blessés commencèrent dans le val et sur la colline ; mais on put bientôt se convaincre que la riposte n’avait pas arrêté la marche des assaillants qui continuaient à avancer, laissant sur le sol leurs compagnons clamants et ensanglantés. Là aussi sur le plateau les victimes étaient nombreuses déjà, et ce n’étaient à terre que tortillements de membres endoloris et derniers soubresauts d’agonisants. Mais le capitaine et Cœur-de-Cuir entretenaient le courage de tous et payaient bravement de leur personne. Quant à frère Étienne, il s’était résolument posé devant Tristan, afin que nul coup ne

pût l’atteindre qu’à travers son propre corps. Et notez que le ventre du bon moine était une sérieuse fortification. C’était vraiment miracle d’ailleurs qu’il n’eût encore rien reçu. Mais c’est bien le moins que Dieu garde ses miracles pour ceux qui le servent dévotement.

Les lances en arrêt, le centre de l’ennemi prit le pas de course, et les cris de : Rendez-vous ou vous êtes morts ! montaient des deux ailes que parcourait sans relâche l’homme au panache blanc.

— Jamais ! clama le capitaine.

La mêlée était imminente.

— Feu ! reprit le capitaine en s’adressant à Tristan.

Celui-ci, à qui un homme tendait la mèche enflammée, la saisit de ses mains tremblantes ; mais sa teneur était telle, qu’en se précipitant vers l’affût il se laissa tomber contre et lui transmit une poussée qui lui fît faire demi-tour ; si bien qu’au moment où le coup partit, la gueule de la couleuvrine n’était plus dirigée contre les assaillants, mais bien contrôles défenseurs du plateau. L’effet fut terrible. Celui de l’orage fauchant toutes les herbes fleuries d’un parterre n’est pas plus redoutable.

Quand la fumée se dissipa, il ne restait plus un homme debout autour de Tristan, qui ne comprenait rien à ce qui s’était passé. Le capitaine avait été frappé en pleine poitrine et gisait sur le sol. Seul Cœur-de-Cuir, bien que mortellement atteint, se traînait encore. Ayant ramassé un tronçon de lance, il s’avançait en rampant vers le mauvais artilleur :

— Tiens, traître ! fit-il d’une voix où râlait la colère.

Et il lui allait plonger le fer entre les épaules. Mais frère Étienne qui, n’ayant pas quitté Tristan, avait échappé au désastreux effet de l’artillerie, l’aperçut à temps, et, d’un cul de bouteille ramassé fort à propos, lui brisa la tête avant qu’il ait pu accomplir son mauvais dessein.

Au même instant l’ennemi atteignait le plateau. De lourdes mains s’abattaient sur le moine et sur son compagnon faits prisonniers.

— Nous sommes des vôtres ! dit résolument frère Étienne.

Et il montrait la couleuvrine dont la gueule, ayant gardé sa direction, fumait encore.

— C’est ce que nous approfondirons, dit un homme d’armes qui semblait un des chefs.

Sur son ordre un gaillard chargea sur son dos Tristan, si parfaitement tombé en catalepsie qu’il était raide comme un de ces mannequins qui servent aux archers à exercer leur adresse. Pendant ce temps, frère Étienne était solidement lié les mains derrière le dos, et tous deux étaient conduits un peu en dehors du plateau sur un petit tertre où l’arrière-garde des vainqueurs avait pris position, tandis que l’homme au panache blanc descendait de cheval, poudreux et soufflant sous sa superbe armure. Et pour que vous n’ignoriez son nom, sachez dès à présent que c’était un neveu du vaillant Xaintrailles récemment mort à Bordeaux, lequel portait le même nom que lui.

— Couchez le pauvre diable à terre et détachez les mains de ce saint homme, fit-il d’une voix mâle et douce tout ensemble. Car il avait hérité de la générosité de son oncle envers les vaincus en même temps que de son courage en face de l’ennemi.

Et il ajouta :

— M’est avis que le fait vraiment miraculeux des défenseurs du plateau tombant foudroyés, au moment même où nous allions les prendre corps à corps, est dû sans doute aux prières de cet homme de Dieu.

— Non pas seulement à mes prières, répondit le moine, mais bien aussi au courage de mon neveu, ce brave enfant que vous voyez là étendu sur l’herbe et inanimé, et je vous conjure de me permettre de le secourir.

Au même instant, délivré de ses liens, frère Étienne courait à Tristan, réchauffait sa bouche de sa propre haleine et, ayant demandé un peu d’eau de la source voisine, lui lavait les tempes pour le faire revenir à lui, tout cela avec une tendresse infinie dont tout le monde était ému, admirant la grande charité de ce bon moine et le comparant au pieux Samaritain.

Enfin Tristan rouvrit les yeux et promena sur cette foule un regard plein d’étonnement.

— Nous sommes sauvés, lui dit à voix basse frère Étienne.

Quelques minutes encore et Tristan était debout, ne comprenant rien aux événements que lui-même avait précipités.

— Or çà, mon père, dit Xaintrailles, contez-moi ce qui s’est passé et comment vous vous trouvez parmi ces rebelles, vous, un serviteur de notre Roi, sans doute, aussi bien que de Dieu. Mais d’abord avez-vous, sur votre chemin, ouï quelque nouvelle de mon meilleur compagnon, le capitaine Bistouille ?

— Hélas ! le capitaine Bistouille est mort, répondit frère Étienne, méchamment occis, la nuit dernière, par ces bandits.

Alors Xaintrailles se mit à pleurer et il commanda que tous se missent à genoux pour recommander à Dieu l’âme de défunt Bistouille glorieusement mort au service du Roi.

Cette oraison achevée, frère Étienne commença le récit de leur départ de Chinon, de leur capture par les gens de Charles le Téméraire, de la façon dont ils avaient été violemment enrôlés et de l’héroïque trahison du jeune Tristan qui, au moment de l’attaque, avait résolument braqué sa couleuvrine contre ses compagnons d’armes afin de les anéantir.

— Je n’aime pas fort ces procédés-là, dit Xaintrailles, mais ce n’en est pas moins une action trop utile à notre cause pour que j’ose en blâmer l’auteur.

— D’autant, continua frère Étienne, que ce jeune garçon avait juré de servir le roi Louis le Onzième par tous les moyens, et cela entre les mains de Madame la Reine elle-même.

Et détachant de la ceinture de Tristan la double bourse où il mettait les pointes de ses flèches, le moine fit voir à tous qu’elle était brodée aux armes de Madame Marie d’Anjou.

Alors Xaintrailles, s’approchant de Tristan, l’embrassa, et tous lui firent fête.

— Nous serons à Tours demain, dit le vaillant homme d’armes, et c’est dans cette bonne ville que nous fêterons dignement le véritable héros de la journée.

— Nous pourrions cependant, dit frère Étienne, commencer dès maintenant en buvant à sa santé. Car s’il n’est pas, comme on dit, de bonne fête sans lendemain, il n’est pas non plus de bonne fête qui n’ait sa veille.

— Considérez cependant, mon père, observa Xaintrailles en riant, que dans le saint usage de notre religion la veille des fêtes est toujours marquée par quelque grand jeûne et par une journée d’abstinence.

— Je le crois parbleu bien, répondit le moine, et c’est une façon comme une autre de se mieux mettre en appétit pour la ripaille du jour suivant. Mais cette fois-ci, n’ayez cure de nous. Nous sommes gens à nous divertir deux jours de suite, et les plaisirs d’aujourd’hui ne prendront rien à ceux de demain.

Et tous applaudirent au sage discours de frère Étienne, Xaintrailles lui-même, qui commanda qu’on fît un coin de bonne chère pour célébrer la victoire.

Tout le monde se mit courageusement à l’œuvre.

— Or çà, dit tout à coup le moine, je ne m’étonne pas que vous soyez quelquefois battus par les gens de Charles le Téméraire.

— Pourquoi donc, mon père ? demanda Xaintrailles. Auraient-ils dans leur armement quelque pièce qui manque au nôtre ?

— Non certes, mais leur jambon est meilleur et plus savoureux que le vôtre, et, à mon humble avis, c’est la nourriture qui fait le soldat. Si donc j’étais général au lieu de simple frocard, je voudrais que mon armée fût la mieux approvisionnée de toute la terre en mets succulents, moyennant quoi je ne ferais pas difficulté de demeurer constamment au milieu d’elle comme Alexandre le Macédonien ou encore le Romain Jules César.

On se remit en route le soir même pour profiter de la fraîcheur, et le lendemain on rentrait à Tours, où la nouvelle de l’heureux combat était déjà parvenue.

L’héroïque action de Tristan fut bientôt dans toutes les bouches, et toutes les grandes dames de Tours commencèrent à souhaiter de le voir.

Or, il faut que vous sachiez que les femmes de ce pays furent de tout temps les plus amoureuses de France, ce dont on ne saurait se plaindre, car elles sont aussi parmi les plus avenantes et les plus accortes, dodues comme des cailles et de très riantes façons.

Xaintrailles n’eut pas plutôt présenté le jeune archer dans les sociétés où il fréquentait lui-même, que le pauvre garçon fut comparable à Orphée disputé par les Ménades. Et c’était à qui de ces jolies Bacchantes lui promettrait le plus de joie s’il la voulait bien seulement écouter dans un petit coin.

Mais lui, encore comme Orphée, malgré qu’Isabeau ne lui eût pas été ravie par les dieux comme autrefois Eurydice à son amant, n’en demeurait pas moins fidèle à celle qui avait eu sa première pensée d’amour. Et vous eussiez dit le pauvre Joseph n’ayant pas assez de manteaux pour occuper les mains de toutes ces affolées dont les Putiphars d’époux ne voyaient rien à ce manège, comme il est d’habitude depuis la sainte institution du sacrement de mariage.

Au bout de quelques jours, il eut, parmi ces dames, la réputation d’un jeune sot, et, n’était la foi due à un narrateur aussi soucieux de sa parole que Xaintrailles, elles n’eussent pas manqué de révoquer en doute l’action qui avait jeté tant d’éclat sur son nom. Elles s’en vengèrent en insinuant qu’il avait perdu à la bataille quelque chose qu’il ne voulait dire.

Frère Étienne, au contraire, fut tout de suite en odeur de sainteté parmi les dévotes dames de Tours.