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Le Conte de l’Archer/Chapitre IV

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IV

Comment finit le Conte de l’Archer au grand avantage du son héros.


Imaginez l’étonnement d’une carpe se sentant des plumes, d’un docteur en Sorbonne se trouvant l’esprit léger, d’un archer qui, croyant avoir atteint au cœur un ennemi redoutable, se trouve vis-à-vis d’un ridicule mannequin exposé à ses flèches par la malignité de l’ennemi ; imaginez quelque autre objet de surprise plus grand encore, et vous ne dépasserez pas celle que causa aux paisibles citadins de Chinon la subite disparition de frère Étienne le Barbu ayant suivi le petit Tristan à la guerre. Car il s’en va temps que nous revenions un peu dans la bonne ville où nous avons laissé plusieurs personnages importants de ce récit. Donc tout le monde y demeura coi, ne voyant pas revenir le bon moine qui y avait depuis si longtemps ses habitudes, je veux dire son escarcelle souvent vide, mais son verre toujours plein. Au fond, maître Guillaume fut infiniment vexé.

— Ce frocard, disait-il à qui voulait l’entendre, va refréner, par ses imbéciles sermons, l’ardeur naturelle de mon fils et l’empêcher de conquérir autant de gloire que je lui en destinais. De quoi se mêle ce grand sot de vouloir mener la vie des hommes d’armes à son âge ? Mieux lui eût convenu assurément de rester ici à dire ses patenôtres et à boire notre vin. C’est grand péché à moi d’avoir communiqué à tous ceux qui m’entourent mon goût passionné pour les choses de la guerre et ma belliqueuse humeur. J’aurais dû les garder à mon Tristan seulement.

Maître Mathieu Clignebourde ne disait pas grand’chose, mais peut-être eût-il mieux valu qu’il parlât beaucoup. Il ne pouvait, en effet, être question devant lui de la vive affection de frère Étienne pour le jeune archer, affection qui ne lui avait pas permis de le quitter, sans qu’il partît de quelque grand éclat de rire dont les vitres étaient secouées et dont tremblait le plafond. Mais il était inutile de l’interroger sur la cause de tant de gaieté. Il ne s’en esclaffait que plus fort, tenant son gros ventre à deux mains comme s’il eût redouté de le voir partir et tomber à terre.

Beaucoup, dans la ville, dont je n’ai pas jugé à propos de vous parler, comme inutiles à mon dire, regrettaient la belle humeur du moine, son esprit jovial et ses franches façons. Il manquait surtout aux mariages. Car, durant les repas de noces, il avait accoutumé de conter mille joyeusetés qui faisaient rougir la nouvelle épousée au grand orgueil de son légitime amoureux.

Deux êtres seulement se sentaient heureux d’un événement qui rendait Tristan moins abandonné dans la bruyante solitude des combats. Vous entendez comme moi dame Mathurine qui, du coup, pardonna au moine de l’avoir depuis longtemps mal servie de souvenirs, et Isabeau qui, en même temps que la fleur de coquelicot, avait décidément donné quelque chose de son cœur au jeune archer.

Et la chose était plus visible encore quand quelque prétendu lui était présenté parmi les meilleurs partis de la ville. Car si maître Mathieu Clignebourde avait dû à son incurable paresse de demeurer pauvre et sans biens au soleil, sa fille était un trésor de beauté qui valait mieux que bien des richesses. L’or vivant de ses cheveux avait plus de rayons que celui des plus belles monnaies à l’effigie de nos rois, et dans ses yeux luisaient, non pas des pierreries, mais des étoiles. Vous me direz qu’aujourd’hui une fille coiffe fort bien sainte Catherine avec tous les appâts du monde. Mais il n’en était pas ainsi sous le règne de Louis le Onzième, où les jeunes gens estimaient que les charmes naturels de la femme entrent pour quelque chose dans les honnêtes voluptés du ménage, pour ce qu’on couche plus ordinairement dans son lit que dans sa cassette.

Blâme qui voudra ce préjugé, mais il est mien, et, si c’était là le lieu de philosopher, vous dirais-je bien que je ne sais pas de plus grand crime au monde que de prendre une femme laide en légitime mariage.

Au fait, pourquoi ne le ferais-je pas en quelques mots, ne fût-ce que pour la conversion de mes trop cupides contemporains ?

Et d’abord si, comme l’a dit messire Platon qui ne passait pas pour une bête, la Beauté est la splendeur du Vrai, ce qui veut dire qu’en la Beauté demeurent aussi la Vérité et la Vertu, c’est un devoir de s’attacher exclusivement à celle-ci, et il n’est pas d’acte plus méritoire, en même temps que plus naturel, que celui de lui rendre hommage. Qui l’aime fait bien et s’attire un benoît regard de celui qui nous juge en son éternité.

Mais, s’il vous plaît, pénétrons plus avant dans le secret des choses.

Ne vous êtes-vous jamais demandé ce que c’est que l’amour ?

Je vous le dirai bien, moi, en vous rappelant son but dans l’ensemble des conceptions divines, lequel est de procréer des races de plus en plus belles progressant en intelligence comme aussi bien en plastique perfection. Car le proverbe latin est le plus vrai du monde qui dit : mens sana in corpore sano, et c’est une conséquence de la logique éternelle des choses que l’enveloppe soit digne de son contenu.

J’ajouterai même que toute vertu, chez l’homme ou la femme, implique une certaine beauté accessible aux délicats.

Mais c’est ici qu’il me faut bien suivre.

Chez les êtres ayant quelque élévation dans la pensée, — et des autres je ne veux pas entendre parler, — l’amour est donc tout simplement le désir de se perpétuer dans une forme supérieure à la sienne et de revivre sous un aspect plus agréable aux yeux d’autrui, à quoi vous ne pouvez certainement arriver qu’en associant à vos vues quelque modèle humain plus parfait que vous-même. Et si, au lieu de le chercher, vous vous contentez des bestiales félicités que donne toute femelle, vous mériteriez infiniment plus d’être un porc que d’avoir été conçu à l’image d’un Dieu.

Car c’est par votre faute que la noblesse des types disparaît de ce monde et que la laideur des générations nouvelles, comme une mer qui rompt ses digues, vient battre les pieds triomphants mais meurtris de l’antique vision grecque. Par vous, les nez vont s’aplatissant, les fronts s’abaissant, les yeux se rapetissant et les bouches s’agrandissant, si bien que de la belle harmonie des visages d’Apollon et de Vénus il ne reste que de grossières caricatures. Et vous avez bien tort de vous fâcher quand on vous dit que vous descendez des singes, puisque vous vous efforcez si vaillamment de retourner à eux.

Si vous n’êtes responsables de vos aïeux, tout au moins l’êtes-vous de vos fils ; du moins je l’espère pour vous.

Notez que, pendant que se détériore notre propre famille par l’incurie et plus aussi par la cupidité, les autres races d’animaux sont plus que jamais cultivées. Nous instituons des prix pour ceux d’entre nous qui font les plus beaux croisements de chevaux et de chiens, et nos canards domestiques sont devenus si jolis que c’est tout au plus si les petits pois osent s’asseoir en leur compagnie.

Eh bien, je vous jure que si j’étais seulement empereur d’Occident, ce qui est une ambition plus commune qu’on ne le croit, ayant des châteaux forts avec de sombres cachots et de profondes oubliettes, je garderais ces prisons ténébreuses, non pas aux pauvres voleurs qui bien souvent ont la faim pour excuse, et moins encore aux vagabonds qui, après tout, ont droit à l’air et au soleil comme tout le monde, mais aux chercheurs de dots qui, pour devenir riches, se seraient sciemment exposés à faire de vilains enfants avec des femmes sans beauté. Et les traiterais-je si rudement que j’irais compisser moi-même la paille de leur cellule pour être sûr qu’elle fût toujours humide, et que je ferais noircir leur pain par mes peintres ordinaires afin qu’il fût moins appétissant. Et ne les laisserais-je sortir qu’une fois l’an, ridiculement attachés sur des ânes, avec des sacs d’écus aux pieds pour leur tirer les jambes en grotesque procession que les petits polissons suivraient en leur jetant mille salauderies. Au contraire, nommerais-je mes chambellans les sujets mieux avisés qui auraient épousé les plus belles femmes et leur donnerais-je une place dans mon impériale maison, afin d’avoir toujours ces beaux couples sous les yeux. Mon respect serait tel pour leur conjugale félicité que je ne permettrais qu’à moi-même de tromper un peu ces heureux maris, et encore sans leur en parler le moins du monde. Mais revenons aux prétendus d’Isabeau, l’aimable fille de Mathieu Clignebourde.

Je dis donc qu’ils étaient parmi les plus opulents de la ville de Chinon, bien que la petite n’eût pas gros avoir pour le présent et aucune espérance pour l’avenir.

Il n’est pas jusqu’à ce ridicule Cucufa dont je vous ai parlé au premier chapitre de ce livre, qui ne fût venu offrir ses parchemins en échange de la main d’Isabeau, et j’entends par là son cœur ratatiné aussi bien que ses archives armoriales. Ah ! si dame Marie d’Anjou s’était doutée seulement que son guitariste ordinaire allait soupirer des sonnets incandescents sous la fenêtre en bois sculpté d’une petite bourgeoise, elle eût été capable de réunir une cour d’amour pour faire condamner le mécréant et publier en tous lieux sa félonie ! Mais, en homme prudent, Cucufa avait assuré ses derrières, ce qui ne demandait pas une bien grande place, vu qu’il était mince et fluet comme les premières asperges. Il avait réuni dans un coffret tous les présents qu’il devait à la munificence de sa souveraine et se tenait prêt à décamper avec la jeune fille, si celle-ci avait consenti à le suivre.

Mais Isabeau lui avait ri au nez. Elle avait ri si fort que le pauvre Cucufa, craignant que le monde en fût attiré, s’était réfugié sous l’auvent de la maison voisine, celle de Guillaume Bignolet, juste au moment où dame Mathurine, qui était, comme vous le savez, une ménagère accomplie, entr’ouvrait la porte pour précipiter de loin un seau d’eau grasse dans le ruisseau qui coulait au milieu de la rue étroite. Le gentilhomme avait tout reçu dans ses chausses de velours, et, comme il n’avait pas eu le temps d’en changer avant de reprendre son service auprès de sa royale maîtresse, dame Marie d’Anjou se demanda toute la soirée comment une si forte odeur de bouillon pouvait sortir de la culotte de son favori.

Un homme qui n’était pas content du toutes les rigueurs de la jeune fille, c’était maître Mathieu Clignebourde, qui ne désirait rien tant que d’en être débarrassé par un gendre riche auquel il rendrait sa compagnie insupportable pour en avoir quelque bonne pension. Et il se voyait déjà, dans ses rêves, mieux fourni d’argent et plus indépendant, ce qui seulement lui manquait pour courir le guilledou à son appétit. Mais voyez un peu ! Cette Isabeau qui ne voulait pas entrer dans ses vues ! Décidément tous les enfants sont des ingrats !

Guillaume, au contraire, n’était pas mal satisfait. D’abord il eût été absolument furieux que quelque bonheur arrivât à son ancien ami, et puis, comprenant à peu près ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille, il en était intérieurement flatté pour son fils, trouvant tout naturel que celui-ci fît des malheureuses à distance. On lui eût annoncé qu’Isabeau mourait de langueur par amour de Tristan, qu’il lui eût rendu toute sa sympathie et même sa considération la plus distinguée.

En attendant, quand il surprenait dame Mathurine échangeant quelques mots avec Isabeau, ce qui arrivait quelquefois, il se mettait dans d’épouvantables colères, jurant comme un païen ; et les deux pauvres femmes étaient obligées de se cacher pour se dire tout bas combien l’absent avait emporté de leur cœur.

C’est qu’en ce temps-là les nouvelles étaient rares, et ce n’était pas chose aisée que de correspondre dans un pays où les routes étaient sans cesse coupées par les excursions des volontaires et des mercenaires criant, ceux-ci : Vive le Roi ! et ceux-là : Vive le duc Charles ! Outre que les messagers n’osaient guère s’aventurer, tous les chevaux étaient au service des hommes d’armes. Il y avait donc plus d’un an que Tristan était parti accompagné de frère Étienne, que nul n’aurait pu dire à Chinon ce qu’étaient devenus le frocard et son jeune compagnon.

Au palais de dame Marie d’Anjou on savait seulement que le Roi n’avait pas été fort heureux dans ses dernières campagnes. Mais, par une ruse que les gouvernements se sont soigneusement léguée, on avait soin d’affirmer le contraire à tous venants, si bien que Louis ne pouvait essuyer quelque défaite qu’on ne chantât un Te Deum à l’église de Chinon. Et maître Guillaume Bignolet, qui était marguillier en même temps que tanneur, ne manquait pas de crier plus fort que tous les autres, louant le Dieu des armées à l’assourdir au fond de son paradis.

Et, bien qu’il n’en connût pas plus long que tous les autres, il avait coutume de faire l’entendu et le mystérieux, donnant à comprendre que, s’il lui était permis de livrer les secrets de l’État, il en aurait long à raconter. Notez qu’un tas de badauds étaient parfaitement dupés par cette attitude et prenaient la peine de l’interroger habilement. Mais je vous jure qu’ils y perdaient leur peine. Non pas que maître Guillaume ne se laissât arracher quelques mots, mais ils étaient invariablement les plus contraires du monde à la vérité. C’est ainsi qu’il avait répandu le bruit que le duc Charles était prisonnier à Péronne, où le Roi l’allait forcer à conclure un traité honteux.

Et telle était l’audace de sa tenue que tout le monde commençait à penser que le petit Tristan fût très en avant dans la faveur du Roi et tînt son père au courant des plus secrètes intentions de Sa Majesté. Quand on faisait part au tanneur de ce doute flatteur, il en rougissait d’aise, mais se gardait bien de le démentir. Tout au contraire, faisait-il l’homme gêné d’avoir laissé surprendre un fait que sa modestie eût voulu cacher. Vous voyez que les bourgeois de cette époque n’étaient pas sensiblement moins vaniteux que ceux d’aujourd’hui.

Et la légende allant bon train, il n’était question que de la fortune de frère Étienne devenu chapelain du Roi au lieu et place du traître La Balue mis en épinette.

Aussi fallait-il voir cet impudent Guillaume Bignolet promettre à tous sa protection, sauf toutefois à Mathieu Clignebourde, et donner à entendre à tous qu’il ne s’octroyait pas une seule faveur dans le royaume dont il ne fût l’intendant. Et, comme les sots n’ont jamais manqué, non plus de ce temps-là qu’aujourd’hui, c’était miracle de voir la petite cour qui s’était faite autour du tanneur et de sa benoîte épouse, aussi empressée, aussi plate dans ses louanges, aussi servile dans ses offices et aussi inutile d’ailleurs en ses effets, que celle dont la vieille dame Marie d’Anjou était entourée.

Guillaume recevait tous ces hommages intéressés en homme qui sent bien qu’ils s’adressent avant tout à son propre mérite. Quand un voisin lui demandait quelque nouvelle :

— Nous venons de battre encore ce méchant duc Charles, répondait-il à demi-voix en se frottant les mains.

— Et vous avez eu grand mal ?

— Nous avons perdu une vingtaine d’hommes au plus, et nous lui en avons tué plus de cent.

— Souffrez que je vous félicite.

— J’accepte de grand cœur vos congratulations.

Et il avait si bien fini par s’imaginer qu’il était lui-même à la guerre, en la personne de son fils, qu’il en contait les moindres détails et se laissait tomber de fatigue dans son large fauteuil après avoir achevé le récit de quelque victoire chèrement disputée, s’essuyant le front du revers de sa manche, à moins qu’il ne se tâtât anxieusement la poitrine comme pour s’assurer qu’il n’avait pas reçu quelque mauvais coup. En quoi il démontrait que ce ne sont pas seulement les gens de la Provence et du Toulousain qui aiment éblouir ceux qui les écoutent par de mensongères promesses, d’où leur est venue la renommée d’être les plus grands hâbleurs de France. Les Tourangeaux ne leur cèdent en rien sur ce point, et qui les croit en leurs narrations ferait aussi bien de se fier aux poétiques chansons dont le flot d’argent des rivières berce le balancement monotone des peupliers.

Non que je blâme, pour ma part, les uns ni les autres.

Une si mince logique préside aux choses d’ici-bas que la plupart de celles qui arrivent pourraient bien ne pas arriver ou se passer autrement. Dès lors, il n’y a point lieu de les traiter comme des vérités éternelles et immuables ou comme les propositions inviolables de la mathématique. Qui les arrange à son gré, ne fût-ce que dans son imagination, a raison. Et il serait bien vraiment à souhaiter que tous ceux qui ont l’humeur guerrière se contentassent, comme notre tanneur, de ne la satisfaire qu’en esprit, se bornant à couvrir les murailles de leur chambre d’innocentes panoplies et de trophées vierges de sang versé. Et toujours je me demande pourquoi les rois se donnent la peine de faire des campagnes véritables quand il leur serait si aisé d’en effectuer de fictives contre d’imaginaires ennemis. Ne sauraient-ils donc inventer quelque peuple si lointain que nul n’en pourrait vérifier l’existence, qui leur ferait quelque injure grave nécessitant un grand développement de forces offensives ? Et on les verrait consulter leurs chambres et réunir leur armée avec grand sérieux, pour lui faire traverser leurs États en grande pompe militaire. Mais aux frontières, les soldats, dépouillant leurs vêtements guerriers dans quelque bon entrepôt spécialement bâti pour cela s’en iraient tout simplement dans quelque station thermale idoine à la guérison de tous les maux, et ils y feraient leur saison curative pour venir ensuite reprendre leur uniforme au seuil de la patrie et effectuer une rentrée triomphale sous des dômes de fleurs.

Durant tout ce temps, des bulletins adressés au ministre de la guerre auraient tenu le peuple au courant des victoires remportées, de façon à préparer un retour enthousiaste à ces défenseurs de l’honneur du pays.

Ainsi serait satisfait le besoin de gloire qui consume encore les nations, malgré le développement des mercantiles appétits, et vous ne compterez pas parmi les moindres avantages de ce système le surcroît de santé qui viendrait à la population mâle, de ces vacances balnéaires, lequel se constaterait bien vite à la belle venue des enfants. Et ceux-ci naîtraient presque tous à la même époque, soit neuf mois après le retour des conquêtes, si bien qu’en fixant au bout de cette période la fête nationale du pays, on célébrerait en même temps l’anniversaire de tous ses habitants. L’éclat de cette patriotique solennité serait donc augmenté de mille joies particulières, et ce serait un spectacle admirable entre tous que celui de ce peuple se congratulant d’être venu au monde.

Mais ce sont là utopies qui ne deviendront pas de si longtemps vérités. Les pasteurs des nations ne sont pas assez poètes ni assez ménagers de la vie de leur troupeau pour s’arrêter à de si philosophiques inventions. Ils préfèrent bien verser le sang pour de bon, se disant entre eux que, pendant qu’ils s’occupent à panser leurs blessures, leurs sujets n’ont pas le temps de réfléchir et de s’insurger contre d’iniques pouvoirs. Et vous les voyez toujours depuis l’origine du monde, sitôt que la tranquillité menace de s’évanouir à l’intérieur par l’excès de leurs exactions, chercher querelle à quelque voisin pour détourner l’attention populaire des sottises de leur gouvernement. Il leur suffit d’exhiber de leur magasin de friperie le vieux fantôme de la gloire pour qu’on les proclame gardiens fidèles de l’honneur commun. Et, durant qu’ils rient de la naïveté de leurs fidèles, ceux-ci se ruent en guerre et échangent les horions. Ainsi ces malicieux souverains consolident leur domination par l’augmentation des maux publics ; car ce n’est pas la guerre seulement qui est à grand dommage aux peuples qui la font, mais les suites n’en sont pas moins redoutables, lesquelles sont le manque d’argent, l’appauvrissement de la race, l’arrêt de toutes les nobles études, l’abandon des arts qui sont la consolation de la vie.

Or maintenant que je vous ai dit la vérité sur ce point, je reviens au tanneur Guillaume tenant des conseils de ministres avec quelques autres bourgeois de la bonne ville de Chinon, faisant l’important et raisonnant, à sa façon, des choses de la guerre.

Et ne croyez pas qu’il fût sans tirer de grands avantages de cette attitude qui lui était pourtant naturellement venue et par la seule vanité de son esprit. Lorsque quelque compagnon voulait lui vendre trop cher quelque denrée, il lui en offrait juste moitié prix et trouvait toujours moyen de l’enjôler, en s’enquérant de la place qu’il souhaitait pour son fils ou de quelque autre faveur dont le pauvre diable aurait grande envie. Il ne promettait pas positivement, le rusé, mais laissait entendre la chose comme possible. Et dame Mathurine qui était, comme vous le savez, fort économe, jouait fort bien son rôle dans cette petite comédie dont elle avait tout de suite saisi le côté pratique, avec la finesse féminine que rien ne met en défaut. Elle y dépassait même l’auteur en personne, et il la fallait voir disant aux gens encore hésitants :

— Vous comprenez bien, mon ami, que nous ne pouvons nous engager davantage, car mon mari encourrait la colère du Roi en trahissant les secrets qui lui sont confiés, mais comptez que nous vous obtiendrons bien plus encore que vous ne le pouvez supposer.

Mathieu Clignebourde, quoique sceptique de nature, était quelquefois inquiet, au fond, de ce qu’il voyait de la grande influence de son voisin.

— C’est cela ! pensait-il, il les comblera tous de bienfaits, et moi, il me fera pendre !

Isabeau se contentait de hausser imperceptiblement ses petites épaules blanches quand il tenait devant elle ces ridicules propos.

Or, il advint qu’un jour, quelques heures à peine avant la tombée de la nuit et l’horizon se teignant déjà des rouges blessures du soleil, un homme vêtu de haillons sordides, ne portant plus à ses pieds las que des bandelettes déchirées, s’en vint frapper à la porte de maître Guillaume le tanneur.

— Hors d’ici, l’ami ! lui cria celui-ci en le regardant de la fenêtre. Je n’aime pas les mendiants. Vous feriez bien mieux d’aller vous battre pour le Roi que de venir déranger ceux qui le servent par vos jérémiades.

— Hélas ! répondit le malheureux, je ne l’ai que trop servi, ayant reçu tant de coups à la dernière campagne que je ne puis plus, tous mes membres étant brisés, soulever une lance ni ajuster une arbalète.

Et il tirait de dessous son manteau étoilé de noir par la misère son bras droit dont le poignet oscillait comme un balancier et sa jambe gauche si fort disloquée qu’elle semblait porter le genou par derrière.

— Allons ! je suis content de toi, camarade, reprit le tanneur d’une voix adoucie. Je vois que tu as fait ton devoir et que, si tu n’es pas mort glorieusement, comme c’était ton désir, ce n’est pas du moins de ta faute. Car je hais les fainéants qui nous marchandent leur vie. Je vais dire à ma femme Mathurine de t’ouvrir l’huis. Tu te reposeras un instant et mangeras même, si tu le souhaites, un morceau de pain. Je ne t’offre pas de viande avec, bien que nous possédions les reliefs d’un excellent gigot, non pas, au moins, pour l’épargner, mais parce que je sais que vous autres, gens de guerre, avez à craindre de vous habituer à de trop délicates nourritures, comme le fit sottement Annibal à Capoue. Peut-être d’ailleurs pourrais-tu me donner des nouvelles de mon fils ?

— C’est justement pour vous en apporter que je frappais à votre porte, maître Guillaume Bignolet.

— Est-ce possible ?

— Je dois vous remettre à vous-même une longue lettre de frère Étienne qu’il m’a confiée à Paris pour vous.

— De frère Étienne ! À Paris ! Tristan est à Paris ! Mathurine ! Mathurine !

Et le tanneur, dégringolant le raide escalier de bois comme l’aurait pu faire une boule, courut ouvrir lui-même au mendiant, non sans crier encore tout en tirant les lourds verrous :

— La peste soit de ma femme ! Le diable les emporte toutes ! Elles ne sont jamais là quand on en a besoin !

Et maître Guillaume n’avait pas été seul à entendre la réponse du pauvre diable. À sa fenêtre aussi, où elle était en train de regarder un nid de colombes posé à l’angle du toit, Isabeau, dont la curiosité était toujours en éveil, n’avait pas perdu un mot du colloque entre Guillaume et son mystérieux interlocuteur. Elle aussi avait donc appris que Tristan était à Paris, et sain et sauf, sans doute. Une subite rougeur lui était montée au front, d’autant qu’au moment même où le souvenir du jeune archer lui revenait en mémoire, les colombes avaient échangé bec à bec leurs troublantes caresses, comme si tout lui devait parler d’amour en même temps, les oiseaux et son propre cœur. Elle retira donc sa tête vivement de la fenêtre et faillit se laisser tomber de saisissement en se retrouvant dans sa chambre où le soleil couchant dessinait sur la muraille des arabesques d’or.

Ah ! comme elle aurait voulu entendre le contenu de la lettre de frère Étienne ! Sans doute, le tanneur l’allait lire à haute voix, reprenant, pour les répéter, toutes les phrases intéressantes. Mais comment pénétrer chez lui ? son père lui avait défendu d’approcher du jardin de Guillaume dont le sien n’était cependant séparé que par une haie…. La tentation était trop forte ! D’ailleurs, maître Mathieu Clignebourde était sorti et ne devait rentrer que pour le moment du souper, soit dans deux heures. La fillette descendit sur la pointe de ses petits pieds, légère comme un écureuil dans le feuillage, et longeant la maison, pliée en deux comme un roseau que le vent a brisé, elle commença de suivre la clôture dont les branchages épineux reliés de liserons, de lierre et d’autres plantes grimpantes empêchaient de la voir, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée le plus près possible de la demeure du tanneur, à quelques pas à peine de la vaste salle où celui-ci prenait ses repas.

Ô bonheur inespéré ! Grâce à la chaleur du jour, la fenêtre était toute grande ouverte et la plupart des paroles dites dans la grande pièce lui pouvaient arriver. Or c’était là précisément que maître Guillaume avait fait entrer le mendiant. Elle se blottit et s’assit derrière une haute touffe de chardons.

— Çà, mon compagnon, commençait à dire le tanneur à son hôte, devant que ma femme soit revenue et que j’aie moi-même réuni quelques voisins pour prendre publiquement connaissance de la lettre de frère Étienne, causons bien vite. Mon fils Tristan est donc à la Cour du Roi à Paris ?

— Voilà du vin excellent, répondait le messager en faisant claquer sa langue que la soif avait faite sèche comme un morceau de bois.

— Il vient de mes vignes et nous le foulons nous-mêmes en famille. Et vous me disiez que Sa Majesté très glorieuse était fort satisfaite du jeune archer que je lui avais envoyé ?

— Baillez-moi un peu de gigot, je vous en prie, car je me sens si fort affaibli par le jeûne que je ne pourrais parler si je ne reprenais quelque force.

— C’est différent, et vous en pouvez d’ailleurs manger sans inconvénient ; vous n’en sauriez trouver autre part de semblable. Ce sont de petits moutons qui paissent dans mes prairies et que nous tuons nous-mêmes quand ils sont suffisamment gras. Ainsi mon fils est capitaine, et quand le Roi parade dans sa bonne ville, c’est lui qui le précède, vêtu de brocart d’or et à la tête d’une compagnie d’arbalétriers ?

— Une nouvelle tranche achèverait de me mettre en état de vous répondre, et vous me la pouvez donner plus épaisse, s’il vous convient.

— À votre aise ! je n’entends rien refuser à un homme qui s’est fait si bravement mettre en capilotade. Vous plaît-il y ajouter quelques cornichons ? c’est ici le pays ; ma femme Mathurine les confit elle-même. Savez-vous, camarade, que je suis fier de penser que mon Tristan, réalisant mes plus chères espérances, détient un poste d’honneur auprès du roi Louis le Onzième et occupe avec lui, après de glorieux combats, la première ville du royaume. Ah ! Paris ! Paris où j’aurais voulu naître ! Paris, cœur et cerveau de la France !

— Le Roi n’est pas à Paris, dit le mendiant en soufflant bruyamment son haleine repue, comme un homme qui se moque de tout, ayant enfin satisfait copieusement sa faim et sa soif.

— Plaît-il ? dit le tanneur.

— Le Roi est à Péronne, continua le pauvre diable, en refoulant par une suprême rasade les révoltes de son estomac surchargé.

— Comment ! il a poursuivi jusque-là le rebelle et félon duc de Bourgogne ? Bravo ! qu’il ne s’arrête là, morbleu ! qu’il le traque comme une bête fauve, ce misérable Bourguignon ! Sus au traître ! Je le voudrais voir poursuivi jusqu’aux confins de la Hollande et culbuté dans la mer du Nord.

— Le Roi n’y pense guère.

— Le Roi a tort, et je suis fort surpris que mon fils ne lui en suggère pas l’idée. Qu’il sorte de Péronne au plus tôt, entendez-vous ! sans perdre une heure.

— Il aurait grand’peine entre nous.

— Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

— Parce qu’il y est prisonnier de Charles le Téméraire.

Le tanneur fit un terrible soubresaut. Par bonheur pour elle, Isabeau ne le pouvait voir, car elle eût eu peur de sa face rouge où ses petits yeux démesurément écarquillés s’ouvraient comme deux fêlures menaçant de craqueler autour d’elles le crâne tout entier.

— Misérable imposteur ! fit-il en éclatant. Veux-tu que je te pulvérise pour propager de pareils bruits dans les terres de ton roi !

— J’ai dit la vérité, dit le mendiant en se levant de table et en se mettant en état de défense, le repas ayant rendu quelque force et quelque souplesse à ses membres si fort malmenés dans les batailles.

— Je te dis que tu mens ! hurla Guillaume. Et c’est pour entendre de ta bouche de pareilles balivernes, mécréant, que je t’ai donné le meilleur vin de ma cave et le meilleur plat de mon souper !

— De la meilleure volonté du monde, je ne peux vous les rendre, ricana cyniquement le soldat éclopé. D’ailleurs, si vous doutez de ma parole, vous n’avez qu’à lire la lettre de frère Étienne. Voilà justement votre femme qui rentre pour en écouter la lecture.

En effet, dame Mathurine refermait la porte sur elle. Elle savait déjà qu’un homme venu de loin apportait des nouvelles de son fils, car le messager avait dû s’adresser à plusieurs personnes dans la ville avant de découvrir la demeure du tanneur.

— Mon enfant ! Mon enfant est vivant ! fit-elle en se précipitant vers l’inconnu, anxieuse et toute à son impatience maternelle.

— L’archer Tristan est sain et sauf, ou du moins l’était-il quand j’ai quitté Paris, répondit celui-ci.

— Quel bonheur !

Et la pauvre femme se rua dans les bras de maître Guillaume qui, à sa grande surprise, ne lui rendit que fort peu son étreinte et garda l’air préoccupé d’un homme ayant tout autre chose dans l’esprit que les saintes joies de la paternité.

Quiconque eût pu regarder derrière la haie, du côté de la maison de Mathieu Clignebourde, eût pu voir Isabeau élever vers le ciel un regard de reconnaissance et poser en même temps sa petite main sur son cœur, lorsqu’elle entendit enfin que Tristan était vivant. Car, grâce aux bavardages du tanneur, elle n’en savait vraiment rien encore.

— Donnez-moi la lettre de frère Étienne, dit le tanneur au mendiant d’un air sévère.

Celui-ci tira de dessous son sordide manteau un message plein de poussière et que la sueur de sa poitrine avait taché par endroits.

— Je vais appeler nos meilleurs amis pour entendre avec nous ! dit Mathurine en se hâtant vers la porte.

— Gardez-vous-en bien, sotte que vous êtes ! fit Guillaume en l’arrêtant. Pensez-vous donc que les secrets de la guerre doivent être révélés à tout le monde ? Vous savez d’ailleurs que frère Étienne n’est pas de tempérament fort héroïque, et qu’en fait de choses militaires il voit volontiers tout en noir. Je ne serais donc pas surpris que son épître manquât d’enthousiasme et contînt des insinuations de nature à décourager les partisans du Roi dans cette ville ; mais nous n’en croirons que ce que nous voudrons.

Et, en disant ces derniers mots, le tanneur regardait le mendiant d’un air de défi.

Après quoi il développa lui-même la lettre qui contenait un long grimoire, à en juger par le nombre des pages et la façon dont elles étaient noircies.

Isabeau était si curieuse de savoir ce qu’elle contenait, qu’au risque d’égratigner son frais visage elle l’encadra plus avant encore dans la haie où les fils d’or de sa chevelure se mêlèrent aux tiges vertes et flexibles des liserons. Et, pour qui l’eût pu voir, rien n’était plus charmant que cette tête enfantine encore dont la bouche semblait une mûre pendue à ces buissons et dont les joues avaient, sur ce fond de verdure, le ton frais des églantines sauvages.

Dame Mathurine, elle, s’était assise, et le mendiant, qui avait dérobé de son dîner un beau croûton de pain qu’il avait glissé dans son haut-de-chausse, le grignotait du bout des dents sans faire de bruit avec ses mâchoires.

Et maître Guillaume commença de lire ce qui suit :

« Il s’en va temps, mes chers amis, qu’après tant de jours écoulés….

— Que de jours en effet ! soupira dame Mathurine.

— Taisez-vous, ma mie ! reprit le tanneur, et il continua :

« Tant d’événements accomplis et tant de périls vaincus – (oh ! oh ! je vois que mon fils s’est couvert de gloire !) – je vous donne enfin de nos nouvelles et vous dise ce qu’il nous est advenu, à Tristan, votre fils, et à moi. Car nous devons, tous les deux, à la miséricorde divine d’être encore de ce monde et même sains et saufs de tout inconvénient. Je signale le fait, parce que nous en avons connu plus d’un qui, glorieusement parti sur son cheval de bataille, couvert d’une armure impénétrable et sa lance au poing, est actuellement endormi sous le linceul flottant des hautes herbes, ou rampe, les jambes rompues, demandant misérablement du pain sur la poussière des grandes routes, pareil aux bêtes que le passant a éclopées du bout de son cruel bâton. Ainsi, Dieu merci, ne sommes ni l’un ni l’autre. Tristan, devenu plus fort, est bon compagnon, ne manquant d’aucun membre au monde, et, pour ce qui est de moi, j’ai gardé bel appétit, ce qui est le point essentiel, et je bois dru, surtout quand le vin est bon.

— Le pauvre homme ! ne put s’empêcher de murmurer dame Mathurine, en levant les yeux au ciel.

— Le diable vous emporte ! riposta le tanneur. On dirait que la bedaine de ce frocard est le plus précieux de tous les biens. Qu’il me parle donc un peu de mon roi et de mon fils, non pas de ce qu’il engloutit aux antres toujours ouverts de son estomac. Donc, ne m’interrompez plus et laissez-moi poursuivre.

Il poursuivit, en effet, et dit à haute voix, toujours suivant la lettre des yeux :

« Je ne m’amuserai pas à vous conter ce qui nous advint aux environs de notre natale ville.

Peut-être en avez-vous eu connaissance par les bavards de la contrée, car je ne sais que les coqs eux-mêmes quand ils font les beaux dans les basses-cours, le col tendu, gonflé, éclatant et la crête en panache, pour aimer à faire bruit de toutes choses comme nos braves Tourangeaux. J’excepte pourtant les gens du Bordelais et du Toulousain, lesquels m’ont paru encore pires. Donc vous savez, sans doute, aussi bien que nous-mêmes, nos diverses aventures à la recherche du capitaine Bistouille, comment nous tombâmes aux mains des gens du duc Charles audacieusement avancés jusqu’au cœur même de la France (ah ! les mécréants ! le ciel les confonde !), et le beau combat dans lequel votre cher fils anéantit ses propres compagnons d’un seul coup de couleuvrine et nous fit rentrer dans les rangs de ceux qui combattent pour le Roi. Peut-être même eûtes-vous vent (car il ventait du nord-est) du bel accueil qui nous fut fait à Tours et de la façon dont les dames de la ville traitèrent notre Tristan en héros….

— Ah ! ah ! le gaillard ! voilà la fête qui commence ! Sus ! sus ! mon petit maraud ! sus aux cotillons, après la mêlée ! C’est devoir de vaillant soldat de biscotter aux filles après s’être battu !

Qui eût écouté de près eût entendu un soupir léger derrière la clôture. C’était Isabeau à qui les larmes venaient aux yeux et dont tout à coup s’était gonflée la poitrine. Mais Guillaume crut que c’était Mathurine qui poussait, par quelque endroit, ce souffle douloureux.

— Eh bien, quoi, ma mie, reprit-il, vous attendiez-vous que votre fils demeurât comme un Joseph devant les légitimes délices d’un triomphe mérité ?

Vous voilà bien, petites bourgeoises des villes qui ne connaissez rien de la vie des hommes d’armes, hormis quand ils prennent vos murs d’assaut, et vous traitent comme bétail conquis, en quoi je les approuve hautement. Et, si j’étais à leur place, je ne me ferais pas défaut de me ruer sur les plus belles….

— Pourquoi faire ? demanda Mathurine de l’air le plus simple du monde.

Le tanneur sentit qu’il avait dit une bêtise et reprit sa lecture comme il suit :

« Mais je dois à la vérité d’ajouter que votre fils, comparable en cela au prudent Ulysse, lequel allait jusqu’à s’enduire les oreilles de cire pour ne pas entendre les propos charmeurs des sirènes, ne se laissa pas séduire par les flatteuses attentions dont il fut l’objet et ne quitta pas davantage le pan de mon froc qu’un poulet toujours prêt à se blottir sous l’aile de sa mère….

— Tant pis ! dit le tanneur, mais tant mieux aussi. Cela prouve qu’il est tout entier aux choses de la guerre.

Un tel rayonnement de joie était venu au visage d’Isabeau qu’on eût dit que sa blonde chevelure flambait, autour de son front, comme une séraphique auréole.

Maître Guillaume poursuivit, pendant que le mendiant, s’étant rapproché de la table pour s’y accoter, faisait provision par derrière de quelques fruits oubliés dans une assiette.

« Mais, sans doute, lut-il, vous ne savez plus rien, à partir du moment où nous avons quitté notre beau pays de Touraine, engagés dans la compagnie d’un neveu du vaillant Xaintrailles, lequel remontait dans le nord d’où les nouvelles étaient fâcheuses pour les partisans du Roi. (Ce sont ces jeteurs d’alarmes qui gâtent tout !) Et nous traversâmes ainsi un beau ruban de terre française, faisant halte seulement dans quelques grandes cités, comme Blois dont les pieds seuls semblent baigner aux eaux basses de la Loire et Orléans où vit encore la mémoire de la pauvre pucelle. Et là, notre capitaine fit dire une messe pour elle, se souvenant, à la fois, de la malheureuse guerrière et de son glorieux oncle qui l’avait si bien servie. Et, durant ce long trajet, n’eûmes-nous guère que des escarmouches et de menues rencontres avec des cohortes isolées, lesquelles effectuaient aussi leur mouvement vers les points où la lutte était sérieusement engagée….

— J’eusse beaucoup préféré de grandes batailles, interrompit sentencieusement le tanneur. Toute cette petite guerre est bonne pour former des officiers en sous-ordre, mais non pas des généraux comme je veux que devienne mon Tristan. Comment aurait-il pu prendre le coup d’œil avec lequel on masse les armées et on décide des victoires célèbres, en n’opérant que sur des compagnies peu nombreuses parcourant les campagnes comme des troupeaux d’oies ? J’en suis vraiment très fâché ; et si jamais je revois frère Étienne, je le gourmanderai de ne pas avoir dirigé mon fils dans de plus glorieux périls. Ah ! que ceux qui voient les choses d’un peu haut sont rares en ce monde !

Et maître Guillaume, fort satisfait de son petit discours, continua la lettre du moine :

« Cela n’empêcha qu’à Blois votre Tristan se signalât, ayant découvert une conspiration des notables de la ville, une nuit qu’il s’était réfugié dans des ruines pour fuir un méchant chien qui lui jappait depuis une heure aux chausses en aboyant à la lune….

— Voyez-vous, l’intrépide ! s’écria Guillaume.

« Et à Orléans aussi, continua-t-il, rendit un éminent service à la cause du Roi. Car un jour qu’il se promenait dans la campagne, auprès de ce jardin d’Olivet qui est un des plus beaux du monde, apercevant un groupe de soudards au service du duc, perdit la tête de frayeur et, au lieu de s’enfuir devant le nombre dans quelque lieu sûr, se mit à crier à tue-tête : À moi ! à moi ! à moi ! d’une voix tellement stridente que l’ennemi crut à quelque capitaine donnant le signal de l’attaque à ses soldats, et rebroussa chemin, jouant des jambes comme font les cerfs surpris. Et ces poltrons répandirent partout le bruit que nous étions en force dans la ville et occupions les environs par de sérieuses avant-gardes, ce qui nous assura plusieurs jours de tranquillité.

— Ah ! le gaillard ! ne put s’empêcher de s’écrier le tanneur. Si après de telles actions d’éclat le Roi ne fait rien pour lui, c’est qu’il ne mérite d’avoir de tels serviteurs. Et il reprit sa lecture ainsi :

« Le plus intéressant de mon récit commence, à vrai dire, à notre arrivée à Paris d’où je vous écris, souhaitant que vous partagiez la surprise de tout ce que nous y voyons et dont nos yeux sont encore écarquillés comme ceux des carpes qu’on vient de tirer hors de l’eau et de jeter sur l’herbe. Car celui qui ne connaît Paris ne sait rien. Imaginez une fourmilière humaine où se confond tout ce qu’il y a de meilleur avec tout ce qu’il y a de pire, grouillante, bourdonnante, clamante, un microcosme de passions s’excitant les unes les autres, un affolement de tous, un bouillonnement de cervelles dans les crânes, une mer dont les fureurs sont enfermées entre des récifs et dont les flux et reflux se heurtent en se croisant. Et l’on dirait que l’âme de tout un pays est là qui se débat dans une prison trop étroite….

— Heureusement que le Roi est là pour maintenir ce chaos ! interrompit maître Guillaume.

Le mendiant haussa doucement les épaules en engloutissant une énorme prune de reine-Claude.

« Or notre bon roi Louis étant, comme vous ne pouvez l’ignorer, absent de sa ville, occupé qu’il est à sortir, comme il le peut, des griffes du duc Charles auxquelles il laissera plus d’une plume de son aile….

— Plaît-il ? fit le tanneur. Vous ne railliez donc