Le Conte du tonneau/Tome 2/Préface

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Henri Scheurleer (Tome secondp. 1r-6v).

PREFACE
DU
TRADUCTEUR.



J E ſuis faché qu’il faille encore retenir ici le Lecteur par un Diſcours préliminaire ; mais il faut abſolument, qu’il paſſe par-là, s’il veut lire les Pieces ſuivantes, avec fruit, & avec agrément. Elles paſſent toutes pour être de l’Auteur du Conte du Tonneau ; &, s’il eſt poſſible de fonder un jugement ſolide ſur le ſtile & ſur le tour d’Eſprit, elles en doivent être de neceſſité.

Comme elles ſont preſque toutes ironiques, & que les Lecteurs d’une pénétration mediocre, qui ſont le grand nombre, ont bien de la peine à démêler le veritable ſens d’une Ironie un peu pouſſée, il ſera bon de leur faciliter l’intelligence de celles-ci, en diſant un mot de chacun de ces petits Ouvrages.

Le premier eſt une Diſſertation ſur l’Operation Mechanique de l’Eſprit. De faux Dévots, & d’autres gens peu judicieux, ont regardé cette Piéce comme un Chef-d’Œuvre de Profanation, quoique l’Auteur ait pris tous les ſoins imaginables, pour qu’il fût impoſſible de s’écarter de ſon veritable But. Il définit l’Enthouſiaſme en general par une Elevation de l’ame, & de ſes facultez, au-deſſus de la matiere. Enſuite, il indique trois differentes Branches de l’Enthouſiaſme, deſquelles il ne prétend pas parler. La premiere eſt un Acte immédiat de la Divinité, qu’on apelle Eſprit de Prophetie, ou Inſpiration. La ſeconde eſt un Acte immédiat du Diable : on l’appelle Poſſeſſion. La troiſiéme eſt l’Effet de quelques Cauſes naturelles, Force d’Imagination, Melancolie, Paſſions violentes, &c.

Le véritable & unique Sujet de ſon Diſcours eſt cette Eſpece d’Enthouſiaſme, où l’on parvient ſimplement par Art, & par une Operation méchanique, par laquelle, en étourdiſſant les Sens, & en étouffant la Raiſon, on réüſſit à remplir le Cerveau de Viſions & de Chimeres. Par conſequent, rien au monde n’eſt plus mal fondé, que le prétendu Libertinage, qu’on trouve dans une Piéce, qui ne tend qu’à débaraſſer la Religion du Fanatiſme le plus honteux, auſſi bien que le plus ordinaire.

La Diſſertation ſur les Æoliſtes[1] turlupine les Fanatiques & les faux Inſpirez en général. Celle-ci n’en veut qu’à ces Malheureux, qui adorent les Chimeres, dont ils ſont eux-mêmes les Auteurs.

Des perſonnes ſenſées s’imagineront peut-être, que la Suppoſition, qu’on peut ſe jetter dans l’Enthouſiaſme par certains Mouvemens, & par certaines & Contorſions, eſt une Chimere elle-même. Ils ſe tromperoient aſſeurément. Un peu de Réfléxion ſur la Liaiſon étroite, qu’il y a entre l’Imagination, & les Mouvemens du Corps, le fait voir évidemment. Comme ces Mouvemens differens, ces Grimaces, ces Contorſions, répondent toujours à certaines Images, qui font de profondes impreſſions dans le cerveau ; les Contorſions & les Grimaces font à leur tour naître dans le Cerveau les Images, qui y répondent. Non ſeulement toutes Regles de la Phyſionomie ſont fondées ſur cette Verité : elle eſt encore prouvée évidemment, par ce qui ſe paſſe tous les jours ſur le Théatre, & dans les Galetas ou logent les Poëtes. Un bon Acteur ride ſon front, & ſe donne l’air d’un Furieux, afin de ſentir lui-même la Fureur, & la Rage, qu’il veut repréſenter. Si l’Imagination d’un Poëte cherche en vain les Traits, dont il a beſoin, pour dépeindre le Dépit ou l’Indignation, il ſe leve avec précipitation, ſe promene dans ſa Chambre, & ſe met dans toutes les Attitudes, qui conviennent à ces differentes Paſſions. D’abord, les Images dont il a beſoin entrent en foule dans ſon Cerveau, comme autant de Marionettes attachées à des fils d’archal.

C’eſt de la même maniere, que ceux d’entre les petits Prophetes[2], qui n’avoient pas l’intention de tromper les autres, mais qui étoient leurs propres dupes, n’ont été redevables de leurs ridicules Inſpirations, qu’aux Contorſions violentes, qu’ils apprenoient à ſe donner, à l’exemple de leurs Compagnons Impoſteurs.

La ſeconde Piéce eſt d’une nature toute différente : elle a pour titre Récit exact & fidelle d’une Bataille entre les Livres Anciens, & Modernes, &c. C’eſt une des plus heureuſes Allégories, qui ſoient jamais ſorties de l’Eſprit Humain ; & elle ſert ſur-tout à tourner en ridicule deux groſſiers Ennemis de l’Antiquité, le Docteur Bentley, & M. Wotton.

J’ai héſité pendant quelque tems, avant que de me réſoudre à traduire cette Piéce en François, parce que, parmi les Combatans modernes, on ne voit preſque que des Auteurs Anglois. J’y ai remedié de mon mieux, en donnant dans mes Remarques les Caracteres de la plûpart de ces Ecrivains ; & rien n’eſt plus facile à un Lecteur François, que de mettre, à la place des Etrangers qu’on turlupine ici, des Auteurs de ſa Nation. Il n’y aura que le Choix, qui l’embaraſſera. Le Nombre de ceux, qui méritent d’ocuper un Rang honorable ici dans les Troupes des Modernes, eſt prodigieux en France à l’heure qu’il eſt. Excepté quelques Auteurs de la vieille Roche, un Fontenelle, un La Motte, tous les Auteurs François de nos jours pouroient figurer admirablement à la place de nos Guerriers Anglois.

Toute la France fourmille de gens, qui ont de l’Eſprit, & qui n’ont que de l’Eſprit. A voir la plupart des Productions nouvelles, qui nous viennent de ce Païs-là, on diroit, que rien n’eſt plus ridicule que l’Erudition ; & que, parmi les nombreux Arrêts de la Cour, il doit en avoir eu quelqu’un qui ait proſcrit la Logique.

La troiſiéme Piéce eſt une comparaiſon entre un Balay & un Homme, faite dans le Stile & dans le Gout des Méditations de M. Boyle. Ceux, qui trouveront d’abord cette Idée-là biſarre, n’ont qu’à lire ce petit Ouvrage avec attention, pour voir avec étonnement, que cette Idée n’eſt que trop juſte.

Je me ſuis fait un plaiſir de traduire les Penſées morales & divertiſſantes qui ſuivent, afin que les François puiſſent comparer cet Echantillon avec les Réflexions de M. de la Rochefoucault & avec les Caracteres de la Bruiere. Je ſai que ces Livres ſont excellens dans leur genre, & qu’ils meritent la grande Réputation qu’ils ont acquiſe, & dans la France, & dans toute l’Europe. J’ôſe dire pourtant, qu’un Volume ſemblable à cet Eſſay de notre Auteur Anglois devroit être naturellement d’un Gout plus général, & plus propre à repondre au But de ces ſortes d’Ouvrages. Il y a une heureuſe Variété, qui entretient l’attention, & qui ſemble la délaſſer. Et c’eſt ce qui manque, à mon Avis, aux Livres François dont je viens de faire mention. Ces Réflexions, & ces Caracteres, ſont d’un tour concis, ſerré, un peu obſcur, toujours ſérieux. Ce ſont autant d’Oracles, pour ainſi dire. On en peut lire quelques pages ; mais, inſenſiblement, l’Eſprit ſe rebute de ces Sentences, & de ces Portraits,

Qui ſur un même ton ſemblent pſalmodier.

L’Eſſay dans le Gout le plus moderne eſt une des plus plaiſantes Piéces, qu’il eſt poſſible de voir. L’Auteur y imite admirablement bien certains Ecrivains novices, qui, avec la mince proviſion de dix ou de douze Lieux-communs, ont la démangeaiſon inſurmontable de ſe faire imprimer ; & qui ſemblent s’imaginer, que ce qu’ils viennent fraichement d’aprendre aura pour le Public la même grace de la Nouveauté, dont ils ſont charmez eux-mémes.

L’Auteur fait ſemblant de prendre pour Sujet les Facultez de l’Ame, dont il ne dit pourtant qu’un ſeul mot par haſard : tout le reſte conſiſte en Penſées incidentes, à qui la moindre reſſemblance de mots donne une eſpece de Liaiſon fortuite. Il brode tout cet Aſſemblage ridicule, de quelques Paſſages Latins, qui ſervent d’ordinaire d’Exemples dans la Grammaire, & dans la Syntaxe, qu’on aprend dans les plus baſſes Claſſes ; & il aſſaiſonne tout ce rare Ouvrage de cette Oſtentation pedanteſque, que les aprentifs Auteurs affectent, pour reſſembler aux Ecrivains d’Importance.

Je conſidere la Piéce qui ſuit comme le Chef-d’Œuvre du Docteur Swift. C’eſt une Diſſertation contre le Projet d’abolir le Chriſtianiſme en Angleterre. Ceux, qui ſavent ſuivre les Idées d’un Auteur, & ſaiſir le veritable Sens d’une Ironie en la conſidérant de tous ſes differens côtez, n’auront garde de trouver de l’Irreligion dans cet Ouvrage. Ils le regarderont, au contraire, comme une Satyre ſanglante de l’Eſprit fort & du Libertinage. On ne parle pas ici du Chriſtianiſme réel : on le conſidere comme banni de la Grande-Bretagne, depuis très-long-tems. Il ne s’agit que de ce Chriſtianiſme de Nom, qui conſiſte en certaines Cérémonies, & en certains Devoirs exterieurs. L’Auteur fait ſemblant de croire, que tout le Peuple eſt du Sentiment unanime, que le Bien public exige qu’on renonce entiérement à ce Chriſtianiſme ; &, en faiſant ſentir, que les Avantages qu’on attend de ce Projet ne ſeront pas ſi conſidérables qu’on l’eſpere, il découvre avec une Adreſſe infinie le Ridicule de l’Eſprit fort, & de l’Irreligion, qui ſe ſont répandus ſi généralement dans ſa Patrie.

Pour mettre le Public en état de déveloper entiérement le Génie de notre Auteur, j’ai joint à cette Piéce badine un Ouvrage très-ſerieux, intitulé : Projet pour avancer la Religion & la Pieté en Angleterre, &c. Il contient, d’un côté, un détail afreux des Progrès que le Vice & l’Irreligion ont faits dans la Grande-Bretagne ; &, de l’autre, des Moïens efficaces pour en arrêter le Cours, & pour faire fleurir dans ce Païs la Religion & les bonnes Mœurs. L’Auteur y fait voir fort au long, qu’une pareille Réforme dépend abſolument du Souverain, qui, étant Maitre de toutes les Charges, peut tenir le Crime & le Vice en bride, en les faiſant conſidérer comme des Obſtacles invincibles à la Fortune.

Ce ſecond Tome finit par les Prédictions pour l’an 1708, que l’Auteur publia ſous le Nom d’Iſaac Bickerſtaf Ecuïer, & par deux autres petites Piéces, qui en furent les Suites.

Ces Pronoſtics ont été traduits dans preſque toutes les Langues de l’Europe. Elles étonnérent les Eſprits foibles, & ne laiſſérent pas d’intriguer un peu les gens ſenſez. Quoiqu’il fût aſſez naturel de croire, que ces Prophéties n’avoient pour but que de badiner avec la Crédulité des hommes ; la maniere, dont elles étoient débitées, avoit quelque choſe de ſi particulier, quelle ne pouvoit qu’embaraſſer l’Eſprit.

Non ſeulement l’Auteur parloit de la maniere du monde la plus grave & la plus ſérieuſe, mais il particulariſoit les Evenemens, comme s’il en donnoit l’Hiſtoire, plutôt que la Prédiction. D’ailleurs, rien de plus clair, de plus net, de plus éloigné de cette Obſcurité épaiſſe, que le ſot Peuple, charmé d’aider l’Impoſture, interprete toujours d’une maniere favorable aux Aſtrologues, & à tous ceux qui ſe mêlent de dévoiler l’Avenir. Ce qui ſurprenoit le plus, c’eſt que le prétendu Bickerſtaf paroît ſûr de ſon Fait ; & qu’avec un air de confiance, il n’exige du Public, que de vouloir bien ſuſpendre ſon Jugement, pour un petit nombre de Semaines.

Le premier Article de ces Prédictions prophétiſoit la Mort d’un certain Partrige, Faiſeur d’Almanacs & prétendu Aſtrologue ; ce qui fut cauſe d’une des plus divertiſſantes Farces, qui ait jamais diverti tout un Peuple, aux dépens d’un Particulier. On dit que le Pronoſtic fit de ſi profondes Impreſſions ſur le Cerveau du pauvre Partrige, qu’il en tomba effectivement dans une grande Maladie.

Quoiqu’il n’en mourût point, l’Auteur ne laiſſa pas de donner au Public une Lettre adreſſée à un Homme de Qualité, contenant la Relation de la Mort de ce ridicule Aſtrologue, avec toutes ſes Circonſtances.

Cette Lettre courut par toute la Ville ; & un Garçon, qui crioit à pleine tête, Relation fidéle de la Mort de M. Partrige, fut rencontré malheureuſement par le pauvre Défunct lui-même, qui le roua de coups. Peu content encore de cette Vengeance, il fut aſſez extravagant pour vomir mille & mille Injures, dans ſon Almanac ſuivant, contre le Sieur Bickerſtaf ; & pour déclarer formellement au Public, qu’il vivoit encore, & qu’il avoit vécu le même jour où l’Impoſteur avoit fixé ſa Mort.

Une Déclaration ſi plaiſante donna lieu à l’Auteur de pouſſer la Plaiſanterie plus loin. Il prit le même Air ſerieux, pour faire ſon Apologie ; & il ſe ſervit de pluſieurs Argumens auſſi ingenieux, que comiques, pour prouver à Partrige, qu’il étoit réellement défunct.

L’Affaire n’en reſta pas-là. Toute cette Hiſtoire fournit aux Auteurs du Tatler ou Babillard, Ouvrage de la même nature que le Spectateur, le Sujet du monde le plus particulier, & le plus utile. Ils y font voir qu’un grand nombre de Gens ont le plus grand tort du monde de ſe ranger parmi les vivans ; & ils ſoutiennent, que tout Homme inutile à la Société, & à lui même, eſt réellement mort. J’ai vu dans le Mercure de Paris une de ces Piéces ſur cet Article, traduite en François. On la donne comme l’Echantillon d’une Traduction générale de tout cet ouvrage. S’il en faut juger par ce petit Morceau, le Traducteur eſt très-capable d’y réüſſir, & ce ſeroit dommage qu’il n’exécutât pas ſon Projet.


  1. Cette Diſſertation ſe trouve dans le Tome I, Sect. VIII.
  2. Certains Fous, qui ont courus la Hollande & l’Angleterre au commencement de ce Siécle.