Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/01/03

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E. Arrault et cie (1p. 7-10).


§ 3. — LE PROTE ET LE CORRECTEUR


« Les personnes étrangères à l’imprimerie confondent souvent le correcteur avec le prote. »

L’origine et les causes de cette confusion remontent aux débuts de l’imprimerie. À cette époque, il n’y eut que très peu de correcteurs spéciaux, c’est-à-dire se livrant exclusivement, et pour une seule imprimerie, à la correction des épreuves. La plupart des lettrés occupés dans les ateliers remplissaient les doubles fonctions d’auteur ou de traducteur et de correcteur. Ils revisaient les manuscrits, les annotaient et surveillaient la correction de l’édition dont ils avaient, à la demande d’un atelier ou d’un maître, accepté de prendre la responsabilité ; puis ils préparaient, souvent pour un atelier concurrent, une autre édition qu’ils conduisaient de même à achèvement.

À la même date, « le maître imprimeur cumule fréquemment les fonctions de patron, de prote, de correcteur, voire même de compositeur et d’imprimeur ».

Peu à peu, par suite du développement des ateliers typographiques, par suite des nécessités qui en sont la conséquence, les fonctions se divisent : le maître imprimeur, absorbé par les soucis d’une industrie de plus en plus complexe, devient le patron, le chef, auquel les exigences de la clientèle, les relations avec l’extérieur ne permettent plus que de connaître dans ses grandes lignes la direction de l’atelier ; sous la pression de besoins nouveaux et impérieux, « le prote se transforme en ce qu’il est encore aujourd’hui : un ouvrier actif et intelligent, choisi par le patron pour diriger le travail des compositeurs ses anciens confrères » ; à défaut du maître imprimeur, le prote assume le soin de la correction.

Mais, un jour, « débordé par la multiplicité de ses attributions, le prote, lui aussi, doit se décharger d’une partie de l’énorme responsabilité qu’elles entraînent : il abandonne tout ce qui concerne la correction devenue incompatible avec sa présence presque constante à l’atelier et la surveillance qu’il doit y exercer » ; il impose alors le souci de la lecture des épreuves au correcteur — un personnage non point nouveau, on le sait — que les exigences du travail astreignent à une présence régulière à l’imprimerie et qui peu à peu devient ce que nous le voyons aujourd’hui.

Cependant la confusion d’attributions qui exista tant d’années, par la réunion en une même individualité des obligations du prote et de celles du correcteur, devait subsister longtemps encore dans l’esprit du public. Le prote et le correcteur ont élevé si haut des fonctions qui leur furent communes que de nos jours les profanes ne songent que vaguement à une distinction possible de ces deux rôles[1].

L’Académie elle-même, dans une des éditions de son Dictionnaire, a imité sur ce point l’erreur populaire : après avoir défini le prote « celui qui, sous les ordres de l’imprimeur, est chargé de diriger et de conduire tous les travaux, de maintenir l’ordre dans l’établissement et de payer les ouvriers », elle ajoute : « Il se dit aussi de ceux qui lisent et corrigent les épreuves[2]. » N’en déplaise à la docte compagnie, si la première partie de sa définition est, sauf parfois en ce qui concerne les salaires, toujours exacte, nous récusons complètement la seconde, qui est fausse[3].

Littré n’était pas, lui non plus, d’accord sur ce point avec l’Académie, et, reprenant les termes mêmes de la définition qu’on vient de lire, il écrivait : « Abusivement, prote se dit de ceux qui lisent ou corrigent les épreuves. »

Ch. Ifan[4], d’ordinaire mieux inspiré, s’élève contre ces lignes du célèbre Universitaire : « Au sujet de l’instruction du prote, ces Messieurs[5] [certains écrivains très descriptifs] sont perplexes ; … il y en a même d’irréductibles qui ne l’admettent pas. Ils taxent leurs contradicteurs d’ignorance ; selon eux, prote a été confondu avec correcteur. »

Certains de ces « Messieurs » estimeront certes que, si par erreur ils ont confondu le prote avec le correcteur, ils n’ont pas été perplexes au sujet de son instruction : l’opinion qu’on leur reproche leur faisant une obligation d’accorder au moins au prote l’instruction qu’on ne saurait dénier au correcteur. Mais Littré, on peut le croire, n’a jamais eu cette pensée de « confondre le prote avec le correcteur » : il nous paraît tout simplement avoir fait remarquer que, s’abusant sur le sens réel des mots, certains auteurs donnaient parfois à « ceux qui lisent ou corrigent les épreuves » le nom de prote. Pour notre compte personnel, nous pensons, tout au contraire de Ch. Ifan, que le public, qui confond souvent le correcteur avec le prote, en imputant au second les attributions du premier, ne commet que fort rarement — jamais, pourrait-on dire, en osant quelque peu — cette méprise de transporter les fonctions du prote au correcteur :

« Le prote est le représentant immédiat du maître imprimeur : il dirige et administre l’établissement, reçoit les auteurs et traite avec eux, embauche et débauche le personnel attaché à l’imprimerie, distribue la besogne, etc.

« Le correcteur n’a pas à s’immiscer dans l’administration industrielle : il est le représentant de la science et de la littérature dans l’imprimerie. Son département est du domaine de l’intelligence pure. Il n’est placé sous la direction du prote que comme faisant partie de l’usine typographique. Dans l’exercice propre de ses fonctions, il est seul juge ou, tout au moins, le juge le plus compétent des concessions à faire aux écrivains sous le rapport de ce que l’on appelle, en terme d’imprimerie, la marche à suivre pour chaque ouvrage[6]… » ; « il est l’homme de l’art, connaissant parfaitement et sa langue et l’imprimerie, capable d’amener un ouvrage à ce degré de perfection tangible qui doit être l’objet de sa préoccupation la plus ardente[7]. »

« S’il appartient à l’auteur de confectionner son texte, d’agencer ses phrases, de les ponctuer[8] », en un mot d’écrire son livre, il est du devoir du correcteur de corriger les fautes d’impression, de redresser les erreurs d’orthographe ou de syntaxe, de rectifier la ponctuation défectueuse et de veiller à la régularité de la marche. « Son intelligence, ses connaissances ne sauraient lui permettre d’accepter également le bon et le mauvais. Pour limitée que soit son initiative, il ne doit pas oublier qu’il la possède, et il doit en user, en connaissance de cause, pour le plus grand bien des intérêts qui lui sont confiés. »



  1. Breton (Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 8) nous paraît ainsi commettre une erreur, ou plutôt avoir une défaillance de mémoire, lorsqu’il écrit : « … Sauf quelques exceptions que nous signalerons en leur lieu, leurs fonctions [celles du correcteur et celles du prote] sont tellement distinctes, que nous ne comprenons pas qu’on ait pu leur attribuer une dénomination commune. »
  2. Dictionnaire de l’Académie française, t. II, p. 526 (1878). — Il faut reconnaître, toutefois, que l’Académie ajoute : « On dit plus souvent aujourd’hui correcteur. »
  3. D’après Bernier, cité par Boutmy.
  4. Le Prote, étude-causerie : chapitre De l’Instruction du Prote, p. 25.
  5. Nous n’aurions osé « situer » parmi ces « Messieurs » le célèbre Littré, si Ch. Ifan lui-même n’avait pris soin, par une note spéciale, de désigner celui auquel il tenait à faire allusion.
  6. D’après Bernier et le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de P. Larousse, t. V, p. 181 (1869).
  7. Daupeley-Gouverneur, le Compositeur et le Correcteur typographes, p. 213.
  8. Id., Ibid., p. 216.