Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/06

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E. Arrault et cie (1p. 266-273).


CHAPITRE VI

LE CODE TYPOGRAPHIQUE



HISTORIQUE SOMMAIRE. — SA NÉCESSITÉ


Dans la correction d’un livre, en principe une seule loi peut s’imposer au correcteur, « l’observance stricte des règles typographiques et orthographiques en usage dans les bonnes Maisons[1] ».

Au point de vue de l’orthographe, nous avons dit que le Dictionnaire de l’Académie devait prévaloir : l’autorité qui s’attache à ce guide ne saurait être susceptible de discussions, sous peine pour le correcteur de tomber rapidement dans l’arbitraire et l’anarchie ; dans les circonstances où, pour des raisons particulières, l’Académie a évité de se prononcer — ces cas sont plutôt rares — l’orthographe douteuse doit, par assimilation ou par des comparaisons entre les meilleurs auteurs de lexiques, être fixée d’après une méthode qui ne froisse ni les usages ni les habitudes.

Mais dans le domaine typographique existe-t-il un manuel ayant une autorité comparable à celle que le Dictionnaire de l’Académie possède dans le champ de la grammaire ?

Le nombre des « guides techniques » en usage général dans les ateliers est assez élevé ; bien plus considérable est le chiffre des vade-mecum ou des mémentos particuliers. Sur ce point, le compositeur pourrait, sans doute, n’avoir que l’embarras du choix, si tous ces opuscules étaient d’égale valeur. Malheureusement, il semble bien que la qualité de ces travaux est aussi différente que leur disparité est indiscutable. Il suffit d’avoir étudié et raisonné quelques-uns de ces volumes pour en être persuadé[2].

Th. Lefevre, E. Leclerc, E. Desormes, G. Daupeley-Gouverneur, J. Dumont, pour ne citer que ces quelques auteurs, n’eurent jamais soin de se persuader du bien-fondé des principes posés ou de raisonner les préceptes édictés. Les uns et les autres ont « légiféré », sans souci du voisin ou du prédécesseur, chacun pour eux-mêmes ; suivant leur éducation première, ils ont promulgué « articles de foi » et leurs erreurs et leurs préférences en même temps que les usages locaux ou nationaux. Et l’on assiste à cet étrange spectacle d’une règle scrupuleusement appliquée ici que l’on réprouve ailleurs à l’instar d’une hérésie typographique, d’une habitude que l’on tolère en cet endroit alors que là elle est rigoureusement bannie, enfin d’un artifice que l’on accepte dans telle imprimerie et que l’on repousse dans un autre atelier. Le correcteur — et encore plus le compositeur — se perd au milieu de ce dédale d’exceptions et de particularités dont parfois il fut longtemps sans se soucier ou même sans prévoir les incommodités, mais dont il éprouve les désagréments au premier changement de Maison.

Cette situation profondément regrettable et préjudiciable aux intérêts bien compris du typographe, du maître imprimeur et de la clientèle, a sollicité, il y a quelques années, l’attention d’un certain nombre de professionnels épris de leur art.

Au cours de l’année 1906, semble-t-il, un groupe de protes et de correcteurs bordelais faisant partie de la Société amicale des Protes et Correcteurs d’Imprimerie de France avait exprimé le désir de voir leur Société prendre « l’initiative de la création d’un Code typographique, donnant — avec des indications pour l’exécution des travaux de ville, auxquels on ne peut tracer des règles absolues — une marche unique à suivre dans la composition des labeurs ».

Les auteurs du projet justifiaient ainsi leur pensée, en même temps qu’ils fixaient une limite à leur travail : « Il serait désirable que prît fin un défaut de méthode qui est, nous le croyons, l’apanage exclusif de notre profession. Créer un code qui aurait force de loi dans toutes les imprimeries de France est relativement facile, cette création ayant été approuvée par le Congrès des Maîtres Imprimeurs de 1903. Ainsi serait mis un terme aux nombreuses discussions soulevées dans les ateliers par l’emploi et le choix du meilleur manuel technique.

« Ce code, aussi concis que possible pour pouvoir être vendu un prix minime, aurait sûrement été accepté par tous les ouvriers, à qui il aurait évité bien des ennuis. Avec le bénéfice réalisé sur la vente, on aurait pu indemniser les personnalités typographiques qui auraient bien voulu accepter de le rédiger[3]. »

L’idée d’un code typographique une première fois posée, puis abandonnée pour des raisons diverses, ne devait pas tarder à surgir de nouveau. Au cours d’une réunion tenue le 18 janvier 1908, les membres de la Section de Bordeaux de la Société amicale des Protes et Correcteurs d’Imprimerie de France approuvaient la proposition suivante qui leur était soumise par l’un de leurs collègues[4] : « Nomination d’une Commission provisoire, qui serait chargée de préparer les matériaux nécessaires à l’édification d’un code typographique et de les remettre à une autre Commission composée de membres de l’Amicale, de l’Union des Maîtres Imprimeurs et de notabilités typographiques.

« Ce code, qui condenserait et établirait d’une façon uniforme toutes les règles typographiques, pourrait — aussitôt son élaboration par cette dernière Commission — s’imposer et s’étendre dans toute la France. Servant les intérêts de tous, il exalterait la régularité et la beauté des formes de l’art de l’imprimerie, et il donnerait enfin satisfaction aux vœux si souvent formulés par l’élite des lettrés et de la typographie. »

Les esprits paraissaient d’ailleurs unanimes à reconnaître non seulement l’utilité, mais surtout la nécessité de cette œuvre ; et nombreux furent alors ceux qui la justifièrent. Bornons-nous à rappeler, entre beaucoup d’autres, ces quelques lignes émanées du « père Breton » : « Le Code typographique, voilà une belle et bonne œuvre à laquelle devrait s’atteler l’Amicale. Et pourquoi non ? N’avons-nous pas parmi nous tous les éléments voulus ? Protes et correcteurs érudits et à qui l’expérience fait rencontrer journellement des cas qu’en cherchant bien on ne trouverait pas ? Pour un, oui, ce serait ardu et considérable. Mais nos membres s’aidant et se partageant la besogne, sous la direction intelligente d’une Commission nommée ad hoc, qui reviserait les travaux des sections, nous pourrions produire une œuvre correcte, infiniment utile et appréciée des imprimeurs, des écrivains, des protes, des correcteurs et des typographes (lesquels, marchant à coup sûr, n’auraient plus à changer un tas de choses qu’ils avaient cru être ainsi qu’ils les composaient), une œuvre qui aplanirait ces mille petites difficultés, ces divergences, en les unifiant ; une œuvre enfin qui s’imposerait, qui ferait loi et sur laquelle on pourrait se reposer[5]. »

L’idée faisait son chemin, on le voit. Aussi le Congrès de l’Amicale, réuni à Nantes le 7 mai 1908, se ralliait-il au projet de résolution relatif à la création d’un code et à la nomination d’une Commission chargée d’élaborer, de réunir les matériaux nécessaires à cet important travail : « Il est procédé à la nomination d’une Commission provisoire chargée de préparer les matériaux nécessaires à l’édification d’un code typographique et de les remettre à une autre Commission composée de membres de l’Amicale, de l’Union des Maîtres Imprimeurs et de notabilités typographiques. Cinq collègues sont ainsi désignés, dont aucun n’est présent, mais qui seront avisés individuellement du vote qui vient d’être émis[6]. »

L’absence des commissaires honorés ainsi à leur insu d’un redoutable poste de confiance fut-elle la pierre qui, dès le début, encombra la voie tracée, — l’importance de la tâche devait-elle effrayer les futurs rédacteurs — ou bien l’absence d’un plan, nettement défini, d’une méthode rationnelle de travail se trouva-t-elle susciter dans l’esprit des auteurs désignés une perplexité et une incertitude trop grandes, — enfin, plutôt, des raisons personnelles leur firent-elles abandonner une œuvre dont ils crurent avoir sujet de ne recevoir dans : l’avenir que critiques ? Nous l’ignorons ; mais la Commission dm Code typographique ne fonctionna guère que pour constater la carence de ses membres et ne se réunit, peut-on dire, que pour se dissoudre.

Certains, d’ailleurs, à réfléchir, avaient enfin reconnu au projet de code quelques inconvénients ; ils hésitaient non point devant sa nécessité, mais devant les difficultés d’application.

« La rédaction du Code typographique, écrivait l’un d’eux, est une question complexe dont la solution exigera de longs efforts, de longs débats, sans, peut-être profit bien réel. La difficulté n’est point de rédiger un manuel ou un code — peu importe le mot ! — de condenser un nombre plus ou moins grand de règles typographiques, de rénover certains usages tombés en désuétude, de donner force de loi (!) aux principes d’un art nouveau qui bientôt n’aura plus rien de commun avec nos vieux errements, mais bien… d’obtenir des auteurs, des imprimeurs, des compositeurs et des correcteurs le respect de ces règles. Un contre quatre ! »

« Faire appliquer le Code » : toute la question tenait en ces quatre mots. Si dès avant l’entreprise on estimait qu’il serait impossible d’obliger à l’observance des règles édictées, mieux valait sans doute ne pas s’essayer à une œuvre dont le seul résultat, serait d’ajouter un nouveau manuel à tant d’autres traités.

Toutefois, si ce raisonnement pouvait avoir quelque valeur aux yeux de certains, au sentiment de nombre d’autres il était négligeable ; de l’avis de ces derniers, l’essentiel était d’élaborer, de rédiger, d’édicter d’abord le Code ; … on verrait ensuite. Alors, sous l’influence des idées de ceux-ci, le projet prenait bientôt une ampleur démesurée. À côté du Code typographique on songeait — après-Breton — à réunir les éléments d’une grammaire typographique « venant mettre un peu d’ordre dans les discussions professionnelles, supprimant les hésitations à corriger de telle ou telle façon plutôt que d’une autre, mettant un terme à toute espèce d’équivoque ». Ce vade-mecum devait condenser, « par une intelligente collaboration, certaines parties de notre syntaxe française, lexiquant les mots qui offrent quelque difficulté mnémonique ». « Les abréviations, les majuscules, voire même la ponctuation, l’accord du verbe avec les collectifs : », etc., devaient être envisagés. Ce n’était plus un code, un mémento, un vade-mecum, c’était une vaste encyclopédie typographique et grammaticale dont on esquissait un peu imprudemment, disons-le, un court schéma.

Edmond Monin écrivait à ce sujet[7] : « L’un de mes bons amis voudrait que le Code typographique contienne toutes les indications orthographiques, que sa longue expérience lui fait désirer pour les typographes. »

À l’exemple du « bon ami » de M. Edmond Monin, Thémisto disait, dans la Circulaire des Protes également : « Le Code serait l’arbitre absolu pour l’application méthodique des règles professionnelles et le respect de la syntaxe française si souvent violée malgré tous nos efforts. Il s’imposerait aux protes, aux correcteurs, aux maîtres imprimeurs et aux clients.

« Le Code réglerait tous les cas d’orthographe de quelque, quel que :

Quelques vains lauriers que lui promettent ses conquêtes[8],
xxxx Quelque élevés qu’ils soient, ils sont ce que nous sommes[9] ;


toutes les subtilités de tout :

un chien qui a les oreilles tout écorchées,
xxxx une prairie toute en fleurs,
xxxx une personne tout en larmes, mais, qui en est toute inquiète,


cas dans lesquels la réflexion et le jugement peuvent seuls prévaloir, et où l’on ne peut donner que des exemples toujours sujets à caution, puisqu’ils ne citent pas le cas même dans lequel se trouvera le correcteur. »

V. Breton lui-même n’était pas très éloigné d’avoir sur ce point les sentiments des deux auteurs que nous venons de citer, lorsqu’il écrivait : « La Société amicale des Protes et Correcteurs semble toute désignée pour établir ce code des règles. Nul mieux que le prote ou le correcteur, qui sont à tout moment, de par leurs fonctions, obligés de trancher tous les cas douteux, ne serait qualifié pour venir à bout de ce travail. Et à eux devraient s’adjoindre des grammairiens et des lettrés, de façon à mettre complètement d’accord les règles de la grammaire et de la syntaxe avec les règles typographiques, celles-ci, du reste, n’étant que l’expression figurée dans les textes de celles-là… Ce qu’il faut surtout, c’est que la règle typographique se subordonne absolument aux règles grammaticales, en ce qui est de l’orthographe, des ponctuations et signes divers, de l’emploi des capitales, etc. En basant strictement la règle typographique, en tant que présentation d’aspect, à la règle grammaticale, on éviterait tout arbitraire[10]. »

Nous regretterions d’insister ici sur notre désaccord, à ce point de vue, avec les auteurs dont nous venons de parler. Le prote, le correcteur et aussi le typographe doivent connaître leur grammaire avant de pouvoir songer à composer et à corriger ; si leur mémoire éprouve quelque défaillance orthographique, ce n’est assurément pas dans un manuel typographique qu’ils puiseront les renseignements relatifs à cet objet. Telle était aussi l’opinion de M. Edmond Morin qui déclarait très nettement : « Je désire pour mon compte personnel que le Code soit purement typographique[11]. » Telle était encore, sans doute, la pensée de M. A. Perrier [12], de M. O. Campens[13] et de plusieurs autres, étudiant cette question dans la Circulaire des Protes.

Si les avis étaient, on le voit, très partagés sur les matières qui devaient constituer le texte du Code, non moins différents étaient les sentiments sur la manière dont ce texte devait être disposé : aux uns — tels MM. Ed. Morin, V. Breton, O. Campens — « l’ordre alphabétique paraissait être plus commode que tout autre[14] » ; les autres limitaient leurs désirs à un simple mémento, à une sorte de vade-mecum, même à un modeste manuel se bornant à rappeler ou à condenser toutes les règles typographiques.

Aussi, après avoir bataillé ferme durant de longues années, peu à peu, faute de pouvoir s’entendre sur le point capital des « matières à traiter », le silence se fit sur le Code, un silence que les événements ont contribué à accentuer.

Cependant personne ne conteste la nécessité de ce Code qui ne permettrait plus que la règle typographique soit soumise au caprice des interprétations individuelles. « La marche à suivre, si utile dans une Maison pour l’ensemble des travaux qui s’y font, serait autrement efficace et utile si elle était adoptée partout, si à Paris, comme à Lille, Marseille, Brest, Nancy, etc., on employait de façon identique les guillemets, les chiffres ou lettres pour les nombres, les divisions, certains espacements, etc. Le compositeur et le correcteur éprouveraient souvent bien moins d’ennuis si, devant un cas embarrassant, ils n’avaient qu’à faire comme celui qui hésite sur l’orthographe d’un mot : ouvrir, au lieu du Petit Larousse, le Petit Code des règles de la composition, recueil officiel adopté par l’Union des Maîtres Imprimeurs de France et le Cercle de la Librairie, ayant force de loi pour trancher les différends en matière de règles typographiques courantes, comme le Dictionnaire officiel de l’Académie tranche les difficultés orthographiques[15]. »



  1. Daupeley-Gouverneur, le Compositeur et le Correcteur typographes, p. 230.
  2. V. Breton disait à ce sujet (Circulaire des Protes, no 158, avril 1909) : « Ce ne sont pas les manuels qui manquent. Il y en a plutôt trop, et chaque auteur a pour ainsi dire sa manière de voir sur certains cas particuliers, ce qui ne laisse pas que de jeter l’indécision parmi ceux qui se trouvent en présence d’affirmations différentes d’auteurs également autorisés. »
  3. Circulaire des Protes, no 131, janvier 1907.
  4. M. Brugière (Voir Circulaire des Protes : Procès-verbal de la réunion de la Section de Bordeaux, 18 janvier 1908, no 144, p. 16).
  5. Circulaire des Protes, no 138, p. 96.
  6. Courrier du Livre, juillet 1908. — Voir, sur ce sujet, Circulaire des Protes, no 149, p.79.
  7. Circulaire des Protes, n* 166, décembre 1909. — Mais, tel n’était point le sentiment de M. Ed. Morin lui-même (voir page suiv.).
  8. Boileau, Épîtres.
  9. Rousseau, Odes.
  10. Circulaire des Protes, no 158, avril 1909.
  11. Id., no 166, décembre 1909.
  12. Id., no 164, octobre 1909.
  13. Id., no 167, janvier 1910 ; no 168, février 1910.
  14. Id., no 166, décembre 1909 ; no 168, février 1910.
  15. Circulaire des Protes, no 158, p. 49 (V. Breton, la Marche à suivre en typographie).