Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/09/02

La bibliothèque libre.
E. Arrault et cie (1p. 403-410).


§ 2. — LA CORRECTION « EN BON »


I. — Le correcteur.


Il est superflu de rappeler ici toutes les considérations générales exposées dans le chapitre Devoirs du Correcteur, considérations que le correcteur ne doit perdre de vue dans aucune des circonstances de sa carrière.

Toutefois, il paraît nécessaire d’insister sur un point particulier : il est indispensable — à moins d’impossibilité absolue, et ce fait ne se rencontre que dans les Maisons de dernier ordre — que la lecture en bon d’un travail soit confiée à un correcteur autre que celui qui a lu les premières.

Cette règle acceptée, il est non moins indispensable que le correcteur en bon suive scrupuleusement la marche que s’est efforcé d’établir le correcteur en premières. Trop souvent, hélas ! maint correcteur de secondes n’a fait état de ses capacités que pour détruire ce que son collègue avait péniblement édifié.

Les correcteurs se doivent, on le verra plus tard, aide et conseil en tout ce qui concerne le travail de la correction. Sur ce point, le prote, le chef correcteur doit être intransigeant : L’harmonie, une harmonie complète, sans aucune note discordante, doit régner dans le service de la correction. Les notes d’un auteur, les renseignements d’un metteur en pages, les indications d’un prote ne sont point personnels à tel travail et à tel individu ; la « conservation de ce matériel d’un genre particulier » doit être aussi soignée que celle des « paquets » dont la garde incombe à M. Y’en a pas. C’est dire que tous les documents de correction concernant un travail sont à garder soigneusement jusqu’après la livraison du travail au client ; c’est affirmer que le correcteur en secondes, le reviseur, le tierceur ont le droit, le devoir de consulter ces documents, d’en faire leur profit et, le cas échéant, de s’y conformer.

Encore une fois, « l’uniformité de correction doit être la règle stricte à imposer aux correcteurs d’une Maison, et qu’ils s’imposeront à eux-mêmes s’ils ont conscience de leur responsabilité ». Ainsi plus de sujets de mécontentement, ni de froissements, — et, chose plus importante, moins de pertes de temps, conséquemment d’argent : toutes les corrections indiquées par le correcteur en bon sont en effet, sauf conventions contraires expresses — cas plutôt rare — à la charge de l’imprimeur, et non à celle de l’éditeur ou de l’auteur.


II. — Ce que le correcteur doit « voir » avant sa lecture.


On a vu plus haut, brièvement énumérés, les points principaux sur lesquels le correcteur de premières ou de typographiques devra porter plus spécialement son attention.

Non seulement le correcteur en bon possédera parfaitement ces notions qu’il aura lui-même mises en pratique, mais il acquerra encore des connaissances plus étendues.

I. Dans les labeurs le correcteur en bon aura, en effet, à surveiller particulièrement :

1o Les folios, pour s’assurer qu’ils se suivent bien ; au cas où la lecture a été interrompue, il sera nécessaire de vérifier leur concordance avec ceux de la fraction du travail antérieurement vérifiée ;

2o Les titres courants : veiller à ce qu’ils correspondent exactement au sommaire de la division dont le texte doit figurer en tête de page, avec le folio ; — contrôler leur changement avec chaque nouvelle division ; — si le titre courant est imprimé à cheval sur deux pages, paire et impaire, tenir la main, au cas où la division se termine en page paire, à ce que le texte du titre courant présente un sens complet ; — leur justification au milieu de la ligne ; — le cas échéant, leur espacement régulier et uniforme entre eux ; — partout, un même blanc entre eux et le texte de la page ; — l’emploi, suivant les circonstances, de filets, de vignettes, etc.; — la disposition rigoureusement uniforme de tous les titres courants, que le folio les accompagne ou soit rejeté au bas des pages ;

3o Les signatures des feuilles : leur disposition, leur texte, leur concordance avec le folio pour les formats réguliers ; le cas échéant, le numéro de tomaison ;

4o L’ordre numérique des livres, des parties, des chapitres, des sections, des paragraphes, des numéros d’alinéas, etc. ;

5o Les numéros des planches, des figures ; l’emplacement de celles-ci dans le texte, lorsque les pages sont paires ou impaires et qu’elles comportent une ou plusieurs gravures ; le blanc qui les isole du texte ;

6o La régularité des blancs aux têtes de livres, de chapitres, à l’intérieur du texte entre les différentes divisions ;

7o Les lignes creuses de fin d’alinéa se trouvant par erreur en tête des pages de texte ;

8o La longueur des pages ; au cas de pages longues ou courtes, les lignes à regagner ou à faire en plus ;

9o Le chevauchage du texte sur les bords des lignes, comme à l’intérieur, et particulièrement aux coins des pages ;

10o Les divisions, en fin de page, de mots dont une fraction se trouverait reportée en tête de la page suivante, surtout lorsque ces divisions sont constituées par une syllabe muette de quatre ou cinq lettres ;

11o Les numéros des notes, la correspondance de ceux-ci et des notes elles-mêmes avec les renvois placés dans le texte ; — si une note, en raison de sa longueur, est à répartir sur une ou plusieurs pages, la coupure de son texte ; — la régularité du blanc de séparation des notes et du texte de la page ; — l’emploi de filets, de vignettes, etc., pour accentuer la séparation ;

12o L’alignement des additions ou notes marginales avec le passage auquel elles se rapportent ; — leur disposition en sommaire, en style lapidaire, en alinéa, suivant les cas ; — leur emplacement, lorsque la longueur de leur texte ne permet pas de les aligner avec la dernière ligne de la page à laquelle elles appartiennent ; — leur isolement du texte de l’ouvrage ;

13o La suite du texte d’une feuille à une autre feuille, sans bourdon ni doublon d’aucune syllabe ;

14o Les tables, quelles qu’elles soient — tables bibliographiques, des matières, des figures, alphabétiques, etc., — seront, la lecture du texte terminée, l’objet d’une vérification des plus soignées. On doit veiller à la reproduction intégrale et rigoureusement conforme du texte des titres, — à la concordance de la numération des divisions, — pour l’emploi des caractères et le renfoncement du texte, à une graduation raisonnée et donnant une idée exacte de l’importance et de la subordination des titres les uns à l’égard des autres ; — à l’indication exacte de la pagination à laquelle se réfère le sujet traité ; — au mode de composition accepté, alinéa ou sommaire ; — les points de conduite seront examinés isolément, pour voir si quelques virgules ou autres ponctuations ne s’y sont point mêlées.

II. Les revues ou périodiques doivent être, de la part du correcteur en bon, l’objet des mêmes soins et des mêmes attentions que les labeurs. Quelques maîtres imprimeurs estiment que ces travaux courants peuvent être exécutés plus rapidement, conséquemment avec moins d’application, au point de vue de la lecture. C’est assurément une erreur : elle provient du point de vue étroit auquel un patron est par trop souvent tenté de se placer, lorsqu’il voit exclusivement dans une œuvre le profit qu’il veut en tirer, ou le manque à gagner qu’il risque de subir. Une lecture omise ou une lecture mal faite comportent des pertes bien autrement graves qu’une correction serrée ; la plus onéreuse ne sera pas toujours celle qui aura paru à l’imprimeur la plus lourde de dépenses. Et il n’est point question ici des responsabilités qu’une revision méticuleuse évitera sûrement.

Aux questions qui ont été sommairement énumérées et sur lesquelles l’esprit du correcteur sera toujours en éveil lors de la lecture en secondes d’un labeur, il faut ajouter les suivantes :

1o La date de la publication (année, mois et jour) : les erreurs sur ce point ne sont pas rares au début de chaque année, en raison de l’omission fréquente du changement de millésime ;

2o Les numéros de tomaison et celui de livraison (en s’assurant que ce dernier correspond bien au chiffre de la précédente) ; le correcteur se renseignera très exactement sur ce point particulier : nombre de périodiques ou de revues ont, au cours de l’année, des changements répétés de tomaison qu’il faut surveiller de près, en raison de la concordance qui doit exister entre la première livraison de la tomaison et la reprise de la pagination au chiffre du début ;

3o Les folios et les signatures qui, suivant les circonstances, sont particuliers à chaque livraison ou continuent la numération des livraisons précédentes ;

4o Le texte des folios, dont la concordance doit être assurée avec le texte des divers articles étudiés dans la livraison, soit aux pages paires et impaires, soit simplement à ces dernières (le nom de la revue paraissant toujours aux folios pairs) ;

5o La vérification du sommaire, ainsi que celle de la pagination qui parfois y est indiquée ;

6o Les mots suite ou fin, et encore, le cas échéant, suite et fin, à la suite des titres d’articles, lorsque la matière a déjà fait l’objet d’études dans les livraisons précédentes ;

7o Dans ce dernier cas, les renvois qui indiquent en notes les numéros des livraisons antérieures dans lesquelles le même titre a déjà paru : rien n’est plus désagréable en effet au lecteur talonné par le temps ou la besogne que ces recherches inutiles auxquelles le condamne une indication erronée ;

8o Les mots à suivre, suite ou fin au prochain numéro, placés après le texte et qui doivent être en concordance avec les indications portées au début de l’article ;

9o La signature de l’auteur, dont l’indication après le titre ou à la fin de l’article est obligatoire ; le correcteur devra sur ce point se garder de toute omission ou de toute erreur : la « gent auteur » est, on ne l’ignore point dans notre profession, des plus pointilleuses, et il suffit quelquefois d’une distraction de quelques secondes pour déchaîner une tempête préjudiciable à tous ; il est nécessaire surtout — c’est beaucoup également le devoir du correcteur en premières de veiller à cet objet — de ne pas attribuer à un auteur un article dont son voisin réclamera férocement la paternité… une fois le mal irréparable ; — la mention des droits réservés est souvent aussi importante ;

10o Le correcteur devra arrêter son attention sur les dates des mercuriales, comparer au besoin les chiffres qui y sont portés à ceux des mercuriales précédentes pour être certain qu’un oubli n’a pas été commis et que les changements nécessaires ont été effectués ;

11o Lorsque le périodique comporte des annonces tirées sur un papier de couleur spéciale, le correcteur doit s’assurer que la numération de cette publicité — date, numéro d’ordre, signature — est d’accord avec celle du texte et que les changements ont bien été apportés au texte des numéros précédents ;

12o Le correcteur devra s’astreindre à jeter un coup d’œil rapide sur tous les textes — titres, annonces, réclames — conservés d’une livraison à l’autre, surtout lorsque certains de ces textes sont en caractères mobiles : le déblocage est un mal terrible, insidieux et sournois qui cause les pires catastrophes et dont il faut se garder comme de la peste ; — un cliché cassé ne cause pas moins de désagréments ;

13o La signature du gérant, le nom et l’adresse de l’imprimeur, exigés en raison du dépôt légal, devront figurer sur chaque livraison.

En règle générale, la lecture en secondes d’un périodique devrait toujours être attribuée au même correcteur : l’habitude acquise par celui-ci des devoirs qu’exige la correction de cette revue, la connaissance qu’il possède des précautions particulières que nécessite la revision de la livraison sont la meilleure des garanties ; la rapidité qui en est la conséquence et la sécurité du travail qui en découle font plus pour le gain du patron qu’un correcteur novice sur ce sujet, quand même ce dernier serait-il supérieur à son confrère.

D’autres particularités, spéciales à chaque genre de travail et qu’il n’est pas possible d’énumérer ici, peuvent encore réclamer un examen spécial préalable. Le correcteur doit, d’ailleurs, être intimement convaincu que c’est pour lui une nécessité indiscutable d’éliminer d’abord toutes les opérations accessoires, afin d’assurer une correction du texte exempte de toute distraction ; ce n’est en effet qu’après avoir exécuté avec un soin scrupuleux toute cette vérification préliminaire qu’il pourra songer à commencer la lecture qui lui a été confiée du labeur ou du périodique.

Enfin, se rappelant ce qui a été dit « que l’œil lit plus sûrement quand il n’a pas à changer souvent de caractère », le correcteur estimera parfois « préférable de lire toutes les notes d’une même feuille ensemble, après la lecture totale du texte et la vérification de concordance établie » ; les notes ont avec le texte un rapport moins étroit que les intercalations, et il est plus facile, au cours de la lecture, de les séparer de celui-ci.

III. La lecture de chaque feuille terminée, le correcteur écrit en tête de la première page de la feuille, ou sur la dernière : Lu en bon à tirer, ou : Lu ; il date, puis il signe.

Nombre de Maisons attachent une certaine importance à ces détails : chaque épreuve — premières, secondes, revisions ou bons à tirer — doit recevoir de la part du correcteur, outre la date et la signature, les indications convenables : à cet effet, une place particulière est assignée aux mentions qui indiquent la nature de l’épreuve elle-même, tantôt en haut, tantôt en bas, soit à droite, soit à gauche, de la page initiale ; par le seul emplacement de la mention, le prote ou le correcteur-chef sont suffisamment renseignés sur l’état du travail et sur le service nouveau auquel il doit être confié.

Toutes ces indications, toutes ces mentions emportent d’ailleurs avec elles une importance particulière : elles engagent, et c’est là leur unique but, la responsabilité du signataire. Mais de cette responsabilité découle une obligation : celle de la conservation la plus soigneuse possible des épreuves.

Il semble, d’ailleurs, que cette obligation ait toujours existé : il serait hors de propos de nous étendre ici sur le soin apporté à cette conservation par l’imprimerie Plantin d’Anvers et dont le Musée offre mainte preuve ; mais nous pouvons citer les lignes écrites sur ce sujet par Bertrand-Quinquet au lendemain de la Révolution : « Les manuscrits et les dernières épreuves, surtout celles revues par l’auteur, doivent être conservés avec le plus grand soin ; les manuscrits, afin que l’imprimeur se trouve à l’abri de toutes les poursuites que pourrait occasionner l’ouvrage ; les épreuves, afin que, s’il se glisse quelques fautes dans l’ouvrage, que l’auteur n’ait pas remarquées lui-même, ou bien s’il se plaint de ne pas voir certains changements qu’il croirait avoir faits, l’imprimeur puisse justifier de ses soins et de son exactitude[1]. »




  1. Traité de l’Imprimerie, p. 259.