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Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/12

La bibliothèque libre.
E. Arrault et cie (1p. 434-579).


CHAPITRE XII

SITUATION MORALE ET MATÉRIELLE
DU CORRECTEUR



§ 1. — SITUATION MORALE DU CORRECTEUR


I. — Les honneurs.


Nous avons examiné, dans les chapitres qui précèdent, le « vaste cycle de connaissances où se meut l’esprit alerte du correcteur, passant, avec une égale compétence, d’un sujet à un autre, appliquant sa sagacité, dans la même journée, dans la même heure, aux concepts les plus opposés. Cet amas de notions complexes paraît formidable ; il est nécessaire. »

Le travailleur qui le possède doit incontestablement occuper dans la hiérarchie sociale et ouvrière une situation de tout premier ordre, songe le profane ignorant des contingences, comme le réaliste auquel seul importe le côté profit. Sans doute, les faits ont donné la certitude qu’en des temps lointains il en était ainsi : alors l’Imprimerie savait récompenser ceux qui en même temps contribuaient à la réputation de l’Art et consacraient leurs soins à la culture des Lettres ; mais depuis longues années les événements ont fait que la Typographie est devenue, par la force de maintes circonstances, une nourricière ingrate et stérile ; et il est utile de s’attarder quelques instants sur ce sujet.


A. — Considération accordée aux correcteurs
aux premiers siècles après l’invention de l’imprimerie


Les lettrés qui, dès l’introduction de l’imprimerie en France, exercèrent les fonctions de correcteur, « ne faisaient pas partie du personnel de la Maison, comme de nos jours. C’étaient de graves docteurs, des professeurs en renom, voire même des personnages d’un certain rang, qui ne dédaignaient pas de prêter leur concours à la typographie naissante et s’y intéressaient d’une manière particulière. Tels furent Jean de La Pierre, recteur de l’Université et prieur de la Sorbonne ; Guillaume Fichet, qui avait été chargé de missions diplomatiques par Louis XI ; Louis de Rochechouart, évêque de Saintes ; Gilles de Delft, docteur de Sorbonne, et d’autres encore. »

Ces savants ne prétendaient point tirer de ce travail matériel le moindre gain ; ils ne pouvaient dès lors songer, de la part de leurs compagnons typographes, qu’à des manifestations de réelle reconnaissance pour l’aide apportée au travail.

Il est curieux de connaître comment, à notre sens, Gering et ses compagnons, accueillis à la Sorbonne et aidés par La Pierre avec l’empressement que nous connaissons, témoignèrent au prieur leurs sentiments de gratitude. — La Pierre devait revoir lui-même les textes qu’on allait imprimer ; il avait une vue mauvaise, épuisée par les veilles et l’étude. Pour soulager la fatigue qui devait résulter du travail pénible, absorbant, de la correction, les imprimeurs abandonnèrent la lettre de forme gothique généralement en usage, à cette époque, dans les manuscrits, à Paris : ils « firent choix d’un gros caractère, rond, très lisible, ne fatiguant pas les yeux[1] », bien que le texte fût alourdi cependant de nombreuses abréviations. Le prieur apprécia, sans doute, très vivement cette délicatesse.

Les correcteurs qui, sur la demande ou à l’instar de La Pierre, travaillèrent pour l’atelier de la Sorbonne et, plus tard, pour le Chevalier au Cygne et pour le Soleil d’Or, eurent la satisfaction de voir leur nom figurer, à l’exemple de celui de l’auteur, au frontispice ou à l’achevé d’imprimer de l’œuvre nouvelle. Il n’était point, sans doute, de récompense morale et matérielle égale à celle procurée au savant par cette brève mention, puisque cette coutume paraît avoir été générale au premier âge de l’imprimerie[2].

Les expressions les plus inattendues, les termes latins les plus énergiques sont, d’ailleurs, employés pour signaler, pour louer l’attention soutenue, l’effort véritable dont le correcteur fait preuve lorsqu’il « polit » le travail qui lui a été confié. Nous en avons déjà donné quelques exemples ; en voici encore, entre beaucoup d’autres, une preuve singulière : Latheron, qui de 1492 à 1521 exerça l’art d’imprimerie dans la capitale de la Touraine, « avait en 1513 transporté son matériel dans l’abbaye de la Trinité de Vendôme, pour y imprimer, sous les yeux du Chapitre, un Breviarium Monasterii Vindocinense[3] ». La suscription de l’ouvrage est ainsi conçue : Quibus authoribus (Ludovico de Crevant et toto capitulo) preter decorem illum egregium quem ex studiosa lima assumpserunt etiam hoc nostre salutis anno quingentesimo decimo quarto supra millesimum splendidissimis [ut videre est] caracteribus impressa sunt in hoc nostro Vindocinensi cenobio, opera… Languida que multis stabant breviaria mendis, omni tersa loco nunc, bone lector, habes jussit et in pressum mitti hec abbas Lodoicus, nil error inest, cuncta probata manent, conventus nummos, antistes consilium dat, Andree (André Duval) lima est et Latheronis opus.

Mais les lettrés, les artisans de l’art nouveau ne furent point les seuls à exprimer leur admiration et leur reconnaissance aux promoteurs et aux directeurs de l’atelier de la Sorbonne. Les princes, les grands plutôt, ne manquèrent pas de joindre leur tribut personnel aux louanges adressées à La Pierre et à Guillaume Fichet. En 1472, le duc Jean de Bourbon ne dédaigne point de se rendre à l’atelier des imprimeurs et de s’entretenir quelques instants avec eux. Bien mieux même, sans doute à la prière du prieur, Robert d’Estouteville, chambellan du roi, prend sous sa protection les artisans auxquels Louis XI, deux années plus tard, accorde des lettres de naturalisation.

Au cours des temps, le Pouvoir royal, qui suit de près les transformations et les progrès de l’art de Gutenberg, encourage de maintes manières les savants qui s’intéressent à l’art typographique :

En 1488, par lettres patentes, les libraires — avec lesquels, au regard du Pouvoir, les imprimeurs furent assimilés jusqu’après la promulgation de l’Édit sur la création des Métiers en 1583 — sont confirmés dans tous les privilèges qu’ils tiennent de leur affiliation aux membres de l’Université.

Le 9 avril 1513, Louis XII confirme aux libraires leurs privilèges, libertés, franchises, exemptions et immunités, « attendu la considération du grand bien qui est advenu au royaume au moyen de l’art et science d’impression, l’invention de laquelle semble estre plus divine qu’humaine ».

François Ier, dès son arrivée au trône, ratifie à son tour tous les privilèges et immunités des imprimeurs (lettres patentes d’avril 1515, du 20 octobre 1516, du 3 juin 1543). — En 1538, le roi-chevalier dispense les imprimeurs du service des gardes bourgeoises ou de celui qui était réclamé des bourgeois dans les circonstances graves, « de peur que ce service ne les trouble et ne les engage à abandonner leur profession, ce qui serait contraire à l’affection qu’il porte à leur accroissement ».

Celui qui mérita le surnom de « Père des lettres » ne borna d’ailleurs pas ses témoignages de satisfaction envers les maîtres à ces mesures d’ordre général. À nombre d’entre eux il devait donner des marques de particulière estime : « Dans une rue étroite, obscure et montante, dit Crapelet, on voyait quelquefois venir un cavalier de grand air et de noble figure, suivi de pages, d’écuyers ou de quelques plus graves personnages montés sur des mules. Une autre fois c’était une belle et élégante dame montée sur un destrier, également accompagnée d’une escorte plus brillante que nombreuse. Les cavalcades cheminaient lentement par la rue Saint-Jean-de-Beauvais ; s’arrêtant devant l’enseigne de l’Olivier, elles mettaient pied à terre au montoir et entraient dans la maison de Robert Estienne. Le noble cavalier était François Ier ; la belle dame s’appelait Marguerite de Valois, sœur du roi et reine de Navarre, aimable, spirituelle, savante autant que belle. Dans ces visites du roi de France ou de la reine de Navarre, la conversation générale, à part quelques explications relatives au mécanisme de la typographie, s’engageait en latin entre l’imprimeur et ses nobles interlocuteurs. »

Le roi accorda encore sa protection à nombre d’autres savants. Étienne Dolet, dont les opinions philosophiques éveillaient par trop les susceptibilités des lecteurs de l’Université, ne trouva point de meilleur défenseur. À l’abri des colères du Clergé, l’humaniste — de correcteur devenu imprimeur — put, durant quelques années, continuer en paix la rédaction et l’impression de ces ouvrages qui, sous l’enseigne À la Doulouere d’Or, consacrèrent sa réputation de typographe.

L’une des faveurs les plus enviées par les premiers imprimeurs fut l’octroi d’un privilège[4] pour les ouvrages dont ils avaient assumé les risques de l’impression. « Le privilège était un acte émané du Pouvoir — le roi, le Parlement, l’Université ou le prévôt de Paris, au xvie siècle ; plus tard, exclusivement le roi — une loi d’après laquelle l’autorité accordait à telle ou telle personne le droit de publier seule un ouvrage déterminé et défendait à toute autre de le reproduire. Presque dès les débuts de l’imprimerie, on eut cette idée d’équité très nette qu’un imprimeur ayant exposé les frais parfois considérables d’une première édition ne devait point être frustré par une concurrence malhonnête, par une reproduction, du fruit de son travail. L’acquisition de manuscrits précieux, le travail de revision et de correction où les Alde et les Estienne employaient leur érudition, eussent été perdus pour eux si d’autres imprimeurs avaient pu, avec moins de science et de dépenses, sans peines et sans risques, reproduire le texte de l’édition primitive. » On comprend dès lors combien cette mesure de protection toute gracieuse était recherchée et quelle valeur on lui attribuait.

Le premier privilège accordé en France fut donné, en 1507, par Louis XII à Antoine Vérard, pour son impression des Épitres de saint Paul, glosées en français par un docteur de la Faculté de Théologie. — En cette même année 1507, Jean Petit, libraire à Paris, obtenait également un privilège pour son volume des Coultumes de Chaudmont-en-Bassigny, que mettait aussi en vente, à Troyes, un libraire nommé Gautier. — Le 12 janvier 1508, le Parlement de Paris accordait un privilège à Berthold Renboldt, qui fut un moment associé avec Ulrich Gering (1494-1510). — En 1509, un auteur nommé Boyer sollicita et obtint du roi Louis XII un privilège qu’il rétrocéda à Simon Vincent, imprimeur à Lyon. — Le 26 janvier 1516, le Parlement de Paris accorde à Josse Bade, « libraire juré de l’Université », un privilège de deux années pour les Institutions oratoires de Quintilien. — À la même époque, le libraire Lagarde imprimait à grands frais une volumineuse collection des Coutumes de France ; le roi lui assura pour trois ans le privilège exclusif de la vente de l’ouvrage. — Le 17 janvier 1538, François Ier concède à Conrad Néobar un privilège général pour tous les livres qu’il aurait imprimés. Défense est faite aux autres imprimeurs et libraires du royaume d’imprimer ou de vendre des ouvrages publiés par Néobar, et ce durant cinq années pour les ouvrages qu’il aurait publiés le premier, et pendant deux ans pour ceux qu’il aura réimprimés plus correctement, soit d’après d’anciens manuscrits, soit d’après le travail des savants. — En 1553, Henri II octroie à Vascosan un privilège général de dix ans pour toutes les éditions qu’il publierait.

Les princes étrangers ne se montraient pas moins empressés à encourager et à récompenser les savants qui s’adonnaient à l’art de l’impression ; les maîtres se souciaient d’imiter sur ce point l’exemple des grands :

En 1568, Philippe II d’Espagne envoyait son chapelain, à Anvers, surveiller chez Plantin l’impression de la Bible polyglotte. « Le roi recommandait à Arias Montanus d’avoir grand soin de la correction de l’ouvrage ; avec son esprit minutieux et sa préoccupation des détails, le souverain voulut qu’une épreuve de chaque feuille d’impression lui fût envoyée[5]. »

Après un court séjour chez Plantin, Raphelengien sollicitait, en juin 1565, la faveur d’obtenir la main d’une des filles de son maître. Les raisons qui motivèrent une décision favorable sont curieuses à connaître : À l’âge de dix-huit ans, dit Plantin, ma fille aînée « me fut demandée en mariage par ung de mes correcteurs de l’imprimerie auquel pour ses seules vertus et scavoir je la donnay prévoyant qu’il serait ung jour utile à la république chrestienne, comme je le crois qu’il le montre en effet ». Et ailleurs il dit encore de celui-ci : « Raphelengien n’a oncques rien prins a cueur que la cognoissance des langues et des lettres et de bien lealement, fidelement et soigneusement corriger les exemplaires… »

C’était le temps où Juste Lipse[6] corrigeait lui-même ses épreuves chez le maître anversois, en compagnie de Kiliaan ; c’était l’époque où Charles Estienne[7] le médecin veillait à ses mises en pages chez son illustre frère l’imprimeur[8] ; à cette même date, Érasme[9], à Paris d’abord, puis à Bâle chez Fröben, assumait la correction de ses travaux ; Turnèbe[10] était alors correcteur chez Conrad Néobar, imprimeur du roi pour la langue grecque, et Guillaume Morel[11] se préparait à lui succéder avant de devenir lui-même imprimeur du roi ; quelques années plus tard, un des membres de la célèbre famille des Morel nommé Frédéric[12] recevait le titre envié d’imprimeur du roi « pour l’hébreu, le grec, le latin et le français ».

Formé à l’école de tels grammairiens, d’humanistes si réputés, ses collègues et ses initiateurs, le correcteur était entouré d’une considération certaine : il fut alors, il n’est pas téméraire de l’affirmer, un personnage tenant à la fois de l’érudit par ses origines et du typographe par ses fonctions. Placé comme un guide indispensable et précieux à la limite de deux voies qui se côtoient mutuellement sans se confondre jamais, l’art et la science, il tempérait les ardeurs et l’impatience de l’un par la sagesse pondérée et réfléchie de l’autre. On reconnaissait sa supériorité intellectuelle, comme l’étendue et la sûreté de ses connaissances techniques. Aussi ne se lasse-t-on pas d’admirer les ouvrages si purs, si corrects, exécutés avec tant de soins, sortis alors des mains des artistes qui avaient charge de la direction littéraire des imprimeries.

Tous, d’ailleurs, maîtres, protes, correcteurs et compagnons, ont, aux temps qui nous occupent, non moins souci que les auteurs ou les libraires de la pureté et de l’exactitude des textes. Un exemple illustrera utilement cette opinion : « Pour assurer la pureté de leurs textes, les frères Frellon (Frellon Jean II et Frellon François), qui furent libraires, puis imprimeurs à Lyon vers 1536-1568, s’entourèrent toujours de savants correcteurs et occupèrent quelque temps, en cette qualité, Michel Servet et, après lui, un nommé Louis Saurius[13]. »

L’œuvre des Frellon est remarquable « par les livres à figures maintes fois réédités, dont leurs relations avec Bâle leur avaient permis d’importer les beaux bois gravés, pour la plupart, d’après les dessins de Holbein. D’un autre côté, la correction du texte, la beauté et la netteté des caractères font honneur aux qualités professionnelles et aux mérites littéraires des deux frères et de leurs collaborateurs[14]. » Aussi ce n’est pas sans raison que ces imprimeurs-libraires pouvaient, en 1544, écrire sur une édition d’Aristote : Quod tibi, Lector, ex hac postrema editione locos restitutos habeas, nostra hæc si cum cæteris conferas, facile deprehendes. Nam præter verba mutilata et confusa, integras quoque lineas quæ in prioribus editionibus non habebantur, fideliter restituimus[15].

La sollicitude des compagnons pour une correction scrupuleuse des livres n’était pas moindre que celle des maîtres, avons-nous dit : on nous permettra de rappeler ici quelques faits typiques à cet égard.

Dans leurs Remontrances et Memoires pour les Compagnons imprimeurs de Paris et de Lyon : Opposans contre les libraires, maistres imprimeurs desdits lieux et adjoints (mémoire du 17 juin 1572), en réponse à l’édit de Gaillon de 1571, les compagnons sollicitent du roi qu’il prescrive aux maîtres imprimeurs de n’employer désormais qu’un nombre déterminé d’apprentis : car, faute de cette limitation, « dient de plus lesdictz compagnons qu’il adviendroit par telle licence que les maistres ne se serviroient que d’apprentifs » … Cette limitation s’impose encore à leur sens pour la raison suivante : « Joint que le public en recevrait un incroyable interest, à cause des livres corrompus et vitiez, chose pernicieuse en tous livres, meme à ceux de theologie… Et ce, par l’insuffisance et bestise des apprentifs. En sorte que au temps advenir par l’avarice insatiable desdits maistres se voulans servir d’apprentifs, le nom d’imprimerie serait descrié et perdu comme il est advenu en Italie et ailleurs. » Le motif parut sans doute valable, car, dans sa déclaration du 10 septembre 1572, Charles IX donna gain de cause aux compagnons en limitant le nombre des apprentis à deux « par presse travaillante » (un à la presse, l’autre à la casse).

Un autre souci de la bonne correction des livres devait venir aux compagnons de l’introduction dans la profession d’une catégorie de travailleurs auxquels fut donné le nom d’alloués. Employés dans l’imprimerie dès la fin du xviie siècle, les alloués étaient destinés à remplacer les apprentis dont le Pouvoir royal avait limité le nombre, nous l’avons vu : les maîtres avaient pensé esquiver ainsi les désagréments de leurs nombreuses discussions avec les compagnons. Mais ces derniers, le 20 novembre 1676, engageaient un procès contre les maîtres imprimeurs qui « avaient chez eux des petits garçons pour ouvrir et fermer la boutique, qui, dans la suite, devenaient ouvriers ». En 1713, la situation des alloués fut rendue légale[16] ; et, le 28 février 1723, un arrêt du Conseil confirmait cette décision. — Les compagnons rédigèrent, à l’occasion de cet arrêt, des remontrances où « ils exposèrent qu’il était inutile d’augmenter le nombre des ouvriers, déjà trop élevé puisque beaucoup se trouvaient sans travail, en maintenant deux manières d’entrer dans le métier, l’une longue et difficile[17] (celle des apprentis), et l’autre aisée. (celle des alloués)[18] : tous se porteraient vers cette dernière, il en résulterait la triste perspective que, dans peu d’années, il n’existerait plus un seul compagnon instruit, sachant le latin et, par conséquent, capable de produire des ouvrages corrects[19] ».

On peut insinuer, toutefois, que, derrière cette préoccupation fort louable d’éviter la production de « livres corrompus et vitiez », d’autres motifs moins honorables se cachaient. La limitation du nombre des apprentis, bien plus même la défense de recevoir des apprentis portée, de 1724 à 1761, par la Communauté des Libraires et Imprimeurs ne donnèrent point satisfaction aux compagnons : ce qu’ils désiraient, en fait, était une diminution de la main-d’œuvre qui obligerait les patrons à offrir des salaires plus élevés aux ouvriers maîtres désormais du « marché de l’offre ». L’apparition des alloués vint déjouer cette combinaison, et le nombre de ces derniers qui s’éleva assez rapidement après la décision de 1713 ne fut pas sans inquiéter les compagnons. En 1751, dans un Mémoire à Monseigneur le Chancelier, M. de Malesherbes, ils réclament contre la situation : « ils demandent que la défense de faire des apprentis soit levée et qu’on revienne à l’application des anciens règlements ». Ils donnent de leur sentiment une raison et un avantage qui ne sont point pour nous déplaire, mais qui se trouvent, circonstance étrange, être les mêmes que ceux au nom desquels ces mêmes compagnons réclamaient la limitation : « Quel avantage pour l’impression si de semblables sujets[20] parvenaient à la maîtrise, il ne paraîtrait plus que des ouvrages corrects ! Remettre en vigueur les règlements qui composent ces conditions, c’est ajouter un nouvel éclat à la littérature et à la gloire de la nation. » — Les maîtres ne se laissèrent point convaincre par ces raisons et ils ripostèrent avec quelque vivacité : « Que si, néantmoins, il se pratique dans quelques imprimeries chose qui puisse préjudicier au bon ordre et à la perfection de l’art, M. de Malesherbes est supplié de renvoyer les ouvriers complaignans à la Chambre syndicale pour y déduire leurs plaintes et leurs raisons[21]. »


Maintes personnes étrangères à l’imprimerie ne témoignaient pas moins de sollicitude et de souci d’une bonne correction des livres, et apportèrent sous ce rapport un appui précieux aux compagnons dans leur lutte contre les alloués :

L’abbé Blondel, dans un ouvrage paru en 1725 et intitulé Mémoire sur les vexations qu’exercent les libraires et les imprimeurs de Paris, appréciait plutôt sévèrement la conduite des maîtres « qui n’avaient qu’un but, par l’admission des alloués, celui de s’enrichir, sans se soucier de la beauté ou de la perfection de leurs impressions ». Il ajoutait : « Si on leur souffre, ils [les maîtres] feront venir des nègres pour travailler à l’imprimerie, comme on s’en sert dans les îles pour travailler au sucre et à l’indigo. » Enfin, il proposait « d’exiger des alloués la connaissance du latin, et qu’ils eussent au moins fait leur quatrième », et de n’accepter que des gens capables et « non de la lie du peuple, comme on le fait ». On aurait eu ainsi des sujets en état de bien savoir leur métier. « Ce qui est d’autant plus essentiel que les trois quarts des maîtres imprimeurs ne le savent point eux-mêmes. »

La critique certes était un peu vive, et le parti pris faisait sans doute outrepasser les limites de la bienséance. Il est certain que quelques maîtres imprimeurs se trouvaient inférieurs à leur tâche, mais ces cas étaient assurément exceptionnels. En général, le niveau d’instruction de tous les travailleurs du livre est fort élevé. Compositeurs, imprimeurs font, en de nombreuses circonstances, preuve d’une érudition qui ne le cède que de fort peu à celle du maître, du chef d’atelier ou du correcteur ; les uns et les autres ne négligent, d’ailleurs, aucune occasion d’étendre leur bagage scientifique et littéraire, ou de rappeler aux pouvoirs publics l’obligation qui leur incombe de sauvegarder la haute culture intellectuelle que la corporation s’est toujours honorée de posséder. Aussi tous ceux qui à un titre quelconque — patrons, protes, correcteurs, compagnons typographes, ouvriers imprimeurs, relieurs, fondeurs, etc. — participent aux différentes opérations du métier s’estiment d’une condition sociale bien plus élevée que celle des artisans des autres professions. Ils aiment à se faire donner le titre de « bourgeois de Paris », dont ils se distinguent peu, d’ailleurs, en public en raison de leur mise toujours soignée. Malgré les édits, ils persistent à conserver l’épée au côté, moins pour en user, que pour se rapprocher des hautes classes de la société et se distinguer du vulgaire[22].

À l’atelier, chacun reprend sa place dans la hiérarchie du métier : le maître observant plus ou moins les prescriptions du Pouvoir royal et les règlements qui régissent la Communauté des Libraires, Imprimeurs et Relieurs ; le compagnon, se pliant plus volontiers sous la forte discipline de la « chapelle », toujours frondeuse envers les édits, les lettres patentes, les ordonnances et les arrêts sous les coups desquels on espère sans cesse l’accabler ; un peu hostile aux maîtres, mais « piteuse » à tous ses membres, gardienne jalouse des privilèges et des prérogatives de la corporation, la « chapelle » a son budget qu’elle alimente à des sources diverses (droits d’entrée, droits de chevet, cotisations, amendes à l’occasion de rixes et « batteries » entre compagnons ou de manquements au règlement de l’atelier) et qu’elle utilise pour des œuvres dont le but n’est pas toujours également louable (secours aux compagnons infirmes, âgés ou malades ; viaticum pour les confrères retournant en province ; frais de justice ; fêtes et banquets parfois un peu intempestifs et prolongés de la Saint-Jean Porte-Latine et de la Saint-Martin). Une curieuse coutume des anciens ateliers est celle des exemplaires dits de « chapelle » : « De tous temps, on retint sur les ouvrages imprimés un certain nombre d’exemplaires en faveur de l’imprimeur, du libraire, du correcteur et des compagnons. » De 1618 à 1777, il ne pouvait être prélevé plus de quatre exemplaires. À cette dernière date, le nombre fut porté à six : « deux pour les maîtres, un pour le directeur, les trois autres pour être partagés en commun entre lesdits ouvriers[23] ». Ces exemplaires « pouvaient être rachetés aux compagnons par celui qui avait commandé l’ouvrage[24] ». Le produit de la vente était versé entre les mains du trésorier[25] de la « chapelle ».

Ainsi, peut-on croire, le correcteur — entré tardivement dans la corporation après ses humanités, sorti du rang après les années obligatoires de l’apprentissage et quelque temps de compagnonnage — était vraiment estimé des auteurs, des maîtres et des compagnons. Il vivait, il travaillait au milieu de l’atelier, apprécié, soutenu, encouragé par les uns et les autres, sans que personne cherchât à diminuer ses mérites, ses capacités, ou à le reléguer à une situation inférieure.


B. — Considération accordée au correcteur
à l’époque contemporaine


L’éclat de la situation exceptionnelle occupée pendant plusieurs siècles par le correcteur, sous l’ancien régime, ne devait point disparaître avec le régime lui-même. Même à l’époque de la Révolution, de nombreux exemples prouvent que, tout au moins, notre corporation possédait encore des hommes éminents.

Pas n’est besoin de redire ici le souvenir de Brune[26], qui, au lieu d’être avocat, devint compositeur, imprimeur du Journal général de la Cour et de la Ville, puis maréchal de France, ou de Tallien[27], ce prote-correcteur, qui fut le collègue de Robespierre, puis son émule, son rival. D’autres noms rappelleront des souvenirs moins guerriers, moins redoutables certes, mais aussi glorieux pour les lettres. À ceux que nous avons déjà cités dans une autre partie de cet ouvrage[28], ajoutons les noms de Philarète Chasles, qui fut apprenti compositeur à Paris, prote-correcteur à Londres, et devint professeur au Collège de France ; ajoutons surtout les noms de Firmin Didot, puis de Pierre Didot qui, de 1797 à 1800, publiait « ces éditions in-folio de Virgile, d’Horace et de Racine » que l’on proclama « le chef-d’œuvre de la typographie de tous les temps et de tous les âges[29] », et dont, au dire de Bertrand-Quinquet, « la correction est telle qu’il est impossible d’y trouver d’autre faute qu’un j sans point dessus[30] ».

Il semble, d’ailleurs, que de tous temps respecter, encourager, honorer le correcteur ait été une tradition dans la famille Didot. On nous permettra de donner ici une preuve manifeste de ces sentiments : Le 19 avril 1868, la Société des Correcteurs des Imprimeries de Paris[31] se réunissait, en assemblée générale, sous la présidence de M. Ambroise Firmin-Didot, président honoraire. Le compte rendu succinct publié par le journal l’Imprimerie s’exprime ainsi : « Sont élus membres honoraires Auguste Bernard ; Philarète Chasles, professeur au Collège de France ; Dufau, correcteur à l’Imprimerie Impériale ; et Thunot, maître imprimeur.

« M. Ambroise Firmin-Didot, président honoraire, après une dissertation savante pleine d’aperçus ingénieux et neufs sur les origines de notre langue et la nécessité d’en réformer l’orthographe, se plaint, avec une modération parfaite, de l’importance exagérée que l’on donne de nos jours à l’impression et du dédain que l’on semble affecter pour la correction, cette partie si essentielle du livre. M. Didot rend hommage aux belles impressions de nos éminents maîtres imprimeurs de la Capitale avec lesquels luttent déjà les imprimeurs de province, et il ajoute : « La force de l’imprimerie parisienne n’est pas là, on ne saurait trop le redire : c’est à la correction rigoureuse des textes, c’est aux soins apportés à leur revision, souvent sur les meilleurs manuscrits ou sur les éditions originales, qu’elle doit s’attacher. La belle exécution, quand elle le voudra, ne lui manquera jamais. Par sa position sans égale, au centre de l’activité intellectuelle, au milieu des secours en tous genres que lui offrent ses riches bibliothèques publiques et particulières, par son contact permanent avec tant de personnes éminentes que distingue la diversité de leur savoir, par la collaboration des artistes et des inventeurs, par l’aide même que vous lui offrez, en assurant la bonne et intelligente correction des épreuves, l’imprimerie parisienne sera toujours dans une position exceptionnelle à l’égard de ses émules. »

À l’instar de M. Ambroise Firmin-Didot, un autre imprimeur parisien, M. J. Claye, au cours de l’une des réunions annuelles du personnel de sa Maison, rendait ainsi hommage aux correcteurs : … « Après avoir rendu justice à chacun, qu’il me soit permis de profiter de cette petite fête intime pour qu’une large part de mes remerciements aille trouver en particulier ceux de vous, Messieurs, dont le public des Expositions, et même le Jury, ne sauraient voir ni apprécier les efforts, les travaux, les mérites ; ceux à qui l’imprimeur demande tant de choses, instruction, intelligence, mémoire, goût, jugement, patience, amour de l’art ; ceux qui, par leurs talents et leurs veilles, contribuent si essentiellement à la réputation et à la prospérité des imprimeries encore dignes de ce nom ; ceux qui, enfin, par leur précieux concours font de la Typographie une sœur de la Science.

« Pour tout le monde, j’ai nommé les correcteurs.

« Honorons, Messieurs, ces savants modestes, et regrettons que, dans nos grands concours publics, où l’on a eu la bonne pensée d’encourager, de récompenser le simple travailleur, on ait laissé dans l’ombre, dans le plus complet oubli, le correcteur d’imprimerie. — Car on ne saurait méconnaître que, si la parfaite exécution matérielle d’un livre fait le charme de nos yeux, la correction irréprochable en est le plus solide mérite, le plus sérieux ornement, enfin la qualité qui par-dessus toutes les autres le fait apprécier et rechercher de l’érudit et du savant. — Déplorons donc que nulle récompense ne soit encore venue trouver nos correcteurs, et revendiquons pour ces collaborateurs demeurés obscurs la médaille de mérite qui leur est si justement acquise.

« Il en était ainsi déjà, je dois l’avouer, au xve et au xvie siècle ; mais, pour s’excuser d’une aussi singulière façon d’agir, on alléguait une bien curieuse raison : la revision et la correction des textes étaient appréciés si haut que ceux qui s’y livraient — il faut le reconnaître — avec un soin extrême et une ferveur consciencieuse, étaient considérés comme ne pouvant recevoir que dans le Ciel une suffisante récompense de leurs travaux. — Je veux espérer, Messieurs, que celle-là ne vous échappera pas.

« La preuve de ce que je viens de vous dire se trouve en tête du livre de « l’Imitation translatée de latin en françois », in-4o imprimé en 1493, où l’on rencontre un sommaire se terminant ainsi : « Laquelle translation a este diligentement corrigee sus l’original. Pour quoy, vous qui en icelluy livre lyres, veuilles prier Nostre Seigneur pour le salut du correcteur[32]. »

Le fait auquel M. J. Claye faisait allusion ne devait pas être exceptionnel : au mois de février 1509, Latheron, cet imprimeur tourangeau dont nous avons déjà parlé, terminait un Missale secundum usum sacri monasterii sancti Martini majoris nmonasterii Turonensis ordinis sancti Benedicti[33]. Au-dessus du colophon qui constitue l’explicit de ce missel, et qui nous donne tout au long les noms et les qualités des correcteurs, tous reclus du monastère, on lit, imprimées en caractères plus petits, ces quatre lignes :

Quisque in hoc presso
Divina volumine tractas,
Pro correctoribus,
Te rogo, funde preces.

Les moines, on le sait, considéraient la copie des livres sacrés comme un de leurs premiers devoirs. Théodoric, abbé d’Ouche, qui fut lui-même le premier parmi les copistes de son monastère, répétait sans cesse à ses religieux : « Écrivez ! une lettre tracée dans ce monde vous sauve un péché dans le Ciel. » Mais les mérites que les moines escomptaient de ce pieux travail ne leur paraissaient point suffisants pour le salut de leur âme, et ils ne négligeaient aucune occasion de solliciter les prières de leurs frères terrestres.

Presque à la même époque où M. J. Claye prononçait les paroles que nous avons rapportées plus haut, le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de P. Larousse rappelait, dans son tome V, cette pensée de Balzac, déjà citée dans une autre partie : « À Paris, il se rencontre des savants parmi les correcteurs. » Pour l’honneur de la corporation, nous voulons croire que dans sa pensée le Tourangeau Balzac ne séparait point la province de la capitale : où bat le cœur de notre patrie, la France vit tout entière.

Le sentiment des rédacteurs du Nouveau Larousse illustré était assurément le même que celui de leurs prédécesseurs du Grand Dictionnaire, lorsqu’ils écrivaient : « Le correcteur est le plus précieux auxiliaire des écrivains et des imprimeurs. Aussi bien les plus célèbres d’entre eux furent-ils toujours unanimes à reconnaître son mérite. C’est ainsi qu’après Firmin-Didot P. Larousse appelait les correcteurs ses collaborateurs les plus chers[34], et que V. Hugo ne dédaignait pas de rendre un juste hommage à ces « modestes savants », si habiles à « lustrer les plumes du génie »…

Les véritables savants nous paraissent unanimes à reconnaître et à apprécier à une haute valeur les réelles qualités du correcteur. Egger[35] résume heureusement cette opinion dans les lignes suivantes : « Comment quitter ce sujet de la correction des livres sans saluer d’un témoignage d’estime les utiles auxiliaires de la littérature et de la librairie qu’on appelle les correcteurs ?

« Avez-vous songé quelquefois à ces hommes laborieux qui, près des ateliers, de composition et des machines d’imprimerie, relisent du matin au soir, et quelquefois durant la nuit, les épreuves d’un livre ou d’un journal ? Leur profession est bien pénible, et elle exige des qualités qui ne sont pas communes. Il leur faut suivre, d’un œil attentif, les moindres erreurs qui peuvent porter sur l’orthographe des mots, sur la forme des caractères, sur la ponctuation, sur le numérotage des feuilles et des pages, et cela dans une variété presque infinie de sujets ; quelquefois, soumettre à l’auteur lui-même des changements utiles, auxquels il n’a pas pensé ; tenir sans cesse à la main la copie manuscrite, le Dictionnaire de l’Académie, qui fait autorité dans les typographies pour mainte question douteuse. Les yeux se fatiguent vite, et la santé s’use à une telle besogne. On n’y peut guère suffire jusqu’à la vieillesse. Quelques-uns de nos modestes correcteurs sont de véritables savants, possédant plusieurs langues et les éléments de plusieurs sciences ; ils deviennent ainsi de justes conseillers pour les auteurs, et ceux-ci, trop souvent, sont ingrats envers eux, et trop prompts à les blâmer d’une sévérité quelquefois indiscrète, que compensent tant d’autres précieux services. »

On nous pardonnera de nous être attardé à rappeler si longuement la considération dont nos ancêtres — maîtres imprimeurs, humanistes, grands de ce monde — entourèrent le correcteur. À écrire ces lignes, à évoquer ces événements, il nous semblait vivre la vie de nos devanciers, nous féliciter de leurs honneurs, nous réjouir de leurs succès et — on nous excusera de cet excès de sensibilité — pleurer avec eux sur leurs misères.


II. — Leurs misères.


Leurs misères ! À beaucoup le mot paraîtra un peu osé ; il n’est cependant que l’expression fidèle d’une situation qu’il serait illusoire de vouloir céler.

Il n’est point nécessaire de rappeler ici les plaintes dont furent victimes les imprimeurs lyonnais dès les origines de l’imprimerie, et les mesures rigoureuses qu’ils furent dans la nécessité d’envisager pour sauvegarder leurs intérêts.

L’anecdote racontée par l’Allemand Jérôme Hornschuch n’est pas moins suggestive. Un correcteur avait omis de signaler l’absence dans un mot de la lettre w ; l’omission de cette consonne donnait à l’expression un sens obscène. Le correcteur fut accusé d’avoir négligé volontairement la rectification qui s’imposait ; poursuivi par les soins de l’Université et du Clergé, il fut condamné à être fouetté de verges et chassé honteusement de la ville épiscopale de Wurtzbourg.

Cet exemple de sévérité à l’égard des correcteurs ne fut point isolé. En voici un autre, dont… heureusement — l’expression est un peu osée, en la circonstance — le prétendu coupable n’eut pas à subir lui-même les redoutables conséquences[36]. Un imprimeur allemand — dont nous avons omis de noter le nom — avait apporté à la composition et à la correction d’une traduction de la Bible les soins les plus assidus ; le travail, semblait-il, serait parfait. Cependant à peine était-il mis en vente que l’Université s’inquiétait ; à la requête de l’autorité ecclésiastique, l’imprimeur était arrêté et déféré aux tribunaux. Il allait être condamné lorsqu’un apprenti vint apporter un témoignage inattendu : au cours de la nuit, alors que tout reposait, la femme du maître imprimeur était entrée à l’atelier. Réveillé par cette visite intempestive, l’apprenti avait pu, spectateur muet, assister aux allées et venues de la matrone dont le caractère acariâtre et jaloux supportait malaisément le joug cependant fort paternel du mari. Se croyant à l’abri de regards indiscrets, cette fille d’Ève avait décidé de modifier en faveur de son sexe la sentence prononcée par le Créateur contre la mère du genre humain : « … Vous serez sous la puissance de votre mari, et il sera votre seigneur[37] » (herr, maître) ; et aux lettres he elle avait substitué la syllabe fort différente na : « … et il sera votre fou » (narr, jouet, esclave, bouffon). L’imprudente paya de sa vie un tel outrage à la parole divine.

Bien plus, le Pouvoir royal, loin d’atténuer les conséquences d’erreurs auxquelles ne peuvent échapper les plus parfaits eux-mêmes, rendit les correcteurs responsables de faits à l’encontre desquels ils étaient impuissants : la déclaration du 10 mai 1728 rendait « les protes, correcteurs et compositeurs passibles de peines, comme les maîtres, pour l’impression de livres prohibés ou non revêtus de l’approbation ».

La responsabilité des correcteurs n’était point illusoire ; sans doute, certains patrons devaient-ils dès lors tenter de rejeter sur leurs subordonnés les conséquences de leurs négligences ou de leur mauvais vouloir personnels. Aussi est-il intéressant de connaître quelles raisons les maîtres donnèrent parfois du manque de soins apporté par eux à la correction.

En 1539, les maîtres imprimeurs de Paris adressaient au roi une humble supplication, disant que leur art si précieux « pour acquérir science à l’honneur et louange de Dieu », pour développer la foi, avait toujours prospéré « jusques puis aucun temps en çà que les compaignons et ouvriers dudict estat de imprimeurs besognans soubz lesdits maistres, au moyen de certaine confrairie particulière, qu’ils ont eslevée entre eux, ont, par monopolle et voye indirecte, faict délibération de ne besongner avec les apprentifs, qui pourroit causer la perdition et discontinuation dudict estat, font bancquetz des deniers qu’ilz tirent des apprentifs, leur font faire serment tel qu’il leur plaist. Et au moien de ladicte confrairie, assemblée et monopolle que par cy-devant… l’estat venu en augmentation tumbe et vient en discontinuation et destruyement, et les livres incorretz et mal imprimez[38]… »

Ainsi, par-devant le roi, les maîtres imprimeurs rejettent sur la classe ouvrière toute la responsabilité d’une situation qui paraît assez grave. Peut-être peut-on dire que, pour la première fois dans notre corporation, le patronat, dans ce plaidoyer pro domo, portait contre les ouvriers l’accusation déguisée de ce que nous appelons sabotage.

Pour remédier aux abus qu’ils avaient longuement signalés, les imprimeurs sollicitaient du roi « de convertir en loi une suite de prescriptions » dont ils avaient eu soin de rédiger eux-mêmes le texte. « Le roi fit siennes toutes ces prescriptions et, sous la forme d’un édit, rendu le 31 août 1539, à Villers-Cotterets, en ordonna l’exécution. Malgré l’opposition des compagnons, l’édit fut enregistré au Châtelet, le 13 septembre suivant. » — Les correcteurs n’étaient pas oubliés, et un article spécial, l’article 17, dont nous verrons ultérieurement les obligations, leur était consacré. ·

À l’encontre de l’affirmation patronale, on peut croire cependant que le mal n’était point exclusivement imputable aux apprentis, aux compagnons, non plus qu’aux correcteurs. Tout au contraire, multiples étaient les plaintes formulées contre nombre d’imprimeurs qui, suivant Érasme, aimaient mieux voir plus de six mille fautes dans un livre que de dépenser la somme nécessaire pour salarier un bon correcteur.

On ne saurait prétendre en effet qu’il employa un bon correcteur, salarié convenablement, ce Parisien dont parle Clément Marot, dans son Avertissement de l’Histoire de Leander et de Hero : « De Marot : A peine estoit la presente histoire hors de mes mains (lecteurs debonnaires) que ce ie ne scay quel auare libraire de Paris, qui la guettoyt au passage, la trouua, et lemporta tout ainsi qu’un Loup affamé emporte une Brebis : puis me la ua imprimer en bifferie du Palais, cest assavoir en belle apparence de papier et de lettre, mais les uers si corrompus, et le sens si dessiré que vous eussiez dict que cestoit ladicte Brebis eschappee dentre les dents du Loup : et, qui pis est, ceulx de Poytiers, trompez sur lexemplaire des aultres, men ont faict autant. Quant ie uy le fruict de mes labeurs ainsi accoustré, ie uous laisse a penser de quel cœur ie donnay au diable Monsieur le Babouyn de Parisien, car, a la uerite, il sembloit quil eust autant pris de peine a gaster mon liure, que moy a le bien traduire. Ce que uoyant, en passant par la noble uille de Lyon, ie priay maistre Sebastien Gryphius, excellent homme en lart de Imprimerie, d’y uouloir mectre la main ; ce qu’il ha faict, et le uous la imprime bien correct, et sur la coppie de Lautheur, lequel uous prie (pour uostre contentement et le sien), si auez enuie den lire, de uous arrester a ceulx cy. Dieu tout puissant soit touiours nostre garde[39]. »

On ne saurait affirmer non plus que ce fut un bon correcteur, salarié convenablement, ce personnage dont le libraire Jean Pillchotte parlait, en 1586, dans l’Avis de l’ouvrage Allumettes du feu divin[40] : « Le libraire au Lecteur : Seulement je t’advertiray que comme ce livre fut imprimé à Paris l’an 1548 (qui est la dernière édition), fort mal correct et ayant beaucoup de dictions et phrases bien esloignées de la naifveté et pureté de nostre langue françoise, par l’advis de quelques uns de mes bons amys je l’ay faict et diligemment revoir, et aiant ainsi faict oster les faultes les plus signalees de l’impression, je l’ay faict parler françois un peu plus proprement qu’il ne faisoit auparavant. »

Aussi bien, si François Ier, en 1539, avait pu, à la faveur des luttes qui s’élevèrent alors entre maîtres et compagnons, être induit en erreur, il n’en fut pas de même pour Henri II. Peut-être plus clairvoyant, peut-être mieux conseillé, ce roi, à l’occasion de l’octroi d’un privilège à Jean Saugrain, libraire à Lyon, ne craignait pas d’écrire en 1558 « Nous avons entendu que par la négligence et peu de soing des libraires et imprimeurs de nostre ville de Lyon, qui impriment et font imprimer noz ecdictz, ordonnances et lettres patentes et closes, que nous envoyons audict Lyon,… il advient souvent que la pluspart sont mal imprimeez et ordinairement esgareez sans qu’on en puisse retrouver audict Lyon… »


À l’exemple du roi, l’opinion publique n’imputait point au correcteur seul les erreurs qui parfois déparaient les plus belles éditions. Avec Érasme, nombre de lettrés se plaignaient amèrement de l’esprit de lucre qui seul animait trop souvent libraires et imprimeurs. Aussi Ange Roccha, dans sa Dissertation sur les origines de l’Imprimerie, pouvait écrire avec juste raison : Utcumque autem sit, Typographia, non solum a nobilibus et eruditis viris, ac ditissimis quidem, fuit inventa, sed etiam ab hujus generis hominibus diu exculta. Hac autem tempestate, in qua per totum fere terrarum orbem exercetur, vilissimus quisque, perpaucis exceptis, egenus præterea nulliusque eruditionis homunculus, eam illotis tractat manibus, spe tantum lucri, aut mercaturæ exercendæ gratia, ductus. Hinc factum est, ut soli fere mercatores, quorum multi nullum norunt litterarum elementum, pauperrimis hanc artem hominibus exercendam committant, quæstum inde omnem desumentes, et non nisi labores litterarum concinnatoribus, qui et compositores dicuntur, nec non iis qui prælo præsunt, et torculares vocitantur, relinquentes. Correctores insuper, vel satis mediocriter eruditi, ob tenuissimam mercedem ad corrigendi artem eliguntur ; vel, si eruditi sunt, accurati esse non possunt, ob ingentem sarcinam humeris imparem, quam tamen sponte susceperunt, ut die nocteque adlaborantes victum quotidianum sibi comparare queant. Id quod compositoribus, torcularibus, ac proto, cæterisque hujusce artis operariis evenire solet. Dira igitur Lucri cupido, pace bonorum dixerim, hanc nobilissimam artem, et omni laude dignam, deturpavil, vilissimamque reddidit[41].

Mais — quelque vraisemblables que fussent les reproches adressés aux maîtres, quelque mal fondée que fût la mesure — le principe de la responsabilité des correcteurs était posé, il ne devait pas disparaître ; tout au contraire, l’édit du 10 septembre 1572 aggravait cette responsabilité de manière inattendue.

On ne saurait dès lors s’étonner de la suspicion dont on entoure parfois le correcteur le plus dévoué, des reproches sous lesquels on l’accable. L’autorité royale est redoutable aux faibles, dure aux isolés ; en son appui les forts puisent un surcroît de puissance, une justification de rancunes, une raison de vengeances mesquines contre le correcteur. Un auteur a commis une erreur : le correcteur doit la relever ; un écrivain a omis un texte important : le correcteur est tenu de le signaler ; un littérateur, au hasard de la plume, rédige une phrase obscure : le correcteur est obligé d’y porter remède de façon ou d’autre ; un compagnon éprouve une distraction ou manque d’intelligence : le correcteur a charge d’y veiller, et rien cependant ne sollicite de ce côté son attention. Cet état d’esprit est de tous les temps ; il fut de tous les âges : à notre époque le correcteur en souffre étrangement ; sous l’ancien régime, il en éprouvait les rudes conséquences. Heureux encore si on ne lui tient point rigueur des plaintes anodines qui lui échappent parfois. Le correcteur a le devoir de se taire, alors que l’auteur, pour s’excuser, a le droit d’invoquer les motifs les plus simples, les raisons les plus invraisemblables. En 1527, le libraire Jean Osmont fait suivre le titre d’un Missale secundum usum Metropolitanæ Ecclesiæ Aquensis des lignes suivantes : Correctum et revisum summa cum diligentia per discretos et egregios viros dominos Johannem Duranti canonicum, Jacobum Grossi et Petrum Burle beneficiatos meritissimos ipsius Ecclesiæ. Si vero quidpiam erratum compertum fuerit equi bonique consulatur : memores nos esse omnes imperfectos, solus vero Deus perfectus : cui sit honor… Non moins curieux, pensons-nous, le colophon d’un missel[42] imprimé en 1531, au monastère d’Ainay, du diocèse de Lyon, par le prieur claustral Balthazard de Thuerd, de l’Ordre de Saint-Benoît. Sur le verso du dernier feuillet, l’auteur s’excuse ainsi des erreurs d’impression : Si vero quidpiam erratum compertum fuerit : prime impressioni danda est venia : In nullo si quidem peccare potius est divinitatis quam humanitatis : Dormitasse quandoque dictus est Homerus.

Nous trouvons un exemple frappant de l’ingratitude qui parfois est la seule récompense des correcteurs les plus dévoués et les meilleurs dans l’aventure suivante survenue à Guillaume Guéroult, correcteur chez Arnoullet. — Balthazar Arnoullet, qui fut maître imprimeur, puis libraire à Lyon, naquit vers 1517 et mourut dans les derniers jours de novembre 1556. Entré vers 1537, en qualité de compagnon, au service de Jean Barbou, maître imprimeur à Lyon, il devint rapidement chef d’atelier, prote, grâce à ses qualités et à son habileté techniques. En récompense de ses services Arnoullet épousait en 1541 la fille de son patron, Denise Barbou, et, en 1542, à la mort de son beau-père, il prenait la direction de l’imprimerie. Son instruction littéraire n’étant pas suffisante et le besoin d’un correcteur habile se faisant sentir, Arnoullet confiait cette tâche délicate à Guillaume Guéroult. Ce dernier, originaire de Normandie, érudit, poète à ses heures, arrivait de Genève où il avait travaillé chez Simon du Bosc, son neveu. Balthazar Arnoullet, dont les sentiments religieux inclinaient fortement, dit-on, vers les « nouvelles doctrines[43] », avait trouvé chez Guéroult une similitude d’idées qui, sans doute, l’avait incité à donner toute sa confiance au nouveau correcteur ; au bout de quelque temps, il lui fit épouser sa belle-sœur, Jacquette Barbou ; puis il édita nombre des œuvres de son beau-frère. Parmi ces travaux, qui furent loin de nuire à la fortune et à la réputation de la Maison, il faut citer : en 1540, le Premier Livre des Emblèmes, réimprimé en 1550 ; en 1550, le Second Livre de la Description des Animaux ; et, en 1553, l’Epitome de la Chorographie d’Europe dont des événements regrettables vinrent malheureusement interrompre la publication. Peut-être à l’instigation de Guéroult, un adepte de la nouvelle religion, Michel Servet (qui se cachait sous le nom de Michel de Villeneuve), avait obtenu l’autorisation tacite d’imprimer clandestinement à Vienne en Dauphiné, sous le nom d’Arnoullet, un ouvrage nettement « réformiste » intitulé Christianismi Restitutio. L’édition était à peine achevée qu’une dénonciation parvenait à l’autorité ecclésiastique et aux pouvoirs publics : Arnoullet, coupable de complaisance, était emprisonné ; Michel Servet passait en Suisse ; et Guéroult retournait à Genève près de Simon du Bosc. De cette dernière ville, Guéroult eut le grave tort d’intenter à son beau-frère un procès pour lui réclamer ses gages. Arnoullet répondit aussitôt : « Mettez en avant que ledict Gueroult demande faulsement,… ne lui est due toute la somme qu’il demande. Et pour recompense davoir nourry la femme de Gueroult trois ans entiers et luy entretenu comme ma personne en nostre maison en lui baillant guages pour faire ce que jeusse faict faire a dapprentifs en la correction qui en ont plus aprins en un an quil nen a aprins en troys ans. » B. Arnoullet avait oublié les services de Guéroult, il ne voulait se souvenir que de ses torts ! Ceux-ci ne devaient pas cependant être si graves, et les capacités de Guéroult devaient être plus appréciables que ne le prétendait Arnoullet, puisque, après 1556, époque à laquelle eut lieu la mort de ce dernier, Guéroult, rentré en grâce auprès de la famille Barbou, était de nouveau correcteur chez sa belle-sœur la veuve de Balthazar Arnoullet[44].

La vie de Cornelis Kiliaan[45] nous offre un autre exemple frappant de cette situation anormale : Plantin et ses successeurs n’apprécièrent point à leur juste valeur les mérites de Kiliaan ; ils laissèrent dans l’obscurité et oublièrent volontairement, semble-t-il, dans leurs cartons les œuvres de ce correcteur érudit qui ne virent le jour et ne connurent qu’à notre époque la juste célébrité à laquelle elles avaient droit. Non seulement Kiliaan fut mal payé, mais il était régulièrement inscrit parmi les ouvriers de l’imprimerie. Quand Plantin envoyait à ses intimes, à ses correspondants, à ses clients les salutations de ses amis et collaborateurs, jamais le nom de son correcteur ne s’y trouve mêlé. Au banquet de noces de Raphelengien, qui en juin 1565 épousait sa fille aînée Marguerite, Plantin convoque ses collègues, ses fidèles, les littérateurs attachés à son officine ; il oublie son… correcteur.

Le nom de Kiliaan ne se trouve associé à celui de son patron que dans trois circonstances importantes : le 21 novembre 1568, Plantin, s’absentant d’Anvers, constitue Cornelis son fondé de pouvoirs pour « faire rentrer les créances et agir en justice en son nom » ; Kiliaan, le 26 novembre 1585, signe à l’acte de cession de l’imprimerie de Leyde ; et il figure, le 7 juin 1589, comme témoin au codicille fait par Plantin à son testament. Ce sont les seuls actes de confiance et de gratitude publique qu’ait témoignés Plantin à celui « qui resta à son service ou à celui de ses gendres pendant près d’un demi-siècle ». Une explication semble plausible : la valeur littéraire de Kiliaan porta ombrage à Plantin dont elle éclipsait les mérites. Puis il faut le dire : durant de longues années, Cornelis Kiliaan, fort économe, fut, malgré son maigre salaire, créancier de l’imprimerie d’Anvers. On peut en supposer une autre à connaître le texte de certain privilège accordé à Plantin et les travaux auxquels se livra Kiliaan : ce dernier eut parfois pour la publication de ses travaux[46] des velléités d’indépendance que peut-être Plantin ne lui pardonna pas.

« Pourtant, Kiliaan fut, sans conteste, l’homme indispensable dans la maison Plantin ; il fut l’artisan le plus actif de la gloire qui rejaillit sur cette imprimerie, renommée dans le monde entier pour la régularité des impressions et la pureté des textes. Excellent homme, de relations agréables, il n’avait point la morgue des savants de cette époque, ni la fierté des professeurs ; il ne songeait point à se faire valoir, bien qu’il eût toutes les raisons plausibles pour le faire : sens droit, jugement éclairé, érudition très étendue. Pendant cinquante ans il fut courageux à la peine que chaque jour amenait, et c’est à lui que revient en toute justice la plus grande part de renom entre tous les collaborateurs de Plantin[47]. » « Il peut être considéré comme le phénix des correcteurs morts et vivants. Il savait que la correction est à l’art typographique, suivant l’heureuse expression d’Henri Estienne, ce que l’âme est au corps humain : elle lui donne l’être et la vie[48]. »

De quelles rancœurs contenues, de quelles amères déceptions, de quelles longues désillusions Kiliaan ne devait-il point supporter la lourde charge. Pour en donner une idée sommaire, il nous suffira de conseiller la lecture de son Bibliopola et de son Typographus Mercenarius, dont nous nous contenterons de rapporter ici les quatre derniers vers :


Noster alit sudor nummatos et locupletes
xxxx Qui nostras redimunt, quique locant operas ;

Noster alit sudor te, Bibliopola, tuique
xxxx Consimites, quibus est vile laboris opus.

Combien cependant modérée cette plainte qu’il exhale dans l’épigramme en vers latins qui nous est parvenue et dont nous donnons d’abord la traduction :

« Notre métier est de corriger les fautes des livres et de marquer les endroits défectueux ; mais un méchant brouillon qui entasse faute sur faute et accumule les tournures barbares, dévoré qu’il est par la maladie d’écrire, altère par des ratures le texte qu’il nous apporte et souille le papier. Il ne met pas neuf ans à cette besogne, il ne s’inquiète pas de polir son travail, mais il se hâte de faire imprimer ses vaines rêveries par des presses actives. Quand elles ont paru, si quelques savants déclarent qu’il a écrit sans l’aveu des Muses et d’Apollon, le brouillon enrage ; et, pour se défendre par tous les moyens possibles, il s’en prend au correcteur. Eh ! lourdaud, cesse donc d’imputer au typographe un tort qu’il n’eut jamais. Dis, ce que ton livre contenait de bon l’a-t-il gâté ? N’entends-tu pas ?… Tiens, désormais, brouillon, lèche toi-même tes petits. S’aviser de corriger les fautes d’autrui, c’est s’attirer des mécontentements, jamais de la gloire. »

Officii est nostri mendosa errata librorum
Corrigere, atque suis prava notare locis.

Ast quem scribendi cacoethes vecat, ineptus
Ardelio vitiis barbarieque rudis
Plurima conglomerat, distinguit pauca lituris,
Deformat chartas, scripta commaculat.
Non annum premit in nonum, non expolit arte ;
Sed vulgat properis somnia vana typis ;
Quæ postquam docti Musis et Apolline nullos
Composita exclamant, ringitur ardelio ;
Et quacumque potest sese ratione tuetur,
Dum correctorem carpit agitque reum.
Heus ! cessa immeritum culpam transferre deinceps
In correctorem, barde, typographicum.
Ille quod est rectum non depravavit at audin ?
Post hac lambe tuos, ardelio, catulos.
Errata alterius quisquis correxerit, illum
Plus satis invidiæ, gloria nulla manet[49].

La gloire ! Ce mot, d’une douloureuse ironie dans la bouche de Cornelis Kiliaan, ne devait pas être moins amer pour nombre de ses successeurs.

Un fait suffira à justifier cette pensée.

Sous l’ancien Régime, « de tous temps il y eut antagonisme entre les libraires et les imprimeurs ; chaque parti cherchait à prendre avantage sur son partenaire pour le dominer ; de là, des luttes incessantes au sein de la Communauté », luttes dont la violence après 1683 atteignit parfois un tel degré qu’un libraire ne dédaignait point de s’écrier, en 1715 : « que les épées étaient tirées, qu’il fallait jeter les fourreaux dans la rivière, et se battre contre les imprimeurs jusqu’à extinction[50] ». Si le sang ne fut point versé, tout au moins peut-on dire, en souriant aujourd’hui quelque peu au récit de ces combats de préséance, que l’encre coula sans compter. Chaque partie publiait un mémoire aussitôt réfuté par une réponse ; un contre-mémoire suivait, dont une requête au roi s’essayait à annuler les résultats escomptés. Au nombre des arguments donnés par les libraires comme l’une des preuves manifestes de l’infériorité des imprimeurs, on rencontre avec étonnement celui-ci : « L’imprimeur, n’étant occupé qu’à manier des caractères, ou tout au plus à lire des épreuves », est généralement tout à fait insuffisant pour visiter des livres. « Il y a autant de disparité de connaissances et d’expérience entre un imprimeur et un libraire qu’il y en a entre l’ouvrier et le négociant[51]. »

Il est difficile de manifester plus vif dédain de la correction et de ceux qui en assument la lourde tâche : « L’imprimeur, occupé tout au plus… à lire des épreuves, est tout à fait insuffisant pour la visite des livres ! » Les éditeurs — « ces plantes parasites que les imprimeurs ont eu le grave tort de laisser croître et grandir entre eux et les auteurs » — étaient-ils plus qualifiés « pour la visite des livres » ? Nous aurions voulu le croire. Mais, à connaître les nombreuses mesures de rigueur prises par l’Université et le Pouvoir royal contre les libraires et les écrivains, nous ne pouvons nous empêcher de songer que trop souvent le livre fut exclusivement, pour les adversaires des imprimeurs, « du noir sur du blanc ».

Aussi bien, les imprimeurs ne restèrent point sur cette attaque.  S’indignant des prétentions de leurs adversaires qu’ils jugeaient excessives, les imprimeurs répliquèrent un peu durement : « Quelque idée avantageuse que les libraires forment de leur profession, la librairie sera toujours au-dessous de l’imprimerie. L’imprimerie est un art ; la librairie n’est qu’un commerce ; l’imprimeur est un artiste, et le libraire n’est qu’un marchand de livres… Si la librairie est honorée du nom d’art, c’est parce que les libraires ne font qu’un même corps avec les imprimeurs. La preuve est que l’imprimeur ne déroge point par l’exercice de l’imprimerie, et que la librairie déroge. »

L’argument sans doute était sans réplique : « noblesse oblige » !

Notre xixe et notre xxe siècle n’ont pas connu et — nous l’espérons tout au moins — ne connaîtront point ces rivalités violentes. L’abolition des corporations, des jurandes et des maîtrises a calmé les esprits. Nous regrettons cependant de le dire : notre époque n’a point vu disparaître ce mépris que l’on affecte dans notre corporation à l’égard de l’un de ses artisans les plus dévoués.

Les éditeurs actuels ne semblent point animés, à l’égard du correcteur, de sentiments plus élevés que ceux manifestés par leurs prédécesseurs : des querelles ataviques ils ont conservé tous les préjugés et toutes les erreurs. Au début du xixe siècle, Bertrand-Quinquet[52] en faisait la regrettable constatation : « Mais nous devons dire encore que, s’il existe dans une foule d’excellents ouvrages, des fautes aussi fréquentes que grossières, c’est aux libraires et aux entrepreneurs qu’il faut s’en prendre ; ils marchandent par centimes le prix d’un ouvrage, ne donnent la plupart du tems qu’un prix si médiocre, qu’il devient impossible à l’imprimeur, à moins de consommer sa ruine, de donner à plusieurs lectures d’épreuves et à leur correction tout le tems nécessaire. Mais ces abus passeront avec le tourbillon révolutionnaire qui a si long-tems tourmenté la République Française. »

L’espoir de Bertrand-Quinquet ne devait point, hélas ! se réaliser, et au milieu du siècle dernier, plus exactement en 1867, Bernier, président de la Société des Correcteurs de Paris, exprimait en ces termes les regrets qu’il éprouvait de cette étrange situation : « Comme je le disais en commençant, les produits de l’industrie typographique à l’Exposition n’ont été examinés jusqu’à ce jour que sous le rapport de l’impression et de l’outillage ; personne, que je sache, même dans les journaux étrangers, n’a songé à examiner le livre à son point de vue capital selon nous, au point de vue de la correction. Disons toute notre pensée, car on doit la vérité à ses amis : on aurait le droit de voir un dédain plus affecté que réel — de la part d’hommes très compétents, je le répète — dans ce parti pris de ne pas prononcer le mot qui exprime à lui seul le moyen et le but du livre ; de ne jamais mentionner, même accidentellement, cette partie de l’art typographique qui en est à la fois l’essence et l’expression la plus haute, qui le constitue, qui le caractérise, qui le rattache étroitement à la littérature et à la science, et « qui distingue spécialement notre industrie de « toutes les autres », comme le disait si excellemment M. Ambroise Firmin-Didot, dans une lettre devenue fameuse.

« Eh bien ! c’est ce parti pris qui me force à mon tour à descendre dans l’arène :

........Facit indignatio versum.

« Si la profession de maître imprimeur se place de plein droit au rang des professions libérales ; si les officines de quelques-uns de nos typographes les plus illustres ont été, à juste titre, considérées comme de véritables succursales de l’Institut, à ce point que plusieurs des correcteurs de l’Imprimerie Didot auraient pu revendiquer une large part de la gloire que les diverses éditions du Dictionnaire de l’Académie ont fait rejaillir sur la savante Compagnie, à qui l’imprimerie doit-elle ce lustre, cet éclat unique ? Est-ce donc à la beauté des impressions ?…

« À Dieu ne plaise que je veuille établir ici que la beauté de l’impression est un élément de succès de mauvais aloi, qu’il faille le négliger complètement : loin de là ; je ne comprends le livre que parfait à tous les points de vue, aussi parfait, du moins, que peut l’être une œuvre humaine, c’est-à-dire exempt de fautes, irréprochable sous le rapport de l’exécution typographique, et imprimé avec le plus grand soin ; mais je proteste — et c’est là le but principal de cette lettre — je proteste de toute l’énergie d’un homme qui a derrière lui de longues années d’études professionnelles, contre l’importance exagérée que les maîtres imprimeurs, depuis l’invention des presses mécaniques surtout, ont donnée à l’impression et en général aux procédés qui peuvent favoriser la rapidité du tirage — à la fabrication, en un mot — au préjudice de la partie littéraire et savante de leur profession[53]. »

La réponse à ces lignes d’une rare vigueur fut plaisante ; les libraires de 1715 l’auraient accueillie avec plaisir : « La correction d’un livre est une affaire de grammaire et de critique littéraire, et non la nôtre. »

Cette affirmation, qui émanait d’un journal technique, l’Imprimerie, dont l’autorité fut indiscutable pendant près d’un demi-siècle, était bien faite pour surprendre : elle n’était point certes d’accord avec celle de l’auteur de l’Almanach des Muses qui écrivait :

Pour humilier les auteurs,
Le dieu du Parnasse en colère
Voulut leur rendre nécessaire[54]
Le dangereux secours d’ignorants correcteurs ;

elle ne tenait nul compte de cette définition du véritable correcteur qui doit être en même temps érudit et typographe ; enfin, elle laissait supposer chez son auteur une singulière méconnaissance des devoirs du correcteur.

Le Président de la Société des Correcteurs ne crut point devoir rester sur une telle réplique : une réponse lui parut nécessaire que l’Imprimerie publia dans son numéro suivant[55] :

« Vous m’avez fait l’honneur d’insérer dans le dernier numéro de votre intéressant journal une lettre que je vous adressais dans le but de convier vos lecteurs à l’étude de ces deux questions : 1o l’influence exercée par la librairie sur l’imprimerie ; 2o l’examen du livre à l’époque actuelle au point de vue de la correction littéraire, grammaticale et typographique, point de vue laissé de côté jusqu’à ce jour par ceux de vos rédacteurs qui ont parlé des produits de l’Imprimerie à l’Exposition universelle de 1867.

« Vous avez fait suivre cette lettre d’une réponse où les deux questions posées par moi ne sont pas même effleurées, mais où, en revanche, la correction est traitée avec un dédain à peine dissimulé.

« En répliquant quelques mots, je n’ai pas le moindre espoir de modifier l’opinion de votre collaborateur inconnu : il y a là, je crois, sinon une éducation complète à faire, tout au moins une conversion de pécheur endurci à opérer, et je ne me sens le courage d’entreprendre ni l’une ni l’autre ; néanmoins, et pour des raisons qu’il serait oiseux de décliner ici, je ne crois pas devoir laisser sans réponse certaines assertions, qui, si entachées de banalité qu’elles soient, et pour être tombées dans le domaine des lieux communs d’atelier, n’en sont pas moins justiciables du simple bon sens, les faits et l’histoire à la main[56]

« Une éducation complète à faire, « une conversion de pécheur endurci à opérer », tel aurait été assurément l’honneur que Bernier aurait cru devoir encore décliner s’il avait connu l’Auteur qui prit soin de rappeler dans un travail récent quelques-unes des tribulations typographiques de Barbey d’Aurevilly : « Barbey d’Aurevilly se refusait le génie typographique de la correction », mais il demandait à « Miss Louise » de l’avoir pour lui. Une bonne moitié des lettres qu’il lui adresse le montrent en peine de la maladresse ou de l’étourderie des protes[57] : « Vous savez que je dois mourir d’une « faute d’impression ». Ce n’est pas assez de dire qu’il en est en peine ; il en est dans l’angoisse et, il l’a écrit, « au martyre ».

Et, l’auteur de ces lignes continue avec une froide ironie : « Plaignons-le comme une victime saignante des typographes ! Mais aussi quelles ridicules coquilles parsèment ses articles !… N’a-t-on pas mis, certain jour, dans son feuilleton du Triboulet, « suaire » au lieu de « sphère » ? Aussi enrage-t-il ! S’ils effacent une faute, « ces chiens », c’est pour en mettre deux autres. Ainsi, dans la troisième édition de l’Histoire sans nom, ils ont biffé l’unique bévue qui déparait le volume, mais ils en ont commis deux autres, « grosses comme des montagnes ». Et il en arrive autant à ce malheureux Barbey chaque fois qu’il se fait imprimer. Son nom lui-même est déformé : il se voit transformé en Barbet. « C’est une destinée ! » Et il supplie sa « chargée d’affaires » de lui prêter aide : Qu’elle nettoie ses œuvres de ces « saloperies », qu’elle corrige « férocement » ses épreuves, et au besoin qu’elle aille « tonner chez Lemerre ».

Barbey lisait-il les épreuves de ses travaux ? Pour sa réputation littéraire nous voulons le croire ; et nous songeons dès lors que lui-même et « Miss Louise » n’étaient pas moins responsables que « ces chiens » des « saloperies » contre lesquelles il priait d’aller « tonner chez Lemerre ».

« Une éducation complète à faire », « une conversion de pécheur endurci à opérer », on ne saurait mieux juger l’état d’esprit des auteurs, des libraires-éditeurs, des imprimeurs même qui, suivant les circonstances, dénient au correcteur la moindre autorité littéraire, en le ravalant au-dessous d’un simple typographe, ou négligent sa formation technique, ne voyant dans les services de ce travailleur intellectuel qu’une charge dont les exigences de la clientèle ne leur permettent pas, à leur vif regret, de se libérer[58].

Les temps, d’ailleurs, ne semblent point propices à une « éducation nouvelle » ; les correcteurs actuels ne paraissent pas de taille à tenter la « conversion du pécheur endurci ». Si, de temps à autre, surgit quelque tentative de remédier à la situation présente, l’initiative n’est point de longue durée ; ni le courage ni l’endurance ne répondent à la grandeur de la tâche et à sa longueur. Chacun vit pour soi loin des autres, ignorant des nécessités et des besoins de la corporation. Pour le correcteur moderne, à chaque jour suffit sa peine ; sans souci du lendemain, tout entier à sa besogne,

Il corrige, il corrige, humble en son petit coin.
Son œil est attentif, vigilant son calame.
Le mot que le lecteur voit à peine, de loin,
Il en fouille le fond, — si j’ose dire l’âme.

Il pèse exactement la paresse ou le soin
Qu’à son chef-d’œuvre a mis tel auteur qu’on acclame ;
Du plagiat utile il est le seul témoin,
Témoin inaccessible à déesse Réclame.

Un peu désabusé, cet homme est indulgent ;
Des hommes de génie il connaît trop la gent,
Leur ayant corrigé leurs fautes d’orthographe !!!

J’ai dit qu’il a bon œil, mais surtout quel bon dos !
La sottise d’autrui sur lui tombe en cadeau.
« Coquille », dit l’auteur, quand lui murmure : « Gaffe[59] »


III. — Comment juger la valeur d’un correcteur[60].


Il en est, dans le monde des typographes, qui considèrent comme un mythe les difficultés dont le correcteur se plaint parfois. Ceux-là s’imaginent aisément que le manque de science est la cause primordiale de ces ennuis.

Cependant, le fait est incontestable, quel que soit l’entourage au milieu duquel le correcteur est appelé à vivre, quels que soient les talents dont il fait preuve, il sera certainement un jour ou l’autre aux prises avec des difficultés. Ces difficultés sont fort nombreuses ; elles proviennent surtout du manuscrit, dans son sujet, dans sa rédaction et dans son écriture ; elles sont dues aussi à l’auteur, en raison de ses exigences orthographiques ou techniques ; enfin, elles émanent également — et nous avons quelque peine à l’avouer — du compositeur, du prote et du patron lui-même. Vouloir juger la valeur d’un correcteur sans envisager ces différents éléments, c’est omettre de faire entrer en ligne de compte une fraction, et certes non la moins importante, des qualités exigées d’un correcteur typographe.


A. — Le correcteur jugé d’après le manuscrit


Le manuscrit peut être un facteur de succès aussi bien que d’insuccès pour le correcteur. Vouloir connaître et prétendre arriver à connaître la valeur d’un correcteur par l’examen comparé de deux premières lectures de manuscrits différents est un très mauvais procédé.

Il est des manuscrits difficiles à déchiffrer[61], dans la collation desquels il est impossible de songer à atteindre la perfection : les ratures sont nombreuses, de lecture difficile : elles impliquent une fatigue et une perte de temps certaines ; d’autre part, l’écriture est réellement défectueuse : les déliés sont imparfaits, voire même manquent totalement ; les jambages sont uniformes ; pas de barre dans les t, pas de point sur les i ; tous les e sont muets et trop fréquemment peuvent être confondus avec les i ; les u et les n, les e et les c, les t et les l, les g et les y sont la cause de confusions regrettables. — Le résultat est fatal : cette lecture laisse subsister de nombreuses imperfections ; bien plus, elle est parfois elle-même la cause de nouvelles erreurs.

Le mal est bien plus grave encore, lorsque le style de la rédaction laisse à désirer, lorsque le manuscrit est hérissé de mots techniques nouvellement introduits ou acceptés dans la langue française, de noms propres, de mots patois, lorsque, enfin, le texte est bourré de formules ou d’expressions chimiques, algébriques, etc.

En général, les plus mauvais calligraphes se lisent de manière relativement aisée ; de ce fait ils déduisent la conclusion que le compositeur, et par suite le correcteur, déchiffrera leur texte aussi bien qu’ils le font eux-mêmes. Mais cette conséquence n’est rien moins que rigoureuse ; parfois, en effet, certains des auteurs dont nous parlons ici, qui ont écrit dans une hâte fiévreuse un texte d’actualité, peuvent à peine, au milieu du calme et de la solitude, « reprendre le fil » de leur littérature. Témoin cette anecdote arrivée au « Prince de la critique » : « Un matin, un typographe du journal les Débats arrive chez Jules Janin et place sous les yeux de l’écrivain une page dont il n’avait pu attraper miette. Janin saisit le feuillet d’une main triomphante, ajuste son lorgnon, essaye d’épeler et… : « Ah ! mon ami, ma foi, j’aurais plutôt fait de recommencer une page de copie. »

Ces manuscrits sont moins rares qu’on ne le pense. Désagréables au compositeur, ils sont pour le correcteur la cause d’une dépréciation imméritée. Malgré des efforts inouïs, malgré une revision attentive des premières, le correcteur « en laisse ».

Mais ces mêmes manuscrits ne sont pas moins désavantageux pour le patron imprimeur. Les conséquences d’une lecture en premières défectueuse se feront lourdement sentir dans la suite du travail : corrections d’auteur plus nombreuses, revisions obligées d’épreuves particulièrement chargées, lecture en secondes d’autant plus difficultueuse que le texte a été plus modifié et remanié ; oublis inévitables de l’auteur ; retards dans l’exécution du travail, perte de temps.

N’est-il point permis, dans ces conditions, de faire observer « aux auteurs que c’est souvent leur faute si leurs livres ont besoin de si longs errata. Leur négligence à écrire lisiblement les noms propres et les termes de sciences ou d’arts qui ne peuvent être familiers à un compositeur en est presque toujours la cause. Il est impossible qu’un imprimeur entende assez bien toutes les matières sur lesquelles il travaille pour ne pas se tromper quelquefois. »

Il est des manuscrits faciles : ce sont les réimpressions, les écritures moulées, les textes qui ne présentent aucun accident de lecture, les rédactions littéraires ou philosophiques, pour lesquels l’esprit le moins averti peut au milieu d’une trame légère ressaisir un fil qui paraissait s’échapper.

Les divergences que présente la lecture de ces divers genres de manuscrits, difficiles ou faciles, sont trop profondes, les conditions dans lesquelles travaillent les différents correcteurs auxquels elle est confiée sont trop dissemblables : on n’en peut tirer, pour la comparaison de la valeur des deux hommes, une conclusion raisonnable.


B. — Le correcteur jugé d’après les épreuves d’auteur


Trop souvent on juge le correcteur d’après la couleur des épreuves revenant de chez le client, c’est-à-dire d’après le nombre de corrections marquées sur les placards ou, le cas échéant, sur les bons à tirer.

Que l’on ait jugé plus d’une fois la valeur du correcteur d’après l’aspect des épreuves, nul ne le contestera. Quel atelier, quel bureau de patron ou de directeur n’a retenti de réflexions analogues à celles-ci : « Ce correcteur ne sait rien, les épreuves sont cousues de fautes ! »

Et parmi ceux qui prononcent ces arrêts presque toujours sans appel, combien sont aptes à juger réellement, d’après l’aspect d’une épreuve, des qualités ou des défauts d’un correcteur, de ses capacités ou de son insuffisance ?

D’abord, quelle valeur technique — et nous pourrions ajouter : littéraire, le mot ne serait parfois pas trop osé — peut-on attribuer aux corrections portées sur une épreuve d’auteur ?

1o Certains clients croient qu’ils n’ont nullement à intervenir pour la bonne exécution du travail. Ils s’imaginent qu’un livre doit se faire aisément, aussi parfaitement qu’un meuble entre les mains d’un ébéniste. Ceux-là possèdent parfaitement leur sujet ; ils n’éprouvent aucune hésitation. Pour eux une épreuve suffit : ils y jettent un coup d’œil rapide, superficiel ; ils ne rencontrent d’ailleurs pas de corrections, à peine quelques rectifications de peu d’importance : ils rétablissent une lacune toute fortuite ; d’une écriture indéchiffrable, ils précisent un passage qui leur paraît légèrement obscur ; et, pleins de confiance en eux-mêmes, retournent à l’imprimeur un travail incorrect et incomplet en un bon à tirer dont la blancheur presque immaculée des épreuves séduit au premier coup d’œil.

Mais le correcteur en secondes est là : au cours de sa lecture, il remarque l’absence d’un mot, à cet endroit ; à tel autre, l’expression est impropre et frise le non-sens ; plus loin, l’orthographe se différencie de celle rencontrée antérieurement ; ici la correction est illisible, là elle est incomplète. Soucieux de dégager sa responsabilité, le correcteur appelle de manière spéciale l’attention du prote sur ces erreurs grossières ; et, comme « la correction doit être très soignée, parce que le client est exigeant », force est de retourner à l’auteur une épreuve aussi défectueuse. Alors le client « exigeant » s’impatiente : « le travail n’avance pas, il n’est pas soigné ». De son côté, le patron dont l’attention est mise en éveil par les doléances de l’auteur constate qu’avec les corrections nouvelles le devis-forfait sera dépassé : « le volume coûtera très cher », suivant une expression de fortune. Un responsable est nécessaire. Ce ne sera ni le prote, ni le compositeur, encore moins, vous le pensez bien, l’auteur ; mais, tout simplement, le… correcteur.

Cependant, que le client soit victime de son manque de soins, n’est-il rien de plus juste et de plus mérité ? Pourquoi s’attaquer au correcteur ? Par négligence, l’auteur a laissé dans son manuscrit plus de vingt fautes que la vigilance du correcteur en premières a relevées en partie ; quelques-unes ne pouvaient-elles lui échapper ? Certes, le correcteur ne mérite point d’assumer les conséquences de telles erreurs : il n’a point la science infuse, il n’est point chargé de la rédaction du texte ; on lui demande d’être tout, et on lui clame par les cent bouches de la Renommée qu’il n’est rien. Est-ce logique ?

Et faut-il sur de telles épreuves juger la valeur du correcteur de premières ?

2° À l’encontre des précédents, nombre d’auteurs — ce n’est un secret pour personne — couvrent leurs épreuves de corrections ; le style n’est jamais parfait, et, suivant le conseil du poète, « vingt fois sur le métier ils remettent le travail » ; ils ajoutent, ils retranchent, ils modifient ; l’imagination aidant, et le désir d’une précision plus grande s’imposant, ils remplacent une expression jugée insuffisante par une autre qui ne vaut guère mieux ; ils intercalent un renvoi et composent sur les marges une longue note explicative ; près d’un nom ils insèrent un adjectif impressionnant ; ils font un alinéa ici, en suppriment un autre là ; dans cette ligne ils enlèvent une conjonction ; dans la suivante, ils ajoutent un mot, un tout petit mot ; des expressions composées en romain sont sans raison apparente demandées en italique ; celles en italique sont exigées en romain à l’encontre de toutes les règles typographiques. La ponctuation est entièrement « revue et corrigée » : où il y avait un point, un point et virgule a été jugé suffisant, nécessitant la minuscule au mot qui suit ; par contre, où il y a un point et virgule, l’auteur juge indispensable un point, entraînant la grande capitale ; le point d’exclamation et le point d’interrogation sont maintes fois confondus ; les virgules sont semées à profusion, séparant sans pitié le verbe de son sujet, l’attribut de son complément explicatif ou déterminatif. De sorte que le travail est, en définitive, tout autre que celui proposé par la copie primitive.

L’auteur vient lui-même remettre les épreuves au patron ou au directeur ; ou bien il accompagne cette épreuve d’une lettre, dans laquelle il manifeste son mécontentement des nombreuses corrections, des « étourderies impardonnables, qu’on a laissées ». M. On n’est point présent, aussi notre correctomane a beau jeu avec les épreuves qu’il soumet : « des hachures multiples, des flèches fuséiformes rayent les pages de part en part ; des lettres mauvaises, des lignes grises par manque de touche ou pour toute autre cause, des pages légèrement de travers, des épreuves irrégulièrement pliées sont l’objet de remarques spéciales ; et de larges traits rouges, parfois rouges et bleus, sont, au milieu de la broderie, comme les poutres qui frapperont surtout les regards du patron ».

Ces auteurs qui, sur le dos d’un employé, avec un rare sang-froid, plaident « non coupable » et cependant réclament l’absolution ne sont point un mythe. Ces solliciteurs d’un rabais sur la « douloureuse » des corrections d’auteur n’ont sans doute qu’un désir : sauvegarder le contenu de leur porte-monnaie ; mais le résultat est parfois de tout autre ordre : pressé par le temps, talonné par un visiteur que l’attente impatiente, le directeur ou le patron jette à peine un coup d’œil sur les épreuves que le client a tournées devant lui au cours d’une conversation gênante : il juge utile de régler cette affaire séance tenante, sans enquête sur l’état du manuscrit, sans examen des corrections, sans discussion. L’accusé comparaît :

« — Je vous dis que vous ne connaissez pas votre métier. En voici la preuve. C’est déplorable ! C’est pour la Maison une perte énorme dont je vous rendrai responsable à l’avenir. Mais si ça continue… Ça ne pourra plus continuer… »

La tête basse, sans avoir pu articuler le moindre mot, le correcteur regagne son « coin »… Après tout, il en a entendu tant d’autres :

Infandum, regina, jubes renovare dolorem… ;


sa conscience, tranquille, lui conseille le calme et l’oubli… D’ailleurs, la besogne est là !

Un auteur demande des épreuves pour y apporter les modifications ou les additions qu’il juge nécessaires : c’est son droit ; il peut faire autant de corrections que le texte l’exige : la chose est incontestable. Mais il n’est nul besoin, dans ces circonstances, de désobliger le correcteur. Serait-ce donc, de la part d’un auteur, quel qu’il soit, faire un accroc à sa dignité de reconnaître que les changements apportés au texte sont de son fait… ou même plus simplement de se taire ? Quelle raison majeure peut alors obliger un client à causer un préjudice matériel ou moral à un employé, lorsque celui-ci n’a rien à se reprocher ? Quelle satisfaction un homme intelligent et honnête peut-il retirer de semblable action ?

Il apparaît ainsi que juger un correcteur dans ces conditions, c’est-à-dire d’après le plus ou moins grand nombre des corrections, c’est s’exposer volontairement à commettre une erreur grossière. Un correcteur ordinaire — médiocre, le mot n’est pas trop fort — verra le travail dont il a assumé la revision revenir avec des pages immaculées. Au contraire, son voisin qui, sans conteste possible, lui est supérieur, aura cette malchance d’apprendre que les pages du labeur dont on lui a confié la vérification, sont couvertes de ratures et de surcharges.

Pour qui juge vite, le mauvais correcteur passera pour être supérieur à son collègue ; et, si l’on n’entre point dans l’examen et l’étude des corrections, le meilleur sera dédaigné et regardé comme un être inutile, un parasite dont il est nécessaire de se débarrasser. Au bout de quelques mois, de quelques jours parfois, avant même qu’on ait eu le temps de se rendre compte intelligemment de sa valeur intrinsèque, on le casse aux gages.

Oh ! ces épreuves d’auteurs, ces bons à tirer, que de ruines n’ont-ils point causées ? À combien de jugements mal assis n’ont-ils point conduit ?

Cette situation anormale est-elle un résultat de cette lutte sans pitié pour l’argent dont notre époque souffre si étrangement ? Nous ne saurions le dire ; mais il nous est particulièrement agréable de penser qu’il est d’heureuses exceptions à ces exemples regrettables. Sans fausse honte, le poète Scarron reconnaissait sa part de responsabilité dans les erreurs qui émaillaient sa prose. En une courte excuse Au Lecteur scandalisé des fautes d’impression qui sont dans mon livre, il écrivait : « Je ne te donne point d’autre errata de mon livre que mon livre même, qui est tout plein de fautes. L’imprimeur y a moins failli que moi, qui ai la mauvaise coutume de ne faire bien souvent ce que je donne à imprimer, que la veille du jour que l’on l’imprime : tellement qu’ayant encore dans la tête ce qu’il y a si peu de temps que j’ai composé, je relis les feuilles que l’on m’apporte à corriger, à peu près de la même façon que je récitois au collège la leçon que je n’avois pas eu le temps d’apprendre : je veux dire, parcourant des yeux quelques lignes, et passant par-dessus ce que je n’avois pas encore oublié[62]… »

Certains écrivains ont beaucoup plus souci de montrer qu’ils connaissent l’imprimerie que de faire œuvre utile de correction. Le fonds importe peu, la forme seule est l’objet de leurs soucis. Aucune des subtilités typographiques n’est inconnue de ces auteurs : « l’emploi de l’italique est d’une régularité qui étonne ; l’emplacement respectif des guillemets, de la ponctuation, des renvois de notes ne laisse prise à aucune critique ; les nombres à composer en lettres ou en chiffres sont correctement exprimés : le tout indiqué avec des signes de correction impeccables, élégants même ».

Alors l’incident est bien plus grave, bien plus redoutable de conséquences entre le directeur ou le patron et le correcteur. La « correction d’auteur » n’apparaît plus ; la faute typographique seule frappe les yeux.

Mais ces « forts en typographie » ne sont point — à l’exemple de maint correcteur pourvus de leur brevet élémentaire. Si, vers leur vingtième année, ils ont, au contact d’un compositeur ami, acquis un vernis typographique superficiel, ils n’ont point — chose pourtant plus importante — pris garde de suivre l’évolution de notre langue : comme ils ont appris dès leur jeunesse, ils écrivent sans plus de souci, heureux encore s’ils n’ont pas d’eux-mêmes apporté des modifications aussi surprenantes qu’inattendues à une orthographe admise au temps jadis ; au surplus, ils ignorent les dictionnaires, les lexiques dont les éditions se suivent de loin en loin. Les mots d’origine étrangère que les progrès incessants des sciences et des arts introduisent dans la littérature technique leur sont, au point de vue de l’orthographe, complètement étrangers ; nul livre ne leur a indiqué le genre de ces nouveaux admis, non plus que les modifications que le nombre apporte parfois à leur constitution. Aussi l’orthographe est par eux mise à mal avec un sans-gêne dont le dernier des écoliers craindrait les conséquences ; les règles les plus impérieuses de la grammaire semblent leur être choses inconnues ; la ponctuation n’a de nécessité qu’autant qu’elle impose à la phrase un commencement et une fin.

C’est particulièrement dans les annonces, dans les mises en vente des fonds de commerce, dans les cessions d’établissements, et surtout dans maintes réclames charlatanesques, que les néologismes, les expressions les plus inattendues se font jour ; les rédactions fantaisistes, les termes de terroir, l’argot de métier envahissent le style et s’imposent : Une charcuterie « fait » un porc par semaine, tel un apache au coin d’une rue « fait un pante » ; Un restaurateur réputé énumère soigneusement les hors-d’œuvres qui peuvent flatter le goût de sa clientèle. Sous prétexte que « cela se dit », se dactylographie sur un menu, un correcteur ne doit point « rouspéter », sans quoi on le « boucle » de suite, en lui rétorquant qu’il n’est point à la hauteur.

Peut-on juger la valeur d’un correcteur sur une telle littérature ? Peut-on, au point de vue typographique, à un correcteur opposer un tel auteur ?


C. — Le correcteur jugé d’après ses relations avec le personnel


Un point sur lequel on s’appuie parfois pour juger le correcteur est le suivant : le correcteur est-il estimé du typographe ou en est-il détesté ?

Le correcteur modèle, celui à qui rien n’échappe, est redouté du compositeur, prétendent certains ; et maint état-major de Maison n’hésite point à dire que tel correcteur est « détesté », précisément parce que bon correcteur.

Erreur grossière, qu’il importe de dissiper.

La qualité de la correction ne saurait se mesurer à la quantité d’encre qu’il plaît à un « chasseur de coquilles » d’épandre à la surface du papier. Les traits, les flèches, les portées, les zigs-zags qui émaillent une épreuve ne sont point le critérium incontestable d’un texte épuré. Du « tas de copeaux » qui jonchent les marges il est présomptueux et prématuré de conclure que la surface à raboter était fort rugueuse, ou que ses aspérités sont entièrement disparues.

Il a suffi de dire au correcteur de premières de soigner de très près la correction, pour qu’immédiatement il se croie obligé de « chercher la petite bête ». Par tous les procédés dont il s’est composé un monopole grotesque, il s’ingénie à cette tâche fastidieuse ; il s’y attache avec une hâte fiévreuse ; il s’y livre même avec une sorte de frénésie : une virgule insuffisamment apparente, une lettre mal venue à la presse, un accent dont la pointe semble défectueuse, une lézarde imaginaire, un chevauchement dû à un plissement de l’épreuve, tout et rien en un mot lui sont prétexte à renvois et à coquilles.

Est-ce là un travail irréprochable ? Est-ce là une correction parfaite ? Est-ce l’indice d’un bon correcteur ? On peut en douter.

Que vient, en réalité, de faire le correcteur ? Déprécier le travail du compositeur, humilier celui-ci et le ravaler au rang d’un apprenti. Le typographe ne s’y trompe point : il comprend que toutes ces « ridicules corrections » ne sont que mauvais prétexte à rehausser la valeur d’un esprit médiocre et à tromper un examinateur superficiel.

Le compositeur ne peut-il exprimer son mécontentement de pareils procédés ? De cordiales relations pourront-elles s’établir entre ces deux artisans, dont l’un, par intérêt purement personnel, peut commettre un tel acte de bassesse ? La réponse n’est point douteuse.

Ce n’est certes point sur de telles relations qu’il faut juger du plus ou moins de valeur du correcteur.

2° Il est encore un fait sur lequel nous ne saurions trop insister, car il est indéniable : l’influence qui se dégage des mauvais rapports entre artisans d’une même Maison est pernicieuse à tous égards, et particulièrement au sommet de l’échelle industrielle.

À ce point de vue, quelques considérations ne seront pas ici hors de propos sur un sujet particulier.

De très sérieuses qualités sont indispensables pour faire un prote ; dans un ordre d’idées voisin, on conviendra que des qualités non moins sérieuses sont nécessaires au correcteur, en outre de quelques connaissances spéciales. L’un et l’autre ont leurs attributions, leurs responsabilités, leurs soucis ; celui-là commande, celui-ci doit obéir. Mais jusqu’où va le pouvoir de l’un ? Où doit s’arrêter la soumission de l’autre : « son amour-propre meurtri, sa valeur méconnue, ses aspirations étouffées » ne sont-ils point une limite suffisante à la patience de ce dernier ? « Avoir un chef qui n’est point de son étoffe, dont la banalité froisse sa délicatesse, dont l’éducation rudimentaire égratigne son raffinement, dont il sent l’infériorité intellectuelle et dont il subit néanmoins la supériorité hiérarchique », est-ce enfin assez ? Le correcteur doit-il encore se laisser dominer entièrement, se résigner à un rôle passif, gros cependant de conséquences ; peut-il se réclamer dans l’accomplissement de ses fonctions au moins de ce peu de liberté et de libre arbitre auxquels lui donnent droit et sa situation et ses connaissances ? Alors qu’on le veut rien, peut-il exiger être quelque chose ?

Et pourquoi cet antagonisme irraisonné, involontaire parfois sans doute, du prote à l’égard du correcteur ? Pourquoi, à moins de nécessité absolue, cette ingérence d’un technicien dans des questions littéraires dont trop souvent il lui serait impossible de solutionner les plus minimes difficultés ? Le prote ne peut-il entrevoir les conséquences d’une aussi regrettable attitude : « le mauvais exemple donné à toute une équipe de typographes qui, pour si intelligents que soient ceux qui la composent, n’en arrivent pas moins à tenir le correcteur pour un personnage insignifiant, un être inférieur, auquel on ne doit aucun égard ».

Non point que nous songions à dénier au prote son droit d’observation. Puisqu’il est le premier, le chef, le responsable vis-à-vis du patron, incontestablement il doit s’efforcer de sauvegarder cette responsabilité ; mais il y a la manière : « le correcteur est un rouage utile, qui a son importance dans le mécanisme de l’imprimerie : il mérite mieux que d’être considéré comme une sorte de bouc émissaire que l’on peut charger de tous les méfaits ».

« Parmi les divers personnels que le prote aura à commander, il trouvera toujours en bon nombre des confrères instruits, distingués, pleins d’amour-propre, corrects, compensant par leur déférence les peines que d’autres auront pu lui causer[63]. » Le correcteur n’est-il point de ces « confrères instruits » ? Pourquoi alors le tenir constamment à l’écart ? Pourquoi le jalouser ? Pourquoi même le brimer[64] ?

Serait-ce pour aboutir à cette conclusion, dont on peut dire qu’elle porte in cauda venenum : « La correction fait généralement partie des attributions du prote : s’il ne corrige pas, c’est que l’importance de la Maison réclame par ailleurs son concours. Or, plus une Maison est importante, plus le prote doit être instruit, afin de commander aux correcteurs[65]. »

Ainsi, tout se résume à ceci : « commander aux correcteurs ». De cette subordination du personnel intellectuel à l’élément ouvrier dépend le salut du prote.

Comme il est aisé, à la lumière de cette revendication extraordinaire, d’expliquer l’attitude de certain prote : durant quarante années d’une trop longue carrière dans la même Maison, son plus grave souci fut d’opposer l’un à l’autre ses meilleurs correcteurs ; puis, après les avoir élevés, de les briser sans pitié sous les plus futiles prétextes. Il n’eut point cependant, pour justifier cette attitude, l’excuse inattendue de l’un de ses collègues déclarant, avec un sang-froid digne d’une plus mauvaise cause, que « la plupart des correcteurs sont des incapables[66] ». Notre prote n’exigeait, certes, point que ses correcteurs fussent « pourvus de leur brevet élémentaire[67] » — ah ! le bon billet, un brevet élémentaire ! — mais, de peur « d’être battu » par eux, suivant la pittoresque expression de Ch. Ifan, il préférait, n’ayant pas lui-même le « brevet élémentaire… d’honnêteté professionnelle », les casser aux gages.

Ce n’est point sur de tels faits qu’il faut juger de la valeur d’un correcteur.


D. — Le correcteur jugé par comparaison avec ses collègues


Doit-on juger un correcteur en comparant ses corrections avec celles de ses collègues ?

Nullement.

Dans les Maisons où l’on compte plusieurs correcteurs, il arrive — le fait est assez rare, nous le concédons, mais il existe parfois — il arrive que certains veulent paraître plus forts que les autres. Souvent alors ce sont les plus médiocres qui réussissent, parce que plus roublards ou plus audacieux, à passer pour les plus experts.

Afin de s’assurer quelque supériorité sur leurs collègues, ils couvrent un bon à tirer de corrections : ponctuations modifiées sans nécessité, lettres empâtées ou à remplacer, capitales succédant à des bas de casse, etc.

Si l’esprit du patron n’est point prévenu, l’épreuve lui semblera sérieusement « épluchée ». Il estimera que cette lecture était non seulement utile, mais indispensable, qu’elle sauvegarde sa responsabilité.

Le prote jugera — et c’est là l’essentiel, cela seul à quoi l’intéressé visait, sciemment peut-être — que le correcteur est un correcteur modèle.

La conviction de l’alter ego sera encore plus complète, et son jugement plus ferme, si le correcteur est le correcteur chef[68].

Pour justifier leur raison d’être, pour faire preuve de plus de capacités que leurs soi-disant inférieurs, « pour diminuer aussi le plus possible l’importance des fonctions » de leurs subordonnés et, à l’encontre, rehausser le prestige des leurs, certains correcteurs chefs n’hésitent pas à noircir de corrections les épreuves qui passent sous leurs yeux. Mais examinez le bien-fondé de toutes ces corrections, leur valeur. Vous reconnaîtrez vite qu’elles sont insignifiantes, inutiles même. Et alors, si vous ne tenez pas compte de toutes ces corrections futiles, vous estimerez qu’il ne reste pas deux corrections par page qui soient sensées et nécessaires.

Cependant, parfois, ces « supérieurs » sont si « rigides qu’ils ne peuvent souffrir qu’une correction indiquée par eux soit omise » ; ils surveillent avec un soin jaloux les revisions et n’omettent point de jeter un regard indiscret sur les tierces pour s’assurer que « la virgule marquée à la deuxième ligne, après le mot or ou le mot cependant, a bien été ajoutée ».

Disons-le nettement : une telle attitude ne décèle ni un chef, ni un professionnel « amoureux de son art » ou « méticuleux à l’excès », mais simplement un personnage futile, inutile et nuisible.

Ce n’est certes point d’après la valeur personnelle, trop souvent insignifiante, de ce chef — à qui et à quoi doit-il sa situation[69] ? — que l’on doit juger la valeur de ses collègues.


E. — Dernières considérations


Enfin, pour solutionner sainement la question qui nous occupe, il est indispensable de ne pas oublier que, dans une Maison quelle qu’elle soit, tous les travaux ne doivent pas être exécutés avec une hâte semblable. Certains correcteurs ont pour ainsi dire la spécialité de faire le travail pressé ; d’autres, le travail qui peut attendre ou, tout au moins, le travail que l’on peut soigner. Dans les deux cas le résultat peut-il être le même, et peut-on de l’examen des épreuves d’auteur tirer une conclusion pour la valeur respective des deux correcteurs ? Est-il possible de toujours faire bien et de toujours faire vite avec un manuscrit difficile ?

Ne peut-on aussi, bien que la chose paraisse secondaire, tenir compte du plus ou moins de tapage qui se fait autour des correcteurs, — des conditions du local où ils travaillent, — des moyens mis à leur disposition plus ou moins parcimonieusement, — et enfin, et surtout, du gâchis des marches toujours et sans cesse remises en question.

Ah ! cette question de la marche à suivre — et du Code typographique, par voie de conséquence — que d’encre elle a fait couler sans résultat ! « D’une imprimerie à une autre existent des divergences de travail aussi déplorables que désastreuses » : chaque Maison s’est créé à elle-même des règles spéciales, radicalement opposées à celles de la « Maison en face » ; et, parfois, en changeant de « boîte », l’auteur se refuse à changer de méthode. Alors, ici et là c’est l’anarchie ; au gré et au caprice du client sont, pour le plus grand dommage de chaque établissement, abandonnées et la typographie et l’orthographe.

De quelle valeur personnelle le correcteur peut-il faire preuve dans ces circonstances ?


F. — Conclusion


Pour connaître un correcteur et savoir l’apprécier, il est une foule d’éléments qui s’imposent : il faut tenir compte de la nature du travail, des difficultés que présente la copie, de l’érudition indispensable pour mener l’œuvre à bonne fin ; il est nécessaire de connaître les conditions de temps, de lieu dans lesquelles la correction a été exécutée ; il est bon aussi de juger la valeur des compositeurs qui ont exécuté le travail, de s’assurer du soin plus ou moins grand qu’ils ont apporté à l’exécution des corrections de leurs épreuves ; enfin, il est indispensable d’examiner le bien-fondé des rectifications marquées par le correcteur, aussi bien celui de premières que celui de secondes, et de s’inquiéter de l’entêtement d’un client, et parfois d’un collègue correcteur, à voir une faute là où il n’y en a pas.

Ce n’est point au surplus, en un jour, ni même en une semaine, sur un labeur bien déterminé que l’on peut juger de la valeur d’un correcteur. Il importe d’accorder au nouveau venu le temps matériel de se libérer des usages, des erreurs, parfois même des entraves dont sa situation précédente l’a comme emprisonné ; une étude approfondie de méthodes nouvelles lui est nécessaire ; et, pour donner sa pleine mesure, une connaissance complète du matériel et des ressources typographiques de la Maison lui est indispensable.

Le maître imprimeur ne saurait omettre une seule de ces considérations dans le jugement qu’il porte sur la valeur de ses correcteurs.




§ 2. — SITUATION MATÉRIELLE DU CORRECTEUR


I. — Les salaires.


A. — Généralités


Tous les témoignages du passé s’accordent pour affirmer que, dès les premiers temps de l’imprimerie, le correcteur ne fut « point considéré par le maître comme un inférieur, comme un salarié, mais comme un collaborateur, comme un ami ». Très souvent même, il n’était que cela, n’ayant avec le personnel qu’un seul lien, l’œuvre entreprise ; un seul souci, la beauté du travail ; un seul but, l’achèvement heureux du livre.

Cette situation n’était point sans quelques exceptions, il faut le croire ; elle ne devait d’ailleurs pas durer. Déjà, avant que soit écoulé le siècle qui eut l’honneur de présider à la naissance de l’art typographique, les textes laissent entrevoir la certitude d’une rémunération versée au savant qui déchiffre, qui annote ou qui complète le manuscrit et assure la revision des épreuves. Celui-ci travaille tantôt pour le Soleil d’Or (Sol aureus), tantôt pour le Chevalier au Cygne, ou pour le Soufflet Vert. Parfois, à l’instar des compagnons, le correcteur vit au milieu de l’atelier ; il s’assied alors à la table des maîtres ; son salaire est fixe, sans aucun rapport avec l’œuvre accomplie et le temps de travail. D’autres fois, le correcteur est chargé d’une tâche bien déterminée, qui l’oblige à une préparation attentive du travail et à des recherches longues et soignées ; la rémunération est débattue d’un commun accord avec le maître sans aucun égard à la longueur du temps. Mais, dans l’un comme dans l’autre cas, le correcteur compte parmi les membres de la famille industrielle et artistique de l’imprimeur : il prend part à ses joies et à ses peines, comme il s’associe à ses succès et à ses déboires.

Dès le début du xvie siècle, à côté ou à la place des ateliers primitifs — ateliers de famille, suivant nombre d’écrivains[70] — se créèrent des établissements où les maîtres, « principalement des libraires, sans connaître par eux-mêmes le métier, organisèrent le travail dans le but exclusif de réaliser de forts bénéfices ». De ce jour la classe ouvrière était née dans notre profession : éclose sous un régime de liberté, sous la protection de l’Université qui fut « la fille aînée et bien-aimée des rois », jouissant de toutes les faveurs et de toutes les prérogatives accordées à celle-ci, l’imprimerie n’emprunta d’abord aux usages corporatifs des autres métiers que quelques-unes de leurs coutumes : telle est, tout au moins, la conviction acquise à la lecture des auteurs (L. Radiguer, P. Mellottée, etc.) qui ont étudié la vie et les usages des ateliers typographiques depuis leur origine.

Le « travail en conscience[71] », cela est certain, fut le seul que l’on connut, dès le début, à l’imprimerie de la Sorbonne, comme à celles de la rue Saint-Jacques, puis à Lyon et dans les autres villes, au fur et à mesure que la typographie s’étendit : tour à tour, les compagnons composaient, corrigeaient et imposaient ; puis ils préparaient le papier, l’encre et les balles et imprimaient ; enfin, ils rangeaient le matériel et secondaient le maître dans toute sa besogne. Plus tard, une division du travail devait s’opérer : un certain nombre de compagnons « exécutèrent les ouvrages délicats » ou difficultueux, qui ne pouvaient supporter le mode de rémunération ordinaire à la tâche ; ils aidèrent le prote dans ses fonctions et furent chargés des soins à donner au caractère et au matériel ; parmi les autres, on distingua « les cassiers et les metteurs en pages : les cassiers faisaient les compositions proprement dites ; … les metteurs en pages imposaient[72], c’est-à-dire disposaient dans les formes les paquets de composition exécutés par les cassiers » ; parfois cependant un « compagnon cumulait les deux fonctions[73] » du cassier et du metteur.

Le genre de salaire et l’époque de son paiement subirent maintes modifications : la rémunération avait lieu pour une part en argent, pour le reste en nature, « feu, lict, hostel et lumière », ou simplement « pain, vin et pitance » ; en 1571, un édit auquel, semble-t-il, maîtres et compagnons apportèrent d’eux-mêmes pendant quelque temps maintes dérogations, ordonna que le salaire en argent serait désormais d’usage général. Le règlement des salaires fut d’abord peut-être annuel ; plus tard, il eut lieu à époques indéterminées, à l’achèvement du travail ; ensuite il devint mensuel, puis bimensuel et, enfin, hebdomadaire.

Le taux de la rémunération des compagnons en conscience n’est que fort rarement mentionné dans l’énorme fatras de documents concernant notre profession qui nous est parvenu. « Si l’on relève avec minutie tous les ouvrages publiés par les moindres imprimeurs au xve et au xvie siècle, l’on ne s’est jamais demandé quelle était la situation de ceux qui faisaient ces livres, quelles étaient leurs aspirations, quel était leur salaire[74]. » Lorsque, en 1539, après les grèves de Lyon et les demandes des maîtres imprimeurs parisiens, les rois commencèrent à légiférer sur le « faict de l’imprimerie », l’obscurité de la question qui nous occupe s’illumine de quelques rayons de lumière ; mais « c’est à peine si dans les manuscrits, si dans les actes notariés ou publics, nous trouvons une trentaine d’indications de salaires. Sous l’ancien régime, l’ouvrier est trop bas dans l’échelle hiérarchique de la société pour attirer l’attention des économistes. On ne s’en préoccupe pas, et on n’en tiendra compte que lorsqu’il s’imposera à l’attention en se soulevant[75] ».

Le salaire du « travail aux pièces », à la tâche plutôt, n’était point calculé comme il est d’usage de nos jours une sorte de série de prix existait, comprenant la composition, la correction, la mise en pages et l’imposition[76] (on assimilerait assez volontiers cette situation, avec quelques restrictions cependant, au travail en commandite) ; suivant le caractère, suivant le nombre des lignes et leur longueur, suivant le format[77] (in-folio, in-4o, in-8o), suivant le texte (français, latin ou grec) la feuille était tarifée un prix déterminé[78]. Lorsque le compagnon assumait le travail du cassier et du metteur, grâce à sa rémunération « à tant la feuille, il récupérait sur l’une de ces fonctions ce que l’autre pouvait avoir de désavantageux[79] ».

Ce système hybride devait donner naissance à des plaintes nombreuses, en raison des multiples fonctions étrangères au travail proprement dit[80], auxquelles le compositeur était astreint : les doléances des compagnons sur « la misère à laquelle ils sont réduits par l’avarice desdicts maistres sont incessantes dès les premières années du xvie siècle. Les récriminations prirent même parfois un ton si violent, particulièrement au cours de la grève lyonnaise de 1539, que le Pouvoir crut devoir intervenir.

Le roi pensait, peut-on supposer, que les règles tracées par lui, en cette circonstance, puis modifiées en 1571, fixeraient à jamais pour l’imprimerie une limite à des réclamations dont les autres corporations pourraient prendre prétexte pour élever de semblables prétentions et créer un état de choses dangereux pour l’ordre public[81]. Mais les compagnons, encouragés par les quelques résultats heureux obtenus ou excédés des injustices commises à leur égard — les deux opinions sont également vraies — n’eurent garde de se considérer « tenus à tousjours » par les termes d’édits que les rois déclaraient « perpétuels et irrévocables ». Les requêtes, les mémoires, les remontrances, les monopoles, les grèves furent les armes pacifiques ou violentes dont les ouvriers firent tour à tour usage pour appuyer leurs demandes et obtenir une solution conforme à leurs désirs. Et l’autorité royale qui, une première fois, avait cru pouvoir, pour le bien du « noble art » et la sauvegarde des intérêts généraux, intervenir dans un conflit essentiellement corporatif, dut jusqu’à la fin de l’ancien régime arbitrer des sentences dont fréquemment l’une ou l’autre des parties chercha à éluder les prescriptions.

Ce n’est que grâce à ces actes des autorités de l’ancien régime qu’il est loisible de donner certaines précisions générales sur la situation financière de l’ouvrier imprimeur ou du compositeur, au cours du xvie, du xviie et du xviiie siècle.

Malheureusement, en raison même de sa situation qui fait de lui un chef — alors qu’il est prote-correcteur, — ou qui lui crée une place à part — s’il est simple correcteur, — et le met ainsi au-dessus et en dehors des partis, le correcteur n’est que rarement nommé dans ces actes du Pouvoir (Parlement, Conseil privé, roi). Aussi les documents officiels font-ils complètement défaut sur le salaire que recevait le correcteur pour la rémunération de ses « bons et loyaux » services.

À peine, dans l’important et si instructif travail que constitue pour notre corporation la Bibliographie lyonnaise de M. Baudrier, avons-nous trouvé une trentaine de mentions concernant le prélecteur, le collationneur ou le correcteur d’imprimerie : la plupart sont relatives à des taxes, à des impositions, ou mentionnent la présence des intéressés à la conclusion par-devant notaires d’actes privés ; une dizaine, au plus, contiennent des indications, aussi nettes que précieuses, sur le contrat de travail, sa durée et le salaire d’un correcteur au xvie siècle.

Force nous sera donc, en écrivant rapidement ce paragraphe, de nous borner maintes fois à rappeler les salaires des ouvriers compositeurs. On en déduira aisément, par approximation, le taux des appointements alloués au correcteur. Lorsqu’un document précis viendra dissiper l’obscurité qui enveloppe cette question, ce sera une bonne fortune dont le lecteur profitera avec le plus vif plaisir.


B. — Les salaires au xvie siècle


a. — En France


Sentence du sénéchal de Lyon du 31 juillet 1539 — Un arrêt du Conseil privé, en date de 1536, condamne « un quidam, maistre imprimeur, notamment de Lyon, qui vouloit retrancher la nourriture accoustumée desditz compagnons ». À cette époque, le compagnon reçoit un salaire mensuel ; il mange chez son patron, « mais à une table spéciale, celle des employés de l’atelier » ; s’il n’est point marié, le maître lui doit le logement.

Dès cette date, les ouvriers élèvent les plaintes les plus vives « contre la désordonnée avarice desditz maistres », cependant que ces derniers ripostent : « Il en a d’aulcuns des compagnons que l’on ne peut contenter de nourriture, soit en vin, pain, pitance, et qui veulent faire la feste, d’un jour ouvrier, et besongner aux jours de feste. »

Les patrons avaient-ils réellement raison de se plaindre, les ouvriers avaient-ils légitime sujet de récriminer ? Il est malaisé de faire à chacun un juste partage des responsabilités ; nous savons seulement qu’en avril 1539, après entente, les typographes lyonnais « monopollés » avaient « discontinué ledict train d’imprimerie, quitté leur besongne et desbauché les aultres compagnons et apprentis » ; ils justifiaient leur attitude par trois griefs principaux : « Leurs maîtres ne les nourrissaient plus comme autrefois, leurs gages avaient été réduits, enfin on ne les laissait pas libres d’organiser leur travail à leur gré[82]. »

Désireux de couper court à toutes récriminations, les maîtres proposèrent de payer les salaires entièrement en argent ; à cet effet, ils offrirent la somme de 6 sols 6 deniers pour chaque journée de travail (5 francs de notre monnaie actuelle[83], d’après M. Hauser ; 3 fr. 90 à 4 francs, selon M. d’Avenel[84]). Les compagnons repoussèrent cette proposition : ils estimaient, sans doute, que la somme de 6 sols 6 deniers était insuffisante pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille ; mais les documents ne disent point expressément que tel fut le motif du refus opposé aux maîtres. Les ouvriers, qui réclamaient la liberté « d’organiser leur travail à leur gré, opposèrent seulement que l’art d’impression exige que l’on commence « l’un quant l’autre » à travailler et que, « allans boire et manger hors la maison dudict maistre, l’un viendroit tost, et l’aultre tard, et si, leur seroit donné occasion d’eulx desbaucher, allans ainsi vivre par tavernes ».

Le sénéchal de Lyon accepta de trancher le différend : après avoir entendu les représentants des deux parties (cinq compagnons et dix maîtres), il rendit sa sentence le 31 juillet 1539 : les ouvriers obtenaient satisfaction en ce qui concernait les salaires : « Le salaire nourriture subsistait à côté du salaire argent ; le maître devait fournir aux compagnons, à chacun suivant son rang, « pain, vin et pitance, eu égard à ce qu’on leur fournissait auparavant, cinq ou six ans dernièrement passés » et « sans avoir égard aux usages qui ont été suivis depuis quatre ou cinq ans en ça ». Pour éviter de nouvelles difficultés, une sorte d’inspection fut instituée : « toutes les contestations relatives à la nourriture devaient être examinées par le Bureau de l’Aumône qui devait en référer à justice[85] ».

Cette sentence, qui contenait, en outre, nombre d’autres prescriptions constituant une sorte de code du travail dans l’imprimerie, fut approuvée le 21 août par le Pouvoir royal, qui en ordonna l’enregistrement pour lui donner toute sa valeur légale.

Édit de Villers-Cotterets du 31 août 1539. — Tout aussitôt, les maîtres imprimeurs parisiens, émus de quelques revendications ouvrières isolées, et alors que cependant tout le monde « besongnoit » encore, soumirent au roi un projet de réglementation inspiré des prescriptions du sénéchal de Lyon. Le 31 août 1539, par un édit daté de Villers-Cotterets, François Ier acceptait les demandes des maîtres. La question des salaires était l’objet de plusieurs articles :

« IX. Item que lesdits maistres fourniront auxdits compagnons les gages et sallaires pour chacun mois respectivement et les nourriront, et leur fourniront la depense de bouche raisonnablement et suffisamment selon leurs qualités en pain, vin et pitance, comme on a fait de coutume louable.

« X. Item s’il y a aucune plainte de pain, vin ou pitance, lesdits compagnons pourront avoir recours au prévôt de Paris ou aux conservateurs de nos privilèges ou à leurs lieutenants pour y pourvoir sommairement. Et sera ce qui en sera ordonné exécuté inclusivement, nonobstant appel, comme en matière d’aliments.

« XI. Item lesdits gages et despens desdits compagnons commenceront quand la presse commencera à besongner et finiront quand ladite presse cessera… »

Le 14 octobre 1539, le roi ordonna l’enregistrement de l’édit du 31 août et par lettres patentes du 19 novembre 1541 en prescrivit le maintien et l’entière exécution[86].

Ainsi, faute par eux de pouvoir s’entendre sur la valeur réelle de leurs gages, le roi ordonna aux compagnons d’accepter et aux maîtres de « fournir aux compagnons les gages et salaires par chacun mois respectivement,… comme on a fait de coutume louable ». — Quel pouvait être le taux de cette « coutume louable » pour un compagnon, typographe ou imprimeur, ou pour un correcteur ? Excepté le chiffre de 6 sols 6 deniers que les compagnons lyonnais repoussèrent, nous ne connaissons rien qui puisse nous éclairer sur le salaire du premier à cette époque. Pour le second, nous rencontrons dans la Bibliographie lyonnaise de M. Baudrier[87] un renseignement des plus précieux :

Rhoman Philippe, d’abord maître imprimeur, puis libraire et « prélecteur d’imprimerie », fut en relations avec la plupart des imprimeurs et des lettrés de son époque. En 1551, « maistre Philippes Romain » est déclaré dans les Nommées[88] « correcteur et imprimeur » ; en 1555, il est dénommé « correcteur de l’imprimerie » ; il est appelé de ce même titre dans des contrats de vente du 12 mars 1559 et du 21 juin 1560.

— Voici le contrat le concernant : « Le 23 mai 1557, Philippe Romain, prélecteur en l’imprimerie, loue, pour six mois, à dater de la Saint-Jean prochaine, ses services à Geoffroy Beringuier, moyennant la somme de 10 écus d’or, payable en une seule fois, à la Noël suivante, et deux autres écus d’or qu’il reconnaît avoir reçus le 20 du présent mois. Beringem[89] s’engage, en outre, à le nourrir à sa table. »

Tout d’abord, cherchons ce que pouvait représenter, en monnaie actuelle (1910), les 12 écus d’or accordés à Philippe Romain pour son engagement. D’après M. P. Mellottée[90], en 1575 (cette année est l’époque la plus proche de 1557 pour laquelle nous ayons rencontré le renseignement), « l’écu d’or vaut 3 livres ». La valeur intrinsèque de la livre tournois en francs, indiquée par M. d’Avenel, pour la période de 1541 à 1560, est de 3 fr. 34, soit, pour les 36 livres de Philippe Romain, 120 francs ; le pouvoir d’achat de l’argent à cette date est évalué par le même auteur à trois fois celui de notre temps (1910). Le salaire de Philippe Romain aurait donc été, pour six mois, de 360 francs, auxquels il faut ajouter la dépense de nourriture, ou 650 à 700 francs environ d’après M. Mellottée. Le salaire annuel de notre correcteur se serait ainsi élevé, le cas échéant, au moins à 2.000 francs[91], le double exactement du tarif accepté par le même M. Mellottée, étudiant le contrat de Denys Cotterel[92], un compagnon typographe.

On conviendra aisément que ce chiffre est fort élevé pour l’époque ; il n’a rien, toutefois, qui doive nous surprendre. Il est en concordance — si l’on tient compte des mœurs et des usages différents suivant les pays, du genre de travail, de la valeur reconnue au correcteur et des préférences des maîtres — avec les tarifs de l’imprimerie Plantin, à Anvers, que nous étudierons plus loin[93]. Il est la preuve manifeste qu’à cette époque le correcteur occupait une situation de premier ordre dans la hiérarchie typographique, et que nombre de maîtres considéraient comme un de leurs principaux devoirs de lui assurer une situation matérielle équivalente.

À l’appui de ces considérations, nous donnerons quelques autres exemples de contrats de travail qui illustreront de manière indiscutable, pensons-nous, ce que nous avons dit relativement à la situation du savant chargé de « prélire », de « collationner » ou de reviser un travail :

Jacques Bonnaud de Sausset, in utroque jure licentiatus, sur les sollicitations de Constantin Fradin (1475-1536), imprimeur-libraire à Lyon, accepte « la correction et l’examen du traité[94] de Jean de Terre-Rouge » Contra rebelles suorum regum…, moyennant « une bonne rétribution ». Jacques Bonnaud appartenait à l’Université de Montpellier. Le volume parut en 1526 ; il comprend, avec la préface, 143 feuillets à deux colonnes, in-4o gothique. — Il est à penser que la bonne « rétribution », dont nous regrettons de ne point connaître le taux, donna satisfaction à Bonnaud de Sausset : ce dernier se fit, au reste, un devoir d’exprimer au libraire, dans la préface du volume, combien il lui était reconnaissant ; il ajoutait « que ce fut sur les prières réitérées de Fradin et de plusieurs de ses amis de l’Université, et aussi par l’appât du prix offert à son travail, qu’il se décida à entreprendre cette traduction, car il était fort pauvre et manquait de livres qui lui furent généreusement fournis par le libraire-éditeur[95] »

En 1560, Pierre Fradin, imprimeur à Lyon, où il exerça de 1548 à 1567, est chargé de l’impression d’un livre intitulé Ordonnances et Privilèges des Foires de Lyon, volume de format in-8o, de 115 pages de texte. M. Baudrier a retrouvé dans les archives de la ville une mention relative à cet ouvrage intéressante pour notre sujet : « Le Consulat fit payer, le 12 octobre 1560, à Barthélemy Aneau, pour avoir fait la prélection, redressement, correction et accomplissement de ces privilèges[96] et 48 livres tournois à Pierre Fradin, qui en avait imprimé 500 exemplaires[97]. »

Enfin, voici les conditions auxquelles Michel de Villeneuve (alias Michel Servet) avait accepté, comme nous l’avons vu antérieurement[98], de « prélire la glose ordinaire sur la Bible contenant six volumes, de l’ortograffier, de restituer les dictions grecques et hébraïques », etc. : … « Et ce pour et moyennant le prix et somme de quatre cens livres tournois. Lequel prix lesdicts de la Porte, de Gabiano, Vincent et Joncte, tous ensemble et chacun d’eux seul et pour le tout sans division, confessent debvoir audit de Villeneufve pour cause du présent marché et promettent les luy payer assavoir présentement cinquante livres tournois, lesquelles les ayant payé comptant et réallement, desquelles cinquante livres il s’est tenu pour content et le reste assavoir, en fin de chacun volume corrigé et rendu, cinquante livres et le surplus, en fin de ladite œuvre et répertoire parachevé, promettent lesdites parties d’une part et de l’aultre pour eulx et les leurs, par leurs sermens et sous obligation et ypothèque de tous leurs biens, avoir agréable, tenir et accomplir chacune partie en droit soy tout le contenu en ces présentes sans jamais contrevenir sur payne de tous cousts, despens, dommaiges et intérests, eulx soubsmectans à toutes cours Royaulx de sénéchaucée, offte séculier audit lieu et aultres renoncants. » « Fait à Lion, en la maison d’habitation dudit Lucembourg, le lundy quatorziesme jour de février l’an mil cinq cens quarante. Présents, Gaspard Tressel, marchant libraire, et Jehan Rambert, tournier, habitant dudit Lion[99]. »

Suivant les évaluations de M. d’Avenel, les 400 livres accordées à Me Michel de Villeneuve, docteur en médecine, représenteraient, au taux de notre monnaie de 1905, une somme de 5.350 francs environ[100]. L’œuvre ayant paru en 1542, Me de Villeneuve, pour accomplir la tâche qu’il avait acceptée, travailla pendant trente mois environ.

Il nous paraît certain — prenant la liberté d’anticiper quelque peu sur les événements — que les prescriptions royales ultérieures sur le « faict des salaires » dans l’imprimerie ne furent jamais applicables au « prélecteur », au « collationneur », non plus qu’au « correcteur d’imprimerie » ou au prote : les divers édits, les ordonnances, les lettres patentes, les arrêts du Conseil du roi qu’il nous a été donné de consulter n’indiquent point pour le correcteur, comme ils le firent à maintes époques pour les compagnons, le taux maximum au delà duquel le maître ne peut engager un ouvrier ; toujours, à notre sens, le tarif des gages de ce serviteur fut, après la loi de l’offre et de la demande, basé sur des considérations inhérentes à la personne, à son savoir, à sa notoriété et au travail à exécuter, — et ce ne fut certes que justice.

Revenons maintenant à l’étude de ces édits qui, à défaut d’autres documents, sont une source de renseignements et de points de comparaison fort précieux.

Édit de Gaillon de 1571. La sentence du sénéchal de Lyon (31 juillet 1539), les lettres patentes du roi (21 août 1539), l’édit de Villers-Cotterets (31 août 1539), non plus que les arrêts du Parlement ne donnèrent satisfaction ni aux maîtres ni aux ouvriers. La sentence était à peine rendue, l’édit à peine enregistré, que les doléances des compagnons se firent plus pressantes, les plaintes plus nombreuses, et la lutte plus vive.

Ainsi le roi se trouva dans la nécessité d’intervenir à nouveau ; il le fit par l’édit « perpétuel et irrévocable » de mai 1571 qui fut donné à Gaillon. Cet acte reproduisit nombre de règles posées par l’édit antérieur de 1539 ; les articles modifiés le furent dans un sens qui certes ne paraissait point favorable aux ouvriers :

D’après les articles 10 et 11, les maîtres ne sont plus tenus de nourrir leurs ouvriers, « sauf à augmenter leurs gages comme il appartiendra » : « Pour obvier aux plaintes qu’ont ci-devant faites lesdictz compagnons pour leurs vivres… dont s’ensuivaient plusieurs desbauches et querelles, lesdictz compagnons se nourriront doresnavant eulx-mêmes ainsi qu’ils font aux Allemagne, Flandre, Italie et ailleurs, soit dans leurs maisons ou aultrement en pension, comme bon leur semblera sans que lesdictz maistres soient tenuz de les nourrir. » Les gages seront désormais payés au mois ou à la semaine, « comme ils s’accorderont ensemble » : pour donner une garantie aux compagnons et éviter les discussions, « les libraires jurés de ladite Université de Paris, maîtres imprimeurs et notables bourgeois non suspects aux parties » étaient chargés de fixer le taux de ce salaire.

Sur le point particulier des salaires, l’évolution du Pouvoir royal est très nette : En 1539, les maîtres sont tenus de fournir gages et salaires, mi-partie argent, mi-partie nourriture, « comme on a fait de coutume louable » ; le roi s’en réfère aux usages : maître et compagnon, en présence l’un de l’autre fixent la rémunération convenable à chaque cas, et sans doute suivant ce régime de liberté restreinte que crée la loi de l’offre et de la demande. En 1571, le paiement du salaire en nourriture est défendu ; la rémunération argent est seule permise ; le roi, désireux d’éviter pour l’avenir des difficultés nouvelles, rompt brusquement avec le passé : le régime de libre discussion est aboli ; mais Charles IX se garde d’indiquer lui-même « aucun maximum ou minimum » : afin de mieux permettre de proportionner le salaire de chacun selon sa valeur « sans que ceux qui pour leur paresse ou moindre dextérité ne pourront rendre tant de besogne s’en puissent plaindre[101] », une sorte de commission est instituée qui reçoit la charge « de fixer le taux des salaires ».

Le Pouvoir royal s’estima sans doute avoir donné satisfaction à tous. Les maîtres imprimeurs n’élevèrent point de doléances contre une réglementation nouvelle dont nombre d’articles leur étaient entièrement favorables ; tout au contraire, ils en réclamèrent avec insistance l’application. Mais les compagnons dont la situation avait été aggravée sur certains points refusèrent de se soumettre. L’édit de Gaillon était à peine enregistré (4 septembre 1571) que « le procureur du roi était obligé d’adresser (1er octobre 1571) une requête au Parlement pour réclamer des mesures contre les compagnons qui, « en haine de l’édit, auraient commencé à faire quelques monopolles et assemblées illicites avec armes »…

Déclaration du 10 septembre 1572. — Le 17 juin 1572, les ouvriers, après s’être préalablement concertés malgré la défense qui leur en était faite, adressaient au Parlement une longue supplique, Remontrances et Mémoires pour les compagnons imprimeurs de Paris et de Lyon, opposans contre les libraires, maîtres imprimeurs desdits lieux et adjoints. Après un préambule fort étendu les sollicitants examinent, article par article, les conséquences de l’édit sur leur situation morale et matérielle. L’obligation à laquelle les astreint l’article 11 — ils devaient se nourrir eux-mêmes, on l’a vu — paraît aux compagnons devoir amener une « perturbation considérable dans le métier ». « L’impossible gît, affirment-ils, en ce que les compagnons sont astraints par une usurpation des libraires et maîtres sur eux de rendre chacun jour une certaine besogne à laquelle à peine peuvent-ils suffire, ores qu’ils ne bougent bonnement, comme l’on dit, de la selle et ne se débauchent ; là où ils étaient contrainctz d’aller quatre ou cinq fois à la ville prendre leur réfection, comme leur est force, à cause de la violence du travail, il est certain qu’ils consumeront une partie de leurs journées en leurs allées et venues, ou en attendant un leur compagnon, ne se pouvant faire qu’ils se puissent accommoder ensemble de despenses ni d’habitation… Au contraire, estant nourriz ensemble chez les maistres, durant leurs repas, ils peuvent conférer de leur commune besogne, faicte et à faire… » L’obligation qu’on veut leur imposer serait pourtant « un grand bien, repos et proufict aux compagnons », et ils s’y soumettraient volontiers, si « eu esgard à la desbauche causée pour estre contrainct de se nourrir en ville », leur tâche était réduite. — Enfin les ouvriers ajoutaient : « Le salaire devoit être augmenté non toutesfois au gré et jugement des libraires et maistres imprimeurs, qui sont vrayment leurs parties adverses, et seroyent juges en leurs causes à la ruyne desdictz pouvres compagnons : lesquels ils doibvent payer par leurs mains. Ains doibt la taxe estre faicte par un nombre esgal et paecil des maistres et compagnons plus anciens, qui scavent et cognoissent au vray labeur, subjection et industrie de l’imprimerie : et y appelans, comme adjointz ou supernuméraires, quelques notables bourgeois ou marchans nommez par les deux parties. S’il y a quelque desbauche et querelle, le magistrat y est tousjours, pour les corriger et refréner, avec les peines légitimes. Mais il y a différence d’introduire un désordre au lieu d’un reiglement, et d’arracher le bon grain et la zizanie ensemble. »

En réponse aux Remontrances des compagnons, les patrons rédigèrent un mémoire « très habile, mais trop général », dont les considérations n’étaient point une réfutation directe et concluante des faits et des inconvénients si longuement exposés au roi[102].

Après avoir consulté les avocats et les procureurs au Parlement, ainsi que les membres du Conseil privé, Charles IX rendit, le 10 septembre 1572, une déclaration sur l’édit concernant la réformation de l’imprimerie.

Enregistrée le 17 avril 1573, cette déclaration maintenait au sujet de la nourriture les prescriptions de l’édit de 1571 : « Sera inhibé et défendu à tous maistres imprimeurs de ne nourrir lesdictz compagnons soit soubz prétexte de les prendre en pension ou sous autre couleur que ce soit directement ou indirectement. » — Mais, en ce qui concernait les salaires, le roi revenait sur le sentiment, exprimé en 1571, de faire établir un tarif par « les libraires jurés de l’Université, maîtres imprimeurs et notables bourgeois non suspects aux parties ». Il repoussait, d’autre part, pour solutionner cette question, la suggestion des compagnons de la constitution d’une sorte de commission arbitrale composée d’un « nombre esgal et pareil des maistres et compagnons plus anciens », auxquels seraient « adjointz quelques notables bourgeois ou marchans nommez par les deux parties ». Se constituant lui-même l’arbitre des deux adversaires, Charles IX fixait, pour Paris, le salaire des ouvriers à la somme de 18 livres tournois par mois, soit 7 sols par jour (M. Hauser : 5 fr. 50 environ de notre monnaie de 1896 ; M. d’Avenel : 4 fr. 50) ; pour Lyon, le sénéchal, ou son lieutenant, était chargé de régler cette question[103].

La déclaration du 10 septembre 1572 ne changea point du jour au lendemain les usages qui pendant un siècle avaient réglé les rapports des maîtres et des compagnons. Le Pouvoir central n’a point encore acquis à cette date cette autorité, cette force qu’on lui connaîtra plus tard, prélude de celle qui nous gouverne aujourd’hui. Le roi est loin ; ses serviteurs sont parfois indulgents ; le maître est près, et les besoins urgents : le système de rémunération argent-nourriture, prescrit par l’édit du 31 août 1539, mais aboli par celui de 1571, continua quelque temps encore.

Dans la Bibliographie lyonnaise[104], M. Baudrier rapporte un contrat postérieur de huit années à la déclaration du 10 septembre 1572 : Le « samedy 20 février 1580, Denys Cotterel, compagnon imprimeur, s’afferme, lui et ses services, à Pierre Michel, maistre imprimeur à Lyon, pour un an à partir du 1er mars prochain, pour le prix de 12 écus d’or[105], payables par quart de trois mois en trois mois. Pierre Michel promect nourrir Denys Cotterel des despends de bouche, lui fournir couche et logis comme il est de coustume ; promect aussi ledit Cotterel de non absenter, ni servir à autre s’il n’y a cause légitime. »

À ce contrat ajoutons encore le suivant : « 1er juillet 1598 : Benoit Laroche, dit Torchon, compagnon imprimeur, loue ses services, moyennant la somme de 12 écus par an, à Thibaud Ancelin. Outre son gage, Ancelin promet l’entretenir bien honnêtement de ses dépens de bouche, couche et chauffe[106]. »

« En 1626, à Troyes, on rencontre encore des contrats où il est stipulé que le compagnon sera logé, nourri, couché[107]. »

En 1643, d’après M. Morin, Sébastien Moreau est embanché, à Troyes, chez Nicolas Dupont, à raison de 13 sols par jour, plus « le lict, hostel, feu et lumière ».

Le 18 juin 1654, Nicolas Martin s’engage à travailler pour Edme Nicot, imprimeur à Troyes, moyennant 13 sols par jour[108], plus sans aucun doute les avantages accordés à Sébastien Moreau.


b. — À l’Étranger


Les trois exemples que nous venons de citer nous ont entraîné loin de l’ordre chronologique ; il est nécessaire de retourner en arrière pour faire connaître, par quelques exemples, quelle était, en cette même période que nous venons de parcourir (1539-1572), la situation d’un correcteur dans un pays voisin du nôtre. L’étude sera plus aisée, plus sûre aussi, grâce à l’admirable richesse des « livres de comptes[109] » du Musée Plantin à Anvers.

En 1568, Philippe II d’Espagne envoie à Anvers Arias Montanus pour diriger l’édition et surveiller la correction de la Bible polyglotte dont Plantin avait accepté d’assumer la charge de l’impression. Pour tout le temps que son chapelain devait séjourner aux Pays-Bas, le roi lui accorda une indemnité annuelle de 300 ducats de 2 florins chacun[110].

Le 5 février 1558, Plantin inscrivait dans son journal : « Ledict jour 5e de février 1558, payé à Pierre de la Porte et à Cornelis (il s’agit ici, affirme M. Rooses, de Cornelis van Kiel, appelé encore Cornelis Kiliaan ou Kilien), dit spécial, 24 pages composées de journal in-24, lectre non pareille, 18 sous. » — Le samedi 12 février 1558, autre mention : « À Cornelis pour six jours de travail, à 5 patards par jour, fl. 1,10. »

Le futur philologue néerlandais commença donc sa carrière à l’imprimerie plantinienne comme simple ouvrier compositeur. Un mois après, il était nommé contremaître et venait habiter à l’imprimerie. « Le dimanche 6e jour de mars est venu Cornelis… demeurer ceans aux despens et pour tasche commune doibt avoir 13 patards par semaine, sauf à rabbattre les faultes qui pourraient être faictes à l’imprimerie, à rabbattre selon son esgale portion, et aussy luy payeray ce qu’il pourroit faire davantage, s’il advient ainsi… et aussi m’a promis ledict Cornelis… de prendre garde aux lectres, pastes, formats et aultres ustensiles, asscavoir, de les faire serrer et mectre en ordre par ceux à qui il appartiendra. » Peut-être, bien que son engagement n’en fasse pas mention expresse, Kiliaan fut-il, dès cette époque, chargé de lire quelques épreuves.

Lors de la déconfiture de Plantin en 1562, Kiliaan quitta l’imprimerie ; mais, aussitôt le retour de son patron à Anvers, il revint le trouver. Le 8 décembre 1563, les registres de comptes mentionnent son nom. « Le 14 janvier 1564, Plantin lui accorde 7 et 1/2 patards pour chaque forme de poètes in-8o ; c’est évidemment d’un travail de correcteur qu’il s’agit. Ce fut l’année suivante seulement que Kiliaan revint demeurer à l’imprimerie ; cette fois, son emploi de correcteur est expressément désigné dans le contrat. Le 24 juin 1565, Plantin mentionne dans ses registres qu’il a fait avec Cornelis Kiliaan un accord suivant lequel il lui payera 4 florins pour chaque mois qu’il vaquerait à la correction pour certaines presses et compositeurs, et il porte en compte pour les dépenses de son correcteur 4 et 1/2 florins par mois. » Le 2 février 1567, Plantin écrit : « Doresnavant je luy payeray, le temps que je ne tiendray que trois ou quatre presses, 12 patards par semaine outre les despenses, et en cas que je ne tinsse que deux presses, je seray quicte pour la despense. » Du 22 juin 1567 au 30 mai 1571, notre correcteur reçoit 4 florins par mois, et son nom est inscrit parmi ceux des travailleurs ordinaires de l’imprimerie ; le 31 mai 1571, Plantin lui accorde 30 sous par semaine. En 1582, Kiliaan est payé à raison de 4 florins « par semaine » ; le biographe de Plantin croit pouvoir affirmer que le correcteur venait de se marier et qu’il n’habitait plus à l’imprimerie : on sait, en effet, qu’en 1583 il occupait, rue Saint-Esprit, une maison appartenant à Plantin. Le 27 janvier 1586, Plantin s’engage à compter à Cornelis Kiliaan 100 florins par an et à supporter les frais de son entretien et de celui de sa fille. À partir du 12 mai 1591, jusqu’à sa mort survenue le 15 avril 1607, les gages de Kiliaan restent fixés à 150 florins par an.

Outre son salaire habituel, Kiliaan reçut quelquefois des indemnités spéciales : ainsi, le 8 décembre 1563, Plantin lui verse la somme de 3 et 1 /2 florins pour mettre la Grammaire de Brechtanus en flamand ; et, le 9 septembre 1580, 13 florins pour la correction de l’Herbier de Mathieu de Lobel.

En 1564, Raphelengien, qui devait épouser la fille aînée du célèbre imprimeur anversois, entrait chez son futur beau-père en qualité de correcteur. La première année de son engagement, il gagnait 40 florins ; la seconde année, 60 florins ; le logis et la table lui étaient, en outre, gratuitement fournis. Mais, même avant son expiration, le contrat était heureusement modifié en faveur de Raphelengien : dès le commencement de 1566, Plantin lui paie 25 florins par trimestre ; en 1570, ses gages sont élevés à 160 ; en 1572, à 200 ; en 1577, à 300 ; et, en 1581, à 400 florins par an.

Dans le contrat intervenu, le 1er novembre 1563, lors de l’entrée de Mathieu Ghisbrechts à l’imprimerie plantinienne, il est stipulé qu’en retour de ses services il avait droit au manger, au coucher et à une somme de 60 florins par an. Il resta chez Plantin jusqu’en 1567, commenta le Salluste imprimé en 1567, et fit encore d’autres travaux. »

« Le 14 octobre 1574, Nicolas Steur d’Audenarde vint habiter chez Plantin pour servir de correcteur en grec, hébreu, latin, etc., aux gages de 60 florins par an ; il y resta jusqu’au 20 juin 1576. »

Le 1er juin 1580, Olivier van den Eynde ou a Fine s’engageait à servir d’aide aux correcteurs. Il était stipulé au contrat que Plantin lui fournirait la nourriture et le logement. Si, au terme de l’engagement, dont la durée était de quatre années, le maître n’était pas satisfait, van den Eynde aurait à lui payer 12 livres de gros, c’est-à-dire 72 florins pour chacune des années. Il resta comme correcteur au service de Plantin jusqu’au 22 juin 1585 ; plus tard, le 12 juin 1588, il revint occuper encore une fois les mêmes fonctions et les garda jusqu’au 15 mai 1590. Il toucha, d’abord, outre les « despens », 2 florins par semaine ; dans la suite son salaire fut porté successivement à 2 fl. 6 s., 2 fl. 10 s., à 3 et à 4 florins par semaine.

On le voit, les contrats de l’imprimerie plantinienne comportaient de manière générale la rémunération en nature — les « despens », suivant l’expression : nourriture et logement — et en espèces. Cette dernière paraît assez variable : elle était, sans aucun doute, débattue entre le maître et le candidat qui énumérait ses titres littéraires, français, latin, grec, hébreu, etc., et ses capacités techniques ; son taux était peut-être aussi, après quelque temps de stage, calculé d’après la considération qu’avec plus ou moins de raison Plantin accordait à l’un (Raphelengien) ou à l’autre (Cornelis Kiliaan) de ses correcteurs.

À ces salaires de correcteurs on nous permettra de comparer rapidement quelques salaires de compagnons, soit imprimeurs, soit compositeurs[111] : « Les ouvriers ordinaires gagnaient chez Plantin une moyenne de 100 à 110 florins annuellement. Les bons ouvriers dépassaient parfois ce chiffre. Georges van Spangenberg, l’imprimeur, gagna en 1568, 122 florins 16 1 /2 sous ; Gilles de Villenfagne gagna, l’année suivante, 130 florins. Les compositeurs habiles touchaient un salaire plus élevé. Ainsi, en 1566, Corneille Tol gagna 150 florins ; Josse Neersman reçut, du 1er juillet 1569 au 1er juillet 1570, 165 florins. » Ces compagnons n’étaient point, semble-t-il, « aux despens ».

« Nous rencontrons deux ouvriers compositeurs demeurant pendant quelque temps dans l’imprimerie même. Ce sont Jacques Roche, qui, en 1563, outre le logis et la nourriture, reçoit 13 sous par semaine, et Josse Meersman, qui, le 1er octobre 1576, s’engage à servir Plantin moyennant 50 florins par an et ses despens. Le 27 novembre 1577, un nouveau contrat intervient avec ce dernier ouvrier, et Plantin s’engage à lui payer 100 florins par an, outre les dépenses. »

Les livres de comptes de l’imprimerie plantinienne se poursuivent jusqu’au xixe siècle. Ils sont incontestablement, pour l’étude des salaires dans notre profession, une mine d’une richesse exceptionnelle, où nous aurions été heureux de continuer à puiser si les circonstances nous l’avaient permis. — En France, nous ne possédons malheureusement rien de semblable ; nos grandes imprimeries du xvie siècle (les Estienne), du xviie (les Vitré[112] et Cramoisy[113]) et du xviiie (les Didot, les Le Breton) ont disparu sans laisser, croyons-nous, les documents qui constituaient le bilan de leur vie commerciale et industrielle. Force nous est dès lors de nous borner strictement aux généralités.


C. — Les salaires au xviie siècle


Le 14 juillet 1654, un arrêt du Parlement de Paris fixe pour les compositeurs ordinaires le salaire mensuel de 24 à 27 livres ; les compositeurs de grec reçoivent 33 livres par mois.

Ces chiffres indiquent-ils le taux minimum des salaires typographiques au xviie siècle ; plutôt sont-ils une moyenne, ou encore, comme dans l’édit de 1572, un maximum derrière lequel les maîtres abritent leur résistance aux prétentions des compagnons ?

Il est difficile de répondre affirmativement à l’une ou à l’autre de ces questions[114]. Bornons-nous à dire que M. Levasseur[115] donne un chiffre légèrement supérieur à celui indiqué au début de ce paragraphe : d’après ses documents, les salaires journaliers des compagnons imprimeurs auraient été d’environ 2 livres, c’est-à-dire à peu près 5 fr. 50 à 6 francs de notre monnaie[116].

À tout bien considérer, il n’y aurait pas cependant, entre le salaire fixé par le Parlement, en 1654, et les documents rencontrés et cités par M. Levasseur une différence aussi considérable que les chiffres paraissent le comporter au premier abord. On sait que, sous l’ancien régime, le nombre des journées de travail était, au plus, de vingt chaque mois de l’année. Le salaire mensuel d’un typographe se serait ainsi élevé, d’après M. Levasseur, à 40 livres au maximum, alors qu’il était officiellement fixé de 27 à 33 livres. Il faut, en outre, remarquer que, d’après le régime de libre discussion entre maître et compagnon, le taux de la rémunération pouvait varier suivant les capacités, les fonctions et la confiance que le patron accordait ou reconnaissait à l’ouvrier. Enfin, toute règle, toute loi, même et surtout sous l’ancien régime, comportait assurément des exceptions[117].

En province, le taux des salaires était évidemment inférieur à celui des salaires accordés aux compagnons de la capitale[118]. Nous en avons déjà donné maints exemples au xvie siècle[119]. En voici un autre : « En mai 1660, Nicolas Oudot embauche deux compagnons pour travailler à Sens, sur différents livres liturgiques qu’il faisait en société avec l’imprimeur Louis Prussurot. Ces compagnons sont payés 6 livres par semaine, qu’il y ait ou non des fêtes ; ils couchent ensemble dans une chambre garnie louée par Oudot[120]. » — Le salaire annuel des ouvriers de Nicolas Oudot était ainsi de 312 livres, ce qui, au taux moyen de 2 fr. 85 la livre, donnerait, d’après M. Levasseur, une somme de 1.000 francs en chiffres ronds. En acceptant, par ailleurs, comme salaire moyen d’un typographe parisien, le chiffre mensuel de 33 livres, intermédiaire entre celui de M. Levasseur (40 livres) et celui du Parlement (27 livres), on obtient, toujours à la valeur de 2 fr. 85 la livre, 94 francs par mois, soit pour une année 1.130 francs en chiffres ronds [121]. — D’où une différence de gain de 46 livres, ou 130 francs environ, en faveur de Paris, qu’il faut réduire à 100 francs seulement, en tenant compte de la « chambre garnie louée par Nicolas Oudot ».

Attirés par les salaires plus élevés pratiqués dans les imprimeries parisiennes, nombre de typographes — et de correcteurs aussi, nous le savons[122] — émigraient de la province vers la capitale. Les qualités professionnelles de ces immigrants étaient, il faut le croire, fort appréciées des maîtres, de même que la vertu d’économie qu’ils pratiquaient volontiers. Aussi étaient-ils toujours accueillis avec faveur. Les compagnons parisiens s’en plaignaient avec amertume : «  La plupart travaillent en arrivant, au préjudice des apprentis de Paris parce que les maîtres les préfèrent par la raison que les apprentis de Paris ne sauraient jamais acquérir le degré de science qui est nécessaire ; d’ailleurs, les Liégeois et les Avignonnais, habitués à ne pas gagner grand’chose dans leur pays, se contentent aisément de ce que le maître veut leur donner, et cela fait qu’ils ont la préférence[123]

Par un contrat en date du 8 juin 1548 — que nous pensons être un contrat d’apprentissage — Macé Bonhomme, imprimeur à Lyon, assure à son apprenti correcteur André Saulnier un salaire convenable[124]. En 1580, Plantin agit de même à l’égard d’Olivier van den Eynde qui s’engage à servir d’abord d’aide aux correcteurs[125]. M. Morin cite, lui aussi, un exemple d’apprentissage rémunéré à un tarif assez élevé ; l’apprenti devait-il devenir correcteur ? Nicolas Le Cœur, le 8 janvier 1640, passe contrat avec Jacques Oudot, maître imprimeur, à Troyes. Durant la première année de l’engagement, Le Cœur recevra à titre de salaire — en plus, sans doute, en sa qualité d’apprenti, du « lict, hostel, feu et lumière » — 5 sols par jour ; la deuxième année, 6 sols[126]. « Le Coœur sera monstré, enseigné », et « s’il faict plus d’ouvrage que n’ont coustume d’en faire les aultres compagnons, il sera payé en surcroît[127] ». — Ainsi, à plus d’un demi-siècle de distance, Nicolas Le Cœur, un apprenti, reçoit une rémunération analogue à celle que M. Baudrier attribue, d’après un contrat de 1580, à Denys Cotterel, compagnon lyonnais[128] ; et, fait assurément exceptionnel, cette rémunération est presque la moitié de celle accordée, à Troyes également, exactement à la même date (1643 et 1654), aux compagnons Sébastien Moreau et Nicolas Martin[129].


D. — Les salaires au xviiie siècle


Au xviiie siècle, les salaires subirent une nouvelle hausse, due sans doute à une augmentation du prix de toutes choses : les compagnons reçurent en moyenne un salaire de 3 livres par jour, soit environ 6 fr. 80 de notre monnaie (la livre étant comptée, d’après M. d’Avenel, pour une valeur de 2 fr. 27) (1910).

« Dans un Mémoire violent, rédigé en 1725, les compagnons imprimeurs se plaignaient amèrement de ne pouvoir gagner : les plus habiles, au delà de 3 livres par jour ; les autres, 25 à 30 sols en moyenne. » En se gardant de toute exagération, on peut admettre que les ouvriers de notre profession recevaient alors un salaire journalier variant de 2 à 3 livres, soit une rémunération annuelle de 500 à 600 livres. Au taux de 2 fr. 27 donné plus haut, on voit qu’au début du xviiie siècle les typographes gagnaient de 1.135 à 1.360 francs environ, — ce que recevait à peu près en 1914 un compositeur ordinaire travaillant 300 jours par an dans une ville de province[130],

Cependant, dans son Histoire des Classes ouvrières en France[131], M. Levasseur cite un exemple qui pourrait, en quelque sorte, donner raison aux compagnons… de province : « Le Parlement de Dombes avait eu à intervenir plusieurs fois à propos de « querelles, disputes et batteries des ouvriers imprimeurs » et de « la cessation du travail que de tels désordres causent ». L’intendant qui avait été chargé, en 1731, par arrêt du Conseil d’État, de la surveillance des imprimeurs, fut saisi, l’année suivante, d’un différend entre les patrons et les ouvriers de Bourg qui voulaient gagner 40 sous par jour ; il vint, décida que le salaire serait de 30 sous et fit défense aux ouvriers de quitter la ville, » Le gain annuel des compagnons imprimeurs s’élevait ainsi de 850 à 900 francs environ pour 250 jours de travail. Comparée aux salaires parisiens, cette somme était évidemment minime ; mais il est bien certain qu’en cette contrée le coût de la vie était réellement inférieur à celui de Paris.

En 1777, à la suite de l’arrêt du Conseil, du 30 août, qui modifia la durée du travail, les compagnons parurent devoir demander une augmentation de salaires. Il n’en fut rien cependant ; les intéressés redoutèrent sans doute de se heurter à l’indifférence du Pouvoir royal qui les renverrait à se pourvoir devant les maîtres pour le règlement de cette question. Ils devaient, d’ailleurs, obtenir satisfaction en 1786, année au cours de laquelle se produisit, d’après M. Radiguer, une augmentation générale des salaires dans l’imprimerie.

Nous ne nous arrêterons pas à l’étude de la situation créée alors, car, moins de trois années après, les événements politiques devaient bouleverser entièrement l’édifice si péniblement élevé et plus difficilement maintenu dans notre corporation par l’ancien régime. Dès le 4 août 1789, date de l’abolition des privilèges, toutes « les prescriptions et toutes les règles relatives à la police des livres, à la réglementation des imprimeries tombèrent en désuétude ; puis, le décret du 2-17 mars 1791 abolissant les maîtrises et les jurandes, l’exercice du métier d’imprimeur devint libre ».

« La multiplication rapide des ateliers amena une hausse des salaires. Les anciens maîtres essayèrent de lutter ; mais la Chambre syndicale, ce lien qui les réunissait tous auparavant, et qui leur permettait d’exécuter les arrêts pris entre eux, n’était plus, en 1790, reconnue que par 36 patrons sur les 200 alors en exercice : elle était sans influence. Les imprimeurs furent dans l’obligation de subir les conditions qui leur étaient imposées. » D’ailleurs, la mains-d’œuvre faisait défaut ; la situation économique était difficile, et les événements politiques ne laissaient pas que d’inquiéter les esprits les moins prévenus parmi les patrons.

Les salaires augmentèrent dans des proportions assez élevées : en 1790, le prix de la journée d’un ouvrier typographe en conscience atteignait 5 livres ; en 1793, il était de 7 livres 10 sols ; en 1794, de 8 livres. Mais, en 1797, la tempête politique, dans laquelle la France a failli sombrer est apaisée : les salaires sont l’objet d’une diminution assez appréciable : ils s’abaissent progressivement au chiffre de 4 livres[132], taux normal d’avant 1790, et y demeurent stationnaires[133].

À cette époque, la nécessité de faire paraître le matin, dès la première heure, les nouvelles de la veille et de la nuit donna naissance au travail de nuit ; il fut rémunéré par une gratification exceptionnelle qui varia de 2 livres, 3 livres ou 4 livres 10 sols au double du prix gagné[134]. « Au double du prix gagné », car le travail aux pièces se multiplia, payé d’après un barème établi sur de nouvelles bases, le mille de lettres ; la lettre type était alors m.

« Le prix du mille de lettres n’était point uniforme comme de nos jours : il variait suivant le caractère (gros-romain, saint-augustin, cicéro, petit-romain, petit-texte, nonpareille) et suivant le format (in-folio, in-4o, in-8o, in-12, in-18, in-32). Il était moins élevé pour les gros caractères et les grands formats » : il oscillait de 6 sols pour l’in-folio composé en gros-romain à 10 sols pour l’in-32 composé en nonpareille[135].

Y eut-il, dès cette époque, à l’exemple des compositeurs aux pièces, des correcteurs aux pièces ? Nous n’avons pu le savoir. La chose, toutefois, est possible. Dans un manuscrit de 1771 (un peu antérieur conséquemment à l’époque qui nous occupe) M. P. Mellottée[136], parmi le détail d’évaluation d’une feuille d’impression, relève le renseignement suivant : « Lecture de première et seconde épreuve, 10 sols. » On sait qu’il n’était point d’usage alors, non plus qu’à notre époque, de faire entrer dans un devis le coefficient correction entendu au sens qui nous intéresse : il était compris dans cette somme appelée étoffes dont l’imprimeur majore son prix de revient et qui comprend tous les frais généraux de la Maison et les bénéfices[137]. Il est loisible dès lors de supposer que le détail rapporté par M. Mellottée indique une lecture aux pièces dont le maître imprimeur, connaissant le nombre de mille lettres entrant dans la composition, avait pu calculer exactement le coefficient de revient.

Avant d’aborder l’étude des salaires à l’époque contemporaine, la nécessité s’impose de résumer brièvement par une courte conclusion ce long exposé de la situation des ouvriers de notre corporation sous l’ancien régime.

L’un des auteurs que nous avons le plus volontiers, et avec le plus de fruit, consulté, M. P. Mellottée[138], nous dit ainsi son sentiment sur cette situation : « Les compagnons imprimeurs eurent toujours des salaires très nettement supérieurs à ceux de tous les autres ouvriers des époques que nous avons envisagées. Ils gagnaient en moyenne 6 sols 6 deniers (4-5 francs), lorsque les ouvriers des autres corporations recevaient 3 et 4 sols (2-3 francs); ils avaient 2 livres (5 fr. 50-6 francs) au xviie siècle, au lieu de 12 à 15 sols ; 3 livres (6 fr. 50-6 fr. 90) au xviiie siècle, lorsque dans les autres métiers on gagnait 15 à 20 sols.

« Il ne faut pas oublier certainement que les compagnons imprimeurs étaient d’un degré supérieur à leurs camarades des autres métiers, qu’il fallait une instruction qu’on ne retrouvait pas chez ceux-là, et nous serons certes les derniers à méconnaître leur capacité professionnelle et à contester qu’ils ne méritent point d’être avantagés.

« Cependant il était bon d’établir assez exactement leur situation, afin de faire justice de leurs plaintes perpétuelles qui tiennent plus à la nature même de l’esprit humain, jamais content de son sort, qu’à une réalité de fait. »

La situation des compagnons imprimeurs vue sous cet aspect, à de longs siècles d’intervalle, est-elle l’expression de l’exacte vérité ? Nous aurions aimé le penser, et surtout le croire. Malheureusement, à l’encontre de l’opinion de M. Mellottée, le biographe de Plantin apporte un témoignage formel et irrécusable, car il est tiré des livres de comptes mêmes du grand imprimeur anversois : « Un fait qui, tout indiscutable qu’il soit, paraît à peine croyable, c’est que les ouvriers employés à des travaux purement manuels gagnaient un salaire plus élevé que les typographes au service de Plantin. Ainsi, nous constatons que Plantin lui-même paie, en octobre 1578, à un ouvrier ardoisier 16 sous par journée. Le maître maçon gagne régulièrement, été et hiver, 12 sous ; le compagnon, 10 sous ; et son aide, 6 sous par jour. En 1578-1579, Plantin paie, en octobre, au maître charpentier 20 sous et aux ouvriers 16 ou 17 sous ; en juin, 20 sous au maître, et 18 sous au compagnon. En comptant l’année à 300 jours ouvrables, l’ouvrier maçon gagnait donc 150 ; l’ardoisier, 240 ; et le charpentier 255 florins par an[139].» Ni Kiliaan, ni van den Eynde, ni les autres collaborateurs de Plantin — à part Raphelengien — ne purent songer à rémunérations semblables.

Cet exemple n’est pas le seul que nous puissions opposer à la thèse de M. Mellottée : Couret de Villeneuve, qui fut imprimeur aux dernières années du xviiie siècle et dès lors homme certes bien placé pour juger de la réalité des choses, émet à propos des salaires du prote, du correcteur — notre sujet favori — et aussi de l’ouvrier compositeur, une appréciation qui concorde bien peu avec celle de M. P. Mellottée et semble donner vraiment raison au pessimisme maintes fois exprimé par M. L. Radiguer, dans son volume Maîtres imprimeurs et Ouvriers typographes. On nous pardonnera d’allonger notre sujet de quelques lignes qui nous semblent capitales :

« Convenons que depuis trop longtemps les ouvriers probes et intelligents gémissent sous le poids de la plus basse cupidité. Les entrepreneurs avides de gains illicites les regardent comme des leviers sur lesquels ils exercent leur puissance, les idées de justice se neutralisent par celles de leur intérêt personnel, et ils se trouvent imprimeurs par spéculation. Tous les efforts, tous les mouvements de l’atelier ne doivent tendre selon eux qu’à leur jouissance exclusive : ils ne voient ici que des machines, ils ne jettent pas un regard de bonté sur les forces qui les font mouvoir. Ici c’est un artiste sobre et instruit qui dirige la masse générale[140], là c’est un savant et laborieux correcteur dont toute l’attention se porte sur des épreuves d’ouvrages compliqués et souvent en différentes langues : un regard dédaigneux est souvent le prix de l’instruction qu’ils en reçoivent ; ces propriétaires ne savent et ne voient pas que cet art exige pour sa pratique la plus grande tranquillité d’esprit, qu’il faut à l’artiste une attention soutenue sur chaque mouvement qu’il produit, et dont tous les résultats sont combinés ; ils ne savent qu’il faut lui faire un sort assez doux pour que ses distractions ne préjudicient pas à la perfection de ses travaux. J’ai porté mon attention sur le plus grand nombre : j’ai vu qu’ils quittent peu les ateliers qui ont accueilli leurs premiers essais, et que, par reconnaissance, ils s’attachent à la fortune de leurs bienfaiteurs… Si huit années d’injustice ou d’oubli sur cette classe de citoyens utiles peuvent être réparées, il est temps de les rappeler à leurs titres acquis, de les faire jouir du produit de leurs labeurs, et de les mettre à portée de ne plus lutter avec les besoins en leur offrant le prix de leurs travaux assuré sur des bases incontestables…

« Ennoblissons un peu cet art sur lequel le dédain de l’orgueil s’est souvent plu à se reposer. Pourquoi les maîtres imprimeurs ne traitent-ils pas leurs principaux ouvriers comme les chefs d’administration traitent leurs expéditionnaires ; les banquiers et les négociants, leurs commis ? Pourquoi cette manière de les salarier à tant par jour ? Que ne fixent-ils l’époque de leurs honoraires par an, payables par mois ? Ces formes extérieures seraient plus décentes, et le mode de travail offrirait pour les uns et pour les autres des moyens plus confiants, parce qu’ils approcheraient les prétendues distances ; en effet, qu’est-ce qu’un ouvrier imprimeur, si ce n’est un commis qui se sert de voies plus expéditives que celle de la plume, usitée dans les bureaux, et qui multiplie rapidement les expéditions des minutes qui lui sont confiées[141]. »

La folie du nivellement égalitaire qui avait sévi si rudement sur la France pendant toute la période révolutionnaire avait-elle eu — ironie des choses ! — sa répercussion jusque sur les salaires de notre corporation qui avait apporté aux idées nouvelles l’aide la plus précieuse et la plus efficace ? Est-ce à dater de ces années sanglantes que les appointements du correcteur qui avaient été, ainsi que ceux du prote-correcteur, d’un taux toujours fort supérieur à ceux du compagnon, eurent une regrettable tendance à s’égaliser avec la banque du compositeur et de l’imprimeur ? Au cours de ces temps où les esprits se préoccupèrent surtout de questions politiques et patriotiques, la valeur technique et littéraire, en même temps que morale, fut-elle diminuée au point que les intéressés durent accepter les conditions nouvelles imposées par les maîtres ? Nous ne pouvons le supposer[142], car, en 1799, Bertrand-Quinquet écrivait : « Le prote doit toujours être en conscience, et on sent qu’il n’est pas possible autrement, son genre de travail ne pouvant être calculé… Ses soins assidus demandent un traitement supérieur. C’est d’après ses services qu’il faut apprécier justement ce qu’on doit le payer[143]. » On ne saurait certes mieux dire, mais…

Bien que les compagnons imprimeurs — et tout particulièrement les correcteurs — soient encore aujourd’hui, comme ils étaient autrefois, « d’un degré supérieur à leurs camarades des autres métiers » ; bien que la pratique de leur art nécessite à l’heure présente « une instruction » plus étendue que celle rencontrée dans des professions différentes ; bien que personne ne songe « à méconnaître leurs capacités professionnelles et à contester qu’ils méritent d’être avantagés[144] », avec combien de raison et de tristesse ne peut-on songer que les « dolentes » lignes de Couret de Villeneuve sont, en même temps que l’esquisse du passé, la peinture du présent.


E. — Les salaires au xixe siècle


a. — En France


Il n’entre point dans notre intention de suivre les fluctuations que les événements politiques imprimèrent aux salaires pratiqués dans notre corporation. Une étude semblable dépasserait, et de beaucoup, le cadre de cet ouvrage ; les moyens, d’ailleurs, nous manqueraient pour la mener à bonne fin. Nous nous bornerons à quelques exemples rapides.

En 1867, au cours de l’Assemblée générale de la Société des Correcteurs de Londres, qui eut lieu le 17 septembre, M. Harper examine s’il « n’existe pas une anomalie dans ce fait que le salaire minimum d’un compositeur soit le salaire maximum d’un correcteur. Il se demande ce que serait la civilisation sans la littérature, et la littérature sans les correcteurs. Qu’est-il permis au correcteur d’ignorer ? Il faut qu’il sache toute l’histoire, toute la géographie, toutes les sciences ; il faut qu’il sache aussi toutes les langues, et, malgré le soin et l’attention qu’il peut apporter dans l’exécution de sa tâche, il est souvent traité avec peu de civilité et de considération par des écrivains dont la copie n’est pourtant point de nature à autoriser une aussi impitoyable sévérité pour une défaillance accidentelle…

« M. Begg. — … La correction est un travail intellectuel, dont la valeur dépend des talents personnels du correcteur… »

La situation du correcteur français n’était ni meilleure ni supérieure à celle de ses collègues étrangers, si nous en croyons les lignes que le journal l’Imprimerie écrivait, à peine une année après, en 1868. L’Assemblée générale trimestrielle de la Société des Correcteurs de Paris avait eu lieu le 19 avril ; au cours de cette réunion, M. Didot, président honoraire, avait prononcé une sorte de discours-programme, proposant à la Société « de se diviser par sections pour élaborer les questions distinctes qui se rattachent à l’art si difficile du correcteur ». Malheureusement, dit le journal, les correcteurs, obligés, pour ajouter à leurs salaires du jour, d’emporter chez eux des épreuves qu’ils corrigent le soir, ont bien peu de loisir. M. Bernier, président, expose ainsi la situation : « Nous sommes tous parfaitement disposés à entrer dans la voie que nous indique notre vénérable président, et j’ai déjà eu l’occasion d’encourager et de faciliter des réunions de ce genre ; mais la question toujours renaissante du pain quotidien est l’écueil contre lequel viendront longtemps encore se briser, je le crains, ces tentatives. Tant que le correcteur ne sera pas rémunéré de façon à pouvoir se dispenser de ces travaux extraordinaires qui sont devenus indispensables à l’équilibre de son budget domestique, pourra-t-il apporter à l’examen des questions de langues, de grammaire et d’orthographe la sérénité d’esprit qui convient à de semblables études ? Se croira-t-il même le droit de frustrer son intérieur d’un gain devenu nécessaire à l’existence normale de sa famille[145] ? »

« Tout cela est fâcheux, car la Société des Correcteurs ne s’affirmera véritablement que par des travaux utiles à la profession. À quoi lui servirait alors de s’adjoindre, comme membres honoraires, des hommes qui, par leur savoir, par leurs connaissances spéciales, semblent être appelés là précisément pour l’aider dans sa tâche ? »

Voici, d’ailleurs, d’après le même M. Bernier, croyons-nous, quelle était, encore en cette année 1868, la situation du correcteur typographe : « … Un correcteur qui remplit ces conditions est un trésor pour une imprimerie. Aussi les lecteurs du Grand Dictionnaire[146] seront-ils étonnés d’apprendre que généralement les services si grands et si pénibles rendus par cet homme précieux sont rémunérés d’une façon insuffisante. Le maximum du traitement des correcteurs en seconde, dans les maisons dites à labeur, c’est-à-dire dans celles où se font les ouvrages de longue haleine, ne dépasse pas 8 francs pour dix heures de travail ; et encore ce prix est-il exceptionnel : deux ou trois correcteurs au plus, à Paris, sont arrivés à ce chiffre de salaire qui représente à peine une somme annuelle de 2.200 ou 2.300 francs, défalcation faite des jours fériés, c’est-à-dire à peu près les appointements d’un troisième de rayon aux Villes de France ou au Bon Marché ! La grande majorité des correcteurs en secondes touche de 6 à 7 francs par jour (dix heures de travail).

« Les correcteurs en premières gagnent par jour depuis 5 francs jusqu’à 6 francs et 6 fr. 50[147].

« Nous laissons en dehors de cette statistique les correcteurs de journaux, qui sont généralement payés par la rédaction, et dont le traitement, presque toujours mensuel, varie de 1.800 à 3.500 francs par an. »

L’esquisse que Boutmy, dans son Dictionnaire[148], tente de tracer de la situation d’un correcteur de son temps n’a plus dès lors rien qui doive surprendre : « Père d’une nombreuse famille, il se livrait à un travail surhumain. Pour se tenir éveillé, il prenait du café, auquel il mêlait de l’eau-de-vie. Celle-ci, finissant par former les deux tiers du breuvage, le tua. » Évidemment, notre correcteur eut bien quelque tort ; mais…

Chose surprenante, la situation des correcteurs ne devait point s’améliorer au cours des cinquante années qui nous séparent maintenant de l’époque à laquelle Bernier écrivit dans le Grand Dictionnaire les lignes que l’on vient de lire.

Le 7 mars 1912, le Journal officiel publiait un arrêté du Ministre des Finances portant réglementation du personnel des lecteurs d’épreuves et des viseurs de tierces employés à l’Imprimerie Nationale. Le paragraphe Salaires comportait les prescriptions suivantes :

Art. 6. L’échelle des salaires des lecteurs d’épreuves et viseurs de tierces comprend onze classes :

01re classe 
  
12 fr.  » par jour
02eclase 
  
11 fr. 50 clase
03eclase 
  
11 fr.  »classe
04eclase 
  
10 fr. 50 clase
05eclase 
  
10 fr.  »classe

06e classe 
  
09 fr. 50 par jour
07eclase 
  
09 fr.  »classe
08eclase 
  
08 fr. 50 clase
09eclase 
  
08 fr.  »classe
10eclase 
  
07 fr. 50 clase
11eclase 
  
07 fr.  »classe

Le salaire est acquis aux lecteurs d’épreuves pour tous les jours de l’année. Les heures supplémentaires de jour ou de nuit, faites pour assurer l’exécution des commandes ou la continuité du service, ne peuvent donner droit, en aucun cas, à une rétribution supplémentaire[149]

Les stagiaires[150] reçoivent un salaire de 7 francs par journée effective de travail… (art. 4).

Le même jour, un décret du Président de la République portait réorganisation du service de la correction à l’Imprimerie Nationale. L’article 2 réglait la situation des correcteurs :

Les traitements, les classes et le nombre des correcteurs et des correcteurs principaux sont fixés ainsi qu’il suit :

CORRECTEURS PRINCIPAUX
1re classe 
  
6.000 francs
2eclase 
  
5.700cl se
3eclase 
  
5.400cl se
4eclase 
  
5.100cl se
5eclase 
  
4.800cl se
6eclase 
  
4.500cl se
CORRECTEURS
1re classe 
  
5.000 francs
2eclase 
  
4.700cl se
3eclase 
  
4.400cl se
4eclase 
  
4.100cl se
5eclase 
  
3.800cl se
6eclase 
  
3.500cl se

Pour qui connaît les conditions de recrutement des correcteurs de l’Imprimerie Nationale[151], il apparaît clairement que ces salaires étaient notoirement insuffisants pour rémunérer convenablement les qualités de ces travailleurs modestes. Le 24 novembre 1910, M. Louis Marin, député de Meurthe-et-Moselle, n’avait pas craint de dire tout haut, à la tribune de la Chambre, ce que nombre de correcteurs pensaient tout bas, et il illustrait ses paroles de cet exemple : « M. Guérinot[152] a débuté (à l’Imprimerie Nationale), il y a huit ans, à raison de 10 francs par jour ; puis, son traitement est monté à 12 francs ; il est actuellement à 13 francs par jour ; de plus, étant payé à la journée, M. Guérinot n’est pas même commissionné. Non seulement il ne fait pas partie du personnel des cadres, mais depuis la publication du décret de 1908 on pourrait même se demander si sa situation est régulière. Le décret ne permet pas de donner plus de 12 francs à la journée ; on lui donne 13 francs parce qu’on sait qu’il mérite bien au delà ; mais l’Administration s’honorerait en lui faisant une situation régulière et meilleure. »

Pour compléter cet exposé par au moins un fait non officiel, on nous permettra de citer les lignes suivantes qu’un correcteur « grincheux » écrivait, en juillet 1913, dans la Circulaire des Protes :

« Le patron consciencieux reconnaît la valeur du correcteur, il sait qu’il est au même titre que prote et typos un des gros rouages de son imprimerie ; il voit en lui un auxiliaire précieux, et non les « frais généraux » ; aussi sait-il récompenser ses bons services par quelques surprises agréables telles que : gratifications à la fin de l’année en guise d’étrennes ; congés de huit ou quinze jours payés ; jours de maladie payés, etc., etc. ; en agissant ainsi, il sait attacher à sa Maison un collaborateur zélé et sérieux, sur qui il peut compter en tout temps. Je connais quelques-unes de ces imprimeries ; malheureusement elles sont rares.

« Par contre, nous avons des imprimeries très importantes dont le correcteur est à l’heure, à raison de 0 fr. 50 ou 0 fr. 55, alors que le typo a 0 fr. 60 ou 0 fr. 65 ; il est seul pour corriger la composition de 30 ou 35 hommes, faire la revision des tierces, et, comme on craint de le laisser inoccupé et, de ce fait, gagner son argent à ne rien faire, on lui donne, chaque samedi, les bordereaux des hommes aux pièces à vérifier.

« Dans une ville de l’Est, où la vie est excessivement chère, j’ai connu un correcteur marié et père de famille, touchant, pour douze, treize, voire même quelquefois seize heures de travail, la petite fortune de… 125 francs par mois. Il était seul pour lire les épreuves de 8 hommes aux pièces et de 12 typographes en conscience, pour corriger les compositions d’environ 25 femmes et voir les tierces de 8 machines. De plus, comme supplément de travail, il devait vérifier, toutes les quinzaines, les bordereaux des piéçards. Avec cela, un directeur — c’était une Société anonyme — grincheux, hargneux, sournois… Dans treize mois, il est passé dans cette imprimerie modèle quatre correcteurs, dont un marié, et deux protes… »

Nous ne saurions insister… Les événements qui durant cinq années longues et terribles ont tenu en suspens la vie de la France entière et ont si profondément bouleversé les conditions économiques et industrielles de notre pays n’ont apporté aucune modification à la situation morale et matérielle du correcteur : celui-ci est trop souvent resté, par la considération qu’on lui accorde, par les appointements qu’on lui verse à l’instar d’une aumône, à peine l’égal, plus fréquemment l’inférieur du typographe.

Un exemple suffira pour en donner la preuve manifeste.

L’arrêté[153] du 22 mars 1920, portant réglementation du personnel des lecteurs d’épreuves et des viseurs de tierces de l’Imprimerie Nationale, fixe ainsi, en son article 8, la rémunération accordée aux lecteurs d’épreuves stagiaires :

Les stagiaires reçoivent un salaire de 2 fr. 50 par heure effective de travail.

L’article 10 du même arrêté est relatif au traitement des lecteurs d’épreuves titulaires :

Le salaire est payé, pour tous les jours de l’année, d’après les taux ci-après :

1re classe 
  
148 fr.   » par semaine
2eclasse 
  
144 fr. 50par seaine
3eclasse 
  
141 fr.   »par seaine
4eclasse 
  
137 fr. 50par seaine
5eclasse 
  
134 fr.   »par seaine
6eclasse 
  
130 fr. 50par seaine
7eclasse 
  
127 fr.   »par seaine
8eclasse 
  
123 fr. 50par seaine
9eclasse 
  
120 fr.   »par seaine

Les lecteurs d’épreuves chargés du visa des tierces reçoivent un supplément de salaire journalier de 1 franc.

Les retards et les absences entraînent la suppression du salaire pendant la durée correspondante. Toutefois, le salaire est maintenu : 1° en cas d’absence motivée par une maladie dûment constatée par le médecin de l’Établissement et dans les conditions prévues à l’article 16 ; 2º sur la proposition du prote, après avis du lecteur principal, et à titre exceptionnel, soit en cas de retard justifié par une cause accidentelle, soit en cas d’absence de courte durée motivée par des circonstances majeures.

Les retards fréquents, les absences non autorisées ou non justifiées peuvent donner en outre, lieu à l’application de peines disciplinaires.

Heures supplémentaires. — Art. 11. — Les heures supplémentaires de travail fournies par les lecteurs d’épreuves et viseurs de tierces sont rétribuées suivant les règles adoptées pour les ouvriers compositeurs.

Ils reçoivent par heure supplémentaire, indépendamment de leur salaire, décompté à raison de 1/48 du salaire normal hebdomadaire, une gratification calculée sur un salaire horaire de base de 2 fr. 50 pour les lecteurs d’épreuves et de 2 fr. 625 pour les viseurs de tierces et déterminée comme suit :

Heures supplémentaires accomplies les jours ouvrables avant la rentrée normale du matin et après la sortie normale du soir.
taux de la gratification
La 1re et la 2e heure : 033 0/0 du salaire de base.
La 3e et la 4e xxxx : 050 0/0 du salairee base
Les heures suivantes : 100 0/0 du salairee base
Heures supplémentaires accomplies les dimanches et jours fériés.
Avant midi : 50 0/0 du salaire de base.
Après midi 100 0/0 du salairee base
Heures supplémentaires accomplies le samedi après la sortie normale du matin et jusqu’à 19 heures.
50 0/0 du salaire de base.

Heures anormales. — Art. 12. — Les heures anormales, c’est-à-dire les heures de travail accomplies avant la rentrée normale du matin et après la sortie normale du soir, mais dans la limite de la durée normale journalière de travail, donnent lieu à l’attribution d’une gratification horaire égale à 25 0/0 du salaire de base.

Enfin l’article 18 règle la rémunération accordée aux lecteurs d’épreuves employés « à titre provisoire » :

Les lecteurs d’épreuves occupés à titre provisoire reçoivent un salaire de 2 fr. 50 par heure effective de travail.

À la même époque, à Paris, le salaire horaire de base des ouvriers qualifiés de chaque catégorie (composition, presses, clicherie, reliure) était également, dans l’industrie privée, de 2 fr. 50[154].

À cette date encore, le salaire maximum annuel d’un correcteur de l’Imprimerie Nationale variait, suivant les catégories, de 7.000 à 10.000 francs ; celui d’un sous-prote atteignait, d’après sa classe, le chiffre de 7.500 à 11.000 francs ; alors que la rémunération des correcteurs principaux allait de 8.000 à 12.000 francs.

Nous ne nous arrêterons point à discuter le bien-fondé d’une attitude qui place l’ouvrier intellectuel-manuel dans une situation inférieure à celle du travailleur exclusivement manuel.

Alors que le correcteur, outre ses connaissances littéraires, doit acquérir toutes les notions typographiques indispensables au sous-prote, ce dernier n’est nullement tenu d’augmenter le bagage scolaire possédé au terme de ses classes élémentaires : il est cependant — injustice des choses ! — plus considéré, mieux payé. On ne saurait s’étonner dès lors de voir le lecteur d’épreuves ravalé à un niveau plus inférieur encore : alors que son collègue le correcteur essaye vainement de se hausser au niveau d’un chef subalterne, le lecteur d’épreuves est au plus l’égal du simple compositeur, du fondeur, du clicheur, du relieur.

Voilà bien le nivellement égalitaire dont une école récente de prétendus économistes entend faire le but de ses bruyantes réclamations ! Mais que le lecteur d’épreuves employé national, que le correcteur civil prenne garde : s’il ne résiste, s’il ne s’arc-boute sur la pente dangereuse sur laquelle tente de l’entraîner ou entend le laisser se briser une minorité tapageuse, bientôt il ne sera plus que l’inférieur du typographe, du conducteur, du galvanoplaste, et à peine l’égal du « préposé à l’entretien du bâtiment ».


b. — À l’Étranger


Quelle était avant 1914 la situation d’un correcteur dans les pays voisins de la France ?

Une statistique sommaire publiée par la Circulaire des Protes nous donne à ce sujet quelques indications qui nous paraissent suffisantes pour la comparaison que le lecteur voudra établir.

Les chiffres dont nous utiliserons les moyennes concernent l’Autriche et l’Allemagne ; ils datent de l’année 1909 et portent sur un nombre relativement élevé de correcteurs : 446, pour l’Autriche ; 1.089, pour l’Allemagne. — À cette époque, dans ces deux pays, le travail journalier moyen était de neuf heures au plus : pour les correcteurs de journaux, il variait entre 6 heures et 9 heures ; pour les correcteurs de labeur, entre 8 et 9 heures.

Pour l’Autriche, en ce qui concerne le salaire des correcteurs de labeurs, la ville de Trieste vient en tête avec un salaire horaire de 0 fr. 88 ; suivent les villes de Vienne et de Gratz, avec le chiffre de 0 fr. 85 ; les autres villes citées donnent, avec Klagenfurt, Czernowitz, Prague, Brunn, Laibach, Lemberg, Linz, Troppau, Innsbruck, Salzbourg, des salaires horaires variant de 0 fr. 79 à 0 fr. 66. — La moyenne horaire s’établit à 0 fr. 77.

Le salaire des correcteurs de journaux est relativement plus élevé ; établie par régions et non plus par villes, la statistique donne, à l’heure : pour la Basse-Autriche, 1 fr. 81 ; pour la Styrie, 1 fr. 30 ; pour la Bohême, 1 fr. 13 ; pour la Moravie, 1 fr. 10 ; pour la Carinthie, 1 fr. 04 ; pour le Tyrol, 0 fr. 94 ; pour le littoral, 0 fr. 86. — La moyenne horaire s’établit à 1 fr. 17.

Pour l’Allemagne, la statistique a groupé les différents résultats obtenus pour les correcteurs de labeurs et les correcteurs de journaux et les a établis par régions et non point par villes.

Berlin vient en tête avec un salaire journalier moyen de 8 fr. 16 ; puis, le Sleswig-Holstein, avec 7 fr. 80 ; l’Alsace-Lorraine, 7 fr. 75 ; Hambourg, 7 fr. 64 ; Leipzig, 7 fr. 53 ; le Rhin moyen, 7 fr. 36 ; Dantzig, 7 fr. 20 ; Brême, 7 fr. 18 ; Wurtemberg, 7 fr. 17 ; Dusseldorf, 7 fr. 13 ; Potsdam, 6 fr. 95 ; Königsberg, 6 fr. 94 ; Bavière, 6 fr. 80 ; Dresde, 6 fr. 80 ; Thuringe, 6 fr. 73 ; Erzgebirge, 6 fr. 71 ; Breslau, 6 fr. 69 ; Lübeck, 6 fr. 65 ; Saale, 6 fr. 55. — La moyenne journalière s’établit à 7 fr. 15.

Quelque sommaires que soient ces chiffres, on peut reconnaître que la situation des correcteurs dans les deux pays envisagés n’était nullement supérieure à celle des correcteurs français. — On remarquera, en outre, combien les conditions économiques influent sur les salaires, quelles que soient les capacités et la valeur professionnelle des intéressés. 

En 1920, d’après les renseignements qui nous ont été fournis, voici quelle était, à Londres, la situation d’un correcteur : variable suivant les fonctions confiées, le salaire s’élevait à la somme de 8 £ pour 42 heures de travail hebdomadaire dans un journal de nuit ; ce même salaire était de 7 £ 10 shellings pour 44 heures dans un quotidien de jour ; par contre, un correcteur de labeurs recevait une rémunération minimum de 5 £ 4 sh. pour les six jours dont the week-end lui permettait d’oublier agréablement les fatigues. Le compositeur londonien ayant un salaire de base de 5 £ 1 sh., le correcteur possédait sur son « jumeau » un léger avantage financier.

Il est nécessaire de faire remarquer que la différence de 3 shellings constatée ici entre la banque du correcteur et celle du compositeur correspond à une majoration pécuniaire à la base de 5 0/0 : cette majoration est, au point de vue syndical, le résultat d’un accord entre patrons et ouvriers[155].


II. — Le contrat de travail.


A. — De 1470 à la fin du xvie siècle


a. — En France


Aux premières années de l’introduction de l’imprimerie en France, le correcteur ou celui qui assume la direction littéraire de l’atelier se trouva lié à ses collaborateurs manuels par un contrat bien détereminé. Ce contrat pouvait être de deux sortes : à temps, c’est-à-dire pour une période fixe, dont l’expiration mettait fin ipso facto au contrat ; ou pour un travail désigné, et alors le contrat se prolongeait avec l’œuvre elle-même.

Sans nous préoccuper ici de savoir exactement de quelle nature furent les engagements de Jean de La Pierre, de Guillaume Fichet, de Pierre-Paul Vieillot, d’Erhard et de Guillaume Tardif, nous pouvons dire que de très bonne heure dans notre corporation le contrat de travail fut un acte solennel. Il n’était point, comme à l’heure actuelle, une simple convention verbale entre deux personnages, l’employeur et le futur employé, dont le seul souci est de connaître « s’il y a du travail », et dans quelles conditions. Le contrat était un acte écrit, notarié, passé en présence de témoins (ou de répondants pour l’apprenti[156]). Il énumérait soigneusement les conditions du travail : durée de la journée, objet du travail, nature et quotité du salaire ; il prévoyait, en cas de rupture prématurée du contrat, une indemnité en faveur du maître qui avait strictement satisfait à ses obligations ; il fixait un terme à l’engagement.

Les premiers contrats qui nous sont parvenus se conforment scrupuleusement à ces pratiques en usage dans les anciennes corporations.

En 1504, à Auxerre, un apprenti s’engage pour trois années. Son maître doit lui enseigner le métier ; en outre, il lui promet une rémunération de 100 sols tournois, une paire de chausses et une chemise. Mais l’apprenti devra donner à son maître une indemnité de 15 livres tournois, s’il vient à le quitter avant l’expiration du contrat.

Dans le Bulletin du Bibliophile, M. Claudin cite un contrat passé à Toulouse en 1512[157]. Là encore l’engagement est de trois années ; le maître se charge de l’instruction manuelle et doit donner à son apprenti, pour lui permettre de subvenir à ses besoins, d’abord trois, puis cinq ou six moutons. Des dommages-intérêts sont prévus au contrat.

En insérant dans leurs édits l’obligation du contrat pour notre corporation, les rois ne firent donc que confirmer un usage déjà général et rendre légale une coutume facultative. — Cette obligation se conserva à travers le temps ; les ordonnances royales, d’ailleurs, s’y réfèrent constamment, et c’est à ces prescriptions qu’il nous est donné de connaître le plus grand nombre des engagements tant des imprimeries françaises que des officines étrangères qui se conformèrent à l’usage du contrat écrit et notarié.

Les correcteurs, les protes également étaient astreints à l’obligation du contrat, nous l’avons déjà dit, et aussi à celle du préavis dont nous parlerons plus loin.

Rappelons ici quelques contrats :

« Le 23 mai 1557, Philippe Romain, prélecteur en l’imprimerie, loue pour six mois, à dater de la Saint-Jean prochaine, ses services à Geoffroy Beringuier[158] », maître imprimeur à Lyon.

Un autre correcteur de ce même Geoffroy Beringen[159] fut Théodore Zwinger, de Bâle, dont voici le contrat[160] : Anno 1548. Theodorus Zwingerus Basiliensis, cum Henrico Glaronensi, itineris comite, clam e patria discessit, libris quidem multis onustus, sed viatico pene omni destitutus, ut illud a litteratis dum iter faceret, eos nunc oratione, nunc carmine salutando, honesto titulo efflagitare cogeretur : donec Lugdunum usque arte typographica tunc insigne Galliæ emporium pervenisset, ubi operam suam Godefrido Beringo, calcographo, per triennium locavit et quotquot horas a negotiis reliquas et otiosas suffurari poterat, studiis dies noctesque impendit[161].

À maintes reprises, sans aucun doute, les compagnons, soit isolément, soit après s’être concertés, refusèrent d’exécuter entièrement les obligations de leur contrat. Le Pouvoir dut fréquemment intervenir.

En 1539, le sénéchal de Lyon interdisait aux ouvriers imprimeurs de quitter leur maître, tant que le travail ne serait pas achevé, et à celui-ci de renvoyer ses ouvriers pendant le même temps. Il s’agit ici d’un travail déterminé, objet d’un engagement pendant l’exécution duquel les deux parties contractantes sont tenues l’une à l’égard de l’autre d’obligations réciproques. Toutefois, une rigoureuse impartialité n’étant pas encore une règle dont un tel arbitre pouvait s’inspirer, le sénéchal permettait au maître d’enlever à l’ouvrier, pour le donner à un autre, une partie du travail ; malgré ce manquement à la parole, le compagnon ne pouvait quitter l’ouvrage.

Mais l’édit du 31 août 1539, rendu quelques jours après la sentence du sénéchal, ne devait pas même conserver ce semblant de vouloir égaliser les droits et les devoirs des deux parties : rendu à l’instigation et sur les données des maîtres, l’édit devait à ses promoteurs de leur accorder quelques faveurs particulières ; il n’y manqua point.

L’article 12 prescrit : « Item s’il prend vouloir à un compagnon de s’en aller après l’ouvrage achevé, il sera tenu d’en avertir le maître huict jours devant afin que durant ledict temps, ledict maistre et les compagnons besongnants avec lui se puissent pourvoir. »

L’article 13 ajoute : « Item si un compagnon se trouve de mauvaise vie, comme mutin, blasphémateur du nom de Dieu, ou qu’il ne fasse son debvoir, le maistre en pourra mectre un aultre au lieu de lui, sans que pour ce les aultres compagnons puissent laisser l’œuvre encommencée. »

Enfin l’article 14 ordonne : « Item que lesdictz maistres ne pourront soustraire, ni malicieusement retirer a eulx les apprentis, compagnons et fondeurs, ni correcteurs l’un de l’aultre, sur peine des intérêts et dommages de celui qui aura fait la fraude et d’amende arbitraire. »

Au lieu de calmer les esprits de Lyon et de Paris, l’édit les exaspéra. Les ouvriers, habitués à traiter d’égal à égal avec leurs maîtres, ne pouvaient accepter bénévolement un tel bouleversement des usages, une telle partialité. Ils admettaient qu’embauchés « pour exécuter une certaine tâche livrable à une époque déterminée, il leur fût défendu de quitter l’atelier pour entrer dans un autre avant l’achèvement complet de cette tâche (art. 12), mais ils ne pouvaient consentir à ce que le maître pût, sous prétexte de hâter le travail, leur en enlever une partie pour la confier ensuite à un autre ouvrier » (art. 6) ; ils se refusaient, en outre, à accepter le droit accordé au patron « de les renvoyer sans délai de préavis, sous prétexte de mauvaise conduite ou d’incapacité, alors qu’ils devaient, huit jours avant la fin de l’engagement (de l’achèvement de l’œuvre, conséquemment), prévenir le maître de leur intention de le quitter » (art. 13)[162].

La lutte engagée en 1539 dura jusqu’en 1544 ; le 11 septembre, un arrêt du grand Conseil ordonna péremptoirement aux compagnons de se soumettre aux prescriptions de l’édit de 1539, « à peine pour les contrevenants d’une amende de 100 marcs d’or ». Les ouvriers s’inclinèrent ; mais, un quart de siècle plus tard, d’une nouvelle réglementation devaient surgir de nouvelles plaintes.

L’article 7 de l’édit de mai 1571, rendu à Gaillon, maintient, pour l’ouvrier, la défense de rompre son engagement avant l’achèvement de l’œuvre commencée ; cette défense est portée sous peine de « tous dommages-interetz », et l’article 22 aggrave de singulière façon cette pénalité : « … Et s’il ne satisfait pas à la condamnation pécuniaire, dedans le temps qui lui sera préfix, la peine pécuniaire sera convertie en peine du fouet, ou autre peine corporelle que le cas le requerra. » — Le délai de préavis était maintenu pour le compagnon, de même que pour le maître le droit de renvoi immédiat. Pour s’assurer que ces prescriptions étaient rigoureusement observées, l’article 15 défendit aux imprimeurs « de recevoir aucuns compagnons sans s’enquérir premièrement, des maistres de la maison desquels ils sortiront récemment, si ilceux compagnons ont parachevé leurs labeurs, ou sans apporter lectres de leurs anciens maistres ».

Le 17 juin 1572, le roi recevait des compagnons un long mémoire de Remontrances exposant, pour chacun des articles de l’édit de 1571, les sentiments des ouvriers : « Il est inadmissible, disait le mémoire, que, « soubz couleur que la besongne » soit pressée, on en confie une partie à d’autres qu’à ceux qui ont été engagés pour l’exécuter (art. 7), car, à l’approche d’une série de jours de fêtes par exemple, le maître, pour n’avoir pas de salaire à payer pendant ce temps, fera finir l’ouvrage en augmentant le nombre des travailleurs qui en sont chargés. « La loy… doibt estre réciproque sans pencher d’un costé. » Le compagnon est tenu de terminer le labeur dont on le charge ; le maître, de son côté, ne doit pas en retirer une partie à son ouvrier ; c’est à lui de prévoir le temps qui sera nécessaire pour exécuter l’ouvrage. »

« Un compagnon ne peut commodément advertir son maistre de son partement huict jours avant l’ouvrage achevé (art. 13). Car il n’a les copies et ne peut sçavoir quand la besongne s’achèvera. » « Au fort serait esquitable que le maistre et le compagnon s’advertissent réciproquement l’un l’aultre du congé à prendre ou à bailler. »

« Fournir un certificat quand les compagnons changent d’atelier (art. 15) est « chose qui n’a jamais esté usitée, mais plus tost destestée « à l’imprimerie » ; ce serait les rendre esclaves des maîtres qui, par vengeance, pourraient les empêcher de travailler, en refusant de leur donner un certificat. »

Enfin les compagnons observent avec vivacité que les peines corporelles, permises par l’article 22, sont un mal « qui oncques ne fut practiqué en art, estat ne mestier quelconque, tant vil soit-il… Pareillement serait violer indignement la liberté naturelle des hommes… Eux sont plustost guidez à faire plus que le debvoir par vertu et honneur, que contraintz par force. »

Le 10 septembre 1572, le roi promulguait sa déclaration sur l’édit concernant la réformation de l’imprimerie. Sur de nombreux points l’édit de 1571 était modifié, donnant satisfaction aux doléances des compagnons. Désormais, « les maistres seront tenus avertir les compagnons, et les compagnons les maistres respectivement, huict jours devant la fin de l’œuvre : afin qu’ils ayent le moyen et le loisir d’eulx pourvoir ailleurs ». Si le maître, pour cause urgente, suspend le travail en cours d’exécution, il sera obligé « bailler aux compagnons besogne pareille en attendant que le premier œuvre se puisse reprendre ». Et si l’interruption dure plus de trois semaines, les compagnons pourront partir et se placer ailleurs, sans pouvoir être requis ensuite de revenir à l’atelier pour terminer le premier travail.


b. — Dans les Flandres


Il est intéressant de connaître quelle était à la même époque la coutume d’un pays voisin du nôtre.

Le 12 mars 1564, François Ravelinghen[163] — tel est le nom qu’il porte dans l’acte — s’engage par contrat à servir de correcteur pendant deux années entières chez Plantin, à Anvers ; à l’expiration de l’engagement, il achèverait les livres commencés, si Plantin ne parvenait pas à lui trouver un remplaçant à son goût. — En 1565, lors de son mariage avec Marguerite, la fille aînée de Plantin, Raphelengien promet de continuer son service pendant les trois années suivantes ou bien jusqu’à ce que la Bible en hébreu (édition de 1566) soit imprimée, et d’avertir Plantin six mois avant de le quitter ; dans le cas où Plantin viendrait à renoncer aux services de son gendre ou l’obligerait à établir ailleurs sa demeure (Raphelengien habitait l’imprimerie), il doit le lui signifier six mois d’avance.

Par contrat en date du 1er juin 1580, Olivier van den Eynde s’engage chez Plantin, pour une durée de quatre années : il doit servir d’aide aux correcteurs, faire des copies, des tables des matières, etc. Tous les détails de l’engagement sont soigneusement notés, même l’indemnité[164].

Ces contrats comportent les deux conditions générales — engagement pour une durée déterminée et pour un travail fixe — que nous avons indiquées plus haut. Il en est d’autres qui comportent seulement l’une ou l’autre ; nous en donnons plusieurs exemples d’après M. Max Rooses[165], en indiquant en même temps les salaires ou la rémunération — argent ou nature — accordés par Plantin : En 1564, Jean Isaac, sur les sollicitations du maître anversois, vient à l’imprimerie et y rédige un Abrégé du Dictionnaire hébreu de Pagnino : il reçoit la somme de 15 écus. — En 1564, Étienne de Walloncourt fait la table des Secrets d’Alexis au prix de 4 florins ; la même année, il accepte 30 florins pour avoir mis le nombre des versets sur les marges d’une Bible. — En 1558, Jean Canlerius, qui avait traduit les Singularitez de la France antarctique, reçut en cadeau cinq ouvrages. — En 1567, Plantin donne à Jacques Grevin 5 florins pour le texte des Dialogues ; cette même année, notre imprimeur accorde à Pierre de Savone 45 florins et 100 exemplaires pour son Instruction et Manière de tenir les Livres de comptes. — De 1568 à 1582, Antoine Senensis est gratifié d’un certain nombre de livres valant 377 florins et 6 sous : il avait copié et revu la Somme de saint Thomas d’Aquin. — En 1587, Balthasar Venuntius traduit en espagnol le Theatrum Orbis d’Ortelius et obtient pour ce travail 100 florins.


B. — Pendant le xviie et le xviiie siècle


a. — XVIIe siècle


L’ordonnance de 1572 devait servir de base à tous les règlements ultérieurs qui, jusqu’à la fin de l’ancien régime, constituèrent la charte de l’imprimerie et en rappelèrent, sans se lasser, les prescriptions principales.

Tout le cours du xviie et du xviiie siècle ne devait dès lors être qu’une longue suite de luttes entre les maîtres et les compagnons. — Les uns s’efforcent par tous les moyens en leur pouvoir de se soustraire aux prescriptions royales : ils refusent de se plier à la règle « qui les oblige à finir l’ouvrage commencé », ils ignorent qu’ils doivent « prévenir leurs maîtres un certain délai avant de les quitter », ils ne savent point qu’à leur entrée chez le nouveau maître ils sont tenus de présenter le certificat de travail de leur précédent patron. — Les autres « usent de toutes sortes de moyens pour restreindre la liberté des ouvriers et resserrer de plus en plus la discipline étroite à laquelle ils étaient déjà assujettis ».

La création, par lettres patentes du 1er juin 1618, de la Communauté des Libraires, Imprimeurs et Relieurs devait, semble-t-il, aggraver la situation. « Chargée de veiller à l’exécution des règlements » qui régissaient la corporation, elle crut bien faire en sollicitant maintes fois des mesures de rigueur et contre les maîtres et contre les compagnons qui enfreignaient les lois.

Les Registres de la Communauté, à l’aide desquels il est aisé de connaître l’état d’esprit des ouvriers et des patrons sont suggestifs des bienfaits (?) de l’organisation corporative. En juillet 1653, la Communauté se plaint « du peu de respect et du désordre que commettent les compagnons ». — Le 5 février 1654, elle demande conseil à ses membres sur les plaintes journalières « des désordres que commettent les compagnons, tant pour les prix qu’ils exigent que pour leurs desbauches ». Le 12 février suivant, elle s’adresse au Parlement « pour réduire et maintenir en leur debvoir les compagnons imprimeurs », « d’autant plus insupportables et insolents qu’ils se voyent plus nécessaires ». — Et, le 14 juillet de la même année, un arrêt du Parlement, rendu sur la demande de la Communauté, défend à nouveau « aux ouvriers à la tâche de quitter l’atelier avant d’avoir prévenu l’imprimeur huit jours avant et de se présenter sans certificat chez un autre maître » ; « les compagnons en conscience, c’est-à-dire employés au temps, sont tenus de prévenir leur maître un mois avant de le quitter ». Le maître qui embauchait un compagnon sans exiger le certificat était puni d’une amende. « Quant aux compagnons, ils pourraient être contrainctz par emprisonnement de leur personne, sans aucune forme ni figure de procès… sur le simple réquisitoire desdictz maistres. »

Il ne faut pas croire que c’était là pure et vaine formule. De nombreuses décisions prouvent que la menace était réelle. « En 1706, les Oudot, à Troyes, sont accusés d’avoir fait « enlever » un ouvrier nommé Jullien de chez Jacques Febvre l’aîné » ; un acte notarié enregistre la conciliation qui met fin à cette plainte. — En 1724, une sentence de justice « ordonne au compagnon Raymond de rentrer chez le sieur David qu’il avait quitté sans billet et condamne le sieur Quilleau qui l’a pris à 3 livres de dommages-intérêts par chaque jour qu’il l’a gardé ».

Chose extraordinaire : les maîtres qui se plaignent et réclament sans cesse des mesures de coercition, les compagnons qui protestent et exigent la liberté, semblent d’accord lorsqu’il s’agit de transgresser édits, ordonnances, règlements et sentences : « Le 20 juillet 1720, la Communauté constate avec regret que les imprimeurs continuent à embaucher les compagnons sans qu’ils fassent apparoir de leur congé par écrit. » Ainsi l’attitude des maîtres était frondeuse à l’égard des lois lorsque, la main-d’œuvre rare, il était nécessaire de donner satisfaction à un client ou de nuire à un confrère ; elle était soumise, au contraire, lorsqu’il s’agissait de sauvegarder leurs intérêts menacés par le départ intempestif d’un compagnon. Et, dans cette dernière circonstance, cette attitude ne paraît pas avoir été plus correcte que ne le fut à maintes reprises celle des ouvriers : Le 4 août 1654, les compagnons adressent au Parlement une requête demandant que défense soit faite aux maîtres de « semer des billets » : ces derniers avaient pris l’habitude de « s’envoyer entre eux des avertissements de ne pas embaucher tel ou tel ouvrier considéré comme mutin, cabaleur ou mauvais sujet ». On devine aisément combien de motifs plus ou moins plausibles pouvaient justifier ces qualificatifs ; le départ d’un atelier sans certificat de travail ne fut sans doute pas le moindre.


b. — XVIIIe siècle


Sans nous arrêter plus longuement sur cette situation, voyons quelle était la réglementation du contrat de travail au début du xviiie siècle.

Le 28 février 1723, un arrêt fut rendu en Conseil d’État, portant Règlement général de la librairie et de l’imprimerie. — L’ouvrier à la tâche abandonnant le travail commencé, sous prétexte que le maître en aurait confié, vu son urgence, une partie à un autre compagnon, était puni de 50 livres d’amende (art. 35). — Les « ouvriers en conscience » ne pouvaient « quitter leurs maîtres qu’en les avertissant un mois auparavant, et, s’ils avaient commencé quelque labeur, ils seront tenus de le finir, et les maistres ne pourront congédier lesdits ouvriers qu’en les avertissant un mois auparavant » (art. 37). — L’obligation pour les ouvriers de présenter, au moment de leur entrée dans un nouvel atelier, un certificat de leur précédent maître fut maintenue. Bien plus même, une sorte de contrôle fut institué destiné à s’assurer que maîtres et ouvriers se conformaient à cette prescription : chaque semaine, les maîtres devaient déclarer à la Communauté le nom des compagnons entrés dans leurs ateliers ou sortis.

Le 9 octobre 1724, un nouveau règlement et, le 27 août 1731, un nouvel arrêt du Conseil ordonnaient l’observation des prescriptions antérieures — dont maîtres et compagnons, en des modes différents, se plaignaient avec amertume — et aggravaient les pénalités.

Malgré toutes les ordonnances la situation resta la même : la résistance passive des compagnons mit en échec la volonté royale[166] ; le mauvais vouloir ou l’inertie de certains maîtres heurta de front les décisions de la Communauté[167]. Désireux d’en finir avec les abus qui, d’après le Pouvoir, « venaient moins de l’insuffisance des règlements que de leur inexécution[168] », le Conseil privé, en réponse à une demande des maîtres, rendit, le 30 août 1777, un arrêt portant règlement pour les compagnons imprimeurs. Les anciennes règles sont maintenues ; de nouvelles dispositions voient le jour ; et l’organisation de l’imprimerie telle qu’elle existe à Paris est étendue à tout le royaume.

Voici, au surplus, le texte des principaux articles de ce Règlement :

Article premier — Tous ouvriers des imprimeries du royaume, qui travaillent dans une ville où il y a une Chambre syndicale, seront obligés, dans le délai d’un mois, à compter de la date de l’enregistrement du présent arrêt en icelle, de se faire inscrire à ladite Chambre syndicale sur un registre destiné à cet effet ; lequel registre contiendra leurs nom et surnom, leur âge, le lieu de leur naissance, leur demeure, le nom du maître chez lequel ils travaillent, et depuis quel temps ils y travaillent, avec des observations relatives à leur conduite. Ils seront tenus d’avertir exactement de leur changement de demeure.

Art. 2. — Ceux qui travaillent dans les villes où il n’y a point de Chambre syndicale seront tenus de se faire enregistrer à celle dans l’arrondissement de laquelle ils demeurent, dans deux mois pour tout délai.

Art. 3. — Il sera délivré à chaque ouvrier un cartouche sur parchemin timbré du sceau de la Communauté, et signé des syndic et adjoints. Chaque ouvrier payera trente sous pour ce cartouche ou pour ce premier enregistrement.

Art. 4. — Les ouvriers seront tenus de porter ce cartouche pour le représenter toutes les fois qu’ils en seront requis par les officiers de la librairie et particulièrement lors des visites dans les imprimeries. S’ils l’égarent, ils seront obligés d’en prendre un autre, pour lequel ils payeront la somme de 15 sous.

Art. 5. — Un ouvrier sortant d’une imprimerie sera tenu sous trois jours pour ceux qui demeurent dans une ville où il y a une Chambre syndicale, et sous quinze jours pour ceux qui demeurent dans les villes où il n’y en a point, de porter ou d’envoyer à ladite Chambre son cartouche, sur lequel le maître de chez qui il sort aura mis son consentement et la raison pour laquelle il sort : il sera fait mention sur le registre, dudit consentement et des raisons et observations y contenues. Ce cartouche sera visé par le syndic et l’un des adjoints. Pour ce visa l’ouvrier payera 24 sous ; il payera la même somme à chaque mutation.

Art. 6. — Les maîtres seront tenus de faire exactement à la Chambre syndicale la déclaration des changemens qui surviendront dans leurs imprimeries, relativement à leurs ouvriers ou alloués, tant

pour leur entrée que pour leur sortie : ils seront tenus de déclarer aussi les quinze et dernier de chaque mois, les ouvriers qui auroient manqué à leur travail, soit par inconduite, soit pour affaires, soit pour cause de maladie, afin que les syndic et adjoints puissent en rendre compte. Ils enverront aussi à la fin de chaque mois à la Chambre syndicale un état général des ouvriers qui sont occupés dans leurs imprimeries.

Art. 7. — Les maîtres ne pourront recevoir dans leur imprimerie, aucun ouvrier qu’il ne se soit conformé au présent règlement ; et lorsqu’un ouvrier entrera chez eux, ils auront soin de faire mention sur son cartouche du jour de son entrée.

Art. 8. — Quand un imprimeur aura besoin d’ouvriers, il s’adressera à la Chambre syndicale, où on lui présentera la liste de ceux qui seront sans ouvrage. Il pourra aussi y prendre communication du registre : s’il n’en a besoin que pour peu de jours, il sera donné sans frais aux ouvriers, par les syndic et adjoints, une permission de travailler en attendant une place à demeure.

Art. 9. — Chaque année, il sera fait, aux Chambres syndicales, un appel ou visa général de tous les ouvriers travaillant dans les imprimeries de leur ressort : ils seront tenus d’y venir faire viser leurs cartouches, s’ils demeurent dans la ville où est établie la Chambre syndicale, et de l’envoyer viser s’ils demeurent dans les villes de l’arrondissenment ; et ce sous peine de six livres d’amende, qui leur seront retenues sur leur banque par les imprimeurs chez lesquels ils travaillent ; cet appel sera indiqué par lettres.

Art. 10. — Un ouvrier qui, pour être admis dans une imprimerie, serait convaincu d’avoir pris le nom et de s’être servi du cartouche d’un autre, sera puni exemplairement.

Art. 11. — Afin que tous les imprimeurs puissent connoître la capacité et la conduite des sujets qui leur viennent des différentes provinces du royaume, chaque Chambre syndicale enverra tous les ans à toutes les autres Chambres, dans le mois qui suivra l’appel, l’état des enregistremens faits dans le courant de l’année, avec la note des observations qui y seront relatives, et l’état des brevets de leurs alloués.

Art. 12. — Un ouvrier ne pourra être admis à travailler dans aucune imprimerie en province, s’il n’a fait viser son cartouche au bureau de la Chambre syndicale, dans l’arrondissement de laquelle se trouve la ville où il prétend travailler et s’il n’a payé 1 livre 4 sous pour le visa.

Art. 13. — Les imprimeurs du royaume ne pourront garder les ouvriers qu’ils ont, même actuellement dans leur imprimerie, si, dans un mois pour ceux qui demeurent dans les villes où il y a Chambre syndicale, et dans deux mois pour les autres, à compter de la date du présent arrêt, les ouvriers qu’ils occupent ne leur justifient du cartouche ci-dessus mentionné ; et ils seront tenus de dénoncer à la Chambre syndicale dans l’arrondissement de laquelle ils demeurent, ceux qui auroient refusé de s’y soumettre, afin qu’elle puisse en informer M. le Chancelier ou Garde des Sceaux.

Art. 14. — Les libraires, les fils de libraires ou d’imprimeurs-libraires du royaume, travaillans à l’imprimerie, seront exempts des susdits enregistremens et cartouches, en justifiant de leur qualité, soit par leur lettre de réception, soit par le certificat des officiers de la Chambre syndicale de laquelle ils seront dépendans ; lequel certificat leur sera délivré sans frais.

Art. 15. — Les protes ou directeurs des imprimeries seront assujettis aux mêmes devoirs : ils ne pourront, ainsi que les ouvriers travaillans à la semaine, vulgairement appelés ouvriers en conscience, quitter leurs maîtres, qu’en les avertissant un mois avant leur sortie : s’ils ont commencé quelque ouvrage, ils seront tenus de le finir ; ils ne pourront s’absenter même une demi-journée sans en prévenir leurs maîtres. Ils seront tenus d’être à l’imprimerie en été depuis six heures du matin jusqu’à huit heures du soir, et en hiver depuis sept heures du matin jusqu’à neuf heures du soir.

Art. 16. — Les maîtres ne pourront congédier les protes ni les ouvriers travaillans à la semaine, et appelés ouvriers en conscience, qu’en les avertissant quinze jours avant.

Art. 17. — Les ouvriers travaillans à leurs pièces seront tenus de se rendre à l’imprimerie au plus tard aux heures portées en l’article 15 ; ils continueront de jouir de la liberté d’aller travailler dans une autre imprimerie, lorsque l’ouvrage par eux commencé, ou dont ils auroient entrepris la continuation, sera entièrement achevé, en avertissant leur maître huit jours avant leur sortie.

Art. 18. — Le maître qui voudra accélérer un ouvrage commencé sera libre d’en donner une partie à d’autres ouvriers, sans que pour cela il soit permis à ceux qui l’auroient commencé de le quitter[169]

Art. 20. — Défend Sa Majesté à tous les imprimeurs, de recevoir aucuns ouvriers qui auront été congédiés d’une imprimerie pour débauches réitérées.

Art. 21. — Les ouvriers ne pourront, sous aucun prétexte que ce soit, faire aucun banquet ou assemblée, soit dans les imprimeries où ils travaillent, soit dans les cabarets ou ailleurs, sous peine de punition exemplaire ; leur défend pareillement Sa Majesté d’avoir bourse commune ou confrérie[170]

Art. 26. — Les plaintes respectives des maîtres contre les ou- vriers, et des ouvriers contre les maîtres, seront portées aux Chambres syndicales, pour y être jugées par les syndic et adjoints, à moins que leur gravité ne les obligeât d’en rendre compte à M. le Chancelier ou Garde des Sceaux, pour être par lui ordonné ce qu’il appartiendroit.

Nous ne nous arrêterons pas à commenter longuement les articles de ce règlement, le plus draconien que le Pouvoir royal ait jamais édicté à l’encontre de tous les ouvriers de notre corporation directeurs, protes ou correcteurs, compagnons et alloués ; aussi bien, on l’a vu, les maîtres eux-mêmes n’étaient pas épargnés. Le Conseil eut-il le pressentiment que ces stipulations pourraient susciter les colères des imprimeurs et aggraver une situation dont les patrons se plaignaient amèrement ; à la réflexion, les sommes exigées à chaque enregistrement parurent-elles si élevées aux officiers royaux eux-mêmes que ces derniers songèrent au refus possible de leur versement par les intéressés ? Les deux hypothèses sont possibles et expliquent le palliatif que l’on s’efforça d’apporter, par l’article 27, à des événements dont on redoutait les conséquences futures. Sous l’ancien régime, les compagnons de notre corporation, devenus vieux, infirmes, ne devaient compter que sur eux-mêmes, sur la charité des confrères de la « chapelle », elle-même toujours pauvre, et sur la bienveillance, aléatoire sans doute, des maîtres ; les caisses de retraites, les indemnités de maladie, les secours aux infortunes n’existaient point : l’État, être personnel et égoïste, songeait d’abord à lui-même et à ses nombreux parasites. Le règlement de 1777, qui demandait, qui exigeait tant, fit un premier pas dans la voie de la charité publique, dans le but sans doute de panser une blessure d’argent trop cruelle au plus grand nombre ; par l’article 27 il fut prescrit :

« La somme résultant de ce qui aura été payé pour les enregistremens, cartouches ou mutations, les frais prélevés, sera divisée annuellement en trois parties : la première, pour être distribuée par les syndic et adjoints aux anciens ouvriers infirmes et hors d’état de travailler, dont la conduite aura été exempte de reproches ; la seconde, aux ouvriers obligés de suspendre leur travail pour cause de maladie, et qui auroient besoin de secours ; la troisième enfin, aux ouvriers qui seroient au moins depuis trente ans dans la même imprimerie, et dont les maîtres certifieront l’exactitude et la probité. »

La manœuvre certes, était habile, encore que partiale en certains côtés de son application : le maître était appelé à donner sur un point son avis pour la répartition de fonds versés par toute la Communauté, alors qu’en bonne justice tous les ouvriers visés par l’article 27 auraient dû sans distinction jouir des avantages prévus. Les ouvriers, d’ailleurs, ne s’y trompèrent point, mais leurs objections portèrent sur un autre sujet, dont ils firent en quelque sorte une question préalable : « La récompense que nous promet l’article 27 est une chimère et ne peut avoir d’effet que si on fait attention aux dépenses qu’il faudra faire pour mettre cet article à exécution… » Le règlement prescrivait en effet, avant toute répartition, de « prélever les frais », et les maîtres seuls avaient l’administration de cette caisse.

M. Radiguer affirme que, « comme les règlements antérieurs, celui de 1777 ne fut pas appliqué : les maîtres donnèrent l’exemple de l’insubordination », refusant de signer les cartouches des compagnons quittant les imprimeries, embauchant les ouvriers sans exiger la production du congé, ou « semant des billets » ; de leur côté, les compagnons refusèrent de se soumettre aux prescriptions nouvelles que le règlement exigeait d’eux. D’ailleurs, dit encore M. Radiguer, « un des registres prescrits par l’article 5 existe à la Bibliothèque Nationale[171]. Il ne contient aucune déclaration de chômage… Il porte trois colonnes : dans celle de gauche on devait inscrire le numéro d’ordre ; dans celle de droite, les motifs de départ du compagnon de chez le maître ; dans celle du milieu, l’ouvrier écrivait sa déclaration ainsi libellée : « Je soussigné……, âgé de……, natif de……, demeurant……, paroisse……, déclare être sorti de l’imprimerie de M……, où je travaillais en qualité de…… depuis…… À Paris, en la Chambre Royale et Syndicale, le…… 17…… »

La déclaration du 4 août 1789 remit toutes choses au point : abolissant tous les règlements antérieurs, registres d’inscriptions, registres de chômage, elle renvoya, suivant la loi de l’offre et de la demande, chaque maître à se pourvoir isolément auprès des ouvriers, et chaque ouvrier à recourir séparément aux besoins des maîtres : ce fut le régime de la liberté absolue, régime qui comporte pour les uns comme pour les autres ses avantages et ses inconvénients, ainsi que le constatait, en l’an VII (1799), Bertrand-Quinquet :

« Il y avait autrefois pour l’entrée et la sortie des ouvriers, comme pour les apprentis, des règlements qui ne sont pas seulement tombés en désuétude, mais qui ont été entièrement détruits par la Révolution, et, en effet, beaucoup d’entre eux étaient contraires à la liberté et aux droits du citoyen. Mais chaque chose a ses abus ; aujourd’hui un ouvrier entre dans une imprimerie, en sort quand et comment lui semble ; un imprimeur renvoye également un ouvrier sans l’avertir d’avance ; et certes tout cela a de grands inconvénients. Il faudrait de part et d’autre des procédés ; il faudrait que l’ouvrier qui a commencé un labeur, à prix convenu, ne pût le quitter ; qu’un directeur ne pût renvoyer l’ouvrier également ; il est encore des imprimeries où cela se pratique, mais elles sont peu nombreuses. Sans doute, on sentira mieux par la suite les inconvénients qui résultent de cette manière actuelle de se conduire[172]. »


III. — La journée de travail.


A. — Sous l’ancien régime


Quelle fut, sous l’ancien régime, la durée du travail journalier exigée du correcteur ?

Dès les premières années de l’introduction de l’imprimerie en France, on peut assurer que, pour le correcteur, le temps de travail fut sans limite bien précise : la nécessité, l’urgence faisaient loi, ainsi que le souci et le désir de ne point retarder ou interrompre le labeur de l’atelier. Le « train » commencé se continuait jusqu’à l’achèvement de la besogne générale. Engagé pour une longue période ou simplement pour un travail déterminé, le correcteur était alors de ces savants qui, s’intéressant à l’art nouveau, fréquentaient l’échoppe, en assumaient la direction littéraire, et s’attardaient longuement à l’examen de l’œuvre. — C’est l’époque où les imprimeries existantes empruntent à l’atelier de famille nombre de ses caractéristiques, et où ceux qui travaillent vivent sur le pied de l’égalité[173].

Plus tard, dès le début du xvie siècle, alors que les échoppes « familiales » disparaissent, et que les établissements industriels s’élèvent, la situation se stabilise, si l’on peut dire. Bien que l’imprimerie vive sous un régime de liberté que les rois eux-mêmes ont souci de respecter[174], elle est dans la nécessité, pour se plier aux obligations de l’ordre social, d’emprunter aux autres corporations quelques-uns de leurs règlements.

La fixation des heures de travail fut sans conteste possible l’un des premiers soins des nouveaux maîtres. Il est hors de doute qu’au moment où Jean Petit[175] — qui fut libraire dès 1492 et s’associa d’abord avec Guy Marchand vers 1493, puis peut-être en 1510 avec Henri Estienne — utilisait jusqu’à quinze presses fonctionnant journellement, le temps de travail était strictement délimité.

L’édit de Villers-Cotterets, qui fut le premier acte du Pouvoir réglementant l’exercice de l’imprimerie, se borna, au reste, à enregistrer le fait coutumier : « Et commenceront à besongner par chascun jour à cinq heures du matin et pourront deslaisser à huict heures du soir qui sont les heures accoustumees d’ancienneté[176]. »

De cinq heures du matin à huit heures du soir, soit pendant quinze heures, apprentis et compagnons devaient légalement être à la disposition des maîtres, puisque les repas se prenaient chez ces derniers et non point en dehors de l’atelier. Mais il est certain qu’en fait la durée du travail était bien supérieure. L’article 6 du même édit de 1539 laisse supposer qu’en maintes circonstances les maîtres pouvaient apporter quelques dérogations aux prescriptions royales : « Item si le marchand à qui sera l’ouvrage veult avoir plus hâtivement l’œuvre quị ne se pourroit faire par ceulx qui l’auroient commencée, le maistre en pourra bailler une partie à faire à d’aultres imprimeurs ; néantmoins, lesdictz compagnons ne laisseront icelle encore qu’elle ne soit parachevée par eulx ou par lesdictz aultres. » Les compagnons étaient tenus de parachever l’œuvre commencée : quand les délais impartis étaient restreints, la main-d’œuvre insuffisante, le moyen n’apparaît pas clairement d’obtenir « plus hâtivement l’œuvre », même après en avoir « baillé une partie à faire à d’autres imprimeurs », sinon par une durée plus longue du travail journalier.

D’ailleurs, la besogne à accomplir était strictement délimitée, et le compagnon ne pouvait quitter l’atelier avant l’achèvement de la tâche. Dans leurs Remontrances au roi, du 17 juin 1572, les compagnons imprimeurs font remarquer que la production journalière, de 2.650 feuilles à Paris, est fixée à 3.350 à Lyon, « laquelle quantité à peine peuvent-ils fournir estans debout depuis deux heures après minuit jusques environ huit ou neuf heures du soir, tant l’hyver que l’été ». Un jugement du 26 juillet 1583 confirme implicitement cette déclaration : « Claude Cordier, natif de Champaigne, à présent compagnon imprimeur habitant Lyon, dict et déclare que, ung jour de lundy, il y a aujourd’huy quinze jours, que luy allant travailler de son estat d’imprimeur et comme franc-archier, en la maison de Jaques Rossin, maistre imprimeur, environ les deux heures du matin qu’est la mesme heure que les compagnons de l’art de l’imprimerie vont travailler,… fust assailli… à grands coups de pierres, de manière qu’il en fust blessé grandement à la teste[177]… »

On ne peut, en vérité, devant ces faits, que s’étonner de l’erreur de ces écrivains et de ces économistes qui nous parlent du temps heureux des corporations, des bienfaits de leur système réglementaire et de l’âge d’or que fut pour les métiers cette époque lointaine.

À la lumière des documents on voit combien fut parfois lamentable la situation de nos devanciers. On s’étonnera moins dès lors de leurs rancœurs, de leurs plaintes, de leurs violences même pour obtenir un peu de mieux être.

Mais poursuivons notre étude.

La situation semble avoir été la même dans tous les pays à l’époque qui nous occupe.

L’article 12 du règlement de l’imprimerie Plantin imposait aux ouvriers l’obligation de « venir à l’ouvrage le matin entre cinq et six heures. Avant de se mettre à la besogne ils devaient attendre que la revision fût collationnée et toutes les fautes corrigées. Leur travail commençait à sept heures ». Ainsi, pour assurer le « collationnement de la revision », le correcteur était astreint aux mêmes heures d’entrée que les compagnons.

Arias Montanus — un correcteur dont certes on peut dire que sa grandeur devait le soustraire aux obligations corporatives — constate lui-même[178] que, pendant toute la durée de la correction de la Bible polyglotte, « tous les jours, sans excepter les dimanches et les fêtes, il passe onze heures à écrire, à étudier et à corriger ».

« Tous les jours, sans excepter les dimanches et les fêtes ! » La dérogation aux prescriptions de l’Église était telle qu’en prêtre scrupuleux Arias Montanus ne pouvait que s’en plaindre, en la signalant.

Le travail du dimanche n’était point cependant une infraction aux commandements de Dieu seulement, c’était aussi une dérogation, une violation des ordonnances royales, des édits sur la réglementation de l’imprimerie. Dès le 31 août 1539, François Ier déclarait déjà[179] : « Item, que lesdictz compagnons feront et parachèveront les journées aux vigiles des festes, sans rien laisser pour faire ne besongner lesdictes festes, auxquels jours lesdicts maistres ne seront tenuz ouvrir imprimerie pour besongner si n’était pour faire quelque chose préparative et légère pour le lendemain. » (Art. 7.)

« Item iceulx compagnons ne feront austres festes que celles qui sont commandées par l’Église. » (Art. 8.)

Plus tard, le roi précise et complète une règle qui semble n’avoir été ici qu’ébauchée. Dans la déclaration du 10 septembre 1572, qui confirme l’édit de mai 1571, Charles IX édicte formellement « l’obligation d’observer le repos des dimanches et jours de fêtes » ; l’article 8 de l’édit de mai 1571 avait déjà mis au nombre des jours qui doivent être considérés par les compagnons imprimeurs comme fériés, la fête de saint Jean Porte-Latine, la demi-journée de Carême prenant et le Grand-Vendredy.

Tous les règlements ultérieurs furent unanimes sur ce sujet. L’article 6 de l’arrêt de 1683, notamment, s’exprime ainsi : « Il est expressément défendu à tous maîtres imprimeurs de faire travailler dans leurs imprimeries les dimanches et jours de fêtes ; et aux compagnons d’y travailler à la composition ou à l’impression d’aucun ouvrage, à peine contre les maîtres de 100 livres d’amende et de 10 livres contre chacun des compagnons. Pourront néanmoins les compagnons en cas de nécessité seulement préparer et tremper leur papier après les heures du service[180]. »

Cependant, malgré les édits et les règlements, le travail n’était point toujours suspendu le dimanche et les jours de fêtes. Un travail pressait-il ? Moyennant une gratification, il se rencontrait toujours quelque compagnon pour accepter la besogne supplémentaire.

Le prote-correcteur, bien que recevant un salaire mensuel, devait sans doute être tenu au moins de se présenter à l’atelier le dimanche, soit pour y assurer, le cas échéant, le début du « train de presse », soit pour veiller au rangement et à l’ordre que l’apprenti était chargé d’y apporter :

Les dimanches, il faut qu’éveillé de bonne heure
Je quitte au point du jour mon humide demeure ;
Si je tarde, j’entends notre prote aboyer :
Devinant aisément que c’est pour nettoyer,
Je me prépare encore à ce nouveau déboire…

dit Dufrène dans Misère des Apprentis[181].

Il était ainsi dans notre corporation des compagnons qui ne se reposaient jamais… à moins que le chômage n’imposât sa trêve qui parfois se prolongeait.

En 1650, les compagnons imprimeurs sollicitèrent une réduction de la durée du travail ou plutôt de la tâche journalière. Les maîtres consultés reconnurent — chose extraordinaire ! — le bien-fondé de la demande et se joignirent à leurs ouvriers pour obtenir du Parlement « de réduire la journée des dictz compagnons à faire à l’avenir que 2.500 feuilles des livres qui seront imprimez tout noirs à 2.200 des livres qui seront imprimez rouge et noir, pourveu toutesfois qu’ils n’abusent pas de la susdicte descharge et qu’ils travailleront doresnavant avec plus de soing et de curiosité qu’ils n’ont faict depuis asses longtemps[182] ». — La journée commençait encore, comme en 1539, à cinq heures du matin et finissait à huit heures du soir. Il était interdit aux compagnons de quitter l’atelier, même à l’heure des repas ; cependant, depuis 1572 défense expresse était faite aux maîtres de nourrir leurs ouvriers. En fait, ces deux prescriptions furent la cause de nombreux désordres : on but et on mangea à l’atelier, même pendant les heures de travail, au détriment de l’hygiène — dont on se souciait peu sous l’ancien régime, — du travail et du bon ordre.

On ne saurait toutefois affirmer que, partout en France, la durée du travail était celle prescrite par les ordonnances royales. Nicolas Le Cœur, engagé à Troyes, le 8 janvier 1640, par Nicolas Oudot, travaille de cinq heures du matin à sept heures du soir.

Le 30 août 1777, l’arrêt du Conseil portant règlement pour les compagnons imprimeurs ordonna (art. 15) aux ouvriers en conscience — « les protes ou directeurs des imprimeries sont expressément assujettis aux mêmes devoirs » — d’être présents au travail de six heures du matin à huit heures du soir en été, et de sept heures du matin à neuf heures du soir en hiver[183]. Les journées fort longues continuèrent à être coupées par des repos employés à boire et à manger ; l’apprenti allait aux provisions[184].

Quelque dix années plus tard, avec la Révolution qui vient d’éclater, les usages corporatifs vont disparaître et nombre de coutumes se modifier. « La durée du travail est réduite : dans la plupart des ateliers elle est fixée entre huit heures du matin et huit heures du soir. Au milieu du jour, deux heures sont accordées à l’ouvrier », qui désormais pourra prendre ses repas au dehors.

Sous l’ancien régime, la journée de travail était longue, mais le chômage était fréquent. Les doléances des compagnons sont incessantes sur ce sujet : ils donnaient comme raisons de cet état de choses le trop grand nombre d’apprentis, l’introduction des alloués dans l’imprimerie, la concurrence étrangère, la morte saison lorsque le Parlement ne siégeait point. On peut ajouter que les édits prescrivant le repos « les jours de fêtes ecclésiastiques », fort nombreuses alors, venaient augmenter pour la plupart des compagnons le nombre des jours de repos forcé ; les fêtes de métier, les « devoirs à rendre aux maistres trespassez » ainsi qu’aux compagnons diminuaient également la proportion des heures ouvrables. Tous comptes faits, M. L. Radiguer estime que l’ouvrier dans l’imprimerie « ne travaillait que deux cent cinquante jours environ dans son année » ; et M. Mellottée, « qu’il n’y avait pas plus de deux cent trente à deux cent quarante journées de travail annuel ». « Heureux celui qui recevait un salaire mensuel ! »


B. — À l’époque actuelle


De 1815 à 1825, la durée du travail fut, en moyenne, de douze heures par jour ; à partir de 1830, une réduction d’une heure s’imposa, « en raison de la gêne ressentie plus vivement par la profession » à cette époque. Mais de cette réduction, due exclusivement à des causes économiques, le Pouvoir ne devait point avoir l’initiative : la loi du 9 septembre 1848 fixait en effet la durée du travail journalier à douze heures, et le décret du 17 mai 1851 « mettait l’imprimerie au nombre des industries dans lesquelles ce maximum pouvait être dépassé ».

Le 30 mars 1900, une nouvelle loi fixa la durée du travail dans les ateliers mixtes (c’est-à-dire où travaillent en même temps des hommes adultes, des femmes et des enfants) à onze heures ; automatiquement, deux années plus tard (30 mars 1902), le travail devait être réduit à dix heures et demie, et à dix heures au terme de deux nouvelles années (30 mars 1904). Mais, en 1902, un décret du 28 mars reconnaissait à certains industriels (les imprimeurs étaient parmi eux) employant exclusivement des hommes adultes le droit de porter à quatorze heures par jour la durée du travail (fixée encore à douze dans ces ateliers) pendant cinquante jours par an ; dans les ateliers mixtes, la durée du travail pouvait être portée à douze heures soixante fois par an, et l’obligation du repos hebdomadaire levée quinze fois.

Enfin, la loi du 23 avril 1919 précise, dans son article 6, que la durée du travail effectif des ouvriers est de quarante-huit heures par semaine ; et le règlement d’administration publique (art. 6, § 3) accorde, pour travail extraordinaire, cent vingt heures à répartir annuellement sur cent vingt jours au plus, avec maximum de deux heures par jour.




§ 3. — AMÉLIORATION DE LA SITUATION MATÉRIELLE
ET MORALE DES CORRECTEURS


I. — Amélioration matérielle.


A. — Les salaires


Nous avons signalé à maintes reprises, dans les pages qui précèdent, les doléances exprimées par la Société des Correcteurs de Paris sur la situation lamentable faite à ses membres et les vœux exprimés par elle de voir enfin apporter un remède à cet état de choses. Nombreux furent, en effet, au cours du xixe siècle, les désirs exprimés à ce sujet par les correcteurs. Mais il n’entre point dans notre dessein de rechercher et d’étudier chacune de ces tentatives, non plus que le sort qui leur fut réservé : ce travail nous entraînerait hors des limites que nous nous sommes imposées ; nous nous bornerons à l’historique de la dernière en date.

Le 18 janvier 1908, au cours de sa réunion trimestrielle, la Section bordelaise de la Société amicale des Protes et Correcteurs d’Imprimerie de France décidait de porter à l’ordre du jour du Congrès que la Société devait tenir à Nantes, cette même année, le vœu présenté par un certain nombre de correcteurs, soucieux de voir relever auprès des patrons leur situation morale et pécuniaire.

« Pour cela, ils désiraient que le Congrès demandât au Comité central de la Société de faire une démarche amicale (!) auprès du Bureau de l’Union syndicale des Maîtres Imprimeurs.

« Les correcteurs sont, en effet, avec les protes, les plus précieux collaborateurs des patrons. En raison même de la science et de la préparation requises à leur emploi, les correcteurs méritent d’être considérés plus que tout autre ouvrier. Le correcteur a une grande responsabilité dans le travail, car de son savoir et du soin qu’il apporte dans la correction dépend souvent le succès d’un ouvrage. Aussi ce serait faire acte de justice que d’en tenir compte. »

Portée à l’ordre du jour du Congrès de Nantes, comme le demandait la Section bordelaise de la Société amicale des Protes et Correcteurs, la question ne dut point susciter une longue discussion. Le compte rendu du Congrès se borne en effet à constater que « l’Assemblée émet le vœu qu’une tentative soit faite auprès des patrons dans cette intention et charge le Comité central de son exécution ».

L’année suivante, au cours de l’Assemblée générale tenue à Nancy, le Président de la Société amicale des Protes et Correcteurs rend compte du mandat confié au Comité central : deux lettres ont été adressées au Président de l’Union des Maîtres Imprimeurs ; d’autre part, le Bureau de l’Union patronale a pu, à l’aide d’une sorte d’enquête, « se rendre compte de la situation précaire où se trouvent nombre de correcteurs dans bon nombre de villes ».

Cependant, malgré les démarches, malgré l’enquête, le Président de l’Union des Maîtres Imprimeurs n’avait pas cru devoir répondre aux lettres qui lui avaient été adressées par le Président de la Société amicale des Protes et Correcteurs. Désireux d’aboutir enfin à une solution, ce dernier, après la réunion de Nancy, adresse à M. Delmas, président honoraire de l’Union des Maîtres Imprimeurs, une lettre où il lui demande d’intervenir en faveur des correcteurs.

Le 30 octobre 1909, M. Delmas répondait au Président de la Société amicale : « J’aurais voulu dire combien les imprimeurs de France apprécient le dévouement de nos auxiliaires les plus précieux. Personnellement j’aurais été heureux de remercier les protes et correcteurs de l’Amicale de la collaboration si désintéressée qu’ils ont prêtée, sans compter, pour le volume l’Imprimeur chef d’industrie et commerçant.

« Les imprimeurs sauront montrer leur reconnaissance par une amélioration de la situation des protes et correcteurs, car c’est grâce à eux que la typographie restera une des industries les plus prospères de France et que les vieilles traditions seront sauvegardées… »

Mais il ne semble pas que le moindre résultat suive ces promesses ; et, en février 1910, la Circulaire des Protes insère les lignes suivantes : « La réunion du Comité central de la Société amicale s’est ensuite occupée du vœu émis par la Section de Bordeaux : cette Section prie le Comité central de vouloir bien, usant de sa grande autorité, exercer de nouveau toute son action sur « l’Union des Maîtres Imprimeurs », afin d’obtenir une solution favorable de la question de l’amélioration du sort des correcteurs. »

Cependant, au mois de mai 1910, la question n’a pas avancé d’un pas : le Compte rendu du Congrès tenu à Saint-Étienne par la Société des Protes et Correcteurs enregistre les démarches faites par le Président de la Société, prend acte du silence opposé par le Congrès de l’Union des Maîtres Imprimeurs sur le vœu présenté et, après une longue discussion, décide de nommer une Commission chargée de « présenter à l’Union des Maîtres Imprimeurs un Rapport sur la question des correcteurs ». — Dans son numéro de juillet 1910, la Circulaire des Protes donnait le texte du Rapport rédigé par la Commission[185].

Transmis au Président de l’Union des Maîtres Imprimeurs, ce Rapport ne fut l’objet d’aucun examen, d’aucune discussion particulière au cours de l’année 1910, si nous en croyons les apparences, c’est-à-dire si nous nous en rapportons aux procès-verbaux des séances du Comité central de l’Union des Maîtres Imprimeurs.

Quelques mois avant le Congrès tenu à Tours en l’année 1911, le Bureau de la Société amicale des Protes et Correcteurs rappelait à l’Union des Maîtres Imprimeurs le Rapport qui lui avait été transmis. Le 2 juin, M. Leydier, directeur de l’Office central de l’Union, répondait à cette démarche :

« Vous avez bien voulu m’écrire, au nom de la Société amicale des Protes et Correcteurs, pour appeler de nouveau l’attention de l’Union sur la situation morale et pécuniaire des correcteurs.

« Vous avez signalé le Rapport adopté à cet égard, par votre Assemblée générale du 15 mai 1910, par M. Rey, vice-président de l’Union, à l’Assemblée générale tenue par notre Association le 25 juin suivant.

« Au cours de la réunion du Comité central j’ai donné lecture de votre lettre et rappelé quelques-unes des mesures qui vous semblent particulièrement favorables à la réalisation de vos vues.

« Je tiens d’abord à vous donner l’assurance que le Comité central de l’Union est animé, à l’égard de vos confrères, des meilleures dispositions.

« Vous reconnaîtrez, de votre côté, que l’Union ne pourrait édicter des mesures applicables à l’ensemble de la corporation. Son rôle, dans la circonstance, a surtout un caractère moral.

« Elle doit attirer l’attention de nos confrères sur la situation de leurs collaborateurs.

« À cet effet, le Bulletin de l’Union publiera un exposé de leurs revendications. Les vœux que vous émettrez dans votre Assemblée du 4 juin seront également soumis au Congrès tenu par l’Union, le 3 juillet prochain.

« Je m’empresserai de porter à votre connaissance le résultat de la délibération. »

Le procès-verbal du Congrès tenu, le 3 juillet 1911, par l’Union des Maîtres Imprimeurs, rend compte de la façon suivante de la communication à laquelle la lettre précédente fait allusion :

« M. Bourdel dit que l’Office central a reçu du Président de la Société amicale des Protes et Correcteurs d’Imprimerie une lettre dont M. Leydier va donner lecture.

« Dans cette lettre, le Président de la Société explique les desiderata des correcteurs ; voici le vœu que le Congrès de cette Société, réuni à Tours le 4 juin dernier, a émis ; nous l’avons reproduit dans le compte rendu que nous avons donné de cette réunion, dans notre numéro du 15 juin :

« Les Membres de l’Amicale, réunis en Assemblée générale, remercient le Bureau de l’Union des Maîtres Imprimeurs des sentiments dont il est animé à l’égard de ses membres ; ils émettent le vœu que le Bureau use de son influence auprès des adhérents de l’Union pour que la situation des correcteurs soit améliorée dans le sens indiqué dans le Rapport présenté par M. Leconte. (Circulaire du mois de juillet 1910.) »

« Quant aux desiderata, ils se résument à ceci : la Société demande que les correcteurs soient désormais considérés comme des employés[186] et non comme des ouvriers ; cette situation leur donnerait un prestige qui ne pourrait qu’être avantageux au travail même dont ils sont chargés. Ils désirent, en outre, que le taux de leurs salaires soit basé sur celui des ouvriers, majoré d’une bonification de 25 0/0.

« M. Lahure estime que le Congrès ne peut pas émettre un avis engageant ses membres ; cette question n’a aucun caractère général ; elle concerne chaque Maison, libre de prendre telle ou telle décision suivant ses moyens ou les circonstances. (Assentiment.) — Mais il peut assurer la Société des Protes et Correcteurs que la bienveillance de tous les imprimeurs est acquise à ces dévoués collaborateurs. (Approbation générale.) »

Au point de vue moral, les correcteurs ne pouvaient certes s’attendre à témoignage plus éclatant et plus solennel ; mais, au point de vue pécuniaire, il en fut rarement sans doute de plus… désintéressé.

Si cette solution donnait satisfaction à l’une des parties, il est certain qu’elle ne pouvait agréer à l’autre. Les démarches auraient assurément repris sous une autre forme, si les événements l’avaient permis. La preuve manifeste en est que, dans sa première réunion après la guerre, en octobre 1919, l’Amicale voyait reparaître incidemment cette question au cours des discussions.

L’instabilité de la situation industrielle, la nécessité de rénover une Société à laquelle la guerre a causé un préjudice moral et matériel considérable firent ajourner à des temps meilleurs la réalisation complète d’un projet qu’il était désirable de voir enfin aboutir. Quelques membres de l’Amicale consacraient, d’ailleurs, tous leurs efforts à la solution de cette question : sur leur initiative, le Congrès de la Société tenu à Nancy en 1920 acceptait la résolution suivante : « Un vœu sera transmis à l’Union des Maîtres Imprimeurs de France pour demander que le salaire minimum des correcteurs soit supérieur de 10 0/0 au salaire syndical régional des compositeurs. »

Transmis au Président de l’Union des Maîtres Imprimeurs, ce vœu faisait, le 20 décembre 1920, au cours de la séance du Comité central, l’objet d’un débat, dont nous tenons à rapporter les points suivants, d’après le compte rendu officiel :

M. le Président. — Messieurs — comme vous venez de l’entendre — les correcteurs nous demandent d’établir pour eux un salaire de base minimum, salaire supérieur de 10 0/0 à celui des typographes, et se recommandent à notre bienveillance.
xxxx Cette bienveillance leur est acquise, ils n’en peuvent douter. Il vous appartient de décider si une sorte d’unification peut être faite. Le correcteur « en bon » doit posséder de nombreuses et importantes qualités ; son instruction générale doit être très étendue et il doit avoir de sérieuses connaissances typographiques. Il est alors un collaborateur de premier ordre qui est en droit de réclamer une situation sérieuse en rapport avec les services qu’il est appelé à rendre. Il y a aussi le correcteur « en premières » qui ne fait qu’un travail typographique technique, qui vérifie uniquement si le compositeur a bien suivi la copie, s’il n’a pas mis des lettres de corps étranger. Estimez-vous que ce poste de « correcteur » lui donne formellement droit à 10 0/0 de plus qu’aux typographes ?
xxxx M. M…… — En principe, les correcteurs sont payés au tarif des typographes, les protes sont payés davantage ; mais, en fait, dans la plupart des imprimeries, les correcteurs capables jouissent au moins de l’avantage qui nous est demandé comme un engagement général.
xxxx M. L.… — À l’ouvrier qualifié on demande un minimum de travail, ce qui ne peut être spécifié pour un correcteur en première.
xxxx M. M.… — Il y a des correcteurs qui ne connaissent même pas les règles de la grammaire typographique. Une règle rigide ne peut, me semble-t-il, être admise.
xxxx M. H.… — Les correcteurs, parfois, ont été payés moins cher que des typos, justement à cause de leur inexpérience en typographie. Une base fixe supérieure à celle des typos ne paraît pas équitable.
xxxx M. D.… — Ne croyez-vous pas qu’une conversation avec le président de ce syndicat [la Société amicale des Protes et Correcteurs de France] serait préférable à une réponse par lettre ?…

Il serait cruel d’insister. À ces aveugles volontaires qui, systématiquement ou par ignorance, affectent de mépriser le correcteur, ses connaissances, les services qu’il rend, et dédaignent de satisfaire à ses aspirations légitimes, nous souhaiterions volontiers un poste de correcteur — en premières ou en bon, la chose importe peu ! — et… la peine du talion. Mais de combien d’entre eux pourrait-on dire qu’ils connaissent « les règles de la grammaire typographique » ?… Nous pourrions, hélas ! prouver, documents en mains, qu’il en est un trop grand nombre qui ne connaissent même pas les règles de la grammaire française, non plus que celles… Mais, une fois au moins, sachons garder le silence.

Que pouvait, d’ailleurs, l’Amicale au delà de cette tentative, au delà de ces démarches, au cours desquelles elle avait de tout son pouvoir, reconnaissons-le, tenté de sauvegarder les intérêts de ses adhérents les correcteurs ? À l’époque où avait lieu la discussion dont nous avons tenu à rappeler les termes, la question dont il s’agit était, de l’avis de certains patrons, solutionnée depuis fort longtemps. L’Amicale ignorait-elle donc qu’en l’année 1919, au mois de juin, croyons-nous, le Syndicat des Correcteurs de Paris et de la Région parisienne avait expressément accepté l’assimilation du salaire de ses membres à celui des autres catégories d’ouvriers qualifiés : typographes, conducteurs, fondeurs, galvanoplastes, clicheurs, relieurs ? Certains patrons ne pouvaient-ils estimer que l’organisation la plus compétente, la mieux qualifiée pour déterminer un salaire de base était assurément une association composée exclusivement de professionnels intéressés ? Pourquoi dès lors ces mêmes patrons auraient-ils songé à fixer un salaire plus élevé que celui qui leur était proposé ?


B. — Le local


La question pécuniaire que les correcteurs désirent surtout voir solutionner, avant toutes autres, n’est pas, au point de vue matériel, la seule qui soit à envisager. Il en est d’autres non moins intéressantes, telles celle du local.

a) Le maître imprimeur, soucieux d’améliorer réellement la situation matérielle de ses correcteurs, ne manquera point de leur accorder dans ses ateliers un certain confort. Plus le service de la correction est important et assuré par une collectivité nombreuse, plus cette dernière condition s’imposera avec force.

Trop longtemps, sous ce rapport, le correcteur a été traité comme un véritable paria. Trop longtemps le correcteur a été considéré comme un nomade pour qui toutes les places sont bonnes : dans un coin à peine éclairé, jamais chauffé, un tabouret pour s’asseoir, un carton posé sur une casse hors d’usage, et voilà un bureau modeste, d’une installation peu coûteuse, certes, mais combien digne d’un autre âge ! Parfois, cependant, un bureau, un vrai bureau lui est dévolu, mais exposé aux rigueurs des saisons ou situé dans la partie la plus malsaine de l’atelier. Toutes les mauvaises odeurs semblent s’y donner rendez-vous. À l’époque des grandes chaleurs en particulier, la situation est déplorable : une atmosphère empuantie et suffocante décuple la fatigue du correcteur.

On ne saurait dire que ce tableau est exagéré. Tant de correcteurs ont souffert, sans se plaindre, de cette situation qui n’est point nouvelle !

Breton[187] disait, en 1843 : « Ces accidents morbides (troubles de la vue, perturbation dans les centres nerveux) se rencontrent souvent chez les correcteurs, surtout aujourd’hui qu’ils sont astreints à passer dix heures consécutives, et quelquefois davantage, dans une espèce d’échoppe que l’on décore du nom de bureau. Là le correcteur, atteint déjà moralement par la nature de son travail, souffre encore physiquement de la posture qu’il est obligé de tenir : la barre d’arrêt d’un pupitre trop haut, le bord anguleux d’une table trop basse lui meurtrissent le thorax, et ses heures de travail sont des heures de torture que chaque jour aggrave. »

En 1866, Boutmy écrivait dans le journal l’Imprimerie : « Aussi, et nous avons le regret de le dire, le coin le plus obscur et le plus malsain de l’atelier est d’ordinaire le réduit où on le confine. C’est là que pendant de longues heures il se livre silencieusement à la recherche des coquilles, heureux quand il n’est pas troublé dans sa tâche ingrate par les exigences incroyables de ceux qui dirigent ou exécutent le travail. »

En 1867, le 17 septembre, au cours de l’Assemblée générale de la Société des Correcteurs de Londres, l’un des membres, M. Forrest, « réclame contre les odieux cachots qui sont assignés aux correcteurs pour cabinets et donne lecture d’un mémoire qu’il a rédigé à cet effet sur ce sujet… »

Cette même année, M. Bernier, président de la Société des Correcteurs de Paris, disait[188] : « Si la Société des Correcteurs de Paris était mise à même de discuter les questions soulevées dans le meeting anglais du 17 septembre, elle aurait assurément à signaler les mêmes misères, à émettre les mêmes vœux, mais… elle ne saurait faire ni plus ni moins que sa sœur aînée de Londres. »

À dix années de distance, malgré les protestations, la situation n’a point changé. À ce point de vue, le portrait que la Typologie Tucker[189] trace de la situation du correcteur semble plutôt assombri : « Courbé sur son pupitre du matin au soir, souvent du soir au matin, relégué dans un coin la plupart du temps obscur et malsain, gelé pendant l’hiver, étuvé pendant l’été, ou pendant les veillées par la chaleur du gaz qui lui dessèche les poumons et le cerveau,… le correcteur est l’homme au monde le plus vilipendé par son entourage… »

De nos jours encore cette description n’est, hélas ! que la peinture trop exacte d’une situation à laquelle l’humanité et l’hygiène conseillent pourtant de porter remède[190], mais que, par esprit de routine, les maîtres imprimeurs conserveront jusqu’au moment où — il faut peut-être l’espérer, sans oser y croire — les intéressés feront appel aux… inspecteurs du travail.

Nos ancêtres — des maîtres au renom immortel, il est vrai — ne traitaient point la correction, et par suite le correcteur, avec un tel dédain. Pour en donner une preuve manifeste, il nous suffira de rappeler ce qu’était la « chambre des correcteurs » à l’imprimerie Plantin :

« Nous[191] voici dans la chambre des correcteurs, l’une des plus belles du Musée, l’une des plus complètes au point de vue des choses qu’elle contient.

« Plus longue que large, d’un magnifique aspect, cette chambre est l’une des plus grandes de la maison Plantin et peut être certainement considérée comme l’un des joyaux du Musée… Toutes choses ont été laissées à leur place ; tout vous parle des grands travailleurs dont le nom est inséparable de la gloire des Plantin, et qui ont passé là tant d’années, ardents à des labeurs incessants.

« À droite, en entrant, nous trouvons un énorme bahut rempli de lettres, d’épreuves, de manuscrits… Puis, plus loin, le bureau des correcteurs, véritable merveille d’art en chêne sculpté. Ce bureau se compose d’une grande table dont l’un des côtés est appuyé à la muraille ; sur les deux côtés perpendiculaires au mur, des bancs avec dossiers très hauts ornés de sculptures. Les sièges sont assez élevés au-dessus du plancher, et il faut monter une marche pour y avoir accès. Sous la table se trouvent des rayons en assez grand nombre. Cette table reçoit directement le jour par une fenêtre avec volets se fermant à l’intérieur…

« À l’un des dossiers se trouve suspendue une paire de ciseaux de taille respectable. Dans une boîte placée sous la table, nous feuilletons des cahiers sur lesquels sont inscrites les correspondances, dans un ordre et une régularité parfaits ; sur la table, une petite balance fort curieuse pour le pesage des lettres, et dont le modèle remonte au xviiie siècle…

« Tout le reste de la chambre des correcteurs est occupé par des armoires et rayons garnissant le mur de haut en bas, et dans lesquels sont alignés dans l’ordre le plus parfait des paquets de caractères divers…

« Au milieu de la chambre des correcteurs se trouve une table sans tiroir, couverte de feuilles d’impression, d’épreuves en placards, sur lesquelles nous avons relevé de nombreuses corrections. Devant cette table, le fauteuil sur lequel se sont assis, dit-on, Juste Lipse et Cornelius Kiliaan. Pour Juste Lipse, la tradition pourrait bien se tromper ; mais, quant à Kiliaan, le fait est certain[192]… Ce qui fait les mérites de cette relique, ce sont les souvenirs qu’elle rappelle, souvenirs de travail, de patientes et infatigables veilles…

« Sur le seuil de la porte de la chambre des correcteurs… un charme doux et pénétrant gagne l’esprit du visiteur. Au milieu de tous ces souvenirs si beaux d’un passé resplendissant, il n’est pas possible que la pensée résiste à évoquer les noms des grands travailleurs, des savants et des artistes qui ont passé dans cette demeure. Tout un monde oublié revit en un instant. »

L’un de nos maîtres imprimeurs les plus réputés de province rappelle en ces termes la coutume qu’avaient ses prédécesseurs d’affecter un local spécial au service de la correction : « De temps en temps, sortant de la chambre des correcteurs ou de sa boutique de libraire, le maître imprimeur, véritable savant que la grandeur de son art imprégnait de majesté et imposait au respect, passait, allant de l’un à l’autre vérifier la perfection du travail et donnant des conseils[193]… »

On nous permettra de rappeler encore deux anecdotes fort intéressantes : « Sur la porte de son cabinet, Alde Manuce avait fait placer cette inscription : Ne m’interrompez que pour des choses utiles. Le roi-chevalier François Ier, au cours de l’une de ses visites à l’illustre érudit, écrivit lui-même à son tour : « Restez, j’attendrai la fin de votre lecture. » Et il attendit en effet[194]. »

Le même Alde Manuce avait placardé sur la table de son cabinet de travail : « Qui que vous soyez, Alde vous prie avec les plus vives instances, si vous désirez lui demander quelque chose, de le faire brièvement et de vous retirer aussitôt, à moins que vous ne veniez lui prêter l’épaule, comme Hercule relayant Atlas fatigué, car il y aura toujours de quoi vous occuper, vous et tous ceux qui porteront ici leurs pas. » La devise d’Alde l’Ancien était : Festina lente.

« Pour faire ses lectures, M. Didot s’enfermait dans un cabinet retiré dont les appartements voisins étaient silencieux ou inhabités[195]. »

b) Que faut-il donc au correcteur ? — Un bureau modeste — le luxe et le grandiose seraient hors de propos ! — où il puisse travailler continuellement avec la plénitude de ses facultés ; un bureau où l’hygiène soit tenue en honneur et où, sans exiger le calme de la solitude la plus absolue, il ne soit pas exposé à des ennuis et à des dérangements continuels. Si la disposition des lieux, si les ressources de la Maison ne permettent point de mettre à la disposition du correcteur un local bien aéré, bien éclairé, distinct de la salle de composition, « tout au moins, qu’un vitrage fermé abrite les correcteurs contre le bruit des conversations qui empêchent de suivre, en lisant une épreuve, le sens d’un texte à corriger[196] ».

Le silence est en effet l’une des conditions les plus indispensables à une bonne correction, bien que cette nécessité même du recueillement, d’un recueillement prolongé, soit, « pour certaines natures, un supplice dont l’amertume se gonfle de toute la joie exubérante qui éclate autour d’elles. Dans l’atelier règne la vieille gaieté française ; la plaisanterie voltige d’un rang à l’autre, le rire se mêle au fracas des machines. Dans le bureau, on n’entend que le crissement de la plume et le tic-tac de la pendule[197]. »

c) Des conditions relatives à l’hygiène la plus importante pour le service de la correction est, sans contredit, celle de la vue. Chez les mineurs, on a observé des troubles visuels fréquents dus à la demi-obscurité dans laquelle vivent ces travailleurs du sous-sol ; chez les couturières, l’effort de la vue est d’autant plus grand que l’étoffe est plus sombre. Demi-obscurité, papier de teinte éclatante ou trop assombrie sont les deux écueils auxquels risque de se blesser cet organe qui, pour le correcteur, est le bien le plus précieux et qu’il doit ménager comme sa vie même.

Le maître imprimeur aura à se préoccuper de ce point particulier de manière toute spéciale : le travailleur se trouvera placé dans les meilleures conditions avec la lumière naturelle du jour venant de gauche, ne donnant ainsi aucune ombre et ne fatiguant pas la vision par les rayons directs sur les yeux[198].

L’éclairage artificiel auquel on ne devrait avoir recours, dans les ateliers convenablement installés, que durant le travail de nuit est, par son mauvais fonctionnement, la cause la plus fréquente de la fatigue anormale de la vue. Les « véritables commandements de l’éclairage », auxquels devrait s’astreindre scrupuleusement tout correcteur, peuvent être résumés de la façon suivante :

1o Ne travaillez pas dans une lumière tremblante ;

2o N’exposez pas vos yeux à une lumière nue dans le rayon visuel direct ;

3o Ne jugez pas l’éclairage par l’état des lampes ;

4o Évitez les contrastes excessifs ;

5o Employez le modèle le plus convenable de globe, abat-jour ou réflecteur ;

6o Exigez que l’éclairage soit satisfaisant ;

7o Maintenez les lampes, globes et réflecteurs propres ;

8o Assurez-vous que les lampes sont dans une bonne position[199].

Trop souvent les maîtres imprimeurs français ont oublié que le personnel doit être placé dans des conditions matérielles telles qu’il puisse fournir le maximum de rendement avec le minimum d’efforts. Les grosses Maisons américaines, qui cependant ne se piquent pas de philanthropie, ont parfaitement compris cela : agissant au mieux de leurs intérêts propres, elles ont mis leurs employés dans les conditions les meilleures, les plus hygiéniques possibles.


C. — La bibliothèque


Le Rapport sur la Situation morale et matérielle des Correcteurs présenté à l’Union des Maîtres Imprimeurs de France, forcément succinct, ne pouvait signaler tous les points sur lesquels il est désirable de voir apporter une amélioration au sort du correcteur. Si ses rédacteurs avaient eu la possibilité de s’étendre plus longuement, ils n’auraient pu omettre de signaler la nécessité d’une petite bibliothèque contenant les ouvrages utiles au service de la correction, et pour l’installation de laquelle le bureau est le local tout indiqué.

Personne ne possède la science infuse : les plus instruits sont exposés un moment à douter des choses même les plus simples. Quelques manuels typographiques, maints dictionnaires, certains ouvrages didactiques habilement choisis soulageront en temps opportun la mémoire défaillante.

On pourrait aisément citer ici le nom des Maisons, sérieuses et importantes, qui ont réalisé un progrès incontestable — et retiré de cette manière de faire un sérieux avantage — en mettant entre les mains du personnel correcteur un Dictionnaire de la Langue française qui, seul, a autorité dans les questions orthographiques douteuses. Le principe d’uniformité de correction, que l’on ne saurait trop vivement recommander, se trouve ainsi grandement facilité dans son application.

D’autres Maisons sont allées plus loin dans cette voie : grâce à des sacrifices matériels importants, elles n’ont pas hésité à former, à compléter cette modeste bibliothèque dont la nécessité est indiscutable : dictionnaire des verbes irréguliers, dictionnaire historique et biographique, dictionnaire géographique ; dictionnaires grec, latin, anglais, allemand, italien, espagnol ; cours de grammaire supérieur ; traités d’algèbre, d’arithmétique, de chimie et de physique, d’histoire naturelle et de botanique ; et, pour doubler les dictionnaires, ce qui ne gâte rien, traités d’histoire et de géographie. — Les manuels typographiques sont nombreux ; tous, on le sait, sont, à leur manière, excellents et par la forme et par le fonds. Un correcteur doit avoir à cœur de posséder, pour lui seul, celui qu’il estime, qu’il juge le meilleur entre tous. Si le patron met à la disposition de ses employés, afin de leur permettre une comparaison toujours instructive, un certain nombre de traités, il doit imposer à son personnel l’obligation stricte de ne pas s’écarter d’une marche régulière et uniforme, quelles que puissent être les divergences des auteurs.

La bibliothèque pourrait, d’ailleurs, s’augmenter, et aussi s’orner, de nombre de travaux, les meilleurs, exécutés par la Maison. L’instruction d’un professionnel se forme autant par la recherche et la connaissance des erreurs commises que par la constatation qu’il peut faire de la perfection du travail exécuté. Fréquemment même il est indispensable que le correcteur puisse consulter les travaux antérieurement imprimés, surtout lorsqu’il s’agit de labeurs composant une encyclopédie, d’ouvrages comprenant une série de volumes, de livres édités pour le compte ou par les soins d’un même auteur, de périodiques, etc. Dans les imprimeries où la préparation du manuscrit n’est pas effectuée d’une manière régulière, cette collection particulière de la bibliothèque viendra heureusement en aide à la mémoire du correcteur pour la marche. Sans doute l’instruction remise habituellement avec chaque manuscrit ne devra point être supprimée ; le correcteur lui-même ne devra point négliger de prendre les notes habituelles ; mais, si un détail a été omis, si un cas embarrassant se présente, l’un et l’autre seront plus aisément solutionnés, parce que peut-être ils auront déjà été rencontrés dans un autre volume, ou pourront être assimilés à un précédent exemple.

À tous égards, la création d’une modeste bibliothèque à l’usage du personnel de la correction s’impose donc. On ne saurait trop féliciter les maîtres imprimeurs qui ont eu cette initiative, et les remercier d’entendre aussi largement leurs devoirs à l’égard d’un personnel par ailleurs si souvent sacrifié au profit mal entendu de prétendus intérêts généraux.

Dans la Bibliographie lyonnaise de M. Baudrier[200], nous rencontrons un fait intéressant que nous voulons croire relatif à la possession par un correcteur d’une modeste bibliothèque créée par son employeur : Jean de Gabiano, qui exerça la librairie de 1581 à 1619, habitait la ville de Lyon ; pour la correction et la revision des nombreuses éditions qu’il mit au jour il employa pendant un certain temps un nommé Laurent Condie, ou plus exactement Laurenzio Condio : c’est de ce dernier qu’il est question dans l’acte rapporté ici : « Le 6 mars 1587, David de Gabiano, marchant de Lyon, verse à Pierre Molyn, marchant coffretier à Lyon, la somme de 13 escuz 1/3 d’escu d’or pour la vente et délivrance de dix coffres et bahus couvertz de cuyr noir à demy faictz, lesquels coffres Sr Jehan de Gabiano, frère dudict David, avoy loué dudict Molin pour encoffrer les livres de feu sieur Laurenzio Condio en son vivant correcteur d’imprimerie à Lyon. »


D. — Distribution du travail


Même convenablement aménagé et installé, le service de la correction ne saurait être privé d’organisation : toute collectivité a besoin d’un chef, d’un organe directeur et aussi régulateur.

Si le prote tient à conserver sous son autorité le service de la correction, il doit y faire régner l’ordre et la méthode — Si l’autorité est dévolue à un chef ou à un premier correcteur, l’impartialité exclusive de toute camaraderie et de favoritisme sera la condition indispensable de la bonne direction de ce service.

Une distribution équitable de la lecture est aussi importante que sa répartition suivant les aptitudes, les connaissances et les habitudes de chacun.

Les mêmes correcteurs ne sauraient être sans cesse favorisés, sous des prétextes plus ou moins plausibles, au détriment de certains de leurs confrères. Il en est auxquels on ne donne que des choses difficiles à lire, d’autres à qui l’on ne confie que des manuscrits courants. Cette façon de faire peut être judicieuse si elle distribue le travail suivant les aptitudes et les talents des correcteurs ; elle peut, si l’on rend justice à ces talents et à ces aptitudes, être avantageuse pour l’intéressé ; elle est profitable à la Maison qui bénéficie de compétences spéciales ; — mais on ne peut nier qu’il est utile parfois de délasser l’esprit par quelque travail courant et de tenir l’intelligence moins en haleine par un labeur moins aride et moins ardu.

Il n’est sans doute pas toujours facile d’éviter les moments de surmenage auxquels sont exposés certains correcteurs, particulièrement les correcteurs de typographiques, les tierceurs et, conséquemment ; les reviseurs. Mais on peut au moins essayer de régulariser le travail pour obtenir une correction plus soignée et moins fatigante.


E. — La méthode


Sans la méthode, l’ordre le plus parfait dans le service de la correction ne sera jamais, au point de vue des résultats, qu’un trompe-l’œil. Le prote ou le chef correcteur seront, sur ce point, d’une intransigeance absolue : si le manuscrit a été convenablement préparé, les correcteurs devront — à moins d’erreur grossière évidente — s’en tenir rigoureusement aux indications de la copie ; au cas contraire, ils devront, c’est une nécessité absolue, s’entendre entre eux, ou recevoir les ordres convenables au sujet de la marche à suivre, en prenant pour base les instructions particulières remises à chaque volume nouveau. Nul ne saurait expliquer — et, parfois, l’intéressé lui-même le pourrait moins que tout autre — la conduite d’un correcteur détruisant au bon à tirer ce que son collègue s’est péniblement efforcé de régulariser aux premières. Pertes de temps, sujet de mécontentement et de froissements, et, ce qui est plus grave, perte d’argent (ces corrections étant à la charge de la Maison) sont les seuls résultats de cette manière de faire que l’on rencontre, hélas ! parfois.

Une uniformité rigoureuse de correction — aussi bien dans l’application des règles typographiques que dans l’interprétation des instructions données par les auteurs ou les éditeurs — sera la règle stricte que l’on imposera aux correcteurs ; eux-mêmes auront d’ailleurs souci de se conformer scrupuleusement à cette marche, s’ils ont conscience de leur devoir.


II. — Amélioration morale.


A. — Le correcteur est un employé


Nous avons cherché à définir ce qu’était le correcteur. Nous avons suivi rapidement, au cours des âges, ce qu’il fut, quel lustre s’attacha à ses fonctions, et quels savants honorèrent cette profession. Puis, après avoir examiné les devoirs qui incombent à ce travailleur, la somme d’instruction littéraire et technique qui doit composer son bagage, nous avons sommairement parcouru le cycle des opérations dont il assume la charge. Nous avons donné quelques exemples de la considération certaine avec laquelle le traitent nombre de personnages influents, maints auteurs ; nous avons aussi, désireux de n’omettre aucun détail, mentionné les plaintes, les doléances, les attaques dont le correcteur est si fréquemment l’objet. Enfin, nous avons examiné quel était, mieux quel devait être le salaire de cet érudit, de ce typographe, rouage indispensable d’une profession qui eut la gloire de se dire autrefois un art, et qui bientôt, hélas ! ne sera plus qu’une industrie toute semblable à tant d’autres.

Il nous reste à dire quel rang occupe le correcteur : est-ce un ouvrier, au sens strict, comme nous avons semblé le dire à plusieurs reprises ; au contraire, de par sa situation et son instruction, s’élève-t-il au-dessus du niveau ordinaire des salariés, et peut-on voir en lui un employé ?

Les premiers correcteurs n’appartenaient point, on l’a vu, au personnel des ateliers pour lesquels ils travaillaient.

Plus tard, le patron assuma lui-même la charge de correcteur et avec la direction technique de la Maison prit la responsabilité littéraire des œuvres qu’elle éditait.

À son tour, le prote, le premier des ouvriers mais le représentant du patron, dut accepter la double fonction du savant et de l’artisan.

Ainsi, dès son origine même, le correcteur occupe une place à part de l’élément ouvrier, place qui lui crée une situation supérieure, que les ordonnances royales et les règlements de l’Université reconnaissent en lui imposant des obligations particulières. Les siècles suivants ne devaient point, et ne pouvaient au reste, apporter de modifications à de tels errements. Peut-être le xixe siècle, après la suppression des corporations et la tentative d’égalité ouvrière générale, semblait-il devoir faire rentrer dans le rang une catégorie de travailleurs intellectuels haut placés dans la hiérarchie. Mais, dès 1848, les correcteurs parisiens réagissaient énergiquement par la création de leur Société fraternelle.

Il devait être donné au xxe siècle, revenant aux usages anciens, de fixer définitivement, semble-t-il, et juridiquement la situation industrielle du correcteur d’imprimerie.

On nous permettra de rappeler sommairement les circonstances dans lesquelles fut rendu le jugement auquel nous faisons allusion, les commentaires auxquels il a donné lieu dans certains milieux et la situation nouvelle qui en découle.

Le 13 juillet 1908, ayant à se prononcer sur une opposition formée par M. X…, correcteur au Journal officiel, à un jugement de la même Chambre, la 5e Chambre du Tribunal civil de la Seine a décidé qu’un correcteur d’imprimerie, que « sa culture intellectuelle et l’importance des travaux qu’il a à exécuter distinguent nettement des simples compositeurs, ne saurait être considéré comme ouvrier, mais comme employé ».

Voici l’attendu par lequel le Tribunal définit la profession du correcteur :

« Attendu que le correcteur d’imprimerie a pour fonction spéciale de relire la première copie sortie des presses, d’en corriger les fautes d’orthographe et d’impression, de veiller, en un mot, sous sa responsabilité, à la reproduction fidèle des termes et du sens du manuscrit original ; que la nature même de cette fonction implique nécessairement une culture intellectuelle assez étendue et un travail de cabinet qui se distingue nettement de celui de l’atelier de composition, où les ouvriers typographes, sous la direction du prote, leur contremaître, se livrent à la manipulation des caractères d’imprimerie et à leur assemblage ; que, s’il est possible d’admettre que, dans certains établissements de peu d’importance, le rôle du correcteur puisse être confondu avec celui de l’ouvrier proprement dit, il ne saurait en être ainsi dans l’espèce, en raison de l’importance de l’établissement industriel auquel est attaché X…, du niveau intellectuel que sa fonction comporte et du chiffre élevé de ses émoluments. »

Cette thèse a été confirmée, l’année suivante, dans un procès intenté par deux de ses correcteurs au journal le Matin, qui les avait licenciés sans leur accorder aucune indemnité.

Faisant sienne la définition juridique du correcteur établie par le jugement de la 5e Chambre, du 13 juillet 1908, rappelé ci-dessus : « employé d’une culture intellectuelle étendue…, travaillant sous sa seule responsabilité…, dont la fonction est incompatible avec celle des ouvriers d’imprimerie », la 7e Chambre du Tribunal civil de la Seine a condamné le journal le Matin à allouer à chacun des intéressés 180 francs de dommages-intérêts.

Depuis 1909, Dame Justice n’a pas été appelée, que nous sachions, à délibérer à nouveau sur la situation du correcteur dans l’imprimerie ; et les jugements rapportés ici, qui n’ont été infirmés par aucun arrêt nouveau de cassation ou d’appel, sont devenus définitifs, ont acquis « force de chose jugée ».

Les publications périodiques n’ont point mentionné — et pour cause ! — les manifestations bruyantes avec lesquelles les correcteurs ont accueilli une décision judiciaire qui, sans lutte, les élevait ainsi, officiellement, en un jour, d’un degré dans l’échelle industrielle. Mais quelques critiques ont pris prétexte de l’arrêt de Thémis pour exercer leur verve.

À propos de ce procès « où il s’agissait de savoir si un correcteur devait être considéré comme un ouvrier ou comme un employé, et le Tribunal ayant opiné pour cette dernière opinion et motivé son jugement par des raisons fort justes », le « père » Breton écrivait :

« En ce qui est des correcteurs, la chose, au fond, n’a pas grande importance. Ouvrier ou employé, on est toujours le salarié de quelqu’un, comme aurait dit notre vieil ami Brid’Oison, et l’argent qu’on reçoit en échange d’un travail ou service quelconque, qu’on le baptise salaire, appointement, traitement, indemnité, honoraires, banque ou émoluments, c’est kif-kif, à ce qu’assurait notre oncle Francisque Sarcey…

« Donc, par autorité de Justice, nos bons amis les correcteurs ne toucheront plus de banques, ils palperont des appointements, ce qui leur fera une belle écritoire ! Le moindre grain de mil, sous forme de 15 centimes de plus de l’heure, leur irait autrement mieux qu’un képi de gendarme à une lanterne d’automobile[201]. »

Avec non moins d’ironie, plus dissimulée cependant sous un fonds de scepticisme, le Courrier du Livre, sous la signature de Charles Raulin, disait encore : « Voilà qui est formel, péremptoire : le correcteur n’est plus cet être hybride, formé de deux espèces différentes, du « typo » et du « cultivé ». Grâce au jugement de la 5e Chambre, il est devenu une « étoffe » de meilleure, de première qualité ; la lisière est maintenant du drap.

« Ce jugement réjouira surtout Mesdames et Mesdemoiselles les Correctrices que les Affiches de l’Imprimerie nous ont récemment montrées agissant à la façon de l’employé, arrivant et sortant à leurs heures, qui ne sont pas celles du commun. Leurs confrères masculins continueront d’être ce qu’ils ont été jusqu’ici : les frères jumeaux des compositeurs. »


B. — Les conséquences


Au point de vue légal et judiciaire, les décisions que nous venons de rapporter créent au correcteur une situation nouvelle. Peut-être ne sera-t-il pas inutile d’esquisser sommairement les principales modalités de cette situation.


a. — Nature et durée du contrat


1. La nature du contrat qui lie le patron et l’employé est un louage de services à durée déterminée : l’engagement par lequel un employé s’obligerait à demeurer toute sa vie dans la Maison d’un même patron serait donc nul. Le respect dû à la liberté de l’homme lui interdit d’engager témérairement ses services pour sa vie entière. — Cette règle est consacrée par l’article 1780 du Code civil : « On ne peut engager ses services qu’à temps et pour une entreprise déterminée. »

2. Lorsque le temps fixé par le contrat de services de louage est écoulé, si le patron laisse son employé en fonctions, s’il continue à lui donner des ordres, à lui verser ses appointements comme auparavant, un engagement d’une durée égale à celle du précédent et de mêmes conditions s’établit par tacite reconduction.

Dans notre corporation, la durée du contrat s’établit, de manière générale, au plus pour un mois, sauf conventions contraires, c’est-à-dire que le correcteur est employé au mois. Un nouveau contrat s’établit, par tacite reconduction, au début de chaque mois, jusqu’au moment où l’une des deux parties fait connaître à l’autre sa décision de faire cesser le contrat tacite. Le délai de préavis est alors d’un mois.

Nous disons « sauf conventions contraires » ; il est certain en effet que, dans nombre de Maisons, le correcteur est un « employé » auquel le salaire est payé hebdomadairement et dont le contrat de travail se renouvelle chaque semaine par tacite reconduction.

3. Le patron doit mettre son employé à même d’exécuter son travail, dans les conditions convenues, ou, à défaut de conventions expresses, suivant les usages des lieux et les coutumes de la corporation. Il ne peut l’astreindre à une besogne autre que celle pour laquelle il l’a strictement engagé : ainsi un patron ne pourrait légitimement obliger un correcteur à prendre place à la casse ; ce dernier aurait le droit de demander la résiliation de son engagement et même des dommages-intérêts, dans le cas où le patron insisterait.

En outre, le travail que l’employé doit fournir ne doit être ni physiquement ni moralement impossible ; dans ce cas, l’engagement serait nul. — On peut faire rentrer dans ces deux catégories : l’obligation, qu’un patron imposerait, d’un travail excédant, et de beaucoup, les prescriptions sur la durée du travail dans les usines et manufactures ; la lecture commandée, exclusive et continue, de travaux contraires aux lois et aux bonnes mœurs.

4. Les obligations de l’employé ne peuvent être remplies que par lui. L’intérêt du patron à ce que les services attendus soient accomplis par l’employé avec lequel il a traité, et non par tout autre, est évident : lorsqu’il a engagé cet employé, il a pris en considération son talent, son habileté, ses aptitudes professionnelles, et ce serait ne tenir aucun compte de la volonté de l’un des contractants que de permettre à l’employé de se faire remplacer sans le consentement de son patron. Le patron aurait le droit de demander la résiliation avec dommages-intérêts (art. 1184, C. civ.).

5. L’employé doit tout son temps et tous ses soins à son patron ; en conséquence, le patron peut résilier l’engagement et demander des dommages-intérêts lorsque l’employé travaille, à quelque titre que ce soit, pour une autre Maison (Rouen, 8 juillet 1885).

6. L’employé ne doit, au cours de son travail, supporter que les frais qui ont été implicitement compris dans les conditions de l’engagement ou que les usages mettent à sa charge. Le patron doit, dans tout autre cas, le remboursement de ces frais, par exemple les frais de bureau.

7. Le patron doit indemniser l’employé de toutes les pertes subies par suite ou à l’occasion de ses fonctions (art. 2000, C. civ.), par exemple les livres et les vêtements détruits au cours d’un incendie.

8. Le patron est civilement responsable des actes délictueux accomplis par ses préposés « dans les fonctions auxquelles il les a employés » (art. 1384, C. civ.).

La responsabilité du patron est engagée alors même qu’il pourrait prouver qu’il lui a été impossible d’empêcher le fait dont on se plaint ; il suffit que le dommage existe.

Si le patron n’a pas donné d’ordre, sa responsabilité civile seule est en jeu ; dans le cas contraire, sa responsabilité pénale est engagée.

Cette responsabilité s’étend à tous les actes par lesquels les employés causent un dommage à autrui — quasi-délit, dols, etc., — même si les employés sont incapables de contracter par eux-mêmes (femmes mariées, mineurs), le patron qui fait appel aux services de ces derniers le faisant à ses risques et périls. — Ainsi un patron est tenu du préjudice causé à un tiers par un correcteur qui, dans un jugement de condamnation de tribunal correctionnel, a laissé par mégarde le nom de ce tiers au lieu de celui de la personne en cause. Toutefois, le correcteur est responsable de cette erreur vis-à-vis du patron, — « le correcteur veillant sous sa responsabilité à la reproduction fidèle des termes et du sens du manuscrit », comme l’a déclaré la 5e Chambre du Tribunal civil de la Seine.

9. Le patron est responsable des conséquences des accidents survenus aux ouvriers « occupés dans l’industrie du bâtiment, les usines, manufactures, chantiers…, et dans toute exploitation ou partie d’exploitation dans laquelle il est fait usage d’une machine mue par une force autre que celle de l’homme ou des animaux ». (L. 9 avril 1898, art. 1.)

Toutefois, le patron n’est pas responsable des suites des accidents survenus par cas fortuit ou force majeure, c’est-à-dire dans des circonstances qu’il était dans l’impossibilité de prévoir et d’empêcher ; de même il n’est pas responsable des suites de l’accident survenu par la faute de l’employé qui en a été victime.


b. — Salaires


10. Le salaire est payable aux époques convenues entre les parties — patron et employé — habituellement à la fin de chaque mois, sauf conventions contraires.

Le salaire est dû en entier, même en cas d’absence momentanée, pour cause de maladie, d’accident, si cette absence est de courte durée, et si le fait n’est pas imputable à une faute grave de l’employé. Si, au contraire, l’absence est de longue durée et met l’employé dans l’impossibilité absolue de rendre les services dus par lui, le salaire stipulé n’est pas dû.

11. Le salaire fixé et accepté d’un commun accord par les parties est dû en entier ; il ne peut en aucun cas et en aucune manière être réduit par les tribunaux à la sollicitation de l’un des contractants.

12. Le patron qui charge son employé de travaux supplémentaires non prévus par le louage de services, par l’engagement, doit à ce dernier une rémunération particulière à raison de ces travaux (Trib. Com. Seine, 27 mai 1885).

13. En principe, le paiement du salaire doit être effectué en argent ou en monnaie ou billets ayant cours légal en France. — Dans la typographie, le salaire n’est jamais payé en denrées ou en marchandises, comme parfois dans certaines autres corporations.

14. Le salaire acquis aux ouvriers directement employés par le débiteur pendant les trois mois qui ont précédé l’ouverture de la liquidation judiciaire ou de la faillite, est admis au nombre des créances privilégiées, au même rang que le privilège établi par l’article 2101 du Code civil pour les salaires des gens de service (L. 4 mars 1889, art. 22).

Mais le privilège ne garantit pas : les avances de fonds faites par l’employé à son patron, à moins que ces avances n’aient eu lieu en exécution même de l’engagement, ce qu’il appartiendra à l’employé de prouver (Paris, 21 juin 1887) ; les dommages-intérêts ou indemnités qui pourraient être dus à l’employé, par exemple pour rupture de contrat non motivée ou intempestive (Trib. Com. Marseille, 25 janvier 1883).

15. « Les traitements des employés ne sont saisissables que jusqu’à concurrence de 1 dixième, lorsqu’ils ne dépassent pas 2.000 francs par an[202] » ; ils ne peuvent être cédés que jusqu’à concurrence d’un autre dixième (L. 12 janvier 1895).

16. Ne sont pas compris dans les appointements proprement dits, et en conséquence ne sont pas passibles de la saisie-arrêt du dixième :

1o Les bonifications ou gratifications, qui constituent des dons facultatifs sur lesquels ni l’employé ni ses créanciers n’ont le droit de compter ;

2o Les pourboires, pour le même motif ;

3o Les sommes dues pour travail supplémentaire accompli en dehors des heures de bureau : on ne peut dire en effet que ces sommes constituent le traitement ou les appointements de l’employé, puisqu’elles ne sont pas dues aux termes de l’engagement ;

4o Les prestations en nature, telles que logement, chauffage, éclairage, etc. ; mais il faut considérer comme devant être comptée dans le chiffre des appointements l’indemnité en argent que peut recevoir un employé en dédommagement de la prestation en nature à laquelle son contrat de louage de services lui donnait droit et qu’il n’a pas obtenue.

17. Les créances qui résultent d’avances faites par le patron à son employé ne peuvent être remboursées qu’au moyen de retenues successives ne dépassant pas le dixième du salaire ou des appointements, lorsque le chiffre de ceux-ci est inférieur à 2.000 francs (L. 12 janvier 1895).

Les acomptes versés à un employé sur un travail en cours ne sont pas considérés comme avances, puisqu’ils ne constituent qu’un paiement partiel du salaire.


c. — Rupture du contrat de travail


18. Le contrat de louage de services prend fin par l’expiration de la durée pour laquelle il avait été consenti.

Toutefois, avant cette expiration il peut être rompu d’un commun accord entre les parties, soit en observant les délais de préavis de rupture prévus lors de l’engagement ou fixés par les usages, soit sans préavis.

19. Le patron peut rompre le contrat si l’employé ne remplit pas ses obligations, en un mot ne satisfait pas à ses engagements (C. civ., art. 1184) et donne de graves motifs de mécontentement. De son côté, l’employé a le même droit, s’il estime que le contrat n’est pas respecté, est outrepassé, ou que le travail auquel il est astreint ne répond nullement aux conventions intervenues.

Régulièrement, les tribunaux devraient seuls être appelés à prononcer la résiliation d’un contrat, dans les conditions du paragraphe précédent ; mais, en fait, la volonté de l’une des parties intervient toujours avant cette éventualité, sauf à l’autre partie à saisir le tribunal par une demande de dommages-intérêts, si elle estime que cette résiliation est inopportune ou n’est pas justifiée.

La rupture du contrat de travail sans motifs légitimes peut donner lieu, en faveur de l’une ou de l’autre partie, à des dommages-intérêts, à condition que cette rupture cause réellement un préjudice ; la preuve incombe au demandeur, c’est-à-dire à celui qui affirme avoir souffert de la rupture :

« Attendu que, si la rupture du contrat de louage de services fait sans détermination de durée peut donner lieu à des dommages-intérêts au profit de celui qui la subit, c’est à la condition qu’elle lui soit préjudiciable, et qu’elle constitue, de la part de celui qui l’impose, un abus de son droit, dont la preuve incombe au demandeur. » (Chambre civ., 12 nov. 1901 ; Dalloz, 1901-1-22.)

Le jugement doit, à peine de nullité, relever et préciser les circonstances qui constituent la faute ou l’abus de pouvoir. Ainsi ne serait pas suffisante la mention « que le patron a rompu brièvement le contrat et congédié son employé après quinze années de travail dans la Maison ». (Chambre civ., 23 mars 1904 ; Dalloz, 1904-1-192.)

20. La rupture du contrat de travail par cas de force majeure — incendie de l’établissement, destruction au cours d’une guerre — ne donne pas lieu à indemnité en faveur de l’employé.

21. La rupture du contrat dans le cas de faillite, de liquidation judiciaire, de dissolution de société, donne lieu à indemnité en faveur de l’employé congédié (Paris, 29 janvier 1884).

22. Une maladie grave et permanente, la mort de l’employé mettent fin au contrat sans dommages-intérêts à l’égard du patron ; mais la réciproque n’est pas admise, et l’employé congédié, en dehors des conditions du contrat, à la suite d’une maladie grave ou de la mort du patron, a droit à une indemnité. — Une maladie passagère ne peut mettre fin au contrat.

Il a été jugé qu’une absence de courte durée d’un ouvrier, qui avait d’ailleurs prévenu par écrit son patron de son absence, si elle autorisait le patron à résilier le contrat de travail, ne lui permettait pas de ne pas observer le délai de préavis.

23. Les tribunaux ont jugé, à maintes reprises, qu’au cas de vente d’une Maison les employés ont la liberté de quitter cette Maison sans être tenus à aucune indemnité, s’ils n’ont pas établi avec l’acquéreur un nouveau contrat de louage de services (Lyon, 8 janvier 1848) ; en sens contraire, l’acquéreur, qui ne s’est pas engagé formellement à conserver le personnel, peut congédier tous les employés sans être astreint à des dommages-intérêts. — Mais, en toutes circonstances, les employés fondés à quitter volontairement la Maison peuvent réclamer des dommages-intérêts à leur ancien patron qui n’aurait pas observé les délais de préavis convenus. Ces circonstances sont rares dans notre profession.

24. La rupture du contrat de travail avant l’époque fixée pour son expiration donne lieu à indemnité de la part d’une partie envers l’autre, même lorsque cette rupture est occasionnée par des motifs raisonnables. — Ainsi, au cours de son engagement, un employé quittant son patron pour se marier, pour venir au secours de parents âgés ou infirmes, serait, le cas échéant, tenu de dommages-intérêts.

25. Un patron qui congédie son employé en raison de graves fautes professionnelles, d’insuffisance technique prouvée, de condamnation infamante, d’abus de confiance, ne peut être tenu à lui verser une indemnité.

26. La grève ou le lock-out est une rupture du contrat de travail. — En conséquence, les délais de préavis doivent être observés ; faute de ce faire, patrons ou employés peuvent être condamnés à des dommages-intérêts envers la partie qui a rompu le contrat.

27. Le patron est libre de reprendre ou non les employés qui se sont mis en grève ; mais cette faculté ne peut être opposée aux employés qui n’ont abandonné le travail que par suite de violences ou de menaces, ou y ont été contraints d’autre manière.

28. L’employé congédié par un patron obligé, sous peine de grève ou autres représailles, de se séparer de celui-ci, n’a aucun recours contre ce patron. Le préjudice qui est causé à cet employé provient non pas du patron qui a été obligé de céder aux menaces, mais des personnes qui ont contraint le patron. À celles-ci la responsabilité, et conséquemment, le cas échéant, la réparation du préjudice causé.

29. L’employé non syndiqué congédié à la demande d’un syndicat, demande faite sous peine de représailles en cas de refus, n’a aucun recours contre le patron ; mais il peut actionner en dommages-intérêts le syndicat coupable de lui avoir causé volontairement un préjudice (Cass., 22 juin 1892 ; Lyon, 2 mars 1894).

30. « En matière de louage de services, si un patron, un ouvrier ou un employé est appelé sous les drapeaux comme réserviste ou comme territorial, pour une période d’instruction militaire, le contrat de travail ne peut être rompu à cause de ce fait. » (L. 18 juillet 1901, art. 1.)

31. « Même si pour une cause légitime le contrat est dénoncé à l’époque d’une période d’instruction militaire, le temps consacré à cette période est exclu des délais usuels impartis pour le préavis de délai-congé. » (L. 18 juillet 1901, art. 2.)

32. En l’état actuel de la législation, le patron ne peut, sans être tenu à indemnité, congédier un employé qui s’affilie ou est affilié à un syndicat.


d. — Généralités


33. « Les parties ne peuvent renoncer à l’avance au droit éventuel à des dommages-intérêts » (C. civ., art. 1780). Toute clause portant cette renonciation sera donc nulle et de nul effet. Au moment où l’employé accepte un engagement, le besoin de travailler pour vivre peut lui enlever quelque part de sa liberté et lui faire accepter des conditions draconiennes.

34. Toutefois, au moment du contrat, les parties peuvent fixer, pour le cas à venir d’une rupture non justifiée, le chiffre des dommages qu’elles désirent être versés par la partie coupable ; cette clause sera valable si le chiffre fixé est estimé raisonnable eu égard à la situation et aux fonctions de l’employé.

35. Sont valables les renonciations aux dommages-intérêts et les transactions amiables qui fixent le chiffre de l’indemnité encourue, lorsque renonciations et transactions ont lieu après la rupture du contrat de travail (Trib. Com. Seine, 23 février 1892).

36. Au moment de son départ, l’employé doit remettre à son patron toutes les pièces, tous les documents, tous les livres, enfin tous les objets que celui-ci lui a confiés. Une précaution à conseiller à l’employé est celle de se faire délivrer un récépissé ou une décharge régulière. — De son côté, le patron est tenu de remettre à son employé tout ce qui appartient à celui-ci.

37. « Toute personne qui a engagé ses services peut, à l’expiration du contrat, exiger de celui à qui elle les a loués, sous peine de dommages-intérêts, un certificat contenant exclusivement la date de son entrée, celle de sa sortie et l’espèce de travail auquel elle a été employée. Ce certificat est exempt de timbre et d’enregistrement. ». (L. 2 juillet 1890, art. 3.)

Le patron a le droit de se refuser à porter au certificat toute mention autre que celle indiquée par la loi ; il est à remarquer en effet que le texte porte le mot « exclusivement » qui est strictement limitatif.

38. L’employé qui s’établit à son compte, ou entre au service d’une autre Maison, doit, à peine de dommages-intérêts, s’abstenir, dans ses nouvelles fonctions, de toute concurrence déloyale envers son ancien patron.

39. Si l’engagement de travail comporte pour l’employé l’interdiction d’entrer dans une Maison similaire après avoir quitté son emploi pour quelque cause que ce soit, cet employé ne peut s’établir pour son propre compte dans un commerce ou une industrie analogue à celle dont il était le salarié : il pourrait en effet susciter de la sorte à son ancien patron une concurrence préjudiciable, concurrence qu’il était certes dans l’intention des parties d’éviter avec soin en imposant et en acceptant « l’interdiction de louage de services » à une Maison de même nature (Cour d’appel Paris, 4e Chambre, 17 nov. 1920).

40. La loi du 16 février 1919 interdit et punit la corruption de « tout commis, employé, préposé, rémunéré ou salarié d’un commerçant ou d’un industriel ». — La 11e Chambre correctionnelle du Tribunal civil de Paris a condamné à 2.000 francs d’amende et à 1 franc de dommages-intérêts un ex-employé d’une Compagnie de torréfaction qui, pour augmenter le nombre des clients de son nouveau patron, avait cru devoir solliciter d’un préposé de son ancienne Maison « les noms des clients, les quantités de marchandises livrées et la copie des ordres reçus journellement », et ce moyennant le versement mensuel de la somme de 30 francs.




  1. Claudin, Histoire de l’Imprimerie en France, t. I, p. 20.
    xxxx Les premiers typographes avaient compris qu’ils ne triompheraient de l’hostilité violente qu’allait soulever dans la corporation des copistes la découverte de l’imprimerie qu’en donnant à leurs productions l’aspect des manuscrits qu’ils voulaient remplacer, et surtout en imitant leur écriture. À l’époque où Gutenberg réussit à mettre au jour ses premières œuvres, la forme de la lettre manuscrite était, en Allemagne, exclusivement gothique ; en Italie, elle était romane ; en France, le goût d’alors était en faveur de l’écriture gothique.
    xxxx Nous savons pourquoi Friburger, Gering et Crantz, à l’encontre des habitudes de notre pays, choisirent la lettre romane. Disons, toutefois, qu’à leur départ de la Sorbonne, obligés de renouveler leur matériel, ils adoptèrent, lors de leur installation au Soleil d’Or, la forme gothique ; celle-ci devait avoir exclusivement les préférences des imprimeurs français jusqu’à la fin du xve siècle.
    xxxx Conrad Sweynhem et Arnold Pannartz, élèves de l’atelier de Mayence, s’étaient installés en Italie, au couvent de Subiaco, dès l’année 1467, dit-on ; imitant l’écriture employée par les humanistes italiens, ils avaient abandonné la lettre gothique de leur patrie et gravé des caractères romains. — Jenson, le graveur de la Monnaie de Tours envoyé par Charles VII à Mayence, s’installait à Venise vers 1470 et, perfectionnant la gravure de Sweynhem et Pannartz, créait des types merveilleux qui devinrent d’un usage général en Italie.
    xxxx En 1501, Josse Bade (p. 56), correcteur d’imprimerie à Lyon, venait s’établir à Paris, où il tenait d’abord (1503) boutique de libraire, puis quelque temps après (vers 1512) d’imprimeur. Il fut, dit-on, l’un des premiers, en France, qui songea, au xvie siècle, à substituer la lettre romane au caractère gothique. Un autre correcteur d’imprimerie Geoffroy Tory (p. 44), qui également fut libraire (1518) et imprimeur à Paris, lui aurait apporté, à partir de 1529, l’aide la plus efficace. Sous l’influence de ces deux lettrés, liés d’amitié et en correspondance suivie avec tous les érudits, avec tous les imprimeurs et les libraires de leur époque, les types gothiques furent enfin définitivement abandonnés en France et remplacés par des caractères romains.
    xxxx En 1502, un libraire de Lyon, appelé Balthazard de Gabiano, pour la reproduction des œuvres de Virgile, d’Horace, de Juvénal, etc., éditées par Alde Manuce, copiait les caractères dénommés aldins (p. 61).
  2. Voir chap. II, p. 42, 43, 45 et suiv., et ce même chapitre, p. 437.
  3. Cet ouvrage, dont la Bibliothèque municipale de la Ville du Mans possède un exemplaire, est un in-8o gothique, imprimé en noir et rouge, sur deux colonnes de 44 lignes à la page ; il comporte 400 folios.
  4. Il ne faut pas confondre le privilège, qui fut un acte gracieux, une faveur, avec la permission, l’autorisation d’imprimer que tous les libraires ou imprimeurs devaient obtenir — d’abord de l’Université, plus tard de censeurs nommés par le Pouvoir — préalablement à la mise en vente d’un ouvrage.
  5. D’après Max Rooses, Christophe Plantin, imprimeur anversois, p. 118.
  6. Juste Lipse, né à Isque (Belgique), le 18 octobre 1547. — Plantin fut le premier éditeur de Juste Lipse, pour lequel il commença à imprimer, croyons-nous, en 1569, Variarum lectionum libri III. Juste Lipse, au cours de l’un de ses voyages, s’étant arrêté à Iéna, y accepta une chaire d’éloquence et d’histoire qu’il conserva de 1572 à 1574. Il mourut le 24 mars 1606, à Louvain. (Biographie universelle ancienne et moderne, t. XXIV, p. 591. — Vve Desplas, éditeur, Paris ; Henri Plon, imprimeur.)
  7. Charles Estienne (1501-1564) devint à son tour imprimeur en 1551. Il mourut au Châtelet où ses créanciers l’avaient fait enfermer.
  8. Robert Estienne, né en 1503, mort à Genève le 7 septembre 1559 (voir p. 46).
  9. Voir p. 80.
  10. Voir p. 50.
  11. Voir p. 51.
  12. Frédéric Ier Morel, d’une famille étrangère au précédent, né en 1523, en Champagne, épousa en 1559 une fille de Vascosan et s’établit imprimeur rue Saint-Jean-de-Beauvais, à l’enseigne du Franc-Meurier. Il fut nommé en 1571 premier imprimeur du roi. Lorsqu’il décéda en 1583, son fils Frédéric II lui succéda.
  13. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 5e série, p. 158.
  14. Id., Ibid., 5e série, p. 160.
  15. Id., Ibid., 5e série, p. 194.
  16. Déclaration, donnée à Versailles, le 23 octobre 1713, en interprétation de l’édit d’août 1686, concernant les libraires et imprimeurs de Paris : Art. 2 : « Il sera permis à tous maîtres imprimeurs et leurs veuves de prendre, pour travailler dans leurs imprimeries, autant d’ouvriers qu’ils en auront besoin, quand même ils n’auroient pas fait d’apprentissage chez un maître imprimeur, à condition néanmoins que lesdits maîtres imprimeurs et leurs veuves donneront de l’ouvrage par préférence aux compagnons qui auront fait apprentissage. »
  17. Les apprentis étaient, à cette époque, tenus de posséder une instruction assez étendue : ils devaient connaître le latin et lire le grec ; ils passaient avec le maître un contrat dont la durée était en général de quatre années ; ils pouvaient, après avoir été compagnons, devenir maîtres (voir, p. 104, art. 5 du règlement de 1649).
  18. Les alloués ne furent, dès les premiers temps, astreints à aucune condition pour entrer dans l’imprimerie ; l’accès à la maîtrise leur était interdit.
  19. D’après J. Radiguer et P. Mellottée.
  20. Les apprentis qui devaient connaître le latin et savoir, au moins, lire le grec.
  21. D’après J. Radiguer.
  22. D’après J. Radiguer.
  23. Voici, au surplus, le texte de l’article 15 des lettres patentes de juin 1618 relatif à cet objet : « Défenses seront faites à tous imprimeurs et leurs compagnons de retenir plus de quatre copies de tous les livres qu’ils imprimeront ; à sçavoir, une copie pour le libraire qui fera imprimer lesdits livres, une pour le maître imprimeur, une pour le correcteur et la quarte et dernière pour les compagnons, à la charge qu’ils seront tenus la représenter à celui qui la fera imprimer, laquelle il sera tenu leur payer, ou, en cas de refus, il leur sera loisible d’en disposer ainsi qu’il leur semblera bon estre, et où il s’en trouveroit davantage, seront pris comme infracteurs des ordonnances… » — L’article 19 du Règlement du 30 août 1777 modifia ainsi cet usage : « Il ne pourra être levé par les ouvriers de l’imprimerie que six exemplaires seulement des ouvrages qu’ils impriment, dont deux pour les maîtres, un pour le directeur, et les trois autres pour être partagés en commun entre lesdits ouvriers. Ils seront tenus néanmoins de présenter leursdits quatre quatre (sic dans le texte que nous avons consulté) exemplaires à celui qui aura fait faire l’impression, et qui pourra, si bon lui semble, les retenir en les payant. »
  24. D’après J. Radiguer.
  25. Si l’on en croit Bertrand-Quinquet, cette coutume survécut à la période révolutionnaire : « Un ancien usage voulait qu’on laissât aux ouvriers deux copies de chapelle, c’est-à-dire deux exemplaires de chaque ouvrage que l’on imprimait. Cet usage subsiste encore en quelque sorte, car les ouvriers prennent ordinairement ces copies quand on ne les leur donne point. Mais, comme il vaut mieux accepter que dérober, il nous semble qu’on devrait bien les leur laisser. Il est des cas cependant où l’auteur comme l’imprimeur désirent qu’il ne reste pas de traces d’un ouvrage, ou bien encore que les exemplaires en totalité ont chacun leur destination particulière ; alors il faut payer aux ouvriers un prix convenable pour les exemplaires qu’ils auraient en quelque façon droit d’attendre. Par là on se les attache, la confiance s’acquiert par la confiance, et cette réciprocité tourne encore au profit et des ouvriers et du directeur de l’imprimerie. » (Bertrand-Quinquet, Traité de l’Imprimerie, p. 278.)
  26. Brune (Guillaume-Marie-Anne), né en 1763, à Brive-la-Gaillarde, vint à Paris prendre les « formes de la procédure » ; pour vivre, il devint compositeur d’imprimerie ; il imprima lui-même son journal jusqu’au 30 octobre 1789.
  27. Tallien, né à Paris en 1769, fut prote de l’imprimerie du Moniteur ; il mourut en 1820.
  28. Voir chapitre ii, p. 90 et suiv.
  29. J. Radiguer.
  30. Bertrand-Quinquet, Traité de l’Imprimerie (dédié à Pierre Didot, citoyen français, « premier imprimeur de l’Europe »), p. 15-16.
  31. La Société des Correcteurs des Imprimeries de Paris, fondée en 1865 et approuvée par arrêté ministériel du 26 juillet 1866, avait pour but :
    xxxx 1o D’établir des liens de fraternité entre les correcteurs d’imprimerie au moyen de rapports plus fréquents et d’échange de bons offices ;
    xxxx 2o De faciliter le placement des sociétaires sans travail, et, après eux, des autres membres de la corporation ;
    xxxx 3o De créer une caisse de secours destinée à payer une indemnité journalière aux sociétaires atteints de maladie ou d’infirmités temporaires ;
    xxxx 4o De venir en aide à la veuve ou aux enfants du sociétaire décédé.
    xxxx Se réclamant exclusivement, on le voit, de la mutualité et n’ayant point en vue, ostensiblement tout au moins, la défense des intérêts corporatifs (il était indispensable de ne point effaroucher les susceptibilités du Pouvoir, qui n’admettait pas encore les coalitions), la Société des Correcteurs n’avait pas cru devoir élaborer un tarif. D’ailleurs, bien que les correcteurs des imprimeries de banlieue aient pu se faire inscrire parmi les adhérents, le nombre des membres de la Société, en 1869, s’élevait à peine, d’après Boutmy, au tiers des correcteurs travaillant dans les ateliers de Paris et de la Banlieue. — L’indifférence des correcteurs pour les sociétés professionnelles, même mutualistes, ne date point d’aujourd’hui, on le voit.
  32. L’Imprimerie, février 1874, no 111, p. 403.
  33. La Bibliothèque de Tours possède deux exemplaires de ce remarquable travail : l’un est imprimé sur peau de vélin et orné d’enluminures merveilleuses, l’autre est tiré sur papier. In-folio gothique, en noir et rouge, deux colonnes de 43 lignes à la page, il comprend 490 pages.
  34. Aussi ne faut-il point s’étonner de voir ce même Pierre Larousse écrire, dans l’« Achevé d’imprimer » du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, à l’instar des éditeurs du xve et du xvie siècle : « Enfin, nous ne devons pas oublier M. Charles Bournot, metteur en pages et chef de l’atelier de composition, ainsi que MM. Eugène Boutmy, A. Bernier et F. Lhernault, correcteurs, dont le zèle constant et éclairé a beaucoup contribué à la bonne exécution du travail. » (Aux Lecteurs du « Grand Dictionnaire », t. XV, p. 1528.)
  35. Egger, Histoire du Livre, p. 244.
  36. Boutmy (Dictionnaire de l’argot des typographes, p. 113), qui rapporte également ce fait, paraît le tenir en médiocre estime d’exactitude : Se non è vero…, dit-il avec un certain scepticisme.
  37. Genèse, chap. iii, verset 16.
  38. D’après J. Radiguer.
  39. Histoire de Leander et de Hero, mise de latin en français par Clément Marot ; Lyon, chez S. Gryphius ; 1541. — D’après Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 8e série, p. 149.
  40. Imprimé à Lyon, par Pierre Roussin (Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 2e série, p. 257).
  41. Angeli Rocchæ Dissertatiancula de Origine typographiæ, excerpta ex ejus Bibliotheca Vaticana commentario illustrata, impressa Romæ, in Typographia Vaticana, anno 1591, in-4o.
  42. Incliti Cenobii Athanensis in diocesi Lugd. Ordinis divi Benedicti Missale… (Bibliographie lyonnaise, 1re série, p. 426.)
  43. C’est-à-dire « vers le protestantisme ».
  44. Bibliographie lyonnaise, 10e série, p. 91.
  45. D’après Max Rooses, Christophe Plantin, imprimeur anversois, p. 190.
  46. Parmi les ouvrages les plus remarquables écrits par Kiliaan, auquel un écrivain décerne le titre de « père de la philologie néerlandaise », il faut citer : Histoire de Louis XI, roi de France, et de Charles, duc de Bourgogne, d’après Philippe de Comines. (1578), Description de toutes les Néerlandes, Dictionnaire latin-grec-français et néerlandais, Dictionnaire latin-néerlandais, Cinquante homélies sur la droiture qui convient à un chrétien (1580), Etymologicon teutonicæ linguæ (1599), etc.
  47. L. Degoorges, la Maison Plantin à Anvers, 3e éd., 1886, p. 64.
  48. Id., Ibid., p. 60.
  49. Laurent Beyerlinck, Theatrum vitæ humanæ, t. VII.
  50. Bibl. Nat., ms fr. 22062 : Mémoire, f° 130 et suiv.
  51. D’après J. Radiguer.
  52. Traité de l’Imprimerie, p. 109.
  53. L’Imprimerie, juillet-août 1867.
  54. « Les personnes qui n’ont aucune notion de l’imprimerie s’étonneront à bon droit que les auteurs, qui sont les correcteurs naturels de leurs ouvrages, aient réellement besoin de cet auxiliaire ; elles comprendront difficilement que la science d’un homme de lettres soit insuffisante pour obtenir, sinon la perfection, du moins une exécution satisfaisante. Un homme du métier s’offenserait d’abord d’une semblable erreur, mais, en réfléchissant, il la pardonnera sans peine, s’il n’a pas oublié l’exemple de notre célèbre La Bruyère : ce profond observateur, ce moraliste éclairé, que son esprit, ses études de mœurs, et surtout ses relations fréquentes avec les imprimeurs auraient dû mettre en garde contre un tel démenti à la vérité, La Bruyère n’a pas craint de présenter l’état de correcteur comme le pis-aller de toutes les capacités avortées, de toutes les espérances déçues… » (A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 16.)
  55. L’Imprimerie, no 44, août-septembre 1867, p. 516.
  56. Voir quelques-unes de ces considérations, page 244.
  57. Cet auteur confond prote et correcteur.
  58. « Nous sommes forcés d’en convenir, si depuis quelques années surtout nous avons vu pleuvoir de toutes parts des ouvrages aussi mal imprimés, si nombre d’ouvriers ont donné dans le désordre, la faute en a été à ceux qui ont pensé qu’il suffisait d’avoir des écus pour acheter des presses et des caractères, et de suite devenir imprimeurs ; la faute en est à ceux qui n’ont voulu ni soigner ni surveiller les ouvriers, les ont traités avec trop de hauteur et de mépris, ou se sont mis au-dessous d’eux. » (Bertrand-Quinquet, Traité de l’Imprimerie, p. 238.)
  59. Et. L… (dans un Croquis de M. Robert Oudot sur le Correcteur). Nous conseillons au lecteur de comparer cette modeste poésie, dont l’expression trahit la mélancolie d’un esprit désabusé, avec les vers célèbres du correcteur Kiliaan :
    Officii est nostri mendosa errata librorumxxx
    Corrigere, atque suis prava notare locis
    …,

    dont nous donnons le texte et la traduction page 461.

  60. Voir des considérations analogues dans la Circulaire des Protes, années 1911 et suiv. (O. Campens, A. Thémisto, Aristarque, Théophraste, M. Dumont, Matrignat, Marsillac, etc.).
  61. Voir également, page 197 : le Correcteur et le Manuscrit.
  62. Scarron, « Préface » du Roman comique, édition de Londres, MDCCLXXXV.
  63. Ch. Ifan, le Prote, p. 47.
  64. « Lorsque le correcteur, que son érudition, d’ailleurs, place généralement au premier rang, s’acquitte avec zèle et discernement de la partie si importante d’une bonne impression, celle de la lecture des épreuves, on se repose entièrement sur lui de la pureté des textes et de la précision grammaticale. Il est alors l’ami et le conseiller du prote plutôt que son subordonné. Un prote que l’importance de la Maison qu’il dirige empêche de se livrer à la correction est un corps sans âme s’il n’a pas au moins un bon correcteur pour le seconder. » (A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 8 ; Paris, 1843.)
  65. Ch. Ifan, le Prote, p. 25.
  66. M. Leconte, Compte Rendu du Congrès de la Société amicale des Protes et Correcteurs, tenu en 1910, à Saint-Étienne (Circulaire des Protes, no 171, p. 78). — Il faut rapprocher de cette appréciation l’opinion d’un maître imprimeur que nous rapportons plus loin, page 554.
  67. Id., Ibid.
  68. « L’audace, dit-on, tient souvent lieu de mérite, et, en chargeant les marges de cette épreuve de corrections qu’il serait bien en peine de justifier, le favori fascine l’œil du maître, entre les mains duquel elle peut passer, en même temps qu’il écrase ses collègues d’une supériorité dont on pourrait trouver le secret dans l’élasticité de la ponctuation, qui offre toujours une ressource à celui qui lit le dernier. Mais, à cet égard, je puis me montrer moins exclusif sans m’écarter de la vérité. Ce défaut, qui ne tend à rien moins qu’à altérer la pureté des textes en les couvrant d’irrégularités, à dénaturer même la pensée de l’auteur, ce défaut, dis-je, est malheureusement commun à trop de correcteurs (soit dit en passant et pour faire de suite la part de la critique que l’on peut tirer de ce sujet). En effet, ce qui a eu lieu à la tierce s’est souvent présenté à la seconde, et s’il fallait récapituler au bout d’une année tous les frais occasionnés par le seul fait de ces incertitudes, de ces petites rivalités d’amour-propre entre les correcteurs de certaines imprimeries, il en résulterait certainement un total dont la vue ne manquerait pas d’attirer l’attention du maître ou de celui qui le représente, et qui l’engagerait à intervenir d’une manière efficace dans les débats qui s’élèvent journellement au sein de cette petite république d’hommes plus ou moins lettrés. » (A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 14-15 ; Paris, 1843.)
  69. « Dans chaque imprimerie, du moins dans plusieurs, on voit souvent un correcteur qui, à l’exclusion des autres, jouit de privilèges dont il use quelquefois assez largement pour se placer sur la ligne de celui qui les lui accorde. Si cette faveur était toujours la récompense du vrai mérite, de l’homme du métier que son instruction et son érudition appellent de droit à l’exercice d’une influence morale, d’une autorité tacite, dans un établissement, nous ne verrions en elle que l’effet d’une considération justement acquise, et il est un point de vue sous lequel nous pourrions l’envisager favorablement ; mais, donnée souvent à la sottise et à l’ignorance, une telle prédominance est préjudiciable dans ses conséquences aux correcteurs en général, elle est funeste aux compositeurs et aux imprimeurs en particulier, par les lenteurs qu’elle apporte dans le travail, par l’énorme impôt de temps qu’elle lève sur ceux-ci et par l’impôt dix fois plus considérable dont elle grève ceux-là. L’ignorance des matières, la présomption, le caprice amènent trop souvent des bévues, et par conséquent des corrections qu’il faut faire, refaire et supporter, soit dans une première typographique, soit dans une tierce ; ce point de départ vicieux cause d’ailleurs un si grand déficit au bout de l’année dans la caisse du maître imprimeur qui est affligé de cette calamité que, dût cette esquisse souffrir de la prolixité de mes détails aux yeux de quelques personnes étrangères à la typographie, j’insisterai sur ce point, dont la gravité fait à l’homme de l’art un devoir de signaler tous les abus. » (A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 9 ; Paris, 1843.)
  70. « Les imprimeries établies à la fin du xve siècle se présentent à nous avec tous les caractères des ateliers de famille, où tous ceux qui coopèrent à l’œuvre commune vivent de la même vie, sur le pied de l’égalité. Cela tenait au peu d’importance de ces premiers établissements où le maître travaillait côte à côte avec ses compagnons… Enfin, les livres étant tous, sauf de rares exceptions, publiés en latin, les imprimeurs et leurs aides possédaient une très haute culture intellectuelle, qui contribuait, pour beaucoup, au degré d’intimité qui régnait entre eux. » (L. Radiguer.)
  71. « On appelle ouvriers en conscience ceux qui sont à la journée ; et aux pièces, ceux que l’on paie à raison de la besogne qu’ils font » (p. 65), ou encore « ceux avec lesquels on fait prix à tant par feuille de composition ou de tirage » (p. 246) (Bertrand Quinquet, Traité de l’Imprimerie, an VII).
  72. Il est évident que les metteurs en pages devaient, outre la distribution de la copie et l’imposition, effectuer sur le plomb, et avant lecture, une sorte de vérification de la mise en pages ; on sait que les compositeurs aux pièces étaient tenus, d’après les conditions du contrat de travail, d’exécuter le travail par feuille, c’est-à-dire en feuille.
  73. D’après L. Radiguer.
  74. P. Mellottée, Histoire économique de l’Imprimerie, t. I, p. 309.
  75. Id., Ibid., p. 310.
  76. « Jusques à présent on a payé en France aux compositeurs aux pièces l’ouvrage à raison d’un prix fixe par feuille. » (Bertrand-Quinquet, Traité de l’Imprimerie, p. 246.)
  77. Bertrand-Quinquet, dans son Traité de l’Imprimerie (an VII), donne des calculs tout faits relatifs à cet objet, mais il ne détaille point les prix qu’il indique et ne les attribue pas à un ouvrage déterminé dont on puisse aujourd’hui encore apprécier toutes les conditions d’exécution. M. Mellottée (Histoire économique de l’Imprimerie, t. I, p. 441) reproduit un certain nombre des indications de Luneau de Boisgermain et de Couret de Villeneuve auxquelles nous faisons allusion ci-dessous dans la note 3 ; mais dans ces calculs nous ne trouvons qu’une seule mention relative à la correction : « Voici le détail d’une évaluation d’une feuille d’impression d’après un manuscrit de 1771 :
    xxxx « Dépense pour une feuille de mémoire en caractères gros-romain, in-4o ; à tirer à 100 exemplaires, à 10 livres la feuille :
    Composition 
      
    3 l. 5 s.
    Lecture de première et seconde épreuve 
      
    0 l10 s.
    Correction de la seconde 
      
    0 l05 s.
    Etc. »

    Ces calculs ne donnent, pensons-nous, aucune idée de la rémunération effective accordée au correcteur : pour bien fixer l’esprit, il eût fallu connaître de manière exacte le nombre de mille lettres contenues en la feuille, afin d’apprécier la partie du salaire à attribuer à la lecture de premières, puis celle relative à la lecture de secondes, enfin dégager du chiffre de 10 sols indiqué ici la part de frais généraux qu’il doit nécessairement contenir.
    xxxx Les autres exemples reproduits par M. Mellottée ne comportent pas de mention détaillée relative à un tarif quelconque de correction de manière générale, sous l’ancien régime, comme d’ailleurs à notre époque, les dépenses inhérentes à ce travail intellectuel, de première importance pourtant, sont récupérées par le maître imprimeur sous le nom d’étoffes, au même titre que celles afférentes… au lavage des formes, à l’emballage et à l’expédition des colis. Une telle promiscuité !

  78. La Bibliothèque Nationale possède (Bib. Nat., ms fr. 22069, f° 292) un manuscrit du xviiie siècle de Luneau de Boisgermain, qui contient à ce sujet de précieux renseignements. — « Désigné par la Convention pour fixer les tarifs des impressions faites aux frais du Gouvernement, l’imprimeur Couret de Villeneuve a laissé un Barème typographique dont les renseignements sont fort précieux (Bibl, Nat., ms., nouv. acq. fr., 4664, f° 14). » M. Mellottée, qui donne quelques extraits de ce Barème, ne signale aucun chiffre relatif à la rémunération réelle accordée au correcteur pour la lecture des feuilles dont il rapporte les tarifs de composition au « mille de lettres » (m étant la lettre type, d’après L. Radiguer).
  79. D’après L. Radiguer.
  80. Elles augmentèrent sans doute avec le temps ; Bertrand-Quinquet les énumère soigneusement et insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de tenir la main à leur exécution.
  81. On craignait que la rébellion des compagnons imprimeurs ne fût imitée par d’autres corps d’état : « Car c’est donner, disait François Ier, un exemple et occasion aux autres compagnons et serviteurs de métier qui sont en notre royaume de faire quelquefois le semblable, qui est un vrai fondement et entretènement de mutineries et séditions qui tournent à la fin au grand détriment de la chose publique, » (D’après H. Hauser, Ouvriers du temps passé, p. 233.)
  82. D’après L. Radiguer, Maîtres imprimeurs et Ouvriers typographes.
  83. Calculée en 1905.
  84. Il est fort difficile, pour ne pas dire impossible, de fixer un rapport exact de la valeur de la livre tournois sous l’ancien régime à celle du franc de l’époque contemporaine (avant 1914). — La valeur nominale de la livre, c’est-à-dire son rapport avec le marc d’argent fin, varia fréquemment au cours des temps. La valeur réelle, le pouvoir d’achat, c’est-à-dire la quantité d’objets que l’on pouvait se procurer à l’aide d’une somme donnée, telle que la livre, est encore plus délicate à déterminer, puisque nous manquons la plupart du temps d’une base certaine pour l’estimation du prix de ces différents objets. Enfin, nous connaissons encore moins la quantité de choses jugées strictement indispensables par la classe ouvrière pour sa vie normale, et la limite au delà de laquelle certains achats étaient considérés comme luxueux. Aussi les divergences sont-elles nombreuses entre les écrivains qui se sont occupés de la question : elles vont du simple au double, et même plus parfois. — Les chiffres de base que nous donnons, empruntés à M. d’Avenel, permettront, malgré tout, au lecteur de se faire une idée approximative des salaires aux diverses époques envisagées.
  85. P. Mellottée, Histoire économique de l’Imprimerie, t. I, p. 329.
  86. Voir, dans la très intéressante étude de M. L. Radiguer (Maîtres imprimeurs et Ouvriers typographes), les récriminations et les doléances que les compagnons élevèrent à l’encontre de la décision royale, ainsi que les détails de la longue résistance qu’ils opposèrent, tant à Lyon qu’à Paris, à l’enregistrement de l’édit de Villers-Cotterets et de la sentence du sénéchal de Lyon.
  87. Troisième série, p. 172.
  88. Registres servant de base à l’établissement des taxes et des impôts.
  89. Il s’agit ici du même Geoffroy Beringuier dénommé ci-dessus. — Les modifications et les erreurs d’orthographe des noms propres sont fréquentes dans les actes notariés de l’ancien temps.
  90. Histoire économique de l’Imprimerie, t. I, p. 308.
  91. Nous pouvons estimer que les 12 écus d’or de 1557 représenteraient, en 1923, une somme égale à près de 7.000 francs.
  92. Voir plus loin, p. 501.
  93. Voir p. 502.
  94. « Traité sur les droits et prérogatives des rois et des empereurs, et en particulier des rois de France, composé au xve siècle par Jean de Terrerouge, avocat à Nismes, augmenté d’un copieux et intéressant commentaire par Jacques Bonaudi, de Sausete. »
  95. D’après M. Baudrier, 11e série, p. 132.
  96. La citation de M. Baudrier contient ici une lacune regrettable : la somme versée à Barthélemy Aneau ne figure pas au texte.
  97. Baudrier, 11e série, p. 153.
  98. Voir chapitre I, p. 13.
  99. Baudrier, 7e série, p. 265-266.
  100. En 1923, les 400 livres de 1540 équivaudraient à peu près, croyons-nous, à 17.000 francs.
  101. Article 21 de l’édit de Gaillon de 1571.
  102. D’après L. Radiguer.
  103. « En ce faisant et taxant le salaire desdits compagnons, iceux compagnons auront pour leurs gages, salaires et vacations, 18 livres tournois par mois à Paris, et quant aux gages, salaires et vacations des compagnons imprimeurs de Lyon il y sera pourvu par le sénéchal dudit Lyon ou son lieutenant. »
    xxxx Une observation s’impose ici qui s’applique à tous les règlements de l’ancien régime déterminant ou fixant des taux de salaires : d’après M. Mellottée (Histoire économique de l’Imprimerie, t. I, p. 309), le tarif établi ou imposé « était un taux maximum et non pas un taux minimum ; la fixation était uniquement dirigée contre les prétentions des compagnons et en faveur des maîtres ». Mais « le maximum, qui ne devait pas être dépassé, n’était pas un prix uniformément imposé à tous » ; le salaire continua à être, pour chaque cas particulier, l’objet d’une discussion entre le patron et l’ouvrier, suivant la loi de l’offre et de la demande, — et ce dans les limites établies par le Pouvoir. (Voir, page 506, note 4, ce que dit à ce sujet M. Hauser.)
  104. Première série, p. 106.
  105. D’après M. Mellottée (Histoire économique de l’Imprimerie, p. 313), en 1575, l’écu d’or équivaut à 3 livres tournois. La livre tournois, d’après sa teneur en argent et son pouvoir d’achat, représente une valeur réelle de 8 fr. 64 de notre monnaie. L’écu d’or vaut ainsi, exprimé en francs, 25 fr. 92 ; et les 12 écus d’or représentent, pour un ouvrier compositeur de 1905, 311 francs. — Par une suite de déductions assez longues, M. Mellottée estime qu’un compagnon payé dans les conditions de l’édit de 1571, c’est-à-dire non nourri, ni logé, recevait un salaire annuel de 1.000 francs environ (1905), soit à peu près 4.000 francs en 1923. Nous avons vu antérieurement (p. 494) qu’en 1557 un correcteur, Philippe Romain, recevait un salaire semestriel équivalent approximativement, en 1923, à 3.500 francs (soit annuellement 7.000 francs).
  106. Bibliographie lyonnaise, 1re série, p. 232.
  107. P. Mellottée, Histoire économique de l’Imprimerie, t. I, p. 309.
  108. D’après les calculs de M. d’Avenel les 13 sols de 1654 ne correspondaient plus qu’à 2 fr. 90 de notre monnaie (1905) (11 francs en 1923), alors qu’en 1572 les 7 sols représentaient 4 fr. 50 (17 francs en 1923).
  109. Résumés d’après M. Rooses, Christophe Plantin, imprimeur anversois.
  110. Le florin ayant approximativement une valeur représentative de 8 francs en 1883, la somme annuelle accordée par le roi à Arias Montanus aurait été de 4.800 francs. — En Espagne son traitement était de 80.000 maravedis, que M. Rooses estime valoir 2.500 francs environ (1883). — Pour connaître leur valeur réelle en 1923, il est nécessaire de multiplier les chiffres de 1883 par le coefficient 3,50.
  111. D’après M. Max Rooses, Christophe Plantin, imprimeur anversois, p. 243.
  112. Vitré imprima la fameuse Bible polyglotte de Lejai, dont l’impression se prolongea dix-sept années durant, de 1628 à 1645 ; le Corps de Droit de 1638, 2 vol. in-folio ; une Bible latine, I vol. in-folio. Comblé d’honneurs, Vitré fut l’imprimeur du roi pour les langues orientales, et l’imprimeur du clergé.
  113. Cramoisy fut le premier directeur de l’Imprimerie Royale installée au Louvre par Louis XIII.
  114. Sous la réserve faite antérieurement, d’après M. Mellottée (voir p. 500, note 1).
  115. Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France.
  116. Soit 21 à 22 francs en 1923.
  117. « Il est certain que les lois sur le maximum des salaires ont dû être, qu’elles ont été violées bien des fois par des conventions particulières, et que ces conventions ont été exécutées, encore qu’illégales. À défaut d’autre preuve de ce fait, il suffirait de citer les prescriptions, tant de fois répétées, qui interdisent aux ouvriers de réclamer, aux maîtres de leur donner une rémunération supérieure ; on ne défend pas avec cette énergie les lois qui sont respectées par tous. » (H. Hauser, Ibid., p. 107.)
  118. « Nous savons qu’à Lyon, ville libre, les typographes étaient beaucoup moins payés, et pour un travail supérieur, qu’à Paris, ville de jurandes. » [H. Hauser, Ouvriers du temps passé (xve et xvie siècles), p. 104.]
  119. Voir p. 501.
  120. P. Mellottée, Histoire économique de l’Imprimerie, t. I, p. 289.
  121. Nous rappelons que, pour connaître la valeur approximative de ces chiffres en 1923, il est nécessaire de les multiplier par le coefficient moyen 3,50.
  122. Josse Bade, en 1499, vint de Lyon à Paris (p. 56) ; — Gilbert Ducher, né à Aigueperse en Auvergne, fut correcteur à Paris (p. 63) et à Lyon ; — en 1583, Gabriel Chappuis, qui habitait Lyon, alla se fixer à Paris (p. 11, note 6).
  123. L. Radiguer, Maîtres imprimeurs et Ouvriers typographes.
  124. Voir p. 161 et 171.
  125. Voir p. 161, 504 et 531.
  126. Cette somme représentait à peu près 1 fr. 30 à 1 fr. 40 de notre monnaie (1910), ce qui équivaut à un salaire annuel de 300 à 310 francs (1.000 francs environ en 1923), à raison de 230 jours de travail annuel.
  127. D’après M. Mellottée.
  128. Voir p. 501.
  129. Voir p. 501.
  130. Le salaire moyen d’un typographe en province, au début de 1914, oscillait de 4 fr. 50 et 5 francs environ à 5 fr. 50 et 6 francs. En acceptant la moyenne de 5 francs, le salaire annuel pour 300 jours de travail était de 1.500 francs. Mais nous pouvons dire que les 1.500 francs du compositeur de 1914 étaient fort inférieurs, comme valeur et pouvoir d’achat, aux 1.350 francs du compagnon de 1725. — « La valeur sociale des marchandises a considérablement évolué depuis le début du xviiie siècle ; les exigences de nos pères n’étaient pas les nôtres en ce qui concerne le logement, ni le vêtement, ni l’alimentation, ni l’hygiène, ni les jouissances d’un ordre élevé. » (P. Mollottée, Histoire économique de l’Imprimerie, t. I, p. 305.)
  131. T. II, p. 489.
  132. D’après le Barème typographique de Couret de Villeneuve.
  133. L. Radiguer.
  134. Voici ce que disait, à ce sujet, Bertrand-Quinquet en l’an VII : « Mais il arrive quelquefois que la besogne est forcée, qu’elle doit être rendue à jour fixe, que les bras manquent, alors il faut passer des nuits ou des demi-nuits. On compte une nuit entière, quand on travaille sans interruption pendant l’absence du jour. Pour la demi-nuit, l’on compte du moment où les ouvriers devraient quitter l’ouvrage jusqu’à minuit précis.
    xxxx « Pour une nuit pleine, on paye à l’ouvrier en conscience le prix de la journée et moitié en sus ; pour une demi-nuit, une demi-journée et moitié en sus.
    xxxx « On paye aux ouvriers aux pièces, outre leur travail, le prix d’une demi-journée d’homme en conscience, pour une nuit pleine ; et le quart d’une journée, pour une demi-nuit. Telle est, à cet égard, la règle générale, qui cependant varie quelquefois d’après le genre de besogne, les soins qu’elle exige et le talent de l’ouvrier. » (Traité de l’Imprimerie, p. 245.)
  135. D’après le Barème typographique de Couret de Villeneuve.
  136. Histoire économique de l’Imprimerie, p. 448.
  137. Voir également, sur ce point particulier, page 488, note 2.
  138. Histoire économique de l’Imprimerie, t. I, p. 322. — M. P. Mellottée est, à Châteauroux et à Limoges, l’un de nos plus réputés maîtres imprimeurs de province.
  139. Max Rooses, Christophe Plantin, imprimeur anversois, p. 243.
    Le journal de Marguerite Plantin, la fille aînée du maître imprimeur, met particulièrement en évidence cette situation pour le moins singulière « Les ouvriers n’ont-ils pas eu l’idée, l’autre jour, d’interrompre tous le travail au moment du plus grand coup de feu, espérant ainsi forcer mon père à les rétribuer plus grassement. Ils disent à cela que les compagnons employés à des occupations purement manuelles gagnent davantage qu’eux avec moins de peine ; et que là où un typographe, compositeur ou pressier, gagne en moyenne 7 sous par jour, soit 105 florins par an à trois cents jours ouvrables, un compagnon ardoisier gagne 16 sous, un maçon 10 sous, et un charpentier 18 sous ; soit, en comptant pareillement l’année à trois cents jours ouvrables, 150 florins pour le maçon, 240 pour l’ardoisier, et 255 pour le charpentier. Il est certain que tout cela n’est que trop vrai ; mais c’est précisément l’honneur des choses de l’esprit de ne pas rapporter seulement que des bénéfices ils… » — Cette grève, qui eut lieu en août 1577, dura deux jours : « Dès l’aube du troisième jour les ouvriers étaient tous à la porte de l’imprimerie en vêtements de travail et leur barrette à la main ; et depuis, ils ont si bien besogné qu’ils ont rattrapé le temps perdu. »
  140. Le prote.
  141. Couret de Villeneuve, Barème typographique, p. 7, 8 et suiv. (Bib. Nat., nouv. acq. franc. 4664), en 1797.
  142. À en croire l’opinion de Couret de Villeneuve que nous venons de citer.
  143. Traité de l’Imprimerie. — Au sujet du mot prote employé ici par Bertrand-Quinquet, voir notre observation page 12, note 7.
  144. Ces expressions sont celles de M. Mellottée (voir p. 512). — Il ne semble pas, toutefois, que tous les maîtres imprimeurs aient sur ce même sujet une manière de voir analogue à celle de M. Mellottée. Le lecteur pourra s’en convaincre aisément à la lecture du procès-verbal de la séance tenue, le 20 décembre 1920, par le Comité central de l’Union des Maîtres Imprimeurs, procès-verbal dont nous donnons quelques extraits particulièrement suggestifs, page 554.
  145. La situation, disons-le, n’a pas changé ; et toutes les tentatives analogues à celles préconisées par M. Didot se heurteront à « cette nécessité inéluctable du pain quotidien ».
  146. Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, par Pierre Larousse, t. V, art. Correcteur, p. 182 (1869).
  147. Le correcteur en premières reçoit un salaire moins élevé que le correcteur en secondes. Cette anomalie paraît exister depuis longues années. D’après Breton, « en général, la lecture en premières est confiée à des gens trop inhabiles. On rétribue moins un correcteur en première qu’un correcteur en seconde, et pourtant il est bien démontré que la seconde ne saurait être parfaite si la première a été négligée. » (Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 11 ; Paris, 1843.)
  148. Dictionnaire de l’argot des typographes, p. 48.
  149. Depuis 1920, les heures supplémentaires sont rétribuées (voir p. 522, art. 11) ; mais le salaire hebdomadaire est décompté sur six jours, le stagiaire recevant, comme le lecteur de 9e classe, 120 francs pour 48 heures de travail.
  150. Tout lecteur d’épreuves, lors de son entrée à l’Imprimerie Nationale, est soumis à un stage d’instruction et d’examen d’une durée de dix mois (voir p. 138).
  151. Voir pages 139 et suiv.
  152. Voir page 144.
  153. Cet arrêté nous a été obligeamment communiqué, en mars 1923, par le service de la Direction de l’Imprimerie Nationale.
  154. Nous disons « salaire horaire de base », sans nous préoccuper de l’indemnité dite de « vie chère », dont le taux fort variable était encore, en juin 1923, de 0 fr. 90 par heure de travail pour les catégories envisagées ici.
  155. Voir plus loin, page 555, les résultats de l’accord syndical des correcteurs français avec leurs patrons.
  156. « 1er septembre 1592 : Contrat de mise en apprentissage par François Durelle, maître imprimeur, citoyen de Lyon, de Jacques Durelle, son filz, chez Jehan Gillet, aussi maître imprimeur audit Lyon, pour le temps et terme de troys ans et demy commençant ledit jour 1er septembre pendant lesquels ledit Jacques sera au service dudit Gillet, et ne pourra s’absenter sans cause légitime, sous peine de dépens, dommages et intérêts, sera nourri, logé et chauffé par ledit Gillet qui lui monstrera et enseignera sondit mestier d’imprimerie bien et deuement à son pouvoir, et ce pour la somme de 6 écus dont ledit Durelle a payé 3, avec promesse de payer les 3 autres à la fin de la première année, moyennant laquelle ledit Gillet promet entretenir ledit Jacques, selon sa qualité durant ledit temps. » [Bibliographie lyonnaise, 10e série, p. 322 (Combet, not., A. N.).] — Jean II Gillet était en 1580 compagnon imprimeur à Lyon ; dans un acte de 1586, il est qualifié imprimeur ; en 1594, il travaillait pour « les frères Gabiano » ; il quitta Lyon pour aller s’établir à Montpellier, puis à Orange. — François Durelle, compagnon imprimeur avant 1557 (étant vers 1535), parvint à la maîtrise vers 1565 ; neuf fois il fut élu syndic des maîtres imprimeurs lyonnais. Son fils, Jacques Durelle, étant né vers 1579, aurait eu treize ans environ lors de la signature du contrat qui fit de lui un apprenti.
  157. Étude sur les libraires, les relieurs et les imprimeurs de Toulouse au xvie siècle.
  158. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 3e série, p. 172. — Voir également p. 493.
  159. Nous rappelons qu’aux temps anciens les différences ou les erreurs orthographiques étaient fréquentes et considérées comme de peu d’importance dans les noms patronymiques.
  160. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 3e série, p. 34.
  161. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 4e série, p. 404.
  162. L. Radiguer.
  163. Il s’agit de François Raphelengien qui devait devenir le gendre de Plantin (voir p. 85, 504).
  164. Voir p. 161 et 504.
  165. Christophe Plantin, imprimeur anversois, p. 231.
  166. 1. Voici en quels termes sévères un auteur inconnu — bien que l’ouvrage que nous avons eu entre les mains soit anonyme et ne comporte pas de privilège, nous supposons qu’il s’agit ici de Marchand — appréciait en 1740 la situation créée au monde des lettres par l’attitude des compositeurs et des compagnons imprimeurs : « Enfin, quelque soin que j’eusse pris, pour qu’il [ce livre] parust comme il le devoit, aux foires de Francfort et de Leipsic de 1739, la lenteur et la dissipation des ouvriers l’a fait trainer jusqu’à la fin de ce mois de mars de la présente année 1740 : retardement fâcheux dont je suis obligé de me plaindre publiquement ici, afin de ne point me trouver en contradiction avec moi-même ; et mauvais procédé tout-à-fait propre à confirmer les plaintes continuelles des gens de lettres concernant les abus de l’imprimerie. — Ce 31 mars 1740. » (Histoire de l’origine et des premiers progrès de l’Imprimerie, Avertissemens, p. xii. À La Haye, ches la Veuve Le Vier et Pierre Paupie, MDCCXL.)
    xxxx Un demi-siècle plus tard, Bertrand-Quinquet écrivait à son tour, en situant les responsabilités : « Un vieux proverbe, qui n’est pas tout à fait dénué de fondement, dit : ouvrier en conscience, ouvrier sans conscience ; c’est la faute du maître, presque toujours, quand ce malheur arrive. C’est par son exemple qu’il doit donner à tous ses coopérateurs une impulsion vigoureuse ; il ne doit pas souffrir le paresseux frelon au milieu des laborieuses abeilles ; en le chassant promptement de la ruche, on évite bien des dangers. Diligence, activité, telle doit être la devise d’une bonne imprimerie. »
  167. Dans son ouvrage intitulé Maitres imprimeurs et Ouvriers typographes, M. Louis Radiguer fait un résumé pittoresque et intéressant des luttes que les compagnons soutinrent et contre le Pouvoir royal et contre les maitres. Ce travail nous a été d’une réelle utilité dans l’étude que nous avons entreprise sur ce sujet aussi spécial que l’est celui du correcteur d’imprimerie.
  168. Voici les termes mêmes du prologue de l’Arrêt du Conseil du roi portant Règlement de discipline pour les compagnons imprimeurs, en date du 30 août 1777 : « Sur ce qui a été représenté au roi, étant en son Conseil, par les syndic et adjoints de la Chambre syndicale de Paris, et par quelques imprimeurs de la même ville, que les abus qui résultent de l’inobservation du titre V du Règlement de 1723, tant de la part des maîtres que de celle des compagnons imprimeurs, nécessiteroient un règlement de discipline, qui, en réprimant les abus, pût servir de loi pour toutes les imprimeries du royaume ; Sa Majesté se seroit fait rendre compte du titre V, et auroit reconnu que ces abus venoient moins de l’insuffisance des règlements que de leur inexécution ; pour quoi elle se soroit déterminée à les rappeler et à y ajouter quelques précautions que les circonstances exigent : à quoi voulant pourvoir… »
  169. Voir ci-dessus, page 446, note 1, le texto de l’article 19, relatif aux volumes prélevés par les compagnons sous le nom d’« exemplaires de chapelle ».
  170. Les articles 22 à 25 sont relatifs aux alloués ; nous ne les donnons pas, ils sont en dehors du sujet qui nous intéresse.
  171. Ms. fr. 21830.
  172. Traité de l’Imprimerie, p. 279.
  173. L. Radiguer.
  174. François Ier disait dans sa déclaration du 19 novombre 1541 : « Ce n’est point mestier que l’imprimerie et n’y faict-on aulcun chef-d’œuvre, mais est maistre qui veult. »
  175. Jean Petit fit travailler plusieurs imprimeurs, Jean Morand, Pierre Le Dru, André Bocard, etc. « L’on peut dire de luy qu’il a esté celuy de son tems qui a le plus faict imprimer, puisqu’il entretenoit les presses de plus de quinze imprimeurs. » André Bocard l’appelle le « meillour des libraires » (bibliopolarum optimus).
  176. Édit de Villers-Cotterets du 31 août 1539, art. 17.
  177. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 1re série, p. 104.
  178. D’après Rooses, Christophe Plantin, imprimeur anversois, p. 127.
  179. Lettres patentes du 31 août 1539, données à Villers-Cotterets.
  180. C’est-à-dire, sans doute, « après les heures de la messe et des vêpres ».
  181. Paris, 1703.
  182. Augmentée en 1654, cette quantité de travail fut rétablie par un arrêt du Parlement du 12 juillet 1659.
  183. Voir art. 15, p. 538.
  184. D’après Restif de la Bretonne et Dufrène dans Misère des Apprentis.
  185. Voici la partie de ce Rapport relative à la Situation pécuniaire : « D’un travail de statistique fait par la Section de Bordeaux de la Société amicale des Protes et Correcteurs d’Imprimerie, il ressort que les correcteurs sont rétribués, dans certains établissements, aux prix des compositeurs les moins payés, quelquefois, dit-on, au-dessous de ce chiffre. Il y aurait là une situation aussi injuste qu’illogique. Car comment prétendrait-on, dans de pareilles conditions, avoir un bon correcteur ? Paierait-on un prote moins qu’un ouvrier ? Non ! et cependant la comparaison est à quelque chose près la même. Vous exigez de votre prote des capacités spéciales ; pour cette raison vous le payez davantage, et c’est justice ! Pour votre correcteur, vous exigez également des capacités spéciales, et vous ne voudriez pas le rétribuer davantage ! Là serait l’injustice !
    xxxx « Aussi qu’arrive-t-il souvent de cette économie mal entendue ? Dans certaines Maisons on improvise correcteurs d’anciens typos relégués du rang par l’âge, ou bien un Monsieur quelconque en quête d’une situation, n’ayant jamais vu une imprimerie. Dans l’un comme dans l’autre cas, il n’y a pas lieu de récriminer si des gaffes sont commises, car ni l’un ni l’autre de ces correcteurs improvisés n’a les aptitudes nécessaires, et ce que vous pourrez les payer, nous en convenons avec vous, ce sera encore trop cher. Vous seriez mal venus à leur infliger des réprimandes, puisqu’ils auront fait tout ce qu’ils peuvent, mais qu’ils ne sont pas payés pour faire tout ce qu’ils doivent à leur profession.
    xxxx « Donc, si vous exigez de votre correcteur des capacités, il est en droit d’exiger de vous une rémunération en rapport avec ses aptitudes, et soyez certains qu’en agissant ainsi vous aurez de bons correcteurs, et vous ne le regretterez pas. « Ce que nous solliciterions à cet égard, ce serait simplement que le correcteur fût payé au mois, qu’il fût considéré non comme un ouvrier, mais comme un employé. Mais encore, quel tarif faudrait-il appliquer au correcteur ? Il nous semble qu’une règle générale pourrait être adoptée, et que le point de départ de leurs appointements serait, dans chaque ville, le prix minimum du tarif local des compositeurs augmenté de 25 0/0. Exemple : Un compositeur gagne 6 francs (tarif minimum) ; le correcteur gagnerait : 6 francs + 25 0/0 = 7 fr. 50 par jour ou 200 francs par mois. Dans une autre ville, un compositeur gagne 5 francs ; le correcteur gagnerait : 5 francs + 25 0/0 = 6 fr. 25, ou 170 francs par mois. Selon ses aptitudes et les travaux exécutés, les maîtres imprimeurs pourraient augmenter ces prix.
    xxxx « Si nous demandons que les correcteurs soient payés au mois, il y a plusieurs raisons pour cela ; mais celles qui prédominent sont celles-ci : 1° Considérés comme employés, ils acquièrent dans la maison un prestige nécessaire à leur position ; 2° si l’atelier chôme un jour de fête, et que la journée de travail soit réellement perdue en ce qui concerne l’ouvrier qui ne produit rien ce jour-là, il n’en est pas de même du correcteur, qui doit quand même assurer le service et qui se verra obligé à un surcroît de travail les autres jours pour que les travaux de la Maison ne subissent aucun retard ; 3° si les compositeurs veillent, il ne veillera pas et se trouvera surmené pour sa lecture ; 4° si une maladie de deux ou trois jours survient, il se trouve dans le même cas ; à la journée il ne sera pas payé, et il sera quand même obligé de mettre à jour son travail, quelquefois en l’emportant chez lui pour le faire à la veillée ; au mois, il fera ce travail, mais aura la juste rémunération de sa peine, puisqu’il aura été payé pendant un ou deux jours où il n’aura pas eu de présence effective à l’imprimerie. »
  186. Les maîtres imprimeurs paraissent en effet n’avoir jamais songé à tenir compte des décisions judiciaires que nous rappellerons plus loin (voir page 567) et qui reconnaissent au correcteur la qualité d’employé.
  187. Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 26 ; Paris, 1843. — D’après les termes mêmes de cette monographie, Breton (il ne s’agit pas ici, nous le répétons, du « père Breton », le typographe et écrivain remarquable que notre génération a connu professeur à l’École Estienne) aurait été correcteur une vingtaine d’années environ, avant de devenir maître imprimeur.
  188. L’Imprimerie, no 45, p. 533.
  189. Typologie Tucker, 15 mars 1878.
  190. En 1921, M. Victor Delhez écrivait : « L’hygiène est trop souvent négligée dans les ateliers d’imprimerie, ou y est même tout à fait inexistante. Les imprimeurs improvisent des ateliers dans les premiers locaux venus sans, la plupart du temps, s’inquiéter si ces locaux répondent plus ou moins à leur future destination. Il en résulte que, dans la plupart des ateliers d’imprimerie, relégués dans des arrière-cours, la lumière est trop souvent défectueuse, d’où difficulté pour le travail et fatigue exagérée pour les yeux. La ventilation y est trop rudimentaire ; il conviendrait cependant de pouvoir éliminer des odeurs pernicieuses sans devoir ouvrir les fenêtres pendant le travail et placer toujours l’une ou l’autre partie du personnel dans un courant d’air désagréable… » ; il serait indispensable également de veiller « à ce que soit respecté le cubage d’air nécessaire, cubage établi d’ailleurs par la loi. » (Annuaire de l’Imprimerie, 1922, p. 399 : d’après le Rapport de M. Victor Delhez, publié par la Fédération typographique belge et présenté à l’Association libre des Typographes de Bruxelles ; A. Muller, édit., Paris.)
  191. La Maison Plantin, à Anvers, par Léon Degeorge, 3e éd., 1886, p. 55.
  192. « Le fait est certain », dit M. L. Degeorge ; nous voulons bien le croire, mais nous l’ignorons de manière certaine. On peut affirmer, il est vrai, sans crainte d’erreur, que Plantin dut affecter au service de ses correcteurs et des hôtes de marque qui vinrent travailler à son officine une salle pourvue de tout ce qui pouvait au xvie siècle constituer pour nos pères le nec plus ultra du confort ; mais ni Plantin, ni Kiliaan, ni Juste Lipse ne connurent la pièce dite « chambre des correcteurs » : celle-ci aurait été, d’après M. Max Rooses, aménagée par un Moretus en l’an 1637, soit vingt années après la mort de Kiliaan.
  193. P. Mellottée, Histoire économique de l’Imprimerie, t. I.
  194. D’après Frey. — Didot attribue cette anecdote à Robert Estienne
  195. Voir page 385.
  196. Rapport sur la Situation morale et matérielle des Correcteurs, présenté à l’Union des Maîtres Imprimeurs de France au nom de la Société amicale des Protes et Correcteurs (Circulaire des Protes, juillet 1910).
  197. D’après A.-T. Breton (Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 27), « le savant austère Jérôme Hornschuch, docteur en médecine et correcteur dans l’imprimerie de Beyer, à Meinungen, recommandait aux correcteurs d’éviter avec le plus grand soin de s’abandonner à la colère, à l’amour, à la tristesse, enfin à toutes les émotions vives… ».
  198. « Le local doit être bien éclairé, d’un jour franc, et non de ces faux jours qui abîment les vues les plus sûres. Il est parfois, dans certains ateliers, des coins où l’on ne voit pas en plein midi : c’est un inconvénient très grave, qui gêne la célérité du travail et oblige à demander à l’électricité ou au gaz un concours dispendieux.
    xxxx « L’éclairage doit être suffisant pour que le travail soit possible de jour sans lumière artificielle dans la plupart des journées d’hiver. Le meilleur jour, on le sait, vient de gauche. Cette condition est souvent impossible à réaliser, mais alors on doit combiner la disposition du bureau pour obtenir, même dans des circonstances exceptionnelles, le maximum de lumière… » (L’Imprimeur chef d’industrie et commerçant, p. 89.)
  199. D’après l’Américain Gaster.
  200. Première série, p. 103 ; 7e série, p. 208.
  201. Le Courrier du Livre, année 1909, p. 221.
  202. Ces chiffres ne sont plus en rapport avec les conditions de vie actuelles. Il est certain qu’ils devront rapidement être modifiés et mis en harmonie avec la situation, pour sauvegarder certains intérêts.