Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 2/13/01

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Imprimerie de Chatelaudren (2p. 324-329).


CHAPITRE XIII

ALINÉA ET SOMMAIRE



I

ALINÉA


1. L’alinéa, dans son sens littéraire strict, est une réunion, un ensemble de phrases ou de périodes au cours desquelles l’écrivain développe une pensée, un point de vue de son esprit.

En typographie, l’alinéa est la rentrée, le renfoncement du premier mot de l’alinéa littéraire.

Faire alinéa, c’est terminer par un blanc la ligne, que l’on compose, pour recommencer une autre ligne dont le premier mot sera renfoncé, suivant la longueur de la justification, de 1, 2 cadratins, ou plus, sur l’alignement régulier donné par toutes les autres lignes de l’alinéa.

2. On fait alinéa :

a) Au début d’une composition littéraire quelle qu’elle soit ;

b) Toutes les fois qu’on passe d’un point de vue à un autre point de vue tout à fait différent. Ces cas sont, au reste, impossibles à préciser d’autre façon, car l’emploi de l’alinéa dépend surtout du style et des idées de l’écrivain.

3. L’alinéa peut avoir lieu :

a) Après un texte se terminant par le point d’interrogation, le point d’exclamation, le point, les points suspensifs et les points elliptiques ;

b) Après une phrase ou une fraction de phrase suivie d’un deux points annonçant un dialogue, une citation ou une énumération comprenant un nombre plus ou moins élevé d’articles ou de paragraphes ;

c) Après un point et virgule et même après une virgule, lorsque l’écrivain veut appeler l’attention sur chacune des parties d’une énumération importante.

4. La représentation graphique de l’alinéa est indiquée par le signe [.

5. Dans la prose, l’alinéa est indiqué par un blanc placé avant le premier mot.

6. Dans les justifications au-dessous de 22 cicéros, il est de règle que ce blanc soit égal à 1 cadratin du corps du caractère employé[1].

Au delà de cette longueur, la plupart des manuels typographiques recommandent l’emploi de 2 cadratins au début de l’alinéa, afin d’harmoniser ce blanc avec la justification elle-même.

Mais, en raison même de l’harmonie cherchée, quelques auteurs conseillent de renfoncer le premier mot de 1 cadratin et demi pour les justifications de 22 à 27 cicéros ; puis au delà, de 2 cadratins.

Partant de ce raisonnement, ces mêmes auteurs estiment qu’avec les justifications inférieures à 10-12 cicéros le renfoncement de l’alinéa doit être de 1/2 cadratin seulement.

Cependant il apparaît à beaucoup que cette coutume n’est qu’une complication, et son application semble des plus restreintes.

7. Lorsque des raisons d’espacement ou de division en fin de justification obligent à augmenter au delà du cadratin régulier le blanc placé au début d’un alinéa, chacun des alinéas de la page sera renfoncé d’un blanc supplémentaire équivalent.

8. Les lettrines, les lettres de deux points placées au début d’un alinéa ne se renfoncent pas.

9. Suivant l’importance que l’auteur veut lui accorder, l’alinéa se renforce encore de ce qu’il est précédé d’une ou plusieurs lignes de blanc, d’après la différence des sujets traités dans chaque alinéa.

10. Dans la poésie, et seulement lorsque le rythme a la même mesure dans tout le morceau, l’alinéa s’indique par le renfoncement de 1 cadratin du premier vers de l’alinéa, ou par un blanc entre le dernier vers de l’alinéa précédent et le premier vers de l’alinéa qui commence :

X À ton émotion fais quelque violence,
Tu pourras me répondre après tout à loisir :
Sur ce point seulement contente mon désir.

cinna

Je vous obéirai, seigneur.

auguste

Je vous obéirai, seigneur.Qu’il te souvienne
De garder ta parole, et je tiendrai la mienne.
DeTu vois le jour, Cinna ; mais ceux dont tu le tiens
Furent les ennemis de mon père et les miens !
Au milieu de leur camp tu reçus la naissance…

11. Dans les vers de mesure inégale, on ne saurait, par crainte de la confusion qui en résulterait, se préoccuper de cette règle : le renfoncement indiquerait en effet que le nombre de syllabes est erroné.

12. Lorsque la poésie est divisée en strophes, en couplets, etc., chaque strophe, chaque couplet s’indique par une ligne de blanc, même si la strophe ne finit pas par un point :

Tu serasBouton de rose,
Tu seras plus heureux que moi !
Car je te destine à ma Rose,
Et ma Rose est, ainsi que toi,
Tu serasBouton de rose.
 
Tu serasAu sein de Rose
Tu pourras trouver un rival ;
Ne joute pas, bouton de rose,
Car, en beauté, rien n’est égal
Tu serasAu sein de Rose.

Tu serasAu sein de Rose,
Heureux bouton, tu vas mourir ;
Moi, si j’étais bouton de rose,
Je ne mourrais que de plaisir
Tu serasAu sein de Rose.

13. Si l’alinéa littéraire finit au milieu de la strophe, il n’est pas indiqué par le renfoncement ; le premier vers de chaque strophe prend seul en effet le renfoncement[2], quand bien même l’alinéa littéraire ne serait pas terminé :

xxFrance, ceux de tes fils qu’une terre étrangère
A reçus, loin du sol où flottait ton drapeau,
N’ont trouvé dans la mort l’oubli, ni le repos :
Leur âme de soldat est toujours prisonnière.

xxDe n’avoir pas connu, quand leurs yeux se sont clos,
L’ivresse de tomber, vainqueurs, à ta frontière,
Plus lourdement, sur eux, pèse la froide pierre :
Les morts, mal immolés, souffrent dans leurs tombeaux.

xxDe leurs frères, demain, honorant la mémoire,
Tu livreras les noms à la postérité,
Mais eux, les pauvres morts, ignorés et sans gloire,

xxIls n’auront, dans la nuit de leur éternité
Qu’un adieu de captifs, et la simple prière
Qu’on accorde en passant aux jours d’anniversaire.

14. Dans les labeurs où la prose est mêlée à la poésie (le vers étant composé au milieu de la justification et en caractère de corps inférieur à celui de la prose), le renfoncement de la prose ne se fait qu’avec l’alinéa littéraire, c’est-à-dire lorsque l’idée qui va être exprimée est entièrement différente de la précédente :

Mais est-ce à dire qu’elle devra s’en tenir là et qu’elle ne pourra pas dépasser la science du pot-au-feu et du tricot ? Sera-ce

De sassez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer,


comme Molière le fait dire à Arnulphe ? Faudra-t-il, à la suite de Chrysale, penser et avancer que

Nos pères, sur ce point, étaient gens fort sensés
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse ?

Franchement ce serait lui faire injure, et aller contre les intentions du Créateur. Car Dieu…

15. Dans les dialogues directs, c’est-à-dire ceux où les personnages agissent par eux-mêmes, on emploie le renfoncement pour chaque interlocuteur :

— On ne peut cependant point sortir en palatine, observa gravement le prince Pierre.
xxxx — On ne peut cependant éviter un refroidissement lorsque l’on sort en robe de gaze, Excellence.
xxxx — Ainsi vous croyez que c’est un refroidissement, docteur ?
xxxx — Sans aucun doute, Excellence.
xxxx — Mais elle soupire si tristement ! Elle est devenue capricieuse au delà de toute compréhension… Elle ne peut même pas me supporter auprès d’elle !
xxxx — Tout cela provient du refroidissement, Excellence…

10. Dans les dialogues indirects, c’est-à-dire à conversation rapportée par un tiers, au lieu de l’alinéa, on compose souvent en longues lignes, en indiquant, seulement dans le corps du texte le changement d’interlocuteur par un moins :

Suivons les questions : « Est-ce une femme ? — Non ! — Est-ce un homme ? — Oui ! — Est-il vivant ? — Non ! — Est-il mort depuis longtemps ? — Oui !… »

17. Suivant les auteurs et le travail, il y a, d’ailleurs, encore plusieurs manières d’indiquer le changement d’interlocuteur :

a) Le nom du personnage se compose au milieu de la ligne en vedette :

THÉRÈSE

Bonjour, Madame. Je vous demande pardon, je suis en re-tard. C’est parce que j’ai rencontré M. Féliat, le frère de mon parrain.

MADAME NÉRET

Mme  Guéret se porte bien ?

THÉRÈSE

Très bien !

MADAME NÉRET

M. Guéret s’habitue à sa situation ?

b) Le nom du personnage est supprimé et le changement d’interlocuteur est simplement indiqué par un tiret placé au début de chaque alinéa, comme on l’a vu au paragraphe 15.

c) Le nom se compose au commencement de la ligne, en petites capitales, en italiques ou en caractères gras, et est séparé ou non du texte par un tiret :

Véronique. — Monsieur de Granville…

De Granville. — Madame ?…

Véronique. — Asseyez-vous donc, je vous prie. J’espère que je ne vous ai pas blessé. Je vous ai contredit, faible femme, sur des questions que je n’ai pas méditées.

De Granville. — Madame, … quelle blessure résisterait à ce baume ?…

18. Cependant on réunit souvent dans un même alinéa grammatical deux pensées, deux idées formant chacune un alinéa logique ; dans ce cas, chaque pensée, chaque idée est séparée de la suivante par un tiret :

L’événement a prouvé que le front n’était invulnérable ni d’un côté ni de l’autre. Nous l’avions trouvé vulnérable dans l’Artois. Les Allemands l’ont rencontré faible en Champagne. — La guerre de campagne, souhaitée par beaucoup, va donc ressusciter. Nos chefs auront l’occasion de manifester leurs qualités…

19). Il faut reconnaître aussi que parfois on sacrifie le principe de faire alinéa seulement entre deux phrases offrant un sens complet et indépendant, à un besoin matériel d’aider à la clarté du sens par une disposition particulière des lignes.

  1. Les Anglais, les Allemands, les Américains utilisent également le cadratin pour marquer la fin d’une phrase, dans le corps de l’alinéa. — Voir, sur ce même sujet, le chapitre xii (Espacement), p. 312.
  2. Toujours avec la même réserve qu’au paragraphe 11.