Le Corsaire rouge/Chapitre XVI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 222-235).

CHAPITRE XVI.


« Encore une fois, que fautes-vous ici ? nous laisserons-nous submerger ? Avez-vous envie de faire un plongeon ? »
ShakspeareLa Tempête.


Notre aventurier vigilant ne ferma point les yeux à ces sinistres présages qu’il ne reconnaissait que trop bien. À peine l’atmosphère de vapeurs dont s’entoura soudain l’image mystérieuse qu’il avait souvent examinée eut-elle frappé sa vue, qu’on entendit sa voix faire retentir les accens puissans et animés du commandement.

— Debout ! s’écria-t-il, debout ! carguez toutes les voiles ! carguez-les toutes, ajouta-t-il, laissant à peine à ses premières paroles le temps de parvenir aux oreilles de ses subordonnés. Qu’on en cargue jusqu’au dernier lambeau, depuis la proue jusqu’à la poupe ! Du monde aux cargues-points des huniers, monsieur Earing, qu’on mette les huniers sur les cargues. À l’ouvrage partout ! de l’ardeur, mes amis, à l’ouvrage !

C’était un langage auquel l’équipage de la Caroline n’était point étranger, et qui fut doublement bien accueilli, car il n’était pas un seul matelot qui ne s’imaginât depuis long-temps que le commandant inconnu se jouait de la sûreté du vaisseau en voyant l’assurance avec laquelle il contemplait les funestes symptômes de l’atmosphère ; mais ils ne savaient point apprécier la vigilance clairvoyante de Wilder. Il avait, il est vrai, donné au vaisseau marchand de Bristol une impulsion tout-à-fait nouvelle pour ce bâtiment ; mais jusqu’alors les faits mêmes prouvaient en sa faveur ; puisque aucun malheur n’avait suivi ce qu’ils appelaient sa témérité. Cependant à l’ordre prompt et soudain qu’il venait de donner, tout fut un instant en tumulte sur le vaisseau. Une douzaine de matelots s’appelaient les uns les autres des différentes parties du bâtiment, chacun s’efforçant de faire entendre sa voix au-dessus du mugissement des vagues, et il y avait toute l’apparence d’une confusion générale et complète. Mais la même autorité qui leur avait donné d’une manière aussi inattendue cette impulsion d’activité, fit sortir l’ordre de leurs efforts vigoureux, quoique mal dirigés.

Wilder avait parlé d’abord pour réveiller les endormis et ranimer les nonchalants. Dès qu’il vit tout le monde sur pied, il se remit à donner ses ordres avec un calme qui réglait la direction de toutes les forces, mais toujours avec l’énergie qu’il savait que les circonstances exigeaient. Cette énorme quantité de voiles, qui paraissaient comme autant de légers nuages au milieu d’un ciel sombre et menaçant, flottèrent bientôt au hasard, en descendant de leurs positions élevées ; et le vaisseau fut réduit à l’action de ses agrès plus sûrs et plus pesans. Pour effectuer cette manœuvre, chaque matelot avait déployé toute sa force sous la direction des ordres fermes et rapides du commandant. Il y eut alors un moment de pause pendant lequel tout l’équipage semblait respirer à peine, comme s’il était frappé de stupeur. Tous les yeux étaient tournés vers la partie de l’horizon où l’on avait découvert les indices sinistres, et chacun s’efforçait d’y lire l’avenir avec une intelligence proportionnée au degré d’instruction qu’il pouvait avoir acquise pendant son temps de service sur le perfide élément qui était alors sa patrie. La trace obscure du vaisseau inconnu avait été effacée par une clarté douteuse qui, en ce moment, s’étendait sur la mer comme une vapeur flottante, surnaturelle, et en apparence accessible au toucher. L’océan lui-même semblait averti qu’un changement prompt et violent s’approchait. Les vagues avaient cessé de se briser en lames brillantes et écumeuses ; on voyait de noires masses d’eau élever leurs pointes menaçantes vers l’horizon oriental, non plus en lançant comme de brillantes étincelles, ou en s’entourant d’une atmosphère transparente. La brise qui avait été si fraîche, et qui avait même soufflé avec une force presque égale à celle d’un léger tourbillon, devenait incertaine et semblait enchaînée par la force plus puissante qui s’amassait sur les rivages de la mer du côté du continent voisin. À tout moment le souffle du vent d’est perdait de son intensité, et devenait de plus en plus faible, jusqu’à ce qu’après un intervalle extrêmement court, on entendit les voiles pesantes frapper contre les mâts : un calme effrayant et sinistre s’ensuivit. En ce moment une lumière soudaine, sillonnant la mer, éclaira l’affreuse obscurité de l’océan et un bruit semblable à un éclat de tonnerre retentit au loin sur les eaux. Les matelots tournèrent les uns vers les autres leurs regards interdits, et restèrent dans la stupeur comme s’ils avaient reçu du ciel même un avertissement de ce qui allait arriver. Mais leur commandant, calme et plus pénétrant, donna un sens différent à ce signal. Il serra les lèvres avec tout l’orgueil de sa profession, et les mouvemens de sa bouche étaient rapides, tandis qu’il se disait avec une sorte de dédain : — Croit-il que nous dormons ? — Oui, il y a été pris lui-même, et il voudrait à présent nous ouvrir les yeux sur ce qui se prépare. À quoi pense-t-il donc que nous ayons été occupés depuis qu’on a relevé le dernier quart ?

Alors Wilder fit un ou deux tours sur le tillac, sans cesser de porter les yeux d’une extrémité du ciel à l’autre, les promenant tantôt sur les eaux noires et endormies sur lesquelles voguait le navire, et tantôt sur ses voiles ; tantôt sur l’équipage silencieux et dans une attente profonde, et tantôt sur les sombres cordages flottant au-dessus de sa tête, comme autant de pinceaux qui traçaient leurs contours fantastiques sur les nuages épais qui pesaient au-dessus.

— Placez en carré les vergues d’arrière, dit-il d’une voix qui fut entendue de tous ceux qui étaient sur le tillac, quoiqu’il l’élevât à peine au-dessus du diapason ordinaire. Le craquement même du bois, tandis que les antennes s’avançaient lentement et avec pesanteur vers la position indiquée, ajoutait au caractère imposant de cette scène, et retentissait aux oreilles des matelots comme de lugubres pronostics. — Mettez les basses voiles sur les cargues ! ajouta Wilder après un court intervalle de réflexion, et avec ce même calme qui était si propre à faire impression. Alors, jetant un autre coup d’œil sur l’horizon menaçant, il ajouta avec force : Ferlez-les !

— Ferlez-les, ferlez-les toutes les deux à la fois ; allons, montez, main avant, continua-t-il en élevant de plus en plus la voix ; ferlez-les ! Allons, courage, enfans, courage !

Les marins dociles se laissaient diriger par la voix de leur commandant. En un instant on vit une vingtaine de matelots s’élancer aux agrès, s’y cramponner comme autant de singes, et, la minute d’après, annuler l’action des vastes et énormes volumes de toile en les attachant en rouleaux serrés à leurs antennes respectives. Les marins descendirent aussi rapidement qu’ils étaient montés, et il y eut de nouveau un intervalle de morne silence. En ce moment la flamme d’une lumière serait montée perpendiculairement jusqu’aux cieux. Le vaisseau, n’étant plus secondé par l’utile influence du vent, roulait lourdement en travers des lames qui commençaient cependant à s’abaisser davantage de moment en moment, comme si l’élément étonné rappelait dans l’asile tranquille de son vaste sein celles de ses parties auxquelles il venait de permettre de se répandre avec tant de fureur sur sa surface. L’eau baignait tristement le flanc du vaisseau, ou, lorsque le navire se relevait avec peine après s’être enfoncé dans les profondeurs des vagues, elle retombait du tillac sur l’océan en formant une foule de petites cascades brillantes. La teinte toujours changeante des cieux, le bruit toujours renouvelé des eaux, l’expression d’inquiétude et d’anxiété de toutes les figures qu’on apercevait, tout concourait à faire sentir dans quelle crise on se trouvait. Ce fut dans ce court intervalle d’attente et d’inaction que les lieutenans s’approchèrent de leur chef.

— C’est une terrible nuit, capitaine Wilder, dit Earing s’arrogeant, en vertu de son rang, le droit de parler le premier.

— J’ai vu des changemens de vent annoncés par bien moins de pronostics, répondit Wilder d’une voix assurée.

— Nous avons eu le temps de faire notre paquet, monsieur, il est vrai ; mais ce changement est accompagné de signes et de présages auxquels le plus vieux marin ne serait pas insensible.

— Oui, continua Knighthead d’une voix rauque qui retentissait avec force, même au milieu des accessoires terribles de cette scène, oui, ce n’est pas une bagatelle qui engage des gens, que je ne nommerai pas, à tenir la mer pendant une pareille nuit. Ce fut précisément par un temps semblable que je vis le Vésuve s’enfoncer dans un abîme si profond, que son mortier n’aurait pu lancer une bombe en plein air, quand même il aurait eu des mains et du feu pour la faire partir.

— Oui, et ce fut par un temps comme celui-ci que le Groenlandais fut jeté sur les Orcades par un calme aussi plat qu’on en vit jamais sur la mer.

— Messieurs, dit Wilder en appuyant sur ce mot avec une emphase particulière et peut-être ironique, que voulez-vous donc ? Il n’y a pas un souffle d’air, et le vaisseau est dégarni jusqu’à la voile de perroquet.

Il aurait été difficile à l’un ou à l’autre des deux mécontens de répondre d’une manière satisfaisante à cette question ; tous deux étaient secrètement en proie à des appréhensions surnaturelles et superstitieuses qui étaient puissamment fortifiées par l’aspect plus réel et plus sensible de la nuit ; mais ils tenaient encore trop l’un et l’autre à leur réputation, et comme hommes et comme marins, pour mettre à découvert toute l’étendue de leur faiblesse, au moment où ils pouvaient être appelés à déployer des qualités positives et une énergie marquée. Cependant le sentiment qui dominait dans leur âme se montra, quoique indirectement et à couvert, dans la réponse d’Earing.

— Oui, le vaisseau ne va pas mal à présent, dit-il, quoique nous ayons tous vu de nos propres yeux qu’il n’est pas facile qu’un bâtiment chargé aille sur l’eau du même train qu’un de vos Voltigeurs qui courent sans que personne puisse dire qui tient le gouvernail, par quelle boussole il se dirige, ni ce qu’il tire d’eau.

— Oui, reprit Knighthead, je trouve aussi que la Caroline ne va pas mal pour un honnête vaisseau marchand, et il y a peu de bâtimens mâtés à carré, qui ne portent point le pavillon du roi, qui puissent lui gagner le vent ou la reléguer dans leurs eaux, lorsqu’elle à toutes ses bonnettes ; mais c’est un temps et une heure qui doivent faire réfléchir un marin. Voyez là-bas cette lumière grisâtre qui avance si rapidement sur nous, et dites-moi si elle vient de la côte d’Amérique ou bien du navire inconnu qui nous est resté si long-temps sous le vent, mais qui maintenant l’a pris sur nous, ou du moins est bien prêt à le prendre, sans que personne ici puisse dire comment ni pourquoi. Pour moi, voilà tout ce que j’ai à vous dire : — Donnez-moi pour compagnie un bâtiment dont je connaisse le capitaine, ou ne m’en donnez point.

— C’est là votre goût, monsieur Knighthead ? dit froidement Wilder ; le mien pourrait quelquefois être différent.

— Oui, oui, dit Earing plus circonspect et plus prudent ; en temps de guerre et avec des lettres de marque à bord, on peut légitimement souhaiter que la voile qu’on a sous les yeux ait pour maître un étranger, ou autrement on ne rencontrerait jamais en mer un ennemi ; mais, quoique je sois moi-même Anglais de naissance, je serais assez tenté de laisser la mer libre au vaisseau qui est entouré de ce brouillard, attendu que je ne connais ni sa nation ni ses projets. — Ah ! capitaine Wilder ! voilà un spectacle terrible pour le quart du matin. Souvent, bien souvent, j’ai vu le soleil se lever à l’est sans qu’il arrivât aucun mal ; mais il n’y a rien de bon à attendre d’un jour où la lumière perce d’abord à l’ouest. Je donnerais bien volontiers aux armateurs ma part du mois dernier, quoique je ne l’aie gagnée qu’à la sueur de mon front, pour savoir seulement sous quel pavillon vogue ce vaisseau inconnu.

— Français, espagnol ou diable, le voilà qui vient ! s’écria Wilder. Alors se tournant vers l’équipage silencieux et attentif, il cria d’une voix effrayante de force et d’énergie : — Halez la vergue d’avant ! halez, mes amis, fort et ferme !

C’étaient là des cris qui ne pouvaient manquer d’être entendus de l’équipage. Tous les efforts des nerfs et des muscles furent déployés pour exécuter ces ordres, afin d’être en mesure de recevoir la tempête qui approchait. Personne ne disait mot ; mais chacun employait toutes ses forces, toute son énergie, comme à l’envi l’un de l’autre. Et il n’y avait pas en effet un moment à perdre, il n’y avait pas un bras qui ne fût strictement nécessaire, qui n’eût un service direct à accomplir. Le brouillard transparent et d’un aspect sinistre qui, depuis un quart d’heure, s’était amassé au nord-ouest, s’abaissait maintenant vers eux avec la rapidité d’un cheval qui s’élance dans l’arène. L’air avait déjà perdu cette température humide qui accompagne une brise de l’est, et de petits résolins commençaient à souffler à travers les mâts, précurseurs de l’ouragan qui approchait. Alors on entendit un bruit violent et terrible gronder sur l’océan, dont la surface, d’abord agitée, se rida ensuite et finit par se couvrir d’une brillante écume d’une blancheur parfaite. L’instant d’après, la fureur du vent tout entière se déchaîna contre la masse pesante et inerte du vaisseau marchand. À l’approche de la bourrasque, Wilder avait saisi la faible occasion que lui offraient les variations de l’air, pour mettre autant que possible son vaisseau devant le vent. Mais le navire paresseux ne répondit ni aux vœux de son impatience, ni aux besoins du moment. Sa proue avait quitté lentement et pesamment la direction du nord, le laissant placé précisément de manière à recevoir le premier choc sur son flanc découvert. Heureusement pour tous ceux qui avaient hasardé leur vie sur ce vaisseau sans défense, il n’était pas destiné à recevoir d’un seul coup toute la violence de la tempête. Les voiles tremblèrent sur leurs vergues massives, se gonflant et tombant tour à tour pendant une minute, et alors l’ouragan fondit sur elles avec une impétuosité terrible. La Caroline reçut bravement le choc ; elle parut céder un instant à sa violence, au point qu’elle était presque couchée sur le flanc sur l’élément furieux ; puis, comme si elle sentait le danger qu’elle courait, elle releva ses mâts inclinés, s’efforçant de se frayer un chemin à travers les eaux.

— La barre au vent, la barre au vent pour tout au monde ! s’écria Wilder au milieu du fracas de la tempête. Le vieux marin qui était au gouvernail obéit à cet ordre avec assurance ; mais en vain il tenait les yeux fixés sur la voile de l’avant, pour voir la manière dont le vaisseau se prêterait à ses efforts. Deux fois les grands mâts se baissèrent vers l’horizon, et deux fois ils se relevèrent gracieusement dans les airs, puis ils cédèrent à l’irrésistible impulsion du vent, et le bâtiment resta couché sur l’eau. — Attention ! dit Wilder en saisissant par le bras Earing éperdu, qui se précipitait à l’extrémité du tillac, c’est le moment de montrer du sang-froid, courez chercher une hache. Aussi prompt que la pensée qui avait donné cet ordre, le lieutenant obéit, et s’élança sur le mât d’artimon pour exécuter de ses propres mains le commandement qu’il savait devoir suivre. — Faut-il couper ? demanda-t-il le bras levé et d’une voix ferme et assurée qui rachetait bien le moment de faiblesse qu’il avait montré.

— Attendez ! Le vaisseau est-il sensible au gouvernail ?

— Pas le moins du monde.

— Alors coupez, ajouta Wilder d’une voix calme et sonore.

Un simple coup suffit pour effectuer l’opération. Tendue autant qu’il était possible par le vaste poids qu’elle maintenait, la ride, frappée par Earing, ne fut pas plutôt coupée, que toutes les autres cédèrent successivement, laissant le mât supporter lui seul tout le poids et tout l’attirail de ses agrès. Le bois craqua ensuite, et alors les agrès tombant avec fracas, comme un arbre qu’on coupe à sa racine, franchirent la faible distance qui les séparait encore de la mer.

— Se relève-t-il ? cria aussitôt Wilder au marin qui tenait le gouvernail.

— Il a fait un léger mouvement, monsieur, mais cette nouvelle bourrasque le met de nouveau sur le côté.

— Faut-il couper ? demanda Earing du grand mât sur lequel il s’était précipité avec l’ardeur du tigre qui fond sur sa proie.

— Coupez, fut la réponse.

Un craquement terrible et imposant succéda bientôt à cet ordre, quoique seulement après plusieurs coups vigoureusement déchargés sur le mât lui-même. Bois, cordage, voiles, tout s’abîma de nouveau dans la mer, et le vaisseau se relevant au même instant se mit à rouler pesamment dans la direction du vent.

— Il se relève ! il se relève ! s’écrièrent vingt voix jusqu’alors muettes, suspendues entre la mort et la vie.

— Débarrassez-le ; que rien ne gêne ses mouvemens, ajouta la voix toujours calme, mais imposante du jeune capitaine. Soyez prêts à ferler le grand hunier. Laissez-le pendre un moment pour tirer le vaisseau de ce mauvais pas. — Coupez ! coupez ! du courage, mes amis ! — Couteaux, haches, coupez avec tout ! coupez tout !

Comme les marins travaillaient alors avec le courage que donne un espoir renaissant, les cordes qui attachaient encore au vaisseau les espars tombés furent coupées en un instant, et la Caroline semblait ne faire qu’effleurer l’écume qui couvrait la mer, comme un oiseau dont la plume légère raserait la surface de l’eau. Le vent grondait avec une force qui ressemblait au bruit lointain du tonnerre, et qui semblait menacer d’enlever le vaisseau et ce qu’il contenait de son élément naturel, pour le livrer à un autre plus variable encore et plus perfide. Comme un sage et prudent matelot avait laissé flotter les rides de la seule voile qui restât, au moment où la bourrasque approchait, la voile du perroquet déployée, mais baissée, était gonflée alors de manière à enlever avec elle le seul mât qui était encore debout. Wilder vit à l’instant la nécessité de se débarrasser de cette voile et l’impossibilité totale de l’assujettir. Appelant Earing à ses côtés, il lui montra le danger, et donna les ordres nécessaires.

— Ce mât ne peut résister bien long-temps à de pareilles secousses, dit-il en finissant, et s’il tombait sur l’avant du vaisseau, au train dont celui-ci est emporté, il pourrait lui porter un coup fatal. Il faut faire monter là-haut un homme ou deux pour couper la voile des vergues.

— Ce bois plie comme un fouet de saule, répondit le lieutenant, et déjà même il est fendu par le bas. Il y aurait grand danger à y monter, quand des vents aussi furieux grondent autour de nous.

— Vous pouvez avoir raison, dit Wilder soudainement convaincu de la vérité de ce que l’autre avait dit ; tenez-vous donc ici, et si quelque malheur m’arrive, essayez de faire entrer le vaisseau dans quelque port aussi loin vers le nord que les caps de Virginie au moins. N’allez pas surtout essayer Hatteras dans l’état présent du…

— Que voulez-vous donc faire ? capitaine Wilder, interrompit le lieutenant appuyant fortement la main sur l’épaule de son commandant, qui avait déjà jeté son bonnet de marin sur le tillac et qui se préparait à ôter son habit.

— Je vais monter pour couper cette voile de perroquet, sans quoi nous perdons le mât, et peut-être le vaisseau.

— Oui, oui, je le vois assez clairement. Mais sera-t-il dit qu’un autre aura fait le devoir d’Édouard Earing ? Votre affaire à vous c’est de faire aborder le vaisseau aux caps de Virginie ; la mienne à moi c’est de couper cette voile. S’il m’arrive quelque chose, eh bien ! faites-en mention sur le livre de loch, avec un ou deux mots sur la manière dont je me suis acquitté de mon rôle. C’est là l’épitaphe la meilleure et la plus convenable pour un marin.

Wilder ne fit aucune résistance, mais il reprit son attitude de vigilance et de réflexion, avec la tranquillité d’un homme accoutumé lui-même depuis trop long-temps à ne jamais marchander avec son devoir pour s’étonner qu’un autre en fît autant que lui.

Cependant Earing se mit promptement à exécuter ce qu’il venait de promettre. Passant au milieu du vaisseau, il se munit d’une hache convenable, et alors, sans dire un mot à aucun des matelots muets et attentifs, il s’élança aux agrès de misaine, dont chaque toron, chaque fil de caret était serré par l’ouragan de manière presque à se rompre. Les yeux intelligens de ceux qui l’observaient comprirent son intention, et précisément avec ce même orgueil de profession qui l’avait poussé à cette dangereuse entreprise, quatre ou cinq des plus vieux marins se jetèrent sur les enfléchures pour monter avec lui vers un ciel gros de tempêtes.

— Descendez de ces agrès ! leur cria Wilder à travers un porte-voix ; descendez tous, excepté le lieutenant ! descendez ! Ses paroles arrivèrent aux oreilles des compagnons d’Earing aussi animés que mortifiés ; mais elles ne produisirent aucun effet. Chacun était trop occupé de l’objet qu’il poursuivait avec ardeur pour obéir à la voix qui le rappelait. En moins d’une minute, tous se furent répandus sur les vergues, préparés à agir au premier signal de leur officier. Le lieutenant jeta un regard autour de lui, et voyant le temps comparativement favorable, il frappa un coup sur la large corde qui attachait à la vergue inférieure un des coins de la voile enflée et prête à rompre. L’effet fut à peu près celui qu’on produirait en faisant sauter la pierre fondamentale d’une voûte peu solide. La toile brisa tous ses liens avec fracas, et on la vit un instant flotter en l’air en avant du vaisseau, comme si elle était soutenue sur les ailes d’un aigle. Le vaisseau s’éleva sur une lame pesante, et retomba lourdement par-dessus la vague, enfoncé à la fois par son propre poids et par la violence de l’ouragan. En ce moment critique, tandis que les marins grimpés sur les agrès regardaient encore du côté où la voile venait de disparaître, une ride des agrès inférieurs se brisa avec un bruit qui retentit jusqu’aux oreilles de Wilder.

— Descendez ! cria-t-il d’une voix terrible à travers un porte-voix, descendez par les étais ! descendez ! Il y va de votre vie, tous tant que vous êtes ! descendez !

Un seul d’entre eux profita de l’avis, et se laissa glisser jusque sur le tillac avec la rapidité du vent. Mais les cordes se brisaient successivement, et bientôt le bois lui-même craqua avec fracas. Pendant un moment le mât élevé chancela et sembla s’incliner tour à tour vers tous les points de l’horizon ; puis cédant au mouvement du corps du vaisseau, tout tomba dans la mer avec un bruit horrible. Cordes, vergues, étais, tout se brisa comme du fil, laissant la carcasse nue et dépouillée du navire s’élancer en avant et braver la tempête comme si rien ne s’était jamais opposé à sa marche. Un silence éloquent suivit ce désastre. Il semblait que les élémens eux-mêmes s’arrêtassent satisfaits de leur ouvrage. Un repos temporaire paraissait avoir enchaîné la fureur de la tempête. Wilder s’élança sur le bord du vaisseau et vit distinctement les malheureuses victimes encore attachées à leur frêle appui. Il vit même Earing agitant le bras en signe d’adieu, avec le courage d’un homme qui non seulement sentait combien sa position était désespérée, mais qui savait encore supporter son sort avec résignation. Puis tous ces débris de mâts, d’agrès, avec tous ceux qui s’y tenaient attachés, disparurent au milieu du brouillard terrible et surnaturel qui s’étendait de chaque côté du vaisseaux depuis la mer jusqu’aux nuages.

— Préparez vite une chaloupe à la mer ! cria Wilder sans s’arrêter à examiner combien il était impossible qu’ils se sauvassent à la nage, ou qu’on leur donnât le moindre secours au milieu d’une pareille tourmente.

Mais les marins confus et stupéfaits qui restaient encore ne l’entendaient point ; aucun d’eux ne remua ni ne donna le plus léger signe d’obéissance. Ils promenaient autour d’eux des regards égarés, chacun s’efforçant de lire sur le visage sombre de son camarade ce qu’il pensait de l’étendue du mal. Mais pas une seule bouche ne s’ouvrit pour faire la moindre observation.

— Il est trop tard ! il est trop tard ! se dit Wilder au désespoir ; aucun effort, aucune puissance humaine ne peuvent les sauver.

— N’aperçois-je pas une voile ? dit tout bas Knighthead qui était à côté de lui, d’une voix qui exprimait une sorte de terreur superstitieuse.

— Qu’elle vienne, répondit avec amertume le jeune commandant ; le mal est déjà arrivé à son comble.

— Fût-ce un vaisseau de mort, nous devons aux passagers, et nous devons aux armateurs, de lui parler, si un homme peut faire entendre sa voix au milieu de cette tempête, reprit le second lieutenant montrant à travers le brouillard l’objet obscur qui était certainement en vue, et qui approchait de plus en plus.

— Lui parler ! les passagers ! murmura Wilder répétant involontairement ses paroles. Non, tout au monde vaut mieux que de lui parler. Voyez-vous le vaisseau qui arrive sur nous si rapidement ? demanda-t-il d’une voix ferme au matelot vigilant qui, resté fidèle à son poste, tenait toujours le gouvernail de la Caroline.

— Oui, oui, monsieur, fut la courte réponse du marin.

— Cédez-lui le passage, embardez, barre du gouvernail tout à bord ! Peut-être nous passera-t-il dans l’obscurité, maintenant que nous n’avons rien de plus élevé que nos ponts. Embardez, monsieur, m’entendez-vous ?

Le matelot répondit tout aussi laconiquement que la première fois, et pendant quelques instans le vaisseau de Bristol dériva un peu de la direction dans laquelle l’autre approchait. Mais un second coup d’œil convainquit Wilder que cette tentative était inutile. Le bâtiment mystérieux, car chacun à bord était persuadé que c’était le même qu’on avait vu si long-temps flotter à l’horizon au nord-ouest, avançait à travers le brouillard avec une promptitude qui égalait presque la rapidité des vents eux-mêmes. On n’y voyait pas une seule voile déployée. Tous les espars, tous, jusqu’aux légers mâts de perroquet, étaient à leur place, garantissant la beauté et la symétrie du bâtiment tout entier, mais pas le moindre morceau de toile n’était ouvert à l’ouragan. En avant du vaisseau roulait une énorme masse d’écume qu’on pouvait distinguer au milieu même de l’agitation générale de l’Océan, et lorsqu’il fut assez près pour qu’on pût en entendre le bruit, le triste frémissement des eaux aurait pu se comparer au fracas d’une cascade. D’abord les spectateurs, placés sur le tillac de la Caroline, pensèrent qu’ils n’étaient point aperçus, et quelques-uns demandaient à grands cris qu’on allumât des lumières, de peur qu’un choc terrible ne vînt mettre fin aux désastres de la nuit.

— Non, s’écria Wilder, ils ne nous voient déjà que trop.

— Non, non, murmura Knighthead, ne craignez rien, nous sommes vus, et par des yeux tels qu’on n’en vit jamais sortir d’un visage mortel.

Les marins se turent. En un instant le vaisseau mystérieux n’était plus qu’à une centaine de pieds de la Caroline. Cette même force du vent qui avait soulevé les vagues avec tant de fureur refoulait maintenant l’élément dans son lit, et l’y tenait captif comme sous le poids d’une montagne. La mer était partout couverte d’écume, mais aucune vague ne s’élevait au-dessus du niveau de sa surface. Si une lame paraissait vouloir sortir un instant de son sein, l’ouragan la balayait aussitôt, et il ne restait d’elle qu’une trace blanchâtre et vaporeuse. Le vaisseau inconnu s’avançait sur cette surface écumante, mais comparativement calme, avec la même grandeur et la même majesté qu’un épais nuage qui court sur le ciel devant l’ouragan. On n’apercevait à bord aucun signe de vie. Si quelques matelots regardaient les tristes débris du vaisseau de Bristol, c’était sans se montrer, et tout était sur le tillac aussi sombre que la tempête devant laquelle ils couraient.

Wilder retint sa respiration au moment où le navire inconnu passa le plus près d’eux. Son angoisse était à son comble ; mais lorsqu’il n’aperçut aucune figure, qu’il ne vit faire aucun signal, aucun effort pour arrêter la marche fougueuse de ce bâtiment, un sourire de satisfaction brilla sur son visage, et ses lèvres remuèrent avec vivacité, comme s’il s’estimait heureux d’être abandonné à son sort. L’autre vaisseau passa comme une vision ténébreuse, et bientôt on l’apercevait à peine à travers l’écume qui se formait sur sa route.

— Il se perd dans le brouillard, s’écria Wilder en respirant après la terrible anxiété qu’il venait d’éprouver.

— Dans le brouillard ou dans les nuages, répondit Knighthead qui se tenait opiniâtrement à ses côtés, observant avec la plus jalouse défiance le moindre mouvement de son commandant inconnu.

— Dans les cieux ou dans la mer, peu m’importe, pourvu qu’il ait disparu.

— Bien des marins se seraient réjouis d’apercevoir une voile étrangère, de la carcasse d’un bâtiment rasé jusqu’au tillac comme celui-ci.

— Les hommes courent souvent à leur perte pour ignorer leurs propres intérêts. Qu’il s’éloigne, vous dis-je, et c’est le plus ardent de mes vœux. Il avance de quatre pieds contre nous un seul, et maintenant toute la faveur que je demande, c’est que cet ouragan dure jusqu’au lever du soleil.

Knighthead tressaillit, et jeta sur son compagnon un regard oblique qui ressemblait à une imprécation tacite. Pour son esprit lourd et superstitieux c’était une impiété d’invoquer ainsi la tempête, au moment où les vents semblaient déployer toute leur fureur.

— C’est une tempête terrible, il est vrai, dit-il, et telle que beaucoup de marins passent leur vie entière sans en voir, de semblable ; mais ce serait peu connaître la mer que de croire qu’il n’y a point encore plus de vents en provision du côté d’où elle part.

— Qu’elle souffle, s’écria Wilder en se frappant les mains dans une sorte de frénésie, je ne demande que du vent.

Tous les doutes de Knighthead, s’il lui en restait encore, sur le caractère du jeune étranger qui avait pris si étrangement possession du poste de Nicolas Nichols, se trouvèrent pour le coup éclaircis ; il retourna au milieu de l’équipage silencieux et pensif de l’air d’un homme dont l’opinion est fixée. Wilder ne parut faire aucune attention à lui, mais il continua d’arpenter le tillac pendant des heures entières, tantôt jetant les yeux sur le ciel, tantôt lançant des regards fréquens et inquiets sur l’horizon borné, tandis que la Royale Caroline continuait à flotter devant le vent, débris impuissant et mutilé.