Le Corset (1905)/Introduction
INTRODUCTION
Il est de règle qu’une question vivement controversée amène ceux qui la discutent à émettre des opinions aussi extrêmes que contraires et cela d’autant plus facilement que pour faire adopter leurs idées les adversaires ne craignent pas d’en exagérer l’expression.
La question du corset a subi cette loi ; elle a depuis longtemps suscité des discussions ardentes, provoqué des opinions passionnées, donné naissance à de vives polémiques et au total n’a jamais été résolue.
Aucun des avis donnés ne saurait en effet prévaloir ; d’abord pour cette raison générale qu’une opinion extrême et passionnée dépassant le but qu’elle veut atteindre, manque de justesse ; pour cette raison particulière ensuite qu’en l’espèce qui nous occupe, ces opinions extrêmes et passionnées étant intéressées manquent de justice.
Tandis que les uns, au nom de l’hygiène et de la physiologie, proscrivent le corset ; que les autres, au nom de l’élégance, en vantent l’usage ; d’autres plus pratiques, aux noms réunis de la médecine et de la mode, rejettent l’emploi de tout corset qui n’est pas celui de leur invention.
Est-il donc extraordinaire que se plaçant à des points de vue aussi différents : le médecin n’envisageant que la question scientifique, le corsetier ne voyant que les exigences de la coquetterie, le créateur ou la créatrice d’un modèle ne considérant que son invention n’aient pu parvenir à s’entendre ? L’accord entre les parties cantonnées chacune dans ses retranchements n’est possible, nous le verrons, qu’au prix de concessions mutuelles, non de complaisance mais justement autorisées.
Et non seulement ceux qui ont pris jusqu’ici position dans la question du corset l’ont envisagée de façons diverses et contraires, mais encore ils l’ont discutée en partant le plus souvent d’un point de départ faux puisqu’ils ont maintes et maintes fois confondu l’usage avec l’abus.
Plus de corset, s’écrie dans sa thèse inaugurale une jeune doctoresse étrangère, qui se fait une opinion d’après quelques femmes exagérément sanglées dans leur « corps à baleines » ; semblable en cela à ce voyageur, nouvel arrivé dans un pays, et qui, rencontrant sur son chemin une femme rousse écrivait sur son carnet : toutes les femmes de ce pays sont rousses. Opinion fausse qui a pris l’excès de la mode pour la règle de l’élégance.
Pas de ces corsets spéciaux aux allures orthopédiques et qui n’ont que le mérite de la bizarrerie, s’écrient les corsetiers. Et se faisant une opinion d’après quelques modèles étranges conçus par des cerveaux en mal d’invention, ils contestent alors à la médecine le droit de s’occuper du corset. Opinion fausse qui confond les excès d’un inventeur avec les sages préceptes de l’hygiène.
Les théories extrêmes ne sauraient donc ici être des théories justes et ici encore reste vraie cette maxime : In medio stat virtus ; c’est dans un juste milieu que réside la vérité.
Quelle sera donc au cours de ce travail l’attitude que je vais prendre ? Vais-je chanter en termes dithyrambiques la gloire et les mérites du corset, ou vais-je, en de virulentes apostrophes, demander sa condamnation ? Rien de tout cela, mon opinion sera, je l’ai fait comprendre, une opinion moyenne. Allier les exigences de la médecine et celles de la mode me paraît chose absolument possible et je l’établirai, suivant mon habitude, plus encore par des observations, par des faits, par des documents, par des preuves scientifiques que par des théories et par des raisonnements.
Dès maintenant je puis dire que l’usage du corset est utile et je m’empresse d’ajouter que l’abus en est très dangereux. Une comparaison me fera bien comprendre.
Dans un de mes livres Bicyclette et organes génitaux, j’ai montré par l’exposé de cas nombreux quelles maladies la bicyclette pratiquée par la femme pouvait guérir, quelles maladies elle pouvait provoquer.
Je rapporte notamment l’exemple d’une jeune femme atteinte de dysménorrhée nerveuse et qui souffrait d’une façon atroce non seulement pendant, ses époques, mais encore pendant les jours qui les précédaient ou les suivaient immédiatement. Cette femme fut guérie par l’usage rationnel de la bicyclette que je lui prescrivis à des doses progressives et nettement indiquées. Après plusieurs mois de bonne santé, la jeune femme revint me consulter se plaignant de violentes douleurs abdominales. La cause était simple : quelques jours auparavant, la malade avait fait à bicyclette une promenade d’une durée tout à fait exagérée, dépassant de beaucoup les limites que je lui avais fixées. Cette crise douloureuse calmée par un traitement convenable, je permis et prescrivis même à nouveau les promenades à bicyclette ; depuis, l’usage modéré de celle-ci n’a provoqué aucun accident.
Vous le voyez, là où l’usage avait apporté la santé, l’abus reproduisait la maladie. Il en est de même du corset. Et je répète que si l’emploi en est utile, l’abus peut produire dans l’organisme féminin de graves désordres.
Pour démontrer ces deux affirmations, j’étudierai ce qu’a été le corset, ce qu’il est, ce qu’il doit être.
Je ferai donc dans la première partie de cet ouvrage l’historique du corset ; dans la deuxième partie, j’examinerai, après avoir soigneusement discuté ce qu’il y a de vrai ou de faux dans les méfaits reprochés au corset, quelles sont, au point de vue de l’hygiène et de la médecine, les règles à suivre pour fabriquer un corset qui, tout en restant élégant, ne soit pas dangereux pour l’organisme féminin.