Le Corset (1908)/06
CHAPITRE VI.
La rate occupe comme le foie la partie supérieure de l’abdomen, mais elle se trouve située dans l’hypochondre gauche.
Placée au-dessus de l’angle que fait le côlon transverse avec le côlon descendant, elle est située en avant du rein gauche et de la capsule surrénale gauche, ayant en dedans la grosse tubérosité de l’estomac, en dehors la partie gauche de la voûte diaphragmatique.
D’une façon générale, on peut dire que la rate présente avec les organes situés du côté gauche de l’abdomen, des rapports analogues à ceux que le foie présente avec les organes situés dans le côté droit.
C’est en raison de cette situation et surtout de la position qu’occupé l’estomac entre le foie et la rate, que j’examinerai l’influence du corset sur l’estomac seulement après avoir étudié comment le corset agit sur le foie et sur la rate ; quand j’arriverai à l’étude du corset dans ses rapports avec la masse intestinale, le lecteur pourra plus facilement comprendre comment l’intestin peut être influencé à la fois directement par le port du corset et indirectement par l’action du corset sur les organes susjacents.
« La rate peut être considérée comme très analogue aux ganglions lymphatiques et elle produirait en abondance, comme ces derniers, des globules blancs ; mais on n’est pas encore bien fixé sur son rôle relativement aux globules rouges ; des expériences plus récentes tendent à démontrer au contraire que la rate est un lieu de production de ces éléments et que notamment chez l’embryon elle est un organe important d’hématopoïèse. »
Toutefois l’étude de la rate peut être rattachée à l’étude du système digestif vu l’action indirecte de cette glande sur la digestion. En effet, d’après Schiff, la sécrétion pancréatique nécessaire à l’accomplissement normal de la digestion serait en rapport direct avec Téta ! et le fonctionnement de la rate.
La glande splénique est maintenue en position par un certain nombre de ligaments formés par des replis du péritoine, et qui la relient à l’estomac, au pancréas, au diaphragme. Malgré ces moyens de fixité — ordinairement, très lâches — la rate peut se mouvoir librement. Ce viscère est du reste continuellement en mouvement puisqu’il suit, comme le foie, les mouvements respiratoires, s’abaissant à chaque inspiration pour reprendre sa position primitive au moment de l’expiration. Non seulement la situation de la rate est modifiée par les phénomènes respiratoires, mais aussi par les phénomènes digestifs puisque, suivant l’état de plénitude ou de vacuité de l’estomac, elle s’approche ou s’écarte de la ligne médiane.
Ces modifications dans la position de la rate s’expliquent par ses rapports. En effet, par l’une de ses faces dite externe qui est lisse et convexe elle répond au diaphragme qui la sépare de la partie inférieure du poumon gauche ; et à la face interne des neuvième, dixième et onzième côtes gauches. Par son autre face plane ou légèrement concave, et dite face interne, elle répond à la grosse tubérosité de l’estomac. Un corset serré agissant à droite sur le foie, à gauche sur la rate, pince l’estomac entre deux plans résistants.
C’est dans les cas d’hypertrophie de la rate et du foie que l’estomac peut prendre une forme trouvée par M. Bouveret à l’autopsie d’une femme âgée. L’estomac, dit-il, était comprimé entre Le lobe gauche du foie et la rate l’un et l’autre très hypertrophiés. Cette compression était très aggravée par le corset, dont l’impression se voyait sur les côtes. L’estomac était réduit à l’état d’un cylindre vertical du volume et de la forme d’un côlon. La portion pylorique descendait au niveau de l’ombilic et formait un angle droit avec les trois quarts du grand axe vertical.
Cette observation est intéressante, mais on ne saurait, d’après elle, généraliser puisqu’il s’agissait d’un cas où foie et rate étaient exceptionnellement gros.
Les auteurs qui ont étudié la question du corset n’ont point signalé beaucoup de cas dans lesquels la rate ait eu à souffrir du port de ce vêtement.
Cela doit tenir en partie à ce que la rate ayant un poids moyen de 150 à 200 gr. seulement, offre par sa surface moins de prise à l’action du corset et aussi à ce que ses déplacements étant plus rares on a eu moins souvent l’occasion d’accuser le corset de l’abaissement de ce viscère.
Cependant la loge splénique correspond à la zone thoracique qui s’étend de la 9e à la 11e côte, zone de compression thoracique possible par le corset.
Il est donc bon de consacrer dans ce livre quelques lignes à la rate et d’étudier si par sa situation dans l’hypochondre gauche cette glande peut ou non se soustraire à la compression du thorax.
Corbin, signale que la rate peut être déplacée de sa loge, refoulée vers la partie médiane du corps en menu, temps qu’en bas et en avant, où elle s’arrête dans Taire de l’angle xiphoïdien rétrécie par la compression du thorax.
Les quelques déplacements spléniques observés : rate quittant l’hypochondre gauche, rate gagnant l’hypogastre, rate se trouvant même dans la région iliaque, ne sont rapportés par Testut qu’à un relâchement anormal des ligaments du viscère, il s’agit là de cas tout à fait exceptionnels.
Récemment cependant de nouvelles observations de rate déformée ont été publiées par le Dr Dieulafé qui a consacré à ce sujet plusieurs articles dans la Presse médicale et dans le Toulouse médical en 1900, 1901 et 1904.
Ces déformations sont ramenées par l’auteur à trois types représentés sur la fig. 58.
A) Rate dont l’extrémité inférieure est rétrécie et allongée.
B) Rate dont l’extrémité supérieure est diminuée de volume.
C) Rate augmentée de volume.
À quoi sont dues ces déformations ? Lisez le Pr Dieulafé : Par sa situation dans l’hypochondre gauche la rate ne saurait échapper à l’action de la compression du thorax.
Parmi les causes de constriction, le corset entre en première ligne, or le corset moderne, le corset bien fait, élégant, comprime le thorax de la neuvième à la onzième côte ; c’est la zone à laquelle correspond la loge splénique.
Le Pr Hayem. à propos de l’action du corset sur l’estomac, établit trois variétés de constrictions : constriction sus-hépatique, agissant immédiatement au-dessous des seins, de la cinquième à la huitième ou neuvième côte ; constriction hépatique portant en plein dans la région du foie ; constriction sous-hépatique, agissant sur les dernières côtes et au-dessous ; c’est elle qui donne lieu à une longue taille, la taille de guêpe.
Les cordons et les ceintures exercent leur action au-dessus des crêtes iliaques, quelquefois jusque sur les dernières côtes.
Dans ces diverses variétés de constriction, la rate pourra participer aux mouvements généraux de ptôse viscérale et dans certains cas être influencée directement.
Leue, dans une thèse de Kiel, 1891, où il étudie la constriction du foie, dit à propos de la rate : « On doit s’attendre à ce que la rate, grâce à la petitesse de sa masse et sa situation protégée, ne soit que faiblement influencée par la pression ; c’est ce que confirme l’observation. Une seule fois elle était mobile : deux fois elle présentait un sillon qui pouvait très bien être en rapport avec le siège clé la constriction. Les cas nombreux d’atrophie de la rate chez les sujets d’un âge avancé ne peuvent avoir aucune signification. »
M. le professeur Charpy ayant eu l’occasion d’observer des déformations de la rate, et nous-mêmes en ayant observé dans ces dernières années, nous avons cru devoir les signaler aux anatomistes.
Dans tous les cas auxquels nous faisons allusion, les autres viscères portaient des traces profondes de la compression, le thorax présentait divers types de déformation ; les sujets étaient presque tous des femmes.
La planche ci-jointe montre trois formes de rate acquises sous l’influence de la constriction du thorax.
La figure 58-1 montre une rate dont l’extrémité inférieure est tassée, rétrécie, allongée en forme de langue. Cette portion, ainsi diminuée dans le sens de la largeur et de l’épaisseur, est séparée du reste de l’organe par une profonde incisure du bord antérieur ; la surface externe porte de nombreuses rides dont quelques-unes ont la valeur de sillons ; vers le pôle inférieur on voit une cicatrice étoilée.
La figure 58-2 présente un type presque inverse ; c’est l’extrémité supérieure qui diminue de volume et devient beaucoup plus étroite que l’extrémité inférieure. La portion atrophiée porte à sa base une profonde incisure du bord antérieur, et sur la face externe un sillon oblique partant du bord antérieur, puis un autre sillon plus profond, transversal, vers le niveau de l’incisure.
- 1. — Tassement de l’extrémité inférieure.
- 2. — Tassement de l’extrémité supérieure.
- 3. — Allongement de la rate hypertrophiée.
La rate a des dimensions normales ; elle pèse 150 grammes.
Les déformations sur l’estomac consistent en un sillon sur le milieu de la grande courbure et dans l’allongement en forme de conduit cylindrique de la région du vestibule et du canal pylorique ; la face convexe du foie présente plusieurs sillons antéro-postérieurs.
Nous avons trouvé plusieurs autres cas se rapprochant de ce type :
Dans une observation la rate présentait dans le voisinage du pôle supérieur un sillon transversal profond de un centimètre.
Dans une autre, la seule se rapportant à un homme (thorax déformé, méplat sur la partie inférieure de la paroi latérale et relèvement du rebord costal, sillon antéro-postérieur sur le foie, estomac biloculaire), on voyait sur la rate deux incisures du bord postérieur et de nombreuses sur le bord inférieur, plus profondes que normalement, et, en outre, sur la partie postérieure de la face interne, vers son extrémité supérieure, un petit lobule se détachant de la surface splénique, comparable au lobule de Spiegel.
Sur une femme présentant des déformations thoraciques peu marquées, un allongement du foie en sens vertical et un tassement en sens transversal, un estomac vertical et presque cylindrique, la rate portait, à l’union du tiers supérieur et du tiers moyen, sur la face externe, un profond sillon s’étendant transversalement d’un bord à l’autre ; sur les lèvres du sillon et sur d’autres points de la face externe, le péritoine portait des traces d’inflammation ; le rein gauche présentait une volumineuse hydronéphrose.
La figure 58-3 montre une grosse rate avec, sur sa face externe, cinq sillons transversaux très profonds, le plus élevé s’étendant d’un bord à l’autre. Elle provient d’une jeune phtisique et pèse 320 grammes ; malgré ce poids les diamètres transverse et antéro-postérieur sont normaux, ils ont 4 et 8 centimètres ; le diamètre longitudinal atteint 19 cent., c’est le seul sur qui porte l’hypertrophie. Les autres déformations dans ce cas étaient très marquées : le thorax, à partir de la neuvième côte, était généralement rétréci, l’angle xiphoïdien très étroit.
Comment peuvent se produire ces déformations ? Leur mécanisme est assez facile à expliquer. Tout d’abord nous remarquons que, dans tous les cas, elles coexistent avec des traces indélébiles de la compression extérieure sur le thorax et les viscères sous-jacents ; il est tout naturel de les rapporter à la même cause, puisque la rate occupe une situation topographique qui l’expose aux effets de cette compression.
Dans aucun cas la rate n’a subi de déplacement notable ; dans plusieurs observations nous l’avons vue redressée, se rapprochant de la verticale par son grand axe ; comme elle est normalement située, de la neuvième à la onzième côte, son grand axe étant presque parallèle à la direction oblique des côtes, le relèvement de cet organe est nécessaire pour que ces dernières marquent leur empreinte sous forme de sillons transversaux. Dans ce mouvement de la rate, le pôle supérieur s’éloigne de la colonne vertébrale ; en effet, le thorax comprimé diminue tous ses diamètres, la loge splénique est rétrécie, l’organe qu’elle contient est déplacé, mais, arrêté en dedans par le rein, il se porte forcément en dehors.
Dans certains cas, n’ayant pas enlevé nous-même la rate de la cavité abdominale, nous n’avons pas eu de renseignements exacts sur sa situation ; nous regrettons surtout de n’avoir pas vu la rate en place dans le cas où le rein gauche était le siège d’une hydronéphrose, car cette dernière a sûrement contribué aux déformations de la rate, qui, dans ce cas exceptionnel, était celui de tous les viscères qui portaient les traces de compression les plus apparentes.
Les divers types de rate déformée correspondent assez bien aux diverses variétés de constriction. Ces variétés, établies par Hayem, se combinent souvent entre elles. La constriction hépatique provoque une compression de l’extrémité supérieure de la rate : c’est le type 2. La constriction sous-hépatique seule ou combinée à la précédente amène la production des types 1 et 3.
Le type 1 n’est pas un effet exceptionnel de la compression particulière à la rate. M. Charpy a trouvé plusieurs fois des déformations analogues sur des estomacs qui présentaient presque en entier la forme d’un boudin vertical.
Dans le type 2, comme dans le précédent, nous trouvons le tassement d’une portion de l’organe qui paraît atrophiée.
Dans le type 3, c’est une rate hypertrophiée par une tuberculose pulmonaire à évolution lente, qui est venue s’offrir à la compression du thorax, compression par le corset chez une jeune fille de mœurs légères, qui a continué sa vie et sa mise élégante jusqu’à la période ultime de son affection. Cette grosse rate, obligée de loger sous une cage étroite, n’a pu augmenter ses dimensions que dans le sens de la longueur ; le grand axe était ici très nettement vertical, aussi les sillons marqués par les côtes y sont-ils profonds et très nombreux. Cruveilhier, dans une note de son Anatomie, avait déjà signalé la possibilité de l’empreinte des côtes sur une rate augmentée de volume.
Il n’est pas rare d’observer, à l’autopsie, un sillon transversal, unique, étroit, plus ou moins profond, qui isole du reste de l’organe l’extrémité supérieure de la rate. Les auteurs n’en font pas mention, bien que quelques-uns, comme Luschka, l’aient figuré. Nous nous demandons s’il s’agit d’une anomalie originelle ou d’une forme acquise par la compression.
En somme, les divers effets de la compression sur la rate, que nous avons observés, se résument ainsi : redressement vertical ; sur les faces : incisures, empreintes et sillons parfois très profonds ; effilement d’une des extrémités, peut-être formation de lobules accessoires.
Si j’ai tenu à reproduire dans Les lignes qui précèdent la plus grande partie d’un des articles que M. Dieulafé, alors prosecteur à la Faculté de Médecine de Toulouse, a écrits sur les déformations de la rate, c’est que la compétence anatomique spéciale de l’auteur est un sûr garant de l’exactitude des observations. Je ne discuterai donc pas l’existence de rates déformées, déplacées, parcourues de nombreux sillons ou déchiquetées par de multiples incisures, mais je ne saurais admettre que le corset, surtout peu serré et bien placé, puisse jouer dans les cas rapportés le grand premier rôle. Déjà dans une observation la rate examinée était celle d’un homme, dans d’autres cas, la rate était hypertrophiée et malade, enfin un autre sujet est une demi-mondaine qui faisait passer les fantaisies d’une coquetterie exagérée avant les soins de sa santé.
Ce qu’il faut accepter, seulement, je crois, c’est qu’une constriction exagérée peut augmenter, pour la rate, les néfastes résultats d’états pathologiques antérieurs.
Je n’insisterai pas davantage sur cette partie de mon travail, je crois le lecteur suffisamment préparé à bien se rendre compte des phénomènes que je vais décrire en parlant de l’estomac et de l’intestin.
Toutefois, pour que cette étude si importante de l’influence du corset sur l’estomac et l’intestin apparaisse plus nette, je traiterai auparavant de l’action du corset sur les reins.