Le Corset de toilette/Considérations générales

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Mme  & M. 
Librairie Médicale et Scientifique. (p. 7-13).

Le
Corset de Toilette
dans ses rapports
avec l’Esthétique
et la
Physiologie


« Comme la tunique de Nessus,
« le corset mal fait, le corset de confection,
« désorganise les plus robustes. »
F.-L.


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES :


Malgré tous les méfaits dont le chargent ses contempteurs, illustres parfois et souvent autorisés, malgré l’ostracisme dont on a tenté de le frapper, on peut affirmer sans paradoxe que le corset, « le corps de baleine », constitue, en dépit de toutes les protestations, de toutes les critiques, l’une des pièces les plus essentielles, sinon la plus importante, de la toilette féminine.

On en a beaucoup médit, et très justement, à toutes les époques, non seulement au point de vue esthétique, mais encore, surtout et toujours au point de vue physiologique.

Que faut-il penser et surtout déduire des objections si sérieuses formulées en ce cas par les médecins, les hygiénistes et, oserons-nous dire, par les gens de bon sens ? Pour fixer notre jugement, nous relèverons scrupuleusement les observations utiles présentées en foule sur ce sujet. Il y a là, en effet, une série d’importantes questions qui restent à élucider minutieusement, pratiquement, pour les vulgariser ensuite au profit du grand public féminin.

Ce dernier, sans bien connaître ni ses défauts, ni ses qualités, a si généralement adopté le corset[1], il y tient à tel point, qu’il ne reste plus raisonnablement aujourd’hui qu’à le prémunir contre les erreurs, les abus, les dangers d’un usage définitivement entré dans les mœurs après bien des fortunes diverses.

Faut-il déplorer ce que certains sont bien prêts de qualifier de sot engouement, de coquetterie coupable, de faiblesse dangereuse ? Si l’on veut bien nous suivre jusqu’au bout de ce court opuscule, on sera vite persuadé du contraire.

Avec la diversité des toilettes, des ajustements de parures dont la coupe et les formes artistiques s’harmonisent et s’idéalisent chaque jour, avec le sens de la correction, de la distinction, de la dignité même de la tenue, qui guide chez les femmes de goût délicat, supérieur, les rectifications souvent nécessaires à imposer aux exagérations, aux écarts de la mode[2], on s’explique aisément le rôle considérable que tient le corset baleiné au point de vue esthétique, quelques reproches justifiés qu’on lui ait adressés jusqu’ici.

En pratique, le corset répond à une impérieuse nécessité : l’attachement, la suspension des dessous, indispensables à un juste, à un sérieux idéal de la grâce correcte dans les divers arrangements du corsage, dans l’ordre d’un habillement soigné. Il faut convenir toutefois que tel qu’on le retrouve à peu près partout encore, tel qu’on le confectionne et l’ajuste, le corset de toilette soulève toujours de trop légitimes objections, de trop justes critiques, et pour ses nombreuses imperfections plastiques et en raison des dangers physiologiques qu’il recèle.

Guidées par des conseils autorisés puisés dans la science, soucieuses du développement normal et de la tenue rationnelle de leurs jeunes filles, ainsi que de leur santé propre et de la distinction de leur tournure, il est temps que les femmes, les mères de famille, songent à y regarder de très près avant de livrer leur taille et leurs organes aux étreintes incommodes, déformatrices et toujours dangereuses des corsets constricteurs. On a dit en son temps et l’on répète quotidiennement, en s’appuyant sur les plus graves motifs, tout le mal que produisent les corsets de confection sur l’organisme féminin.

Coupés et construits sur des proportions, des formes arbitraires et souvent ridicules par surcroît, il est de fait que ces corsets, tout en habillant très mal, ne peuvent que provoquer des troubles fâcheux, de graves désordres même dans l’économie. Des praticiens expérimentés ont vigoureusement tracé le tableau des méfaits de cette enveloppe trop rigide, hermétique, désastreuse de forme, sorte de squamata anti-physiologique, anti-orthopédique, dont l’action prolongée a pu déterminer des altérations et des affections organiques.

C’est que le corset fabriqué par masses sur une coupe conventionnelle, impersonnelle, anti-anatomique, mérite bien en vérité tous les reproches qu’on lui adresse. C’est une confession qu’il faut faire si l’on veut réagir rationnellement, non contre le principe du corset, ce qui serait excessif et bien inutile, mais contre sa construction défectueuse et ses vicieuses applications. Il serait superflu, puéril, de condamner le corset. Tout ce qu’on a dit ou tenté dans ce sens a misérablement échoué. Comment s’expliquer autrement d’ailleurs qu’après tant de critiques valables, d’objurgations sévères, de satires cuisantes, le corset ait tenu bon envers et contre tous et se soit généralisé même ? Pourquoi enfin, en dépit de toutes ses imperfections, reste-t-il plus que jamais l’ajustement essentiel, primordial, dont toute femme scrupuleuse de sa tenue ne voudrait, ne pourrait se dispenser ? C’est cela qu’il faut s’expliquer.

Il est évident que le corset baleiné constitue dans les modes contemporaines le support indispensable, la structure principale, le substratum, pourrait-on dire, de tous les ajustements de la toilette régulière, même de la plus modeste, dont il relève et harmonise la simplicité.

Pour bien comprendre la résistance féminine, à tant d’objections fondées, il ne faut pas oublier que les premiers rudiments de ce vêtement se confondent avec l’histoire même du costume féminin. Les femmes de l’antiquité, dont la plastique sculpturale à peine voilée inspirait les Praxitèle et les Phidias, se servaient déjà de bandes de corps, ajustées au buste, comme d’une sorte de corselet rudimentaire ? Lorsqu’elles enroulaient cette ceinture autour des hanches et du thorax pour accuser la taille et soutenir les seins, ne recherchaient-elles-pas déjà l’ajustement de parure qui leur tînt lieu de corset ? N’est-ce pas à cette époque que remonte les premiers essais du busc ?[3] C’est sous l’azur resplendissant de l’Attique que les premières ceintures de corps (stethodesmion) furent adoptées par les dames grecques. Il faut convenir qu’elles répondaient déjà à une nécessité pratique. Elles soutenaient la poitrine, le ventre, ramenaient la tunique aux contours harmonieux de la taille et servaient encore à attacher, à soutenir la traîne du péplum. Dans l’un de ses poèmes, Homère, le chantre de l’Hellade, en a paré Junon au moment où elle va charmer le maître de l’Olympe. Pour aller au théâtre, au cirque, les patriciennes de Rome se servaient également d’une ceinture de corps à peu près semblable (castala)[4], très évidemment employée à usage de corselet et probablement imitée de la ceinture grecque. On voit le double rôle que tenait déjà cette pièce d’habillement, dont l’usage primitif remonte aux temps fabuleux.

Or, à ces époques lointaines, les atours, les cotillons et les chiffons soyeux des dessous modernes, tous suspendus aux corsets actuels, n’étaient même pas soupçonnés. Et cependant, bien que nue sous sa tunique et à peine recouverte du manteau flottant dont elle s’enveloppait, la femme cherchait déjà le support ajusté, la pièce de corps qui devait donner satisfaction à la fois à ses commodités, à son sens esthétique et à son besoin de parure. Aujourd’hui, si légers que soient les nombreux accessoires qui constituent la toilette juponnière et sous-juponnière, il serait véritablement impossible à une femme douée de quelque goût, ayant le moindre sens de la correction, de porter suspendu aux hanches désarmées, par des bandelettes, des cordons ou des lacets, tout ce qui s’attache, se groupe ou se superpose au corset, depuis les jarretelles jusqu’aux multiples ceintures des jupes et pantalons. Et cependant que n’a-t-on point proposé pour remplacer le corset, depuis la vague brassière jusqu’aux bretelles, accessoires dont n’avait point fait fi la grande Mademoiselle au temps de la Fronde, sans pour cela réussir à faire renoncer la femme à son corset.

C’est en vain qu’on a proféré les accusations les plus formelles, prodigué les conseils les plus justifiés, employé les procédés les plus insidieux. Tout a été inutile. On s’est heurté à un véritable parti pris ? Pourquoi ? Ne vaut-il pas mieux s’en rendre compte précisément que de mener un combat perpétuel, inutile ? Avouons ici tout d’abord que la question esthétique prédomine au point de vue féminin. De fait, peut-on rien évoquer de plus laid ni subir de plus insupportable contact, vous répondront toutes les dames avec qui vous traiterez de la question, que ces rubans, ces cordons, ces lacets de jupes, de cottes ou de pantalons, s’insérant au-dessus des crêtes iliaques, des hanches non protégées par le corset et traçant leur douloureuse pression en stigmates profonds et blessants ?…

Or, c’est bien ainsi que se pose la question pratique. Que deviendraient les toilettes actuelles, si ravissantes quand elles n’exagèrent rien ? Il est à peine besoin de faire ressortir jusqu’à quel point toute grâce, toute distinction disparaîtraient de la tenue féminine par ce retour aux coutumes rustiques, archaïques. Tant qu’on ne reprendra pas le costume antique, la tunique et le péplum, qu’on ne retrouvera plus désormais qu’au théâtre, tant que l’on portera des vêtements ajustés, géométriquement coupés dans de fins tissus ; tant que la femme sera tenue de se vêtir chaudement sous nos climats variables, le premier besoin de sa toilette sera le corset. Il ne reste qu’à en prendre son parti et à disposer les choses en conséquence, intelligemment.

Toute la question tient désormais dans les rectifications anatomo-plastiques à imposer à la coupe, à la confection, à l’application du « corps de baleine ».

C’est alors, qu’à côté de la critique, on pourra placer l’éloge du corset rationnel, conçu, confectionné et ajusté individuellement sur des données anatomo-physiologiques vérifiées. Mais il ne faut plus perdre de vue que le corset qu’on achète ou commande au hasard, fût-ce dans l’un de ces grands bazars où le public féminin est le plus communément ébloui et trompé, reste forcément condamnable. Pourquoi ? Parce que tous ces corsets, nous le répétons à dessein, sont coupés, confectionnés par séries, par masses, sur des mesures, des formes et des proportions arbitraires, que les rectifications rendent automatiquement plus fausses encore. Dès lors, comment pourraient-ils s’appliquer sur le torse autrement que par des pressions et des contacts imprécis,antiphysiologiques,très capables de déformer le squelette thoracique, d’entraver le mécanisme respiratoire ; très capables encore de déplacer, de léser gravement les organes internes, dont ils altèrent le fonctionnement régulier ?

C’est ce que nous vérifierons d’ailleurs dans la suite.

Et sait-on bien que ces coupes et ces formes, arrêtées par des confectionneurs par trop dénués d’instruction technique, sont ajustées sur des mannequins types inanimés ou vivants, mais toujours passifs et professionnellement déformés (1)[5]. Cette méthode défectueuse, irraisonnée, a donné naissance à toutes ces créations nouvelles, à tous ces genres sensationnels, à toutes ces productions paradoxales, parfois créatrices de difformités, que la mode spéculatrice cherche à mettre en vedette. Le plus désastreux, c’est que ces confectionneurs, qui ne possèdent point les connaissances essentielles à leur art, seront ensuite servilement copiés par l’armée des corsetiers et corsetières,, plus incapables encore d’une critique fondée sur des prescriptions scientifiques qu’ils ignorent.

Fatalement, toutes ces conceptions imaginatives n’auront d’autre règle que les fantaisies et les caprices de la mode, cette mode qui, à côté de tant de jolies superfluités, a engendré tant de formes baroques, excentriques, blessantes, aussi peu plastiques que peu hygiéniques et contre lesquelles nous entendrons dans un instant s’élever les protestations les plus véhémentes.

Il est cependant très possible aujourd’hui de confectionner, de réaliser le corset idéal ; mais on ne le pourra faire que sur des mesures et des repères précisément anatomiques, au moyen d’une coupe raisonnée, strictement individuelle et toujours rectifiable en cours d’essayage.

Pour produire le corset qui assurera à la femme élégante la commodité d’habillement, la grâce normale de la stature, le jeu libre des organes abdomino-thoraciques et l’intégrité du mécanisme respiratoire, il faudrait au moins connaître minutieusement la situation, le jeu, le fonctionnement de tous ces organes et ne rien ignorer des phénomènes de ce mécanisme pneumo-costal que les corsets les plus réputés entravent fatalement. C’est une garantie que le public féminin intelligent devrait au moins s’assurer.

Pour l’édification de nos lectrices, nous reviendrons en détail sur ce point des plus importants.

Cependant, avant d’entrer dans le vif de notre sujet, peut-être serait-il intéressant, à ce point de vue même, de faire un court et précis historique des étapes successives parcourues par cette pièce de toilette, tant décriée ou tant vantée, mais dont personne ne conteste plus aujourd’hui l’importance.

Au cours de nos recherches, nous aurons la preuve tangible d’une vérité qu’on a négligé jusqu’ici de mettre en relief. C’est que depuis les temps les plus reculés, à travers d’innombrables et malheureux essais, la femme recherche avec une inlassable persévérance la pièce de toilette qu’elle n’a pas encore trouvée absolument dans le corset moderne.

La chronique y trouvera sans doute plus d’un détail curieux, piquant, plus d’une anecdote amusante. Nous y puiserons, nous, par surcroît, les enseignements de plus d’une expérience instructive. En tout cas, ne fût-ce que pour marquer les essais désastreux auxquels certaines femmes se sont soumises par exagération de coquetterie, ne fût-ce que pour souligner les tortures imposées par le délire de la mode et pour enregistrer, à titre de document, les spirituelles, illustres ou véhémentes protestations inspirées par l’usage du corset à travers les siècles, cet examen rétrospectif aura sa très grande utilité. Enfin, il justifiera, éclairera, nous l’espérons, la thèse que nous développons au cours de ce travail.

  1. On raconte que lors de l’abolition de l’esclavage au Brésil, la joie fut grande chez les affranchies : elles pouvaient enfin porter un corset, usage interdit jusque-là aux esclaves. La consommation fut telle que corsetières et commissionnaires en marchandises eurent toutes les peines du monde à satisfaire la nouvelle et impatiente clientèle.
  2. À tel point qu’un auteur a pu dire que le vêtement féminin ne connaissait d’autre loi qu’une inconstance perpétuelle et indomptable.
  3. En parlant des courtisanes de la Grèce, Alexis, d’Athènes, dit : « Le ventre est-il trop gros ? On adapte des supports droits qui le resserrent et le repoussent en arrière. » — Ces supports étaient en bois de tilleul. Les hommes eux-mêmes en faisaient usage ; Cinésius, un poète d’Athènes, s’appliquait cette attelle pour dissimuler son embonpoint. Aristote l’avait surnommé, par ironie, « l’homme au tilleul, »
  4. Ces ceintures portaient encore le nom de Facia, tœnia, zona, fasciæ mamillares, etc., etc.
  5. (1) Nous avons appliqué une ceinture de Glénard pour un rein flottant, une néphroptose à droite, à une corsetière qui donnait le ton à sa clientèle. Elle s’était déformée à tel point que ses flancs ravagés offraient latéralement, exactement au-dessus des crêtes iliaques, une corniche large de trois doigts qui pénétrait jusque dans le bassin.