Le Couple au jardin/02

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Dumas (p. 19-33).


II

LE PAS LÉGER DES HEURES


Allègrement, la robe claire de Blanche circulait dans les grandes salles pleines de soleil. En attendant le réveil de son enfant, la jeune femme mettait en ordre sa chambre et la salle de bain d’une netteté étincelante ; elle vérifiait l’état des vêtements de Nérée et rangeait avec soin le linge dans l’armoire ancienne tout imprégnée des parfums de soixante étés.

Naguère, lorsqu’elle était encore Mlle Ellinor et dirigeait, à Toulon, la maison de son père, veuf, Blanche ignorait ou méprisait de telles occupations. Très cultivée, elle se sentait plus attirée par les spéculations de l’esprit que par les soucis ménagers, confiés à Victorine, gouvernante experte. Lorsque le docteur Ellinor recevait quelques amis à dîner, — c’étaient toujours des dîners d’hommes — sa fille présidait ces repas avec une gravité de jeune muse ; et les problèmes de la médecine, les fluctuations de la politique, les questions sociales lui étaient plus familiers que les recettes de cuisine. Le mariage avait subitement modifié ses goûts. Le besoin de s’occuper sans cesse de l’homme aimé, de travailler à son bien-être, à son bonheur, lui avait fait découvrir la chaude poésie des travaux féminins. Elle savait maintenant qu’un grand amour ramène irrésistiblement la femme à ses instincts primitifs et aux traditions de ses aïeules. Certes, elle se désintéressait moins que jamais de la vie intellectuelle et des grands courants d’idées ; mais elle éprouvait également le besoin de modeler entre ses mains tendres l’humble bonheur quotidien.

Elle descendit à la cuisine pour établir, avec la bonne, le menu du déjeuner. Mais Fine venait d’abandonner ses casseroles pour aller s’asseoir dans la région de la basse-cour, sur le banc de pierre en demi-lune, à l’ombre des oliviers au quintuple tronc qui ressemblent à des nids creux pour de grands oiseaux. C’était l’heure où Fine prenait son second déjeuner. Le matin dès l’aurore, elle s’était administré une hygiénique soupe à l’oignon et à l’ail. À neuf heures, son estomac dispos réclamait un confortable bol de chocolat. Elle venait le déguster là, sous ses arbres favoris, en conversant avec les poules, les canards de Barbarie et les pigeons de belles races qui s’ébattaient dans la volière. Elle ne se pressait point. La dernière cuillerée absorbée, elle s’attardait à rêvasser en balançant sa pantoufle au bout de son pied. Perdre un peu son temps en balançant sa pantoufle, ce n’était pas seulement le plaisir de Fine, c’était surtout le symbole de son libre arbitre.

Elle n’avait pas toujours été libre, la pauvre femme : mariée toute jeunette à une brute alcoolique, pendant sept ans, elle avait été traitée comme une bête de somme et rouée de coups. Libérée de l’ivrogne par une providentielle pneumonie, alors qu’elle pensait respirer, elle avait connu des jours pires : tout ce que peut redouter une malheureuse créature au cœur de chien fidèle, affamée de tendresse… Temps affreux, jusqu’au jour où le hasard l’avait jetée sur la route du maître de Pomponiana — le père de Nérée. Une fois parlant à Blanche du maître disparu, Fine avait dit : « Madame, cet homme-là, ses yeux étaient comme deux sources fraîches ! » Elle disait encore : « Quand je suis arrivée au domaine, j’étais un poisson crevé qui revient à la vie en se retrouvant dans l’eau pure ».

Dans cette maison bénie, sous des yeux toujours bienveillants, elle fournissait un travail énorme, mais l’organisait à sa guise ; chantait pendant des heures outrageusement faux, sans que personne lui enjoignît de se taire ; et, lorsqu’elle s’attardait sous les oliviers, son bol vide sur les genoux, sa pantoufle dansant au bout du pied, Madamo lui souriait en passant ; Moussu Nérée lui jetait une plaisanterie ; la jolie petite madame lui disait un mot de gentillesse ; personne ne lui aurait jamais rappelé que son temps appartenait à ceux qui le payaient. Fine, le cœur gonflé de reconnaissance, se disait qu’elle avait trouvé au domaine Pomponiana mieux que la sécurité matérielle, mieux qu’une atmosphère affectueuse ; quelque chose de plus haut, qu’elle n’aurait su nommer. Elle ignorait les mots de dignité humaine ; mais elle sentait profondément la chose.

Du seuil de la cuisine, Blanche regardait la servante ; elle regardait le coq Jupiter grattant en liberté dans un fouillis de bourrache bleue et la chatte, Mélusine, voluptueusement étendue sur la dalle tiède… non loin, la marmaille Labarre s’ébattait joyeusement dans le sable ; Carini passait, une ritournelle aux lèvres, menant par la bride Rouan, le cheval de labour, son compagnon de travail et son ami… Bêtes et gens semblaient s’épanouir en joie sur cette terre heureuse. Et la jeune femme songeait : « Ce n’est pas seulement parce que la lumière est belle et le terroir plantureux ; c’est qu’ici la vie bat au rythme de deux grands cœurs ».

C’est à son mari qu’elle pensait et à la vieille mère. Quant à elle-même, comment se serait-elle attribué le moindre mérite ? Chacune de ses heures était comblée de joie, et elle n’avait d’autre souci qu’aimer !

Elle se dirigea vers la véranda où elle savait trouver sa belle-mère. Cette vaste véranda, fermée par des glaces, était la pièce la plus vivante de la maison. C’est là qu’on se réunissait pour causer, lire, faire sa correspondance, écouter la T. S. F., se livrer à de reposantes parties de bridge et de ping-pong ; et c’est là qu’on recevait le plus souvent les visiteurs familiers. Chacun y avait son coin et son siège favori : maman Galliane, dans le voisinage du radiateur, en hiver, siégeait dans sa bergère à oreilles, près de la corbeille à ouvrage remplie de pelotes de laine et de tricots en chantier ; Blanche avait son petit bureau et son fauteuil du côté du midi, en face du grand poivrier ; à proximité d’une bibliothèque tournante, le rocking-chair attendait Nérée, dont les lectures ou les méditations s’accompagnaient d’un continuel balancement. On eût pu appeler cette véranda le living-room de la famille ; mais ici, l’on ne parlait que le français et le provençal.

— Mère, ne tricotez pas trop longtemps : vous savez que cela vous donne une douleur à l’épaule.

— J’y prendrai garde, ma petite fille ; mais ces brigands d’enfants Labarre usent tant de culottes que, bientôt, mes vieilles mains ne suffiront plus à y pourvoir…

Mme Galliane avait fort à faire à exercer sa vigilance sur les familles des ouvriers. Que les marmots de Labarre fussent pourvus de culottes et convenablement chaussés, que la femme de Carini prît soin de son foie, que les Ramillien — ces paniers percés — parvinssent à la fin du mois sans retourner leurs poches, la vieille dame s’en estimait responsable. Elle était toujours trottant de l’un à l’autre ménage, les mains pleines de choses utiles, l’œil attentif et clairvoyant. C’est elle qui discernait, avant les mères, le moindre malaise d’un marmot ; c’est elle qui pansait les genoux écorchés, posait les cataplasmes, faisait avaler les vermifuges, soignait, consolait, cajolait. Elle ne prodiguait point les conseils, mais ceux qu’elle donnait tombaient rarement dans le vide.

Elle disait à sa bru :

— Ma petite enfant, je ne comprends pas grand’ chose aux théories nouvelles qui réclament des réformes sociales. Mon socialisme à moi consiste à traiter nos ouvriers et serviteurs comme s’ils étaient mes enfants. Les payer suffisamment, leur donner le bien-être, veiller à leur hygiène, ce n’est pas assez : nous devons les aimer.

Il faut bien croire que cette théorie avait du bon, car, sur le domaine, la petite vieille dame était l’objet d’une véritable vénération. Blanche avait vu un jour sa belle-mère morigéner sévèrement Carini, qui s’était montré brutal à l’égard de sa femme. L’athlète de bronze, le « centurion », au garde-à-vous devant la patronne qui lui venait au coude, avait l’air penaud d’un petit garçon qu’on menace de la fessée.

Tout en se livrant à ses occupations paisibles, Blanche ne cessait de suivre en pensée son mari. On eût dit qu’un fil magnétique les liait l’un à l’autre sans se rompre jamais. Elle savait sur quel point du domaine Nérée surveillait les travaux ; elle savait qu’il venait de traverser le chemin de St-Pierre-d’Almanarre pour aller dans la grande vigne et l’oliveraie ajoutées depuis quelques années à l’ancien patrimoine ; elle entendait le jeune homme siffler dans le magasin d’emballage ; elle courait à une fenêtre pour voir passer dans le soleil la silhouette mince à la souple allure.

Souvent, lorsque s’en allaient vers la gare d’Hyères les camions chargés de cageots de primeurs, le patron était lui-même au volant. Toute la matinée, Galliane travaillait comme un de ses hommes, vêtu à peu près comme eux de velours fauve en hiver, de toile bise en été. Dans l’après-midi, il expédiait son travail de bureau puis retournait aux cultures. Mais, à partir de cinq heures, on ne devait plus songer au travail : Nérée, baigné, rasé, habillé, n’appartenait plus qu’à sa femme et à son petit enfant. C’était le moment des belles promenades, de la musique ou de la lecture Tous deux étaient de grands liseurs. Blanche avait fait connaître à son mari des chefs-d’œuvre qu’il ignorait ; et Nérée avait ouvert à Blanche sa bibliothèque de garçon composée surtout de livres de nature, passionnantes études sur la vie végétale, les arbres, les mœurs des oiseaux et leurs migrations, le monde hallucinant des insectes… Maintenant, le mari et la femme avait les mêmes goûts. S’émerveiller tous deux d’une découverte biologique ou s’enchanter d’un poème, n’était-ce pas encore une manière exquise de s’aimer ?

Nérée avait une prédilection pour le théâtre ; aussi le couple se rendait-il de temps en temps à Marseille pour y entendre une bonne pièce. Si brillant qu’ait été le spectacle, le moment que Blanche appréciait surtout était le retour nocturne : au-dessus d’eux, la splendeur scintillante du ciel ; à leur droite, la mer avec son grand murmure et, dans leur voiture légère, un amour infini comme cette mer et ce ciel.

Chaque fois que le mari proposait une sortie, la jeune femme acquiesçait de bonne grâce ; cependant, aux yeux de Blanche, aucune fête ne valait les lentes promenades du soir le long des allées du domaine ou sur l’étroite plage de l’Almanarre. Ils allaient d’un pas bien accordé, épaule contre épaule, la petite main tendre étroitement emprisonnée par la main forte. Ils parlaient à voix basse ou se taisaient longtemps — riches silences, exquis recueillement. Leur accord était si parfait que toute parole semblait superflue. Ils n’étaient plus « Blanche et moi », « Nérée et moi » ; ils étaient cet être unique, harmonieux, complet, vibrant d’une vie multipliée, cet être ébloui qu’ils appelaient Nous.

Parfois, la jeune femme s’immobilisait avec une expression ardente.

— Que regardes-tu ? Qu’entends-tu ? demandait son mari.

— Tout ! Nérée, ce moment est d’une douceur si parfaite qu’il faut nous en pénétrer, nous en faire un étincelant souvenir pour plus tard… quand nous serons vieux.

— Je ne parviens pas à croire que, l’un pour l’autre, nous puissions jamais être vieux.

— Tu as raison. Eh bien ! faisons-nous un souvenir immortel pour… quand nous serons morts.

— Ma petite douce ! il n’y aura peut-être pas de mort.

Un souffle plus frais, le murmure plus grave de la mer les ramenaient vers la maison. À pas étouffés, par souci du sommeil de la vieille maman, ils regagnaient leur chambre pleine du bleu lunaire, embaumée en toute saison par l’haleine des jardins. Tempe contre tempe, ils restaient longtemps penchés sur le lit rose où dormait petit Paul ; puis ils s’attardaient encore sur la large terrasse à regarder les feux de Giens, l’éclair mélancolique du phare de Porquerolles et, souvent, les évolutions éblouissantes des hydravions sur le golfe. Même dans leur sommeil heureux, ils demeuraient en contact avec les arbres doucement agités, avec les fleurs, avec la brise, avec la grande rumeur berceuse de la Méditerranée.

Autant l’un que l’autre, ils étaient doués pour goûter pleinement la douceur de la vie, pour savourer, sans en laisser perdre une goutte, l’enivrant élixir du bonheur. Blanche disait :

— Ne crois-tu pas, Nérée chéri, que pour aimer ainsi le bonheur, il faut d’abord avoir souffert ?

— Peut-être… répondait le jeune homme. Peut-être l’attraction irrésistible qui nous jeta l’un vers l’autre fut-elle augmentée par le double deuil que nous portions. La douleur met un cœur en état de réceptivité.

En effet, lorsque, trois ans plus tôt, au printemps de 1934, les deux jeunes gens s’étaient rencontrés chez des amis communs, ils étaient l’un et l’autre vêtus de noir et pâlis par un chagrin récent. Blanche venait de perdre un frère de vingt-six ans, mort au loin. Nérée pleurait la fin tragique de son père, laquelle avait jeté la consternation dans toute la région du Var.

Paul Galliane, propriétaire du domaine Pomponiana, âme énergique et généreuse, était soucieux de l’amélioration de la condition humaine. Dans cet esprit, il militait ardemment pour ses convictions politiques. Depuis longtemps conseiller général, il céda aux instances de ses amis en posant sa candidature à la députation. Un candidat d’un parti adverse lui fut opposé et la lutte prit une violence imprévue, du fait de quelques agitateurs étrangers au pays. Le plus remuant d’entre eux était un jeune homme nommé Pierre Vincent, rédacteur en chef d’une feuille éphémère imprimée au vitriol. Aux excès de ces énergumènes, Paul Galliane opposait son honorabilité inattaquable et sa tranquille bonne foi. Une nuit, à la suite d’un meeting à Toulon, une bagarre se produisit. Cela commença par des coups de poings, puis des coups de feu partirent. Galliane, qui s’avançait, les mains ouvertes, avec des paroles d’apaisement, s’abattit, le ventre troué d’une balle.

Trois témoins affirmèrent que la balle était partie du revolver de Pierre Vincent. Mais, à la faveur du tumulte, de la nuit et, sans doute de complicités, le meurtrier avait disparu et demeura introuvable.

Nérée, âgé alors de vingt-sept ans, éprouva un désespoir violent et fut amèrement déçu de l’impuissance de la police. Résolu à tout tenter pour ne point laisser le crime impuni, il venait demander conseil à un vieil ami de sa famille, Me Vallerix, avocat réputé à Toulon. Or, Me Vallerix avait été le camarade de jeunesse du docteur Ellinor et n’avait jamais cessé de le fréquenter intimement. À cette époque, le docteur devenu veuf ayant dû s’absenter pendant quelques semaines, sa fille accepta l’invitation des Vallerix qui séjournaient dans leur plaisante villa du Mourillon. C’est là que Blanche et Nérée se rencontrèrent pour la première fois et qu’en une seule soirée, leur regard, leur voix, leur tristesse les lièrent l’un à l’autre.

Malgré la parfaite réserve des jeunes gens, Mme Vallerix, fine et sensible, comprit très vite le choc profond que chacun des deux avait reçu. Elle les jugeait parfaitement faits l’un pour l’autre et pensa contribuer à une œuvre excellente en favorisant leur rapprochement.

Au bout de quelques semaines, Nérée Galliane, profondément épris et se sachant aimé, écrivait au docteur Ellinor pour solliciter de lui un entretien. Il fut comme sidéré en recevant cette réponse :

« Monsieur,

« Je connais l’objet de la démarche que vous désirez faire auprès de moi. Je tiens à nous épargner à l’un et à l’autre, une entrevue pénible. Il m’est impossible de donner mon consentement au projet que vous avez formé, vous et ma fille. Je vous prie de ne voir dans ma décision aucune prévention contre votre personne et je vous assure, Monsieur, de ma parfaite estime.

Dr Ellinor. »

Le soir même, Nérée, bouleversé, arrivait au Mourillon, mettait la lettre sous les yeux de Me Vallerix.

— J’en reste stupide, déclara l’avocat. Ellinor, qui ne vous a jamais vu, ne peut rien avoir contre vous ; du reste, il vous le dit… Pourquoi cette opposition ?… Je ne vous cache pas, cher ami, que le docteur Ellinor est un homme admirable, mais de caractère difficile : ma femme l’appelle « le porc-épic sublime ». Blanche a refusé les plus beaux partis de Toulon ; son père tenait peut-être à l’un de ces prétendants ?… Mais, en vérité, nous ne pouvons faire que des suppositions.

— Pensez-vous que je doive perdre tout espoir ?

— Je le crains. Ellinor n’est pas homme à revenir sur un refus ; et Blanche s’inclinera devant la volonté de son père, aussi cruel que lui soit le sacrifice.

Nérée passa deux jours et deux nuits lamentables, se contraignant à d’héroïques efforts pour ménager sa pauvre mère.

Puis vint un billet de Mme Vallerix :

« Venez dîner demain soir avec nous : Mlle Ellinor désire vous rencontrer. »

Il fut le premier au rendez-vous, dans un état nerveux indescriptible, se défendant de toute lueur d’espoir : si Blanche avait voulu le revoir, c’était pour lui dire ses regrets et l’exhorter à la résignation.

Lorsque la jeune fille entra, il fut frappé de son attitude souverainement tranquille. Elle le regarda gravement puis lui sourit en lui tendant la main.

— Voilà quelques mauvais jours pour nous, dit-elle.

— Ma pauvre enfant, soupira Mme Vallerix, avez-vous tout essayé pour convaincre le docteur ?

— Non, madame, c’eût été inutile. Je connais papa : il ne revient jamais sur une décision. Moi non plus… Donc, si M. Galliane n’éprouve pas de répugnance à m’épouser dans ces conditions, je passerai outre à l’opposition de mon père.

Le ménage Vallerix demeura quelques secondes frappé de stupeur. Enfin, la vieille dame crut devoir faire entendre la voix de la raison :

— Ma chère petite, c’est une chose grave. Y avez-vous bien réfléchi ? Vous séparer moralement de votre père !…

Blanche était pâle à faire pitié, mais gardait son attitude de tranquille assurance.

— Vous pouvez croire, dit-elle, que je ne prends pas à la légère un tel parti. Mais rien ne peut me séparer moralement de mon père : ni l’absence ni le silence. Mon père me désapprouve, mais sans me retirer sa tendresse — il en serait bien incapable. Nous aurons à supporter un temps d’épreuve et puis nous nous retrouverons. J’en ai la certitude.

Et c’est ainsi qu’ils s’étaient mariés, un soir, à Toulon, assistés de leurs seuls témoins. Et la mélancolie de ce mariage avait été effacée aussitôt par un bonheur si grand, si complet, si radieux, qu’il dissipait toutes les ombres.

Depuis près de trois ans, Blanche n’avait pas revu son père. Qu’elle en souffrît secrètement, nul n’en pouvait douter ; mais elle n’eut jamais un mot de regret qui pût attrister son mari. Une fois la semaine, elle allait à Toulon, emportant les plus belles fleurs et les meilleurs fruits des jardins. Le docteur demeurait invisible. Blanche s’entretenait longtemps avec la gouvernante, continuait de lui donner les directions utiles. S’il y avait à faire quelque achat important pour la maison, c’est elle qui s’en chargeait ; si le docteur devait recevoir quelques amis, elle réglait le menu du repas. Puis, après avoir visité lentement les salles, elle s’en allait de son air tranquille, le cœur gros, mais avec une indécourageable confiance. Lorsqu’elle rentrait, son mari la questionnait tendrement :

— Tu ne l’as toujours pas vu ?

— Non. Mais tout va bien là-bas. Sachons attendre.

Quand il avait tenté de connaître la cause du refus déconcertant, Blanche avait répondu d’un ton un peu évasif :

— Mon père est autoritaire… sans doute aurait-il souhaité un gendre choisi par lui.

Nérée n’admettait point cette explication ; mais, sentant combien ce sujet était pénible à sa femme, il s’était gardé d’insister. Il avait proposé plus d’une fois :

— Veux-tu que je tente quelque chose ? Je suis prêt à faire abstraction de tout amour-propre. Si ton père me jette à la porte, je m’assoirai dans l’escalier pour l’attendre.

Émue, Blanche entourait de ses bras la tête chérie :

— Non, mon Nérée, non. Tu n’es pas un homme qu’on jette à la porte, mais je ne supporterai pas l’idée qu’on te refuse l’accès de la maison. Patientons…

Mme Galliane hochait la tête d’un air entendu :

— Oui, mes chers petits, patientez. Cette triste situation finira. Lorsque naîtra votre premier enfant, vous irez le porter à son grand-père, et je vous promets que la porte du docteur Ellinor ne restera pas fermée.

Blanche partageait cet espoir ; et c’était une raison de plus de désirer avec ferveur l’arrivée du petit-Nous-Deux, dont ils parlaient si souvent. Hélas ! la déception avait été cruelle : petit Paul était venu au monde, mais son aïeul avait refusé de le connaître.

Et Blanche, dominant son chagrin, avait dit avec douceur à son mari :

— Ne t’attriste pas : mon père nous rappellera un jour. Je n’en doute pas un instant.

En attendant, le grand amour du jeune couple rayonnait autour d’eux. Mme Galliane, sous ses voiles de veuve, s’était reprise à sourire à l’avenir qu’incarnait son petit-enfant. Ses croyances religieuses lui commandaient le pardon et lui promettaient les joies éternelles auprès du mari qu’elle rejoindrait un jour. Tant qu’elle appartenait à la terre, elle continuerait de l’aimer, cette terre ruisselante de fruits et de fleurs, qui lui donnait un avant-goût du Paradis.

Quant à Nérée, au milieu de son bonheur ineffable — de même qu’une guêpe nous pique parmi les fleurs — la pensée de son père le traversait parfois comme un coup de lance. Il disait à sa femme :

— J’ai la certitude qu’un jour la vie me mettra en présence de ce Pierre Vincent. Alors, je l’abattrai comme un chien enragé.

Blanche, frissonnante, lui fermait les lèvres d’une caresse.

Que nous voulez-vous, souvenirs funèbres, quand nos divines heures de jeunesse si vite passent et si vite s’éloignent de leur pas léger ?