Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XIV

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Librairie Hachette et Cie (2p. 176-185).

CHAPITRE XIV

LA VOIX DE RAMA.


Au moment où Fabian surveillait d’un œil attentif le moindre mouvement de ses compagnons, le dernier Indien désigné par le sort pour essuyer le feu des assiégés se glissait avec précaution le long de l’enceinte du val d’Or.

C’était Soupir-du-Vent. Les instructions qu’il avait reçues du métis étaient formelles. Comme la défiance des trois chasseurs devait être éveillée, l’Indien, afin de ne pas éventer le stratagème qui avait jusqu’alors si bien réussi, avait ordre de sembler redoubler de prudence pour gagner le pied de la pyramide. Dans sa route, à l’abri de la ceinture de saules et de cotonniers, Soupir-du-Vent ne devait cependant pas dépasser une certaine limite ; il devait s’arrêter à l’endroit où l’un des chasseurs ne pourrait plus l’atteindre qu’en allongeant ses bras ou sa tête hors des créneaux.

Sang-Mêlé commençait à compter ses morts avec une certaine inquiétude ; sans y comprendre Baraja et les trois Indiens que Pepe et le Canadien venaient de mettre hors d’état de leur nuire, sur onze guerriers qu’il avait amenés, six avaient succombé. Soupir-du-Vent allait être le septième, et le métis voulait du moins que ce fût le dernier et que sa mort lui profitât. Or, Sang-Mêlé, loin de soupçonner qu’un seul des assiégés était resté sur le sommet de la colline, croyait bien qu’aucun des chasseurs n’avait commis l’imprudence d’exposer ses membres au feu de l’ennemi.

En effet, dans ces guerres de frontières, où il faut se glisser comme un tigre, ramper comme un serpent, ne pas découvrir son corps, quelque séduisante que soit la tentative d’un beau coup, et envoyer la mort sans qu’on voie même le fusil qui la vomit, la prudence est le plus simple élément de la stratégie des déserts.

Soupir-du-Vent étonné d’être arrivé déjà depuis quelques instants sain et sauf à l’endroit où les deux guerriers qui l’avaient précédé avaient trouvé la mort, s’était arrêté comme il en avait reçu l’ordre.

Quoique le jour fût assombri par les nuages épais qui couvraient le ciel, les yeux toujours vigilants de l’Indien distinguaient parfaitement jusqu’aux moindres fentes des rochers, et il lui était facile de voir que, comme les deux fois précédentes, le canon d’une carabine ne suivait pas ses plus légers mouvements. La raison en était simple : c’est que Fabian, occupé ailleurs, ne soupçonnait pas la présence de Soupir-du-Vent, tandis que celui-ci attribuait ce silence et cette inaction en face de l’ennemi à quelque ruse qu’il ne comprenait pas. Il ne s’en attendait pas moins à être frappé à chaque instant par une arme invisible.

Ce fut donc pour le guerrier rouge un long et terrible moment, et il eut le temps de porter toutes ses pensées d’amour et de regret sur les deux êtres qu’il allait laisser sans ressources dans sa hutte : sa jeune femme et l’enfant qui comptait à peine trois soleils.

Pendant que le silence régnait au sommet de la pyramide, l’Indien, résigné à mourir, lutta toutefois et contre le devoir impérieux qui le clouait à la limite fatale qu’il ne devait pas franchir, et contre l’instinct non moins impérieux de la conservation, qui lui criait d’avancer, puisqu’il avait bravé le danger sans que le danger parût vouloir l’atteindre.

Certes, le guerrier du désert avait assez fait pour sa conscience, et sa lutte ne devait pas se prolonger ; l’instinct de la conservation l’emporta : il dépassa la limite fixée par les ordres de Sang-Mêlé.

Le même silence se prolongeait au-dessus de sa tête, et l’Apache avait gagné le pied de la pyramide sans que rien l’eût encore troublé. Encouragé par ce succès inattendu, l’Indien osa concevoir l’espérance d’arracher de ses propres mains aux ennemis la dernière arme qui leur restât, sans payer cet exploit de sa vie. Du reste le sacrifice en était fait d’avance, et son sort ne pouvait être pire que celui auquel il était résigné.

Il savait que l’œil des deux chefs suivait tous ses mouvements, et, après s’être arrêté un instant encore, il fit signe de la main aux deux forbans embusqués derrière l’amas de peaux de buffles, surpris comme lui de l’inexplicable immobilité des assiégés, et commença de gravir lentement la pente de la colline tronquée.

Soupir-du-Vent montait avec tant de précaution et de légèreté que pas une pierre arrachée, pas un débris de terre détaché sous ses pieds ne trahit en roulant la présence d’un ennemi.

Au moment de dépasser de la tête le niveau de la plate-forme, l’Indien écouta, immobile. Pas un souffle. pas un mot ne se faisait entendre à ses oreilles. Alors l’Indien se hasarda à jeter un regard au-dessus de l’une des pierres qui protégeaient les assiégés. C’était l’instant où Fabian, couché sur le sommet de la pyramide et suivant d’un œil attentif les manœuvres de ses deux compagnons, les voyait disparaître, cachés par les roseaux du lac.

Avant que le jeune homme, qu’absorbait tout entier l’immense intérêt qu’il prenait à la réussite du plan hardi de l’Espagnol et du Canadien, se retournât pour surveiller à leur tour les ennemis du côté opposé, l’Indien aurait eu le temps de lui briser la tête d’un coup de hache ; mais il était l’un de ceux destinés à être offerts vivants à la vengeance du grand chef, et sa vie était sacrée pour l’Apache

– C’était à la carabine du chasseur blanc qu’il en voulait, et, au lieu d’allonger le bras et de frapper, l’Indien s’avança en rampant pour lui arracher l’arme, objet de sa convoitise. Fabian se retournait à l’instant même.

À l’aspect de cette figure couverte de peinture, au milieu de laquelle deux yeux brillaient comme ceux d’un chat sauvage, incertain s’il était le seul ennemi sur la plate-forme, Fabian sentit un frisson de terreur, mais qui ne dura toutefois qu’une seconde ; étouffant un cri d’appel à ses compagnons, qui aurait pu les trahir et leur faire couper la retraite, réduit à ne pouvoir se servir de sa carabine, que l’Indien venait de saisir par le canon, le jeune homme intrépide enlaça silencieusement le guerrier rouge dans ses bras.

Une lutte acharnée s’engagea.

Dans la répartition de ses dons entre les diverses races humaines, la nature a donné à l’Indien des jarrets si souples et si nerveux que bien peu de blancs peuvent lutter d’agilité avec lui ; mais elle n’a pas doué, tant s’en faut, les bras de l’Indien d’une vigueur égale à celle du blanc.

Soupir-du-Vent en fit la rude expérience.

Deux fois les adversaires, étroitement serrés dans les bras l’un de l’autre, roulèrent sur la plate-forme avec un avantage disputé, et dans l’ardeur de la lutte, la carabine, violemment secouée, fit feu, sans que la balle atteignit aucun des deux lutteurs.

C’était l’explosion qui était parvenue aux oreilles des deux chasseurs, engagés eux-mêmes dans une lutte non moins terrible.

Enfin Fabian, plus robuste que l’Indien, prit le dessus et maintint son ennemi sous lui ; puis, d’une main dont Soupir-du-Vent, résolu à ne pas lâcher la carabine qu’il avait saisie, ne put assez promptement parer les coups, le jeune Espagnol planta son couteau dans la poitrine de l’Apache. Malheureusement, d’efforts en efforts, le blanc et l’Indien étaient parvenus à l’une des extrémités de la plate-forme.

La poussière humide que la cascade renvoyait du fond de l’abîme se mêlait déjà à leur haleine ; au-dessous d’eux le gouffre grondait sourdement, et par un dernier effort l’Indien expirant cherchait à y engloutir Fabian avec lui. Celui-ci essayait vainement de se débarrasser de l’étreinte désespérée du guerrier rouge.

Un instant le jeune homme sentit ses muscles engourdis fléchir et lui refuser le service ; mais la crainte d’une mort horrible rappela sa vigueur défaillante, et il put éviter l’abîme, mais non empêcher l’Indien de l’entraîner avec lui au fond du ravin, à peu de distance du gouffre béant.

En roulant pêle-mêle, les deux ennemis, toujours enlacés, reçurent un choc terrible. Fabian sentit les bras de l’Indien se détendre paralysés par la mort ; puis, évanoui lui-même, il resta immobile comme l’Apache. Sa tête avait frappé sur l’angle aigu d’une des pierres plates que les deux lutteurs avaient entraînée avec eux.

De longues minutes s’étaient donc écoulées depuis l’explosion de la carabine de Fabian, jusqu’au moment où, sans recevoir à ses appels désespérés d’autre réponse que les sifflements du vent dans les sapins, le Canadien atteignit la plate-forme.

Une déchirante expression d’angoisse bouleversait les traits du vieux chasseur. Quand ses yeux purent voir, sur la fosse de don Antonio encore fraîche, les empreintes profondes d’une lutte acharnée, quand il vit les remparts de pierres détruits et dispersés sur le sol, il poussa un cri terrible : Fabian n’était plus sur la pyramide.

En ce moment, l’orage éclatait dans toute sa violence. Des éclairs semblables à des lames de feu sillonnaient la plaine de toutes parts. Le tonnerre grondait avec fracas et faisait rugir les échos. La nature en désordre semblait frémir sous le choc de la tempête. Bientôt des flancs d’une masse épaisse de nuages noirs jaillirent des torrents de pluie, comme si toutes les cataractes du ciel se fussent ouvertes à la fois.

Bois-Rosé appelait son enfant d’une voix tantôt tonnante et tantôt brisée, tout en jetant à travers l’épais rideau de pluie qui obscurcissait sa vue des yeux hagards sur tous les points de la plate-forme : elle était déserte :

« Baissez-vous, Bois-Rosé, baissez-vous ! cria Pepe, qui achevait à son tour de gravir la pyramide.

Le Canadien ne l’entendit pas, et cependant le métis, debout sur les rochers en face d’eux, venait tout à coup de se dresser comme un des esprits du mal qu’une des convulsions des éléments aurait fait surgir des entrailles de la terre.

– Mais baissez-vous, pour Dieu ! répéta Pepe ; êtes-vous donc las de la vie ? »

Sans se douter de la présence de Sang-Mêlé, dont la carabine était dirigée contre lui, Bois-Rosé se penchait en cherchant de l’œil son enfant au pied de la pyramide.

Le cadavre même de l’Indien n’y était plus.

En relevant la tête, le Canadien aperçut le métis pour la première fois. À la vue de l’homme qu’il considérait à bon droit comme l’auteur de tous les malheurs qui venaient de le frapper, le coureur des bois sentit un flot de haine remonter jusqu’à son cœur ; mais il sentit aussi que le sort de Fabian était entre les mains de cet homme, et il imposa silence à la fureur qui grondait dans son sein.

« Sang-Mêlé ! s’écria d’une voix suppliante le Canadien, dont l’angoisse faisait taire l’orgueil, je m’humilie devant vous jusqu’à la prière ; s’il vous reste quelque pitié dans le cœur, rendez-moi l’enfant que vous m’avez enlevé. »

En disant ces mots, Bois-Rosé restait debout, exposé aux coups du bandit, tandis que Pepe, à l’abri derrière le tronc des sapins, lui criait vainement de prendre garde.

Un éclat de rire méprisant fut la seule réponse du pirate des Prairies.

« Fils d’une chienne enragée ! s’écria Pepe à son tour en s’avançant vers le métis le front découvert, et plein de la fureur que lui causaient l’humiliation et la douleur de son vieux compagnon, répondras-tu quand un blanc sans mélange te fait l’honneur de te parler ?

– Taisez-vous, je vous en supplie, Pepe, interrompit Bois-Rosé ; n’irritez-pas l’homme qui tient dans ses mains la vie de mon Fabian… Ne l’écoutez pas, Sang-Mêlé, la douleur exaspère mon compagnon.

– À genoux ! cria le bandit, et peut-être consentirai-je à vous écouter… »

À cet insolent langage qui fit frissonner Bois-Rosé, son noble front découvert se colora d’une épaisse teinte de pourpre.

« Le lion ne s’inclinera pas devant le chacal, dit vivement Pepe à l’oreille du Canadien, car le chacal se rirait du lion rampant.

– Qu’importe ! » répondit Bois-Rosé avec une douloureuse simplicité.

L’orgueil du guerrier qui n’eût même pas consenti à baisser le regard pour sauver sa vie était vaincu par la tendresse du père, et le rude coureur des bois s’agenouilla.

« Ah ! c’en est trop, bâtard d’un brigand et d’une coureuse indienne, rugit Pepe, le visage en feu, tandis que ses yeux se mouillaient en voyant le Canadien, le corps baissé, le genoux incliné devant le pirate du désert ; c’est trop s’humilier en face d’un bandit sans foi comme sans entrailles. Venez, Bois-Rosé, nous en aurons raison, dussent cent mille diables… »

À ces mots, l’impétueux chasseur, emporté par l’affection qu’il avait vouée à Fabian, et surtout par la fervente amitié pour le Canadien, s’élança comme un chamois sur le flanc de l’éminence.

« Ah ! c’est ainsi, » s’écria le métis ; et il ajusta Bois-Rosé, qui implorait la compassion pour son fils.

Mais la pluie continuait à tomber à flots si pressés que le chien du fusil frappa vainement sur la batterie sans enflammer l’amorce. Deux fois d’inutiles étincelles jaillirent de la pierre.

Révolté par cette atroce et perfide tentative contre un ennemi suppliant et désarmé, n’espérant plus rien de sa pitié, Bois-Rosé suivit les traces de Pepe, sans plus calculer que lui le nombre des ennemis que les rochers pouvaient encore cacher. Le Canadien descendait encore la colline que déjà Pepe, son poignard à la main, tournait l’enceinte du val d’Or.

« Accourez, Bois-Rosé, cria la voix de l’Espagnol, qui venait de disparaître derrière la chaîne de rochers ; les coquins ont vidé la place et se sont enfuis. »

C’était vrai ; et au même moment le métis, resté seul, commençait à battre en retraite vers le sommet des Montagnes-Brumeuses.

« Arrête, si tu n’es pas aussi lâche que féroce, dit le Canadien qui voyait, en frémissant, le ravisseur de Fabian échapper à sa vengeance.

– Sang-Mêlé n’est pas un lâche, répondit le métis en reprenant ses habitudes indiennes ; l’Aigle des Montagnes-Neigeuses et l’Oiseau-Moqueur se rencontreront une troisième fois, et alors ils auront le sort du jeune guerrier du Sud, autour duquel les Indiens vont danser, et dont ils jetteront la chair aux chiens errants des Prairies. »

Le Canadien continua sa course désespérée ; il rejoignit bientôt l’Espagnol. Les deux chasseurs, dans leur poursuite sans espoir, semblaient ne tenir aucun compte des difficultés du terrain ni des rochers glissants qu’il leur fallait escalader. À travers le rideau de pluie, Sang-Mêlé était toujours visible ; mais bientôt ils le virent franchir la crête des montagnes, et il ne tarda pas à disparaître sous les brouillards éternels qui les couvrent.

« Ah ! n’avoir pas un fusil ! s’écria Pepe en frappant la terre du pied avec rage.

– L’espoir de ma vie s’est éteint ! » s’écria le vieux coureur des bois d’une voix brisée, en reprenant haleine un instant, tandis que la-pluie du ciel inondait son front où se peignait une sombre et poignante douleur.

Tous deux recommencèrent à gravir les rochers, cherchant partout les traces de leurs ennemis : mais les flots de pluie qui tombaient avec une nouvelle force effaçaient l’empreinte à peine formée de leurs pas ; l’obscurité redoublait, car la nuit avançait rapidement, et le roc n’offrait aucun vestige humain.

L’Espagnol et le Canadien ne tardèrent pas à disparaître eux-mêmes sous le dais de vapeurs des montagnes.

Au-dessous d’eux l’ouragan mugissait dans la plaine, la terre semblait envahie par les esprits des ténèbres tout à coup déchaînés.

Tantôt le tonnerre grondait avec un fracas épouvantable ; tantôt la foudre pétillait comme les étincelles du bois embrasé, en frappant la cime des rocs qui s’écroulaient en poussière, et de longs éclairs enveloppaient de nappes de lumière le val d’Or et la pyramide du Sépulcre, désormais déserts. Des lueurs bleuâtres entouraient le squelette du cheval de la plate-forme et lui donnaient l’apparence d’un démon échappé de l’enfer et traînant après lui les flammes qui le dévoraient.

À la clarté soudaine des éclairs, on eût pu voir les deux chasseurs, dont l’un essayait vainement de consoler l’autre, tristement assis sur une pierre. Tous deux jetaient un regard morne et désolé sur les ravins profonds où le vent s’engouffrait en sifflant, ou sur les pointes aiguës des rochers qui couronnaient la montagne et qui semblaient, comme les tuyaux d’un orgue gigantesque, mugir sous le souffle de la tempête.

Si, lorsque la nuit fut close, quelque voyageur eût erré dans les Montagnes-Brumeuses, il eût entendu se mêler aux bruits de l’orage, tantôt des rugissements comme ceux de la lionne à qui l’on avait ravi son lionceau, et tantôt des cris plaintifs, pareils à ceux de Rachel pleurant dans les solitudes de Rama sans vouloir être consolée, parce que ses fils ne sont plus.

Quand enfin l’orage cessa de gronder, Pepe et Bois-Rosé marchaient encore à l’aventure dans les montagnes, sans leur jeune et vaillant compagnon, sans armes, sans vivres, commençant une de ces terribles phases de la vie du désert, où le chasseur, dénué de tout moyen de lutter contre la faim, est encore impuissant à repousser l’attaque des Indiens ou des bêtes féroces.

Ces deux hommes intrépides venaient cependant de se décider à continuer leur poursuite, car le soleil allait bientôt éclairer une fois de plus ces funestes solitudes ; et déjà, sur la voûte éclaircie du ciel, comme les flambeaux mourants d’une fête nocturne, les étoiles s’éteignaient une à une dans le brouillard du matin.