Le Cousin Henry/01

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Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 1-11).


CHAPITRE PREMIER

l’oncle indefer


Un vieillard et une jeune fille étaient assis dans la salle à manger d’une maison de campagne du comté de Carmarthen, située sur des rochers qui dominent la mer.

« C’est pour moi un cas de conscience, ma chère, » dit le vieillard.

— Pour moi aussi, mon oncle ; et comme ma conscience à moi est d’accord avec mes sentiments, tandis que la vôtre n’est pas…

— Vous pensez alors que je ne dois pas écouter ma conscience ?

— Je ne dis pas cela.

— Quoi donc ?

— Si je pouvais seulement vous faire comprendre combien mes sentiments… ou plutôt combien mon antipathie est forte, et combien il m’est impossible de la vaincre, alors…

— Eh bien ?

— Alors vous sauriez que moi, je ne céderai jamais, et vous consulteriez votre conscience, pour savoir si ce qu’elle vous suggère est, ou non, un devoir absolu. Vous pouvez être assuré de ceci : jamais je ne dirai un mot qui soit en opposition avec ce que vous conseille votre conscience. Si une parole de ce genre est prononcée, elle le sera par vous. »

La conversation demeura longtemps interrompue. Pendant le silence d’une heure qui suivit, la jeune fille alla et vint hors de la salle et dans la salle, puis s’assit et se remit à son ouvrage. Le vieillard reprit brusquement le sujet qu’ils avaient discuté.

« J’obéirai à ma conscience.

— C’est votre devoir, oncle Indefer ; à quoi obéirait-on, sinon à sa conscience ?

— Et pourtant j’en aurai le cœur brisé.

— Non, non, non.

— Et vous serez ruinée.

— Cela n’est rien. Je supporterai aisément ma ruine, mais non votre douleur.

— Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ?

— Vous l’avez dit vous-même, parce que votre conscience vous l’ordonne. Même pour vous épargner une grande douleur, — bien que vous soyez ce que j’ai de plus cher au monde, — je ne saurais épouser mon cousin Henry. J’aimerais mieux que nous pussions mourir ensemble ; j’aimerais mieux vivre malheureuse, tout enfin, plutôt que cela. Ne suis-je pas toujours prête à vous obéir dans les choses possibles ?

— Je l’avais cru jusqu’ici.

— Mais il est impossible à une jeune femme qui se respecte d’accepter l’autorité d’un homme qui lui inspire de l’horreur. Faites, par rapport à la vieille maison, ce que votre conscience vous dictera. Serai-je moins tendre pour vous pendant votre vie, parce que je devrai partir après votre mort ? Croyez-vous que, dans mon cœur, je doive accuser votre justice et votre bonté ? Jamais ! C’est un accident relativement de peu d’importance, qui ne m’atteint pas dans mes sentiments ; mais être la femme d’un homme que je méprise !… » Là-dessus, elle se leva et sortit de la salle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un mois s’écoula avant que le vieillard reprît le même sujet. Il le fit assis dans la même pièce, à la même heure du jour, à quatre heures environ, quand la table eut été desservie.

« Isabel, dit-il, il n’y a pas d’autre parti à prendre.

— À propos de quoi, oncle Indefer ? »

Elle savait très bien à propos de quoi il avait pris un parti. S’il s’était agi d’un service que la jeune femme pût rendre à son vieil oncle, il n’y aurait eu entre eux aucune hésitation, aucune réticence. Jamais fille ne fut plus tendre, jamais père plus confiant. Mais, sur ce sujet, elle ne voulait répondre qu’à des questions nettement posées.

— À propos de votre cousin et de la propriété.

— Alors, au nom de Dieu, ne vous tourmentez pas davantage, et n’attendez aucune aide de qui ne peut vous en donner. Vous pensez que la propriété doit passer à un homme et non à une femme ?

— Je voudrais qu’elle allât à un Jones.

— Je ne suis pas un Jones, ni destinée à le devenir.

— Vous m’êtes une parente aussi proche et mille fois plus chère que lui.

— Mais cela n’empêche pas que je ne suis pas un Jones. Mon nom est Isabel Brodrick. Une femme qui n’est pas née Jones peut avoir la bonne chance de le devenir par le mariage mais ce ne sera jamais mon cas.

— Vous ne devriez pas parler en riant de ce que je considère comme un devoir.

— Cher, bien cher oncle, dit-elle en le caressant, si j’ai paru rire, — et elle avait ri en effet en parlant de la chance de devenir un Jones, — c’est seulement pour vous faire comprendre le peu d’importance que j’attache à tout ceci, quant à ce qui me concerne.

— Mais c’est une chose importante, — terriblement importante !

— Très bien. Alors que deux choses soient irrévocablement fixées dans votre esprit, et agissez en conséquence : l’une, que vous devez laisser Llanfeare à votre neveu Henry Jones ; l’autre, que je n’épouserai pas votre neveu Henry Jones. Quand tout ceci sera réglé, ce sera comme si la vieille propriété n’avait jamais cessé d’être transmise de mâle en mâle.

— Je voudrais que cela fût !

— Moi aussi ; cela vous eût épargné bien du souci.

— Mais ce n’est pas la même chose ; — ce ne peut être la même chose. En rachetant les terres que votre grand-père avait vendues, j’ai dépensé l’argent que j’avais réservé pour vous.

— Ce sera tout à fait la même chose pour moi, et je serai heureuse de penser que le vieux bien de famille sera transmis dans les conditions que vous voulez. Je puis être fière de la famille, bien que je ne doive jamais en porter le nom.

— Vous ne vous souciez pas plus de la famille que d’un fétu de paille.

— Vous ne devriez pas parler ainsi, oncle Indefer ; cela n’est pas. Je me soucie assez de la famille pour sympathiser entièrement avec vous dans tout ce que vous faites, mais pas assez de la propriété pour en obtenir une part en sacrifiant ma personne.

— Je ne sais pourquoi vous avez si mauvaise opinion de Henry.

— Et qu’est-ce qui me donnerait de lui une assez bonne opinion pour que je consentisse à devenir sa femme ? Je ne le sais vraiment pas. En épousant un homme, une femme doit l’aimer en tout ; satisfaire ses moindres désirs doit être son souci ; lui rendre jusqu’aux plus vulgaires services doit être son plaisir. Croyez-vous que j’éprouve un tel sentiment à l’égard de Henry Jones ?

— Tout cela, c’est de la poésie, et vous parlez trop comme vos livres.

— Je me ferais honte à moi-même si j’allais à l’autel avec lui. Renoncez à cette idée, oncle Indefer, enlevez-la de votre esprit comme une chimère qu’elle est. C’est la seule chose que je ne puisse ni ne veuille faire, même pour vous. C’est la seule chose que vous ne devriez pas me demander. Disposez de la propriété comme il vous plaît, — comme vous le croyez bon.

— Mais cela ne me plaît pas, de faire ce que vous dites.

— Comme votre conscience vous l’ordonne, alors. Quant à ma personne, la seule petite chose que je possède au monde, j’en disposerai selon mon goût et selon ma conscience. »

Elle prononça ces derniers mots avec une certaine brusquerie, et quitta la chambre avec un air d’orgueil blessé. C’était une petite comédie, qu’elle jouait à dessein. Si elle affectait une certaine dureté à l’égard de son oncle, si elle s’obstinait à ne rien lui céder, il s’obstinerait, lui aussi, à exécuter son projet, et en souffrirait moins. C’était pour elle un devoir de lui faire comprendre qu’il avait le droit de disposer à son gré de la propriété, puisqu’elle-même prétendait disposer également de sa personne. Non seulement elle ne dirait pas un mot pour le dissuader de modifier ses intentions précédentes, mais encore elle lui rendrait ce changement récent moins pénible, en l’amenant à penser qu’il était justifié par sa manière d’être envers lui.

C’était en effet tout un changement qui s’était fait dans les idées du vieillard, et même dans ses intentions déclarées. Llanfeare appartenait aux Indefer Jones depuis plusieurs générations. Quand le dernier propriétaire était mort, vingt ans auparavant, un seul de ses dix enfants survivait, l’aîné, à qui la propriété appartenait en ce moment. Quatre ou cinq autres, nés successivement après lui, étaient morts sans enfants. Puis était venu un Henry Jones, qui avait quitté le pays, s’était marié, était devenu le père de cet Henry Jones dont il a déjà été question, et était mort lui aussi. Le plus jeune, une fille, avait épousé un avoué nommé Brodrick, et était mort, ne laissant pas d’autre enfant qu’Isabel. M. Brodrick s’était remarié et était alors le père d’une nombreuse famille à Hereford. Il n’était pas dans une très bonne situation de fortune. La seconde madame Brodrick avait trop montré sa préférence pour ses propres enfants, et Isabel, à l’âge de quinze ans, était allée habiter avec son oncle, célibataire. C’était à Llanfeare qu’elle avait vécu pendant les dix dernières années, faisant de temps en temps une visite à son père, à Hereford.

M. Indefer Jones, qui avait en ce moment entre soixante-dix et quatre-vingts ans, avait été toute sa vie tourmenté par des réflexions, des craintes, des espérances relativement à la propriété de famille sur laquelle il était né, dans laquelle il avait toujours vécu, en possession de laquelle il devait certainement mourir, et dont il devait disposer à son gré pour l’avenir. La propriété lui avait été substituée[1] avant sa naissance, du vivant de son grand-père, alors que son père allait se marier ; mais la substitution s’était arrêtée à lui. Quant à lui, il ne s’était pas marié. Son grand-père, s’étant livré à de folles dépenses et ayant été souvent à court d’argent, avait trouvé plus commode de posséder un bien non substitué. Les circonstances avaient amené aussi son fils à réaliser de l’argent sur la propriété. Ainsi, non seulement depuis qu’il était lui-même en possession, mais dès avant la mort de son père, notre Indefer avait dû réfléchir à la transmission future de Llanfeare. À cinquante ans il était célibataire, et il n’était pas vraisemblable qu’il dût cesser de l’être. Son frère Henry vivait encore, mais il avait déshonoré la famille : il s’était enfui avec une femme mariée, qu’il avait épousée après un divorce ; il était assidu aux courses et fréquentait les salles de billard ; il s’était rendu odieux à son frère Indefer. Néanmoins, le fils qui était né de ce mariage, Henry, avait été élevé à ses frais et quelquefois reçu à Llanfeare. Il n’y avait plu à personne : c’était un enfant sournois, menteur, et, comme les domestiques eux-mêmes le disaient, ce n’était pas un Jones. Cependant Isabel avait été amenée à Llanfeare. Henry s’était fait renvoyer d’Oxford pour une faute qui n’était pas sans gravité, et son oncle s’était dit et avait déclaré à tout le monde que Llanfeare ne lui appartiendrait jamais.

Isabel lui avait inspiré tant d’affection que, deux ans à peine après son arrivée à Llanfeare, elle y était devenue la maîtresse. Tout ce qu’elle faisait, son oncle le trouvait bien ; tout ce qu’elle aurait demandé, elle l’eût obtenu ; mais elle ne demandait rien. À cette époque, le cousin avait été placé dans des bureaux, à Londres, et était devenu, — du moins on le disait, — un travailleur sérieux. Cependant, quand il lui était permis de se montrer à Llanfeare, il continuait à déplaire à tout le monde, sauf peut-être au vieillard. Il était certain que, dans son emploi, il se rendait utile, et il semblait qu’il eût perdu l’habitude de faire des dettes et d’envoyer les billets à Llanfeare, pratique qu’il avait suivie au commencement de sa carrière.

Pendant tout ce temps, le vieillard était dans la plus pénible hésitation au sujet de la transmission de la propriété. Son testament était toujours à la portée de sa main. Jusqu’au moment où Isabel atteignit vingt et un ans, ce testament avait été fait en faveur de Henry, avec cette clause pourtant, qu’une somme d’argent, que possédait le testateur, appartiendrait à Isabel. Ensuite, son antipathie pour son neveu changea ses intentions : il fit un autre testament, en faveur de sa nièce. Les choses en restèrent là pendant trois ans ; mais ce furent pour lui trois années de tourments. Il s’était fait difficilement à la pensée que la propriété passerait en dehors de ce qu’il appelait la ligne mâle directe. Selon lui, c’était par accident que le pouvoir de disposer de la propriété était dans ses mains. C’était un principe auquel il fallait obéir religieusement que, dans l’Angleterre, une terre passât du père au fils aîné, et, à défaut du fils, à l’héritier mâle le plus proche. L’Angleterre ne serait pas ruinée parce que Llanfeare serait transmis en dehors de l’ordre régulier, mais l’Angleterre serait ruinée si les Anglais n’accomplissaient pas les devoirs qui leur incombaient à chacun dans la situation à laquelle Dieu les avait appelés ; et, dans ce cas, son devoir à lui était de maintenir le vieil ordre de choses.

Cependant un nouveau souci était venu s’ajouter aux autres. Après qu’il se fut décidé à agir contrairement à ses principes et à donner satisfaction à ses sentiments, après qu’il eut déclaré à son neveu et à sa nièce qu’isabel serait son héritière, il eut une consolation dans ses ennuis : il put racheter un morceau de terre que son père avait vendu. Il avait toujours souffert de voir ces quelques arpents détachés de la propriété, non parce que son bien en était amoindri, mais parce que, selon lui, un propriétaire ne devait pas se permettre de diminuer sa terre, pendant qu’il l’avait en sa possession. Afin de pouvoir les racheter, il avait économisé de l’argent depuis que Llanfeare était entre ses mains. Puis était survenue la nécessité de pourvoir à l’avenir d’Isabel. Mais quand il eut en gémissant, décidé, qu’Isabel serait son héritière, il avait pu employer l’argent à l’accomplissement de son premier dessein, et il l’y avait employé en effet. Alors, il n’avait pu supporter les reproches de sa conscience, et il avait fait un nouveau testament.

On verra comment il avait essayé de concilier les choses. Quand on sut que Henry Jones était un travailleur sérieux, dans les bureaux de Londres auxquels il était attaché, qu’il avait jeté ses premiers feux, l’oncle Indefer commença à se demander si tout ne pouvait pas être arrangé par un mariage entre les cousins. « Il y a bien lieu de parler de ses feux, » avait dit Isabel en plaisantant, quand l’idée de ce mariage lui avait été suggérée pour la première fois. « Je les trouve bien éteints. Il n’ose regarder personne en face. » Son oncle s’était alors fâché de ce que, par une sotte observation, elle empêchait leur bonheur à tous.

Mais son irritation contre elle s’apaisait toujours vite et, avant le moment où notre histoire commence, il s’était déjà aperçu qu’Isabel redoutait moins sa colère, que lui-même celle de sa nièce. Elle avait une fermeté que rien ne pouvait vaincre. Elle avait grandi sous ses yeux, forte, courageuse, quelquefois presque hardie, avec une pointe d’originalité ; quand elle avait estimé qu’une chose était juste ou injuste, elle ne revenait pas sur son jugement. Il avait eu, ou peu s’en fallait, peur d’elle, quand il s’était vu forcé de lui dire la décision à laquelle sa conscience l’avait obligé. Mais le testament était fait, — le troisième, peut-être le quatrième ou le cinquième qu’il s’était fait un devoir d’écrire, depuis le commencement de ses hésitations. Par ce testament, sur lequel il se promit de ne plus revenir, il laissait Llanfeare à son neveu, à la seule condition qu’il ajoutât le nom d’Indefer à celui de Jones, et stipulait, par certaines clauses, la reprise de la substitution. Enfin, tout ce qu’il posséderait à sa mort, excepté Llanfeare et le mobilier de la maison, il le laissait à sa nièce Isabel.

« Il faut vendre les chevaux, lui dit-il, quinze jours environ après la conversation que nous avons rapportée.

— Pourquoi donc ?

— Mon testament est fait, et vous devez avoir si peu, qu’il nous faut mettre de côté le plus d’argent possible avant ma mort.

— Mon Dieu ! quel tourment !

— Croyez-vous que ce ne soit pas une terrible pensée pour moi que celle du peu de bien que je puis vous faire ? Peut-être vivrai-je encore deux ans ; nous pourrons économiser six ou sept cents livres par an. J’ai mis sur la terre une charge de quatre mille livres. La propriété est peu de chose, après tout ; elle ne rapporte pas plus de quinze cents livres par an.

Je ne veux pas entendre parler de vendre les chevaux, et qu’il n’en soit plus question. Pendant vingt ans, vous ayez tous les jours parcouru la propriété, et ce serait pour moi une souffrance de vous voir changer cette habitude. Vous avez fait pour le mieux ; laissez tout cela maintenant dans la main de Dieu. Je vous en prie, ne parlons plus de cette affaire. Si seulement vous saviez combien l’entrée en possession de mon cousin me laissera peu de regrets ! »




  1. La substitution était une ancienne disposition du droit féodal, que notre code civil a abolie. Elle subsiste en Angleterre. « La substitution, dit M. Littré, est un droit attaché à certaines propriétés nobiliaires, par lequel, le propriétaire ne pouvant les aliéner, elles passent aux héritiers mâles. » La substitution peut être annulée en vertu d’un accord entre le propriétaire actuel et l’aîné de ses fils, à qui la propriété a été substituée. C’est ce qui avait eu lieu pour Llanfeare, ainsi que le montre la suite de ce récit. (Note du traducteur.)