Le Cousin Henry/02

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Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 11-20).


CHAPITRE II

isabel brodrick


Quand M. Indefer Jones parlait de vivre encore deux ans, il montrait plus d’espoir que les médecins n’en donnaient à Isabel. Le docteur de Carmarthen visitait Llanfeare deux fois par semaine ; il était entré dans l’intimité et dans la confiance d’Isabel, et il lui avait dit que la chandelle était consumée à peu près jusqu’à la bobèche. Ce n’était pas qu’Indefer eût une maladie bien accusée : c’était un vieillard usé. Sans doute il pouvait encore se faire voiturer, chaque jour dans la propriété, se lever après le déjeuner, dîner au milieu du jour, suivant sa vieille habitude, faire en un mot bien des choses que ne ferait pas un homme véritablement malade ; mais le docteur pensait qu’il ne pouvait plus durer longtemps ; comme il l’avait dit, « la chandelle était consumée jusqu’à la bobèche ».

Cependant l’intelligence du vieillard n’avait pas visiblement décliné. Il ne s’était jamais beaucoup intéressé aux choses de l’esprit ; mais le peu qu’il avait toujours fait, il le faisait encore. Il lisait tous les jours, du commencement à la fin, un exemplaire du journal le plus profondément conservateur qui se publiât alors, et, avec celui-là, un numéro hebdomadaire du Gardien occupait la somme des heures réservées à l’étude. Chaque dimanche, il lisait deux sermons, le docteur lui ayant défendu d’aller à l’église, à cause des courants d’air ; il pensait apparemment qu’il serait peu digne de lui de faire de cet inconvénient un prétexte pour éviter un devoir ennuyeux. Il consacrait religieusement une heure par jour à la lecture de la Bible. Le reste de son temps, il le donnait au soin de sa propriété. Rien ne lui faisait plus de plaisir que la venue d’un de ses fermiers ; il les connaissait tous si bien que, malgré son grand âge, il n’oubliait jamais le nom de leurs enfants. La pensée d’élever la redevance d’un fermier lui semblait abominable. Autour de la maison, il y avait environ deux cents acres de terres qu’il était supposé affermer. Sur ces terres, il maintenait une demi-douzaine d’hommes vieux et usés, dans des conditions telles qu’il ne recevait jamais rien d’eux ; sur ce sujet, il n’aurait écouté les remontrances de personne, pas même d’Isabel.

Tel que nous l’avons dépeint, Indefer aurait été un heureux vieillard pendant ses dernières années, si son esprit n’avait été tourmenté chaque jour et à toute heure par le souci toujours présent de la transmission de la propriété. Un cœur plus tendre ne pouvait battre dans une poitrine humaine. Tout ce qu’il avait d’amour dans le cœur, il l’avait donné à Isabel. Nul homme n’avait éprouvé avec plus de vivacité que lui le sentiment du devoir dont il était possédé ; et, sous l’empire de ce sentiment, il se disait à lui-même que, dans la destination à donner à sa propriété, il était obligé de se conformer à la coutume établie dans la classe à laquelle il appartenait. Cette pensée l’avait rendu malheureux ; elle l’agitait de sentiments contradictoires ; et maintenant qu’il approchait de l’heure de la séparation, il souffrait de laisser Isabel sans ressources suffisantes.

Mais la chose était faite ; le nouveau testament était écrit et lié au-dessus du paquet qui contenait les précédents. Alors naturellement il eut de nouveau la pensée, presque l’espérance, que quelque incident pourrait encore concilier les choses et amener un mariage entre les deux cousins. Isabel s’était déclarée si catégoriquement sur ce sujet, qu’il n’osa pas lui faire une nouvelle demande. Cependant il pensait qu’il n’existait pas de raison sérieuse qui les empêchât de devenir mari et femme. Henry, autant qu’il pouvait le savoir, avait renoncé à ses mauvaises habitudes. Comme homme, il n’était pas désagréable ; il avait l’abord plutôt froid ; il était grand, et ses traits étaient réguliers, ses cheveux d’un blond clair, ses yeux bleu gris ; on ne pouvait dire de lui qu’il n’était pas distingué, mais rien ne faisait dire qu’il le fût. Le défaut qu’il avait de ne pas regarder les gens en face n’avait pas frappé le vieillard aussi vivement qu’Isabel ; il n’aurait pas plu à son oncle, sans le lien de parenté qui les unissait ; peut-être même, sans ce lien, aurait-il continué de lui déplaire, comme dans le principe. Au point où en étaient les choses, Henry pouvait encore tenter de gagner son affection, et pourquoi pas aussi celle d’Isabel ? Mais il n’osa pas commander à Isabel d’essayer d’aimer son cousin.

« Je crois que j’aurais du plaisir à le revoir ici, dit-il à sa nièce.

— Certainement, plus les fermiers le verront, mieux cela vaudra. Je puis toujours aller à Hereford.

— Pourquoi vous enfuir loin de moi ?

— Non, pas loin de vous, mon oncle, mais loin de lui.

— Et pourquoi de lui ?

— Parce que je ne l’aime pas.

— Faut-il toujours fuir les personnes qu’on n’aime pas ?

— Oui, quand ces personnes, ou quand cette personne est un homme auquel on a fait un devoir de m’aimer. »

En parlant ainsi, elle regardait fixement son oncle, en souriant, mais sa physionomie montrait assez qu’elle posait indirectement à son oncle une question délicate. Il n’osa pas répondre, mais l’expression de son visage était un aveu. Il avait fait connaître son désir à son neveu.

— Ce n’est pas que j’aie le moins du monde peur de lui, » continua-t-elle ; « peut-être vaut-il mieux le voir ; et, s’il me parle, en finir avec lui. Combien de temps restera-t-il ?

— Un mois, je suppose. Il peut venir pour un mois.

— Alors, je resterai pendant la première semaine. Je dois aller à Hereford avant la fin de l’été. Dois-je lui écrire ? » Les choses furent arrangées comme elle l’avait proposé. Elle écrivait toutes les lettres de son oncle, même celles qu’il adressait à son neveu, à moins qu’il n’eût par hasard quelque chose de particulier à lui communiquer. Dans la circonstance présente, elle lui fit l’invitation dans ces termes :


« Llanfeare, 17 juin 1877, lundi.
« Mon cher Henry.

« Mon oncle désire que vous veniez ici vers le 1er juillet, pour rester un mois. Le 1er juillet sera un lundi. Ne voyagez pas un dimanche, comme vous l’avez fait la dernière fois : cela le contrarie. Je serai ici au commencement de votre séjour ; j’irai ensuite à Hereford. Ce n’est qu’en plein été que je puis quitter mon oncle.

« Votre affectionnée cousine,
« Isabel Brodrick. »


Elle s’était souvent reproché à elle-même de signer de cette manière, et elle l’avait fait bien à contrecœur. Mais, à l’égard d’un cousin, c’était la formule habituelle, comme c’est la coutume d’appeler un indifférent « Mon cher monsieur », quoiqu’il ne soit pas cher le moins du monde. Elle s’était donc résignée à ce mensonge.

Il faut faire connaître au lecteur un autre incident de la vie d’Isabel. Elle avait l’habitude d’aller à Hereford au moins une fois par an, et de passer un mois chez son père. Elle avait fait annuellement ces visites depuis qu’elle vivait à Llanfeare, et elle était arrivée ainsi à se créer des relations avec plusieurs habitants d’Hereford. Parmi ceux qui étaient devenus ses amis était un jeune ecclésiastique, William Owen, chanoine de second ordre attaché à la cathédrale, et qui, pendant sa dernière visite, lui avait demandé d’être sa femme. À ce moment, elle pensait être héritière de son oncle, et, se regardant comme la propriétaire probable de Llanfeare, elle s’était crue obligée de tenir compte, avant tout, de ses futurs devoirs et de l’obéissance qu’elle devait à son bienfaiteur. Elle ne dit jamais à celui qui l’aimait, et elle ne s’avoua jamais complètement à elle-même, qu’elle l’aurait accepté, si elle n’eût été ainsi enchaînée ; mais nous pouvons dire au lecteur qu’il en était ainsi. Si elle s’était sentie tout à fait libre, elle se serait donnée à l’homme qui lui avait offert son amour. Mais, dans sa situation d’héritière, elle lui répondit, sans lui donner d’espoir, sans lui rien dire de ses propres sentiments, et parlant d’elle-même comme si elle dépendait absolument de son oncle. « Il a décidé, » lui dit-elle, « qu’après sa mort la propriété doit être à moi. » Le jeune chanoine, qui ignorait cette circonstance, se redressa avec un mouvement d’orgueil blessé, et déclara qu’il n’avait pas eu l’intention de demander la main de la maîtresse de Llanfeare. « Ce ne serait pas une considération pour moi, continua-t-elle, lisant la pensée du jeune homme sur sa physionomie. « Je n’aurais pas été déterminée par un motif de ce genre. Mais comme mon oncle veut faire de moi sa fille, je lui dois l’obéissance d’une fille. Il n’est pas probable qu’il consente à ce mariage. »

Il n’y avait plus eu de communications entre eux jusqu’au jour où Isabel, de retour à Llanfeare, lui avait écrit que son oncle était opposé au mariage, et qu’il n’y fallait plus penser.

Cette rupture avait fait beaucoup de peine à Isabel, mais elle était en partie l’auteur de sa propre souffrance : elle avait trop dissimulé à son oncle ses sentiments. Quand elle dit au vieillard l’offre qui lui avait été faite, elle en parla comme d’une chose qui lui était presque indifférente.

« William Owen » avait dit Indefer, en répétant le nom, « son grand-père tenait l’hôtel à Pembroke !

— Je le crois, dit tranquillement Isabel.

— Et vous voudriez faire de lui le propriétaire de Llanfeare ?

— Je n’ai pas dit cela, répondit Isabel. Je vous ai soumis une proposition qu’on me faisait, et je vous ai demandé ce que vous en pensiez. »

Le vieillard alors secoua la tête, et tout fut dit. Isabel avait écrit la lettre qui informait William que la décision du vieillard était définitive.

Dans tout cet entretien, Isabel n’avait fait aucune allusion à l’amour qu’elle éprouvait. Si elle l’avait fait, son oncle n’aurait pu la presser au sujet du mariage avec son cousin. Mais elle était restée si froide en parlant du jeune ecclésiastique, que, dans la pensée de son oncle, la chose lui tenait très peu au cœur : cet amour était au contraire l’intérêt et le bonheur de sa vie. Et pourtant quand le vieillard, revenant à la charge, lui demanda encore d’aplanir toutes les difficultés par un mariage avec son cousin, elle dut soutenir la conversation comme s’il n’y avait pas eu à Hereford un William Owen qui l’aimait et qu’elle aimait aussi.

Cependant le vieillard se rappelait tout cela : il se rappelait que, quand il avait formellement écarté le chanoine, il l’avait fait par devoir, pour empêcher que Llanfeare ne fût la possession d’un petit-fils d’hôtelier. Que le petit-fils du vieux Thomas Owen, du Lion de Pembroke, régnât à Llanfeare à la place d’un Indefer Jones, c’eût été une abomination qu’il avait été de son devoir de prévenir. Mais les choses étaient différentes maintenant qu’il allait laisser la jeune fille sans fortune, sans un ami, sans un abri qui fût à elle ! Et pourtant, si son nom était Brodrick, elle n’en était pas moins une Jones ; et son père, quoique un simple avoué, était d’une famille presque aussi bonne que la sienne. Dans aucun cas, elle ne pouvait épouser le petit-fils du vieux Thomas Owen. Aussi n’était-il jamais, jusqu’à ce moment, revenu sur la proposition de mariage. Si Isabel lui en avait parlé de nouveau, sa réponse aurait peut-être été moins formelle ; mais elle non plus n’avait depuis lors prononcé le nom de William.

Tout cela était pour Isabel une source de pénibles réflexions ; elle ne disait rien, mais elle pensait encore à celui qui l’aimait ; et il faut reconnaître que, bien qu’elle ne parlât pas de son avenir, elle ne pouvait s’empêcher d’y penser. Elle avait ri à l’idée de solliciter l’héritage, et elle n’aurait jamais voulu ajouter ainsi aux soucis de son oncle ; mais elle comprenait aussi bien que tout autre la différence qu’il y avait entre la position naguère promise de propriétaire de Llanfeare, et celle à laquelle elle serait réduite, comme la belle-fille d’une belle-mère qui ne l’aimait pas. Elle savait aussi qu’elle avait été froide pour William Owen, qu’elle ne lui avait donné aucune espèce d’encouragement, en lui laissant croire qu’elle le repoussait parce qu’elle était l’héritière de son oncle. Elle savait aussi ou croyait savoir qu’elle ne possédait pas ces avantages personnels qui font persévérer un homme dans son amour, en dépit des difficultés. Elle n’avait plus entendu parler de William Owen pendant les neuf derniers mois. De temps en temps, elle recevait une lettre de l’une de ses sœurs plus jeunes qui, elles aussi, commençaient à ressentir l’amour et ses soucis. Mais ces lettres ne contenaient pas un mot qui concernât William. Aussi peut-on dire que le dernier changement survenu dans les intentions de son oncle avait été de toutes façons pour elle un rude coup.

Mais elle ne proféra jamais une plainte ; jamais son visage ne trahit son chagrin. À qui eût-elle confié sa peine ? Elle avait toujours été réservée avec sa famille sur le sujet de, l’héritage ; son père avait montré une égale réserve. La famille d’Hereford la jugeait obstinée et dédaigneuse, peut-être parce qu’elle se montrait telle dans ses relations avec sa belle-mère.

Quoi qu’il en soit, il n’y avait entre elle et sa famille nul échange de confidences au sujet de Llanfeare. Son père ne doutait pas qu’elle ne dût hériter la propriété.

Confiante en elle-même, elle l’était dans une certaine mesure. Elle se croyait une volonté forte et une âme capable de souffrir. Mais, sous d’autres rapports, elle se jugeait avec plus d’humilité : elle ne reconnaissait en elle rien de ce charme féminin qui séduit les hommes. Sa personne physique pouvait attirer l’attention : elle était assez grande, forte, active et d’une agréable physionomie. Son front était large et beau ; ses yeux gris étaient brillants et intelligents ; son nez et sa bouche étaient bien faits ; pas un trait de son visage n’était commun. Mais il y avait chez elle quelque chose de rude ; son teint avait peut-être trop d’éclat ; ses yeux, plus sévères pour elle-même que ceux des autres personnes, voyaient là un défaut. Les fermiers des environs et leurs femmes déclaraient que miss Isabel était la plus belle femme de la Galles du Sud. Avec les fermiers et leurs femmes elle était en excellents termes : elle connaissait tous leurs usages, et s’intéressait à tous leurs besoins. Elle ne se souciait que peu de la noblesse des environs. Son oncle n’aimait pas à réunir nombreuse compagnie, et elle s’était entièrement conformée aux goûts de son oncle. Aussi ne connaissait-elle pas plus les jeunes gens du pays qu’elle n’était connue d’eux ; et, comme elle n’avait pas d’amitiés, elle se disait qu’elle n’était pas comme les autres jeunes filles, qu’elle était rude, sans charme, impopulaire.

Bientôt arriva l’époque de la venue de Henry Jones. À mesure qu’elle approchait, l’oncle Indefer était de jour en jour de moins en moins à son aise. Isabel n’avait plus dit un mot contre son cousin. Quand il lui avait été proposé comme futur époux, elle avait déclaré son aversion pour lui. À ce moment, le vieillard avait abandonné son projet, ou tout au moins n’en parlait plus. Aussi Isabel nommait Henry et faisait allusion à son arrivée, comme s’il se fût agi du premier hôte venu. Elle veillait à ce que sa chambre fût prête, et à ce qu’il se trouvât confortablement à Llanfeare. Ne serait-il pas bon de commander pour lui un dîner à part ? Trois heures de l’après-midi, ne serait-ce pas une mauvaise heure pour un homme habitué à la vie de Londres ? « Si elle ne lui convient pas », dit le vieillard avec irritation, « il retournera à Londres. » Cette irritation ne s’adressait pas à la jeune fille, mais à l’homme qui, par le seul fait de sa naissance, soulevait ainsi tout un océan d’ennuis.

« Je vous ai dit mes intentions, dit l’oncle à son neveu le soir de son arrivée.

— Je vous suis assurément très obligé, mon cher oncle.

— Vous n’avez pas à m’être le moins du monde obligé. J’ai fait ce que je considère comme un devoir. Je puis prendre d’autres dispositions, si je trouve que vous ne méritez pas d’être mon héritier. Quant à Isabel, elle mérite tout le bien qu’on pourrait lui faire. Elle ne m’a jamais causé le moindre déplaisir. Je ne crois pas qu’il y ait au monde une meilleure créature qu’elle. Mais comme vous êtes l’héritier mâle, je crois régulier que vous me succédiez dans la propriété, à moins que vous ne vous en montriez indigne. »

C’était là certainement un accueil désagréable, une déclaration à laquelle il était difficile de répondre. Néanmoins le jeune homme était satisfait, si le vieillard ne devait pas changer encore une fois ses intentions. Il avait beaucoup réfléchi sur ce sujet, et avait compris que le meilleur moyen de s’assurer les belles et bonnes choses qui lui étaient promises, était d’amener Isabel à être sa femme.

« Je suis certain qu’elle est bien tout ce que vous dites, oncle Indefer. »

L’oncle Indefer répondit par un grognement, et lui dit qu’il se fît servir, s’il avait besoin de souper.