Le Cousin Henry/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 76-85).

CHAPITRE IX

seul à llanfeare


Le jour qui suivit la lecture du testament, Henry Indefer Jones, Esq. de Llanfeare, comme il devait désormais être appelé, fut laissé seul chez lui, sa cousine Isabel étant partie, comme elle en avait manifesté l’intention. L’homme d’affaires n’était plus là ; le docteur et les fermiers ne l’approchèrent pas ; le sommelier et la femme de charge se tinrent à distance ; et ce matin-là il n’y eut sans doute pas dans la Galles du sud d’homme plus tristement isolé que le nouveau propriétaire de Llanfeare.

Quelle cruauté ! quelle injustice quelle inhumanité sans précédents ! Voilà ce qu’il se redisait sans cesse, tandis que les heures s’écoulaient, assis dans un fauteuil de la bibliothèque, les yeux fixés sur le volume de sermons de Jérémie Taylor. Il n’avait rien fait de mal, se répétait-il à lui-même, il n’avait rien convoité qui ne lui appartînt pas. C’était pour complaire au désir exprès de son oncle qu’il était venu à Llanfeare, qu’il avait été présenté aux fermiers comme leur futur maître, et qu’il avait pris place dans la maison comme héritier. Le vieillard lui avait annoncé le changement de ses intentions ; mais il ne l’avait pas annoncé à d’autres ; il n’avait pas déclaré sa volonté nouvelle aux gens de Llanfeare et ne l’avait pas renvoyé à son bureau. S’il avait agi ainsi, cela eût mieux valu. Il eût commis envers lui une grande injustice ; mais au moins sa situation eût été réglée, et il aurait repris son travail à Londres, sans bonheur, il est vrai, mais avec la perspective d’une vie tranquille. Mais alors il lui semblait que toute vie lui fût impossible. Tant que le fatal papier demeurerait caché dans le fatal volume, il ne pouvait faire autre chose que de rester là assis, à le garder.

Il sentait bien qu’il lui fallait prendre le courage de parcourir la propriété et le voisinage, de se montrer, de se mêler à la vie des habitants de la localité, quelque ennui qu’il eût à le faire, quelque terreur qu’il dût éprouver de perdre des yeux, pour quelques moments, le papier qui faisait son malheur. Mais il ne pouvait se décider à quitter son fauteuil avant d’avoir pris un parti définitif. Il était encore en proie à d’horribles incertitudes. Pendant toute cette première journée, il se dit à lui-même que sa résolution n’était pas encore arrêtée, qu’il n’était pas encore fixé sur la meilleure conduite à tenir. Il pouvait dire encore qu’à un moment ou à un autre il venait de trouver le testament. S’il s’y décidait, il courrait à Carmarthen avec l’acte dans sa poche et apparaîtrait devant l’homme d’affaires comme le plus honnête des hommes, qui, aussitôt qu’il lui avait été possible, avait rendu tout ce qui ne lui appartenait pas légitimèment, et cela, malgré les mauvais procédés qu’on avait eus pour lui. Il pourrait encore se donner des airs d’innocent calomnié, restituer la propriété à la jeune femme qui l’avait insulté, et retourner à son bureau de Londres, demeurant, aux yeux des habitants du comté, le type de la grandeur d’âme, de l’honneur. Cette conduite avait pour lui un certain attrait. Il ressentait vivement la jouissance d’imposer sa générosité à sa cousine. Elle lui avait déclaré qu’elle ne recevrait rien de ses mains, parce qu’elle le méprisait. Ce serait alors pour lui une délicieuse vengeance que de la forcer à tout recevoir de ses mains. Tout le monde saurait que c’était lui qui avait trouvé le testament, — lui qui aurait pu le détruire sans courir le moindre danger d’être découvert, — lui qui aurait pu sans péril devenir le possesseur de Llanfeare. Il éprouverait un grand bonheur à devenir l’objet d’une telle estime. Mais elle l’avait outragé ! Jamais lèvres n’avaient proféré de paroles plus insultantes ; jamais yeux n’avaient exprimé semblable mépris. « On reçoit un don de ceux qu’on aime et qu’on estime, non de ceux qu’on méprise » Il n’avait pas osé sur le moment relever ces paroles ; mais elles avaient été jusqu’au plus profond de son cœur ; il haïssait la femme qui n’avait pas craint de répondre ainsi à une offre généreuse.

Et puis cette pensée était toujours présente à son esprit, que la justice absolue voulait que la propriété lui appartînt. Le vieillard avait fait son testament dans les formes légales, en présence de son homme d’affaires et des témoins amenés par l’homme d’affaires ; il avait déclaré et expliqué les raisons qui le déterminaient à faire ce testament. On l’avait envoyé chercher lui, Henry, et tout le comté de Carmarthen savait pourquoi. Puis, affaibli par la maladie, le vieillard avait changé d’idée, sous l’influence de quelque inexplicable caprice. Presque sur son lit de mort, alors que ses forces l’abandonnaient déjà et que ses facultés ne devaient plus lui permettre l’accomplissement d’un acte si important, il avait fait un écrit que la loi pouvait respecter, mais que l’équité, si elle était invoquée, ne reconnaîtrait pas comme valable. Si le testament était détruit, ce ne serait que justice. Mais, quoique l’acte en son pouvoir, ses mains étaient impuissantes à le faire disparaître.

Quant à cette suppression du testament il avait en effet parfaitement conscience de sa faiblesse. Il n’avait pas le courage de tirer le papier de sa cachette et de le jeter au feu. Il ne s’était même pas demandé s’il ne prendrait pas ce parti. Les cheveux se dressaient sur sa tête, à la pensée des horribles conséquences d’une telle action. Sentir fixés sur soi les regards irrités de toute une cour de justice, figurer dans les journaux comme le grand criminel du jour, entendre le verdict de culpabilité, puis la sentence, savoir qu’il serait enfermé et privé de toutes les commodités de la vie pendant le reste de ses jours ! Et puis, et puis plus tard ! Un crime comme celui-là, n’était-ce pas la damnation certaine ? Bien qu’il se dît à lui-même que l’équité voulait la destruction du testament, il savait bien qu’il ne pouvait se faire ainsi justice de ses propres mains.

Non, il ne pouvait détruire lui-même le document, dût le papier rester là pendant des années et faire peser sur sa vie comme un insupportable fardeau. Quant à cela du moins, son parti était pris. Alors même qu’il ne devrait courir aucun danger dans ce monde, et que son crime devrait échapper à tous les yeux humains ; alors qu’il saurait n’avoir pas à redouter ce juge irrité, ce jury prêt à le condamner, cette sentence effroyable ; non, il ne pourrait se décider à détruire le testament. La conscience n’était pas nulle chez lui. S’il devait en arriver à commettre le crime, dès ce moment, la crainte du châtiment éternel pèserait lourdement sur son âme, jusqu’à ce qu’il l’eût confessé et expié par cette terrible épreuve avec le juge, le jury et la sentence ! Il ne pouvait détruire le testament ; mais si le livre pouvait l’être, quel bonheur ce serait ! Le livre lui appartenait, ou plutôt lui appartiendrait dans quelques jours, quand le testament aurait été validé. S’il l’emportait et le précipitait dans un puits ou au fond de la mer, s’il l’enterrait profondément, il reparaîtrait certainement, par un de ces hasards qui se produisent toujours pour jeter la lumière sur les actes ténébreux. S’il le lançait à la mer après l’avoir entouré de papier et ficelé, après l’avoir chargé d’un poids, pour qu’il enfonçât plus sûrement, alors même, le livre, avec son enveloppe, ses cordes et son poids, viendrait un jour ou l’autre porter témoignage contre lui. S’il l’enlevait, l’espace vide pourrait éveiller un soupçon. L’unique sûreté pour lui était de ne pas retirer le volume, et de ne pas laisser supposer qu’il eût jamais eu connaissance de ce qu’il contenait.

Et pourtant, si le livre restait là, il révélerait certainement à la fin son terrible secret. Un jour viendrait, bientôt peut-être, où le testament serait trouvé, où on le chasserait de Lianfeare, misérable comme auparavant. Une servante pourrait le découvrir, ou quelque personne pieuse de la maison, qui viendrait chercher dans ce livre une bonne direction religieuse. S’il pouvait se décider à prendre un parti, — à déclarer que le testament était là, afin d’éviter pour l’avenir toute une vie de malheur ! Mais pourquoi lui avait-elle dit qu’elle le méprisait, et pourquoi le vieillard l’avait-il traité avec une cruauté si peu justifiée ? Telles furent ses pensées pendant trois ou quatre jours, durant lesquels il demeura constamment dans la bibliothèque.

Posséder Llanfeare serait une grande jouissance, s’il le possédait vraiment. Il n’y vivrait pas. Non certainement, il n’y vivrait pas. Tous les fermiers lui avaient montré qu’ils le méprisaient. Leur attitude à son égard avant la mort du vieillard, leurs visages, pendant que s’accomplissaient les formalités relatives au testament, le lui avaient prouvé. Il n’avait pas osé aller à l’église le dimanche ; et, bien que personne ne lui eût parlé de la vie qu’il menait, il sentait qu’on tenait des propos sur son compte. Il était certain que Mrs. Griffith avait raconté dans le pays qu’il ne quittait pas la chambre aux livres, et que ceux à qui elle avait parlé commençaient à se dire qu’une conduite si étrange devait avoir quelque relation avec le testament perdu. Non, il ne vivrait pas sans répugnance à Llanfeare ; mais, s’il pouvait louer Llanfeare, ne fût-ce qu’à un prix insignifiant, et aller jouir des revenus à Londres, ce serait le bonheur pour lui. Et pourtant jamais homme aurait-il eu suspendue sur sa tête, attachée par un mince cheveu, l’épée de Damoclès qui menacerait la sienne, s’il louait Llanfeare et abandonnait la maison, laissant le livre, avec son contenu, sur les rayons ? Il lui semblait, tout en pensant ainsi, que la vie n’était désormais possible pour lui que dans cette chambre, aussi longtemps que le testament demeurerait caché dans les feuilles du volume.

Depuis le moment où il avait découvert le papier, il avait senti la nécessité d’entrer en négociations avec les administrateurs de l’établissement auquel il était attaché à Londres. Il était commis dans une compagnie d’assurances sur la vie, dans les bénéfices de laquelle il avait un intérêt. Il lui fallait naturellement soit abandonner sa place, soit retourner à son emploi. Que le propriétaire de Llanfeare fût un simple commis dans une compagnie d’assurances, c’était inadmissible. S’il entrait définitivement en possession de ses revenus, la compagnie évidemment ne le reverrait plus ; mais s’il renonçait à sa position, pour perdre ensuite Llanfeare, à quelle misérable situation il serait réduit ! Il fallait pourtant faire quelque chose. Il écrivit au directeur une lettre dans laquelle il exposait en détail et avec assez de vérité sa situation, ne passant sous silence qu’une petite chose, la connaissance qu’il avait de l’existence du dernier testament.

« Tout cela peut changer d’un moment à l’autre, écrivait-il, et ma position comme propriétaire de Llanfeare n’a rien d’assuré. Je le sens si bien que, si j’avais, en ce moment, à choisir entre les deux, je conserverais ma place à la compagnie ; mais, tenant compte de ce qu’il y a d’extraordinaire dans ma situation, peut-être les administrateurs voudront-ils bien m’accorder un délai de six mois pour prendre un parti définitif ; ils me conserveraient mon emploi, pour lequel, bien entendu, je ne recevrais aucune rétribution. »

Sûrement, pensait-il, sa résolution serait arrêtée avant six mois. Il aurait détruit le testament, ou jeté le livre à la mer, ou bien il aurait accompli l’acte généreux de la restitution.

La seule chose qui lui parût impossible était de quitter Llanfeare, pour aller vivre dans le luxe de Londres, pendant que le testament resterait caché dans le volume.

« Je pense, monsieur, que vous n’avez rien arrêté encore relativement à votre manière de vivre, » dit Mrs. Griffith, entrant dans la bibliothèque, après avoir frappé sur la porte un coup quelque peu impérieux. Il y avait eu jusque-là de rares communications entre le cousin Henry et ses domestiques, depuis la mort du vieillard. Mrs. Griffith l’avait averti qu’elle voulait quitter son service, et il lui avait répondu avec irritation qu’elle pouvait s’en aller quand elle voudrait. Depuis ce moment, elle était venue tous les jours chercher les ordres, qui avaient été assurément fort simples. Il ne s’était livré à aucun luxe de nourriture ni de vin, depuis que les clefs lui avaient été remises. Il avait dit à la femme de charge de faire préparer une cuisine simple, et c’est ce qu’elle avait fait. Il avait été dans une situation d’esprit telle que le désir ne lui était pas venu de jouir des délices d’une bonne table. Ce livre maudit, sur le rayon d’en face, avait détruit chez lui le goût des viandes et du vin.

« Que voulez-vous savoir ? demanda-t-il.

— Une femme de charge doit savoir quelque chose, monsieur, et s’il n’y a pas de maîtresse, elle ne peut s’adresser qu’au maître. Nous vivions toujours bien tranquilles ici ; mais quand on attendait quelque chose, Mlle Isabel m’en prévenait.

— Je n’attends rien, dit le cousin Henry.

— Quelqu’un doit-il me remplacer ?

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Vous pouvez partir quand il vous plaira.

— Les autres domestiques veulent s’en aller aussi. Polly ne veut pas rester, pas plus que Mrs. Bridgemann. » Mrs. Bridgemann était la cuisinière.

« Ils disent qu’ils ne veulent pas vivre avec un maître qui reste toujours dans la même chambre. — En quoi cela les regarde-t-il ? Je suppose que je peux vivre, chez moi, dans la chambre qui me plaît. »

Il parla ainsi en se forçant pour paraître irrité ; il sentait qu’il lui fallait accueillir avec indignation ces questions indiscrètes d’un de ses serviteurs ; mais il y avait plus de frayeur que de colère au fond de son cœur. Ainsi, on s’était demandé déjà pourquoi il restait toujours assis dans cette chambre à regarder les livres.

« C’est juste, monsieur Jones. Naturellement vous pouvez vivre comme vous le voulez, dans votre propre maison. »

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton significatif qui voulait être insolent. Tout le monde lui parlait insolemment.

« Eux aussi, qui ne sont pas dans leur maison, ils peuvent vivre comme il leur plaît et se chercher une place. J’ai cru qu’il était de mon devoir de vous le dire ; il ne vous serait sans doute pas agréable de vous trouver un beau jour tout seul chez vous.

— Pourquoi donc tout le monde se tourne-t-il contre moi ? » s’écria-t-il tout à coup, comme s’il allait éclater en pleurs.

La femme de charge, quoiqu’elle n’eût que du mépris pour son maître, fut un peu radoucie par cette manifestation de douleur. « Je ne sais pas si l’on se tourne contre vous, monsieur Jones ; mais nous étions habitués à une manière d’être si différente chez notre vieux maître ! »

— N’ont-ils pas assez à manger ?

— Si, monsieur, on a assez à manger. Pourquoi d’ailleurs vous occuperiez-vous de cela ? C’est mon affaire. Ce n’est pas à cause de la nourriture.

— Pourquoi donc alors, mistress Griffith, veulent-ils partir ?

— C’est surtout parce que vous restez toujours ici seul, ne bougeant jamais, n’ayant jamais votre chapeau sur la tête pour sortir. Naturellement, un propriétaire peut faire ce qu’il veut chez lui. Rien ne l’oblige à sortir, pas même à voir ses fermiers, sa propre ferme, n’importe quoi, en un mot. Il est son maître ; mais c’est mystérieux. Il n’y a rien qui soit désagréable à ces gens-là — elle voulait parler des gens qui étaient au-dessous d’elle — comme les mystères. »

Ainsi, ils sentaient déjà qu’il y avait un mystère. Quelle folie avait été la sienne de s’enfermer et de manger dans cette chambre ! Naturellement, ils se doutaient qu’il y avait une relation entre ce mystère et le testament. Ils étaient déjà sur la piste de la vérité ; ils avaient deviné qu’il y avait un mystère dans l’affaire de l’héritage, et que le mystère était dans cette chambre !

Il est un jeu amusant, qui demande beaucoup de finesse, dans lequel un petit nombre de réponses amènent une personne à deviner peu à peu un mot qu’il s’agit de trouver ; il en était de son secret comme de ce mot. Il devait veiller à ce que personne ne vît son visage tourné dans la direction du rayon. À ce moment même, il changea de position pour ne pas regarder le rayon, et pensa que Mrs. Griffith avait observé son mouvement et en avait deviné la cause.

« Enfin, ils vous expriment respectueusement le désir de partir dans un mois. Quant à moi, je ne voudrais pas causer d’ennui à l’héritier de mon vieux maître. Je resterai tant que cela vous conviendra, monsieur Jones ; mais la maison n’est plus ce qu’elle était.

— C’est bien, mistress Griffith, » dit le cousin Henry, en s’efforçant de fixer les yeux sur un livre ouvert qu’il avait entre les mains.