Le Cousin Henry/10

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Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 86-95).

CHAPITRE X

le cousin henry fait un rêve


Ce qui venait de se passer entre lui et Mrs. Griffith fit comprendre au cousin Henry qu’il devait sortir et se montrer dans le voisinage. Cette femme avait eu raison de dire que sa réclusion était mystérieuse, et le mystère était surtout ce qu’il devait éviter. Il aurait dû le sentir plus tôt ; il aurait dû y penser lui-même et prévenir les remontrances d’une domestique. Maintenant, il ne pouvait que réparer cette faute par sa conduite future, et tâcher de détruire les soupçons qui avaient pu naître. À peine Mrs. Griffith l’avait-elle quitté qu’il se prépara à sortir. Mais il pensa qu’il ne devait pas paraître céder sur-le-champ aux avis d’une servante ; il s’assit de nouveau et remit au lendemain ou au surlendemain la visite qu’il avait eu l’idée de faire à l’un des fermiers. Il s’assit, mais en tournant le dos au rayon, de peur que, par la fenêtre, on n’épiât son attitude.

Le lendemain matin une lettre de M. Apjohn lui fournit l’occasion de sa première sortie. Il fallait que la déclaration relative au testament fût faite devant un certain fonctionnaire, à Carmarthen ; et, comme les pièces nécessaires avaient été préparées dans les bureaux de l’homme d’affaires, le cousin Henry était invité à se rendre à Carmarthen pour l’accomplissement de cette formalité. Immédiatement après, il devait être mis en pleine possession de la propriété. M. Apjohn l’informa aussi qu’il avait préparé l’acte par lequel la propriété devait être chargée des quatre mille livres[1] attribuées par le vieillard à Isabel. Le cousin Henry s’engageait à lui payer deux cents livres par an pendant les deux premières années, et, après ce temps, à lui compléter la somme. C’était une occasion de quitter la maison et d’aller jusqu’à Carmarthen. Il avait à sa disposition les chevaux et la voiture dans laquelle on promenait le vieillard dans la propriété, et le vieux cocher, qui servait dans la maison depuis vingt ans. Il donna ses ordres, et recommanda que les chevaux fussent attelés à deux heures, pour être exact au rendez-vous que l’homme d’affaires lui avait donné pour trois heures. Il envoya l’ordre à l’écurie par le sommelier, et, en le donnant, il sentit combien il lui était difficile de prendre le ton naturel d’un maitre qui parle à ses serviteurs.

« La voiture ? monsieur, » dit le sommelier stupéfait. Le propriétaire de Llanfeare dut alors expliquer à son domestique qu’il devait aller voir son homme d’affaires à Carmarthen.

Prendrait-il ou ne prendrait-il pas le livre avec lui ? C’était un fort volume, qu’il n’était pas facile de cacher dans une poche. Il pouvait sans doute emporter un livre avec lui, pour le lire dans la voiture ; mais alors les domestiques remarqueraient quel livre il avait choisi. Il comprit bientôt que le volume devait rester à sa place. Il pouvait prendre le testament et le tenir, à l’abri de tous les regards, dans la poche de sa redingote. Mais tirer le testament de sa cachette, le garder sur lui, à moins que ce ne fût avec l’intention d’en révéler immédiatement l’existence, ce serait là, pensait-il, entrer dans la voie du crime. Ce serait agir que d’enlever le testament du livre où l’avait laissé le vieillard, et sa sûreté exigeait qu’il demeurât absolument passif. S’il avait une attaque d’apoplexie, s’il tombait et se blessait, et que le papier fût trouvé sur sa personne ? Il y aurait alors une intervention de la police, il serait emprisonné, il aurait à entendre les cris d’indignation de la foule, à baisser les yeux devant le regard menaçant du juge ; puis, après une sentence bientôt rendue, à passer toute une vie maudite au milieu des voleurs et des criminels ! Alors résonnerait à son oreille le commandement de Dieu : « Tu ne déroberas point ! » Le remords l’accablerait à jamais. Mais ne point parler du testament, n’y pas toucher, n’être en aucune façon responsable de la place qu’il occupait là, sur le rayon, ce n’était pas voler. Jusqu’alors l’idée qu’il commît un « crime » n’avait pas pénétré dans sa conscience. Mais ce serait un crime d’avoir le testament dans sa poche, à moins que ce ne fût pour en révéler généreusement l’existence, pensée qu’il avait eue si souvent.

Quelques minutes après deux heures, il quitta la chambre, non sans pouvoir s’empêcher de jeter un rapide regard vers le livre. Il était là, à sa place. Oh ! qu’il le connaissait bien ce livre ! Il y avait, en bas, sur le dos de la reliure, une petite tache qui y avait été faite par accident. Pour lui, cette tache distinguait le volume entre mille autres. Il lui semblait presque prodigieux qu’une tache d’un aspect si particulier n’eût pas tout d’abord signalé le livre, dans les recherches qui avaient été faites. Mais il était là, il le laissa, exposé à la chance d’une découverte. Qu’on fondît sur le volume, aussitôt après sa sortie de la chambre, on ne pourrait pas l’accuser, lui Henry, parce qu’un livre contenait un testament.

Il alla à Carmarthen, et là son courage fut soumis à une terrible épreuve. Il avait à déclarer devant un magistrat que, à sa connaissance, le testament qui allait être validé était le dernier qu’eût fait Indefer Jones. Si M. Apjohn l’eût averti dans sa lettre de la formalité qu’il aurait à accomplir, il aurait trouvé le moyen de s’éviter la faute d’un si coupable mensonge ; il aurait eu le temps de méditer et de prendre une résolution. Si M. Apjohn lui avait dit, à son arrivée, ce qu’on allait exiger de lui, avant le moment décisif il aurait pu réfléchir un instant et cette hésitation, en présence de l’homme d’affaires, aurait fait connaître sur-le-champ la vérité. Mais il fut conduit devant le magistrat dans une complète ignorance de la nécessité où il allait être de mentir ; et, avant qu’il pût réunir ses idées, la fausse déclaration était faite.

« Vous comprenez, monsieur Jones, » dit l’homme d’affaires en présence du magistrat, « que, dans notre pensée, il est toujours possible qu’on trouve un testament postérieur.

— Je le comprends, grogna le malheureux.

— Il est bon que vous ne perdiez pas de vue cette éventualité, » dit d’un ton sévère M. Apjohn, « dans votre intérêt, bien entendu. »

Ce fut tout sur ce sujet. On lui donnait à comprendre que Llanfeare était alors en sa possession, mais qu’il était possible qu’il en fût dépouillé dans la suite.

On traita ensuite de l’affaire de la charge à mettre sur la propriété en faveur d’Isabel. Les actes étaient prêts : il n’y manquait que la signature du nouveau propriétaire.

« Mais elle a refusé de recevoir un sou de moi, » dit Henry, en hésitant au moment de signer. Rendons-lui la justice de dire que, malgré sa haine pour sa cousine, il n’hésitait pas à lui donner cette somme. Pour ce qui le concernait, il lui assurait volontiers les quatre mille livres.

L’homme d’affaires ne comprit pas la pensée de son client. « J’aurais cru, monsieur Jones, » dit-il avec un redoublement de sévérité, « que vous vous seriez fait un devoir de restituer à votre cousine l’argent dépensé par votre oncle pour acheter une terre qui vous appartient aujourd’hui.

— Eh ! qu’y puis je faire, si elle ne veut pas le recevoir ?

— Ne pas le recevoir ? Ce serait absurde. Dans une affaire de cette importance, elle sera naturellement guidée par son père. Elle ne vous devra pas pour cela de reconnaissance. L’argent doit être considéré comme lui appartenant, et vous ne ferez que lui restituer ce qui est réellement à elle.

— J’y consens très volontiers. Je n’y ai fait aucune difficulté, monsieur Apjohn. Je ne comprends pas pourquoi vous me parlez sur ce ton, comme si j’avais hésité un instant. » Néanmoins le regard de l’homme d’affaires resta sévère, sévère aussi le ton avec lequel il parla au pauvre garçon quand il quitta les bureaux. Il était bien malheureux ! Il était si évident pour lui que tout le monde le soupçonnait. Il était prêt à retirer de sa poche une grosse somme d’argent pour la donner à sa cousine, qui l’avait insulté, à signer avec empressement l’acte, au moment où on le lui présentait, et sa bonne volonté était récompensée par des paroles sévères et des reproches ! Oh ! maudit testament ! Pourquoi son oncle l’avait-il arraché au calme et au bien-être de son ancienne vie de Londres ?

Quand il rentra dans la bibliothèque, il s’assura que le volume n’avait pas été touché. Il n’était pas tout à fait sur la même ligne que les deux livres voisins ; il était plus enfoncé d’un demi-centimètre. Henry l’avait si attentivement observé qu’il était impossible qu’il ne vît pas si l’on était allé au rayon. Il ne s’approcha pas ; il put voir de la table que le livre n’avait pas été déplacé. Il prit alors la résolution de ne plus le regarder, à moins qu’il ne se décidât à révéler ce qu’il contenait. Son cou s’endolorit par les efforts qu’il fit pour le tenir immobile.

Cette nuit, il écrivit la lettre suivante à sa cousine :


« Ma chère Isabel,

« Je suis allé aujourd’hui à Carmarthen, et, en présence de M. Apjohn, j’ai signé un acte par lequel une charge de quatre mille livres, en votre faveur, est mise sur la propriété. Il a établi que vous aviez tout droit à recevoir cet argent, et j’ai été de son avis. Je n’ai jamais hésité là-dessus, depuis la lecture du testament de mon oncle. L’agent qui reçoit les rentes vous remettra cent livres tous les six mois, pendant les deux années suivantes. Après ce temps, j’aurai pu réaliser de l’argent, et vous serez complètement payée.

« Vous n’avez pas à considérer ce que je fais comme une faveur. J’ai parfaitement compris ce que vous m’avez dit. Je ne le méritais pas, je pense, et, après tout ce que m’a fait souffrir cette affaire de testament, vos paroles ont été bien cruelles. Ce n’est pas ma faute si mon oncle a changé plusieurs fois ses intentions. Je ne lui ai jamais demandé la propriété. Je ne suis venu à Llanfeare que sur son appel. Je n’ai pris possession de la propriété que quand M. Apjohn m’a dit de le faire. Si j’ai pu vous être désagréable, ce n’est pas par ma faute. Je crois que vous devriez avoir quelques remords de ce que vous m’avez dit sitôt après la mort de notre vieil oncle !

« Mais tout cela n’a rien à faire avec l’argent, que, naturellement, vous voudrez bien recevoir. Quant à moi, je ne crois pas que je continue à habiter Llanfeare. J’y suis comme dans un nid de guêpes que mon oncle aurait excitées contre moi, je ne sais pourquoi. S’il vous plaisait d’y revenir vivre comme propriétaire, sauf à me payer une certaine somme sur les revenus, vous seriez bienvenue à le faire. Je vous parle très sérieusement ; pensez-y de même.

« Votre bien dévoué,
« Henry Jones ».


Sa résolution au sujet du payement des quatre mille livres était déjà prise quand il était revenu de Carmarthen ; mais ce ne fut que quand il eut la plume à la main, et qu’il eut écrit le paragraphe où il se plaignait à Isabel de sa cruauté, qu’il pensa à lui faire l’offre de résider à Llanfeare. L’idée traversa rapidement son esprit et fut, sur-le-champ, mise à exécution. Qu’elle vînt à Llanfeare, qu’elle y vécût, qu’elle trouvât le testament elle-même, si cela lui plaisait. Si elle était portée aux lectures pieuses, elle aurait sa récompense. Cette conduite montrerait au moins à tout le monde qu’il n’avait peur de rien. Il resterait, pensait-il, à son bureau, si la chose pouvait s’arranger ; il abandonnerait le vain titre de seigneur de Llanfeare, et vivrait avec tout le confortable que lui permettrait le revenu qui lui serait fait sur les rentes, jusqu’à ce que le papier fût trouvé. Tel était son dernier plan, et la lettre qui contenait la proposition fut mise à la poste.

Le lendemain, il sentit de nouveau le besoin de parcourir le voisinage, afin de faire évanouir peu à peu les soupçons qu’avait pu faire naître sa vie mystérieuse, et il sortit pour se promener. Il descendit vers les falaises et s’assit, les yeux fixés sur la mer. Il pensait toujours au livre. Oh ! si ce livre pouvait être du plus profond de la mer, être englouti à jamais, sans que ce fût sa main qui le précipitât ! Et il demeurait là immobile, attendant qu’il se fût écoulé un assez long temps depuis sa sortie de la maison. Peu à peu il s’endormit et fit un rêve. Il rêva qu’il était seul dans une barque, le livre caché sous le banc, et qu’il ramait vers la haute mer, jusqu’au moment où il pouvait être devenu invisible du rivage. Alors il levait le livre et allait se décharger pour toujours du poids qui l’accablait, — quand arriva à la nage un homme vigoureux. L’homme observait fixement tous ses mouvements ; il ne jeta pas le livre, et il reconnut dans le nageur le jeune Joseph Cantor, qui avait si résolument soutenu qu’un autre testament avait été fait.

La vision ne s’était pas encore dissipée, qu’il fut éveillé soudain, soit par un attouchement, soit par un son ; il ne put s’en rendre compte. Il leva les yeux et reconnut le jeune homme qu’il avait vu nager vers lui dans la mer. Le terrain sur lequel il était dépendait de la ferme du vieux Cantor, et la présence du fils n’aurait rien eu qui pût le surprendre, s’il avait un peu réfléchi. Mais il lui semblait que le nouveau venu avait lu toutes ses pensées, et parfaitement interprété le songe qu’il venait lui-même de faire.

« C’est vous, monsieur ? dit le jeune homme.

— Oui, c’est moi, dit le cousin Henry, tremblant encore sur le gazon où il était couché.

— Je ne savais pas que vous étiez ici, monsieur, je ne savais pas que vous y vinssiez jamais. Bonjour, monsieur. » Et le jeune homme s’en alla, ne se souciant pas de prolonger la conversation avec un maître qui était si peu selon son goût.

Henry rentra chez lui, toujours sous l’impression de son rêve. Le lendemain matin, il se décida à faire un nouvel effort et à vivre de la vie de tout le monde. Il sortit, prit la route qui, en passant le long de l’église, conduisait à la crique, et, à deux milles de chez lui ; arriva à la ferme de Coed, chez John Griffiths, celui des fermiers qui occupait le plus de terres. Il trouva John à la porte de son jardin, et, ayant cru remarquer qu’il était plus poli et mieux élevé que les autres fermiers en présence desquels il s’était déjà trouvé, il entra en conversation avec lui.

« Oui, monsieur, » dit John Griffiths « c’est une belle journée ; les récoltes promettent d’être bonnes. Voulez-vous entrer et voir ma femme ? Vous lui ferez honneur. »

Le cousin Henry entra dans la maison et dit quelques mots à la fermière, qui ne fut pas, d’ailleurs, particulièrement gracieuse dans l’accueil qu’elle lui fit. Il n’avait pas le don de se faire bien venir des personnes de cette classe, et il en avait conscience. Mais enfin il avait fait quelque chose ; il avait montré qu’il n’avait pas peur d’entrer chez un de ses fermiers. Quand il se retira, le fermier le suivit jusqu’à la porte, et, voulant lui donner un avis amical et utile :

« Vous devriez faire quelque chose, monsieur, des terrains enclos qui sont entre les plantations de jeunes arbrisseaux et la route.

— Sans doute, monsieur Griffiths ; mais je ne suis pas fermier.

— Louez-les alors, monsieur. William Griffiths sera bien content de vous en payer le fermage. Notre vieux maître n’aimait pas que sa terre passât dans d’autres mains. Dans les dernières années il ne s’est pas occupé d’améliorer sa propriété ; mais c’est différent maintenant.

— Oui, c’est différent maintenant. Je ne crois pas que je vive ici, monsieur Griffiths.

— Vous ne vivriez pas à Llanfeare ?

— Je ne le crois pas. Je ne suis pas fait pour vivre ici. Ce n’est pas ma faute ; mais, je le vois bien, on ne m’aime pas ici. » Et il s’efforçait de rire.

« On vous aimera, monsieur, si vous faites votre devoir ; si vous êtes bon pour les gens, si vous ne demandez que ce qui vous est dû. Mais peut-être n’aimez-vous pas la campagne ?

— Il ne m’est pas agréable de vivre là où l’on ne m’aime pas, monsieur Griffiths ; voilà la vérité.

— Qui viendra à votre place, si j’ose vous le demander ?

— Miss Brodrick, si elle veut. Ce n’est pas moi qui ai demandé à mon oncle de venir ici.

— Mais ce n’est pas elle qui doit avoir la propriété ?

— Non, sans doute, pas la propriété du moins, je le suppose. Mais elle aura la maison, les jardins et les terres qui dépendent immédiatement de la maison. Elle gouvernera les choses comme elle l’entendra, en partageant les revenus avec moi. Je lui en ai fait la proposition, mais je ne puis dire si elle l’acceptera. En attendant, si vous voulez venir me voir de temps en temps, vous me ferez plaisir. Je ne sais pas quel mal j’ai pu faire, pour que l’on m’évite ainsi. »

Le fermier Griffiths répondit avec empressement qu’à l’occasion il irait le voir.




  1. Environ 100 000 francs.