Le Cousin Henry/19

La bibliothèque libre.
Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 174-183).

CHAPITRE XIX

m. apjohn demande du secours


Ces dernières paroles, M. Apjohn les avait dites à son clerc d’une voix triomphante. Il savait quelque chose de plus, et la conscience qu’il devait ce succès à son adresse le rendit, pendant un instant, tout fier de lui. Mais après quelques heures de réflexion, il se sentit moins satisfait. Une grande responsabilité pesait sur lui. Il était certain non seulement qu’un testament postérieur avait été fait, mais que ce testament existait encore. Il était caché quelque part, dans un endroit que connaissait le cousin Henry. Ce matin même, il existait assurément ; mais — et M. Apjohn se faisait cette question avec terreur — le malheureux, poussé à bout, ne le détruirait-il pas ? Non seulement M. Apjohn avait découvert le secret, mais il avait laissé comprendre au cousin Henry qu’il connaissait ce secret ; et cependant pas une parole n’avait été échangée entre eux par laquelle on pût prouver, si plus tard le testament était détruit, qu’il avait jamais existé. Que le cousin Henry brûlât le papier, il était le tranquille possesseur de la propriété ; M. Cheekey pourrait tourmenter sa victime ; il ne tirerait pas de lui un aveu de cette importance. Peut-être arriverait-on à savoir à quel endroit exactement l’acte était caché : l’adresse chez l’un, chez l’autre, une terreur qui paralysait en quelque sorte sa pensée, conduiraient à cette dernière découverte. Mais il n’était pas à espérer qu’un criminel se dénonçât lui-même dans une cour de justice. Le cousin Henry, pensait M. Apjohn, ferait peut-être lui-même ces réflexions, et verrait pour lui plus de sûreté dans la destruction du testament. La grosse affaire était de sauver cet acte, qui avait, comme par un pouvoir magique, échappé à tant de dangers. S’il y avait un parti à prendre, il fallait agir sans délai. En ce moment, la voiture de M. Powell ramenait lentement chez lui le cousin Henry. Mais aussitôt arrivé, aussitôt qu’il se retrouverait seul dans la bibliothèque, celui-ci pourrait brûler le testament. M. Apjohn était presque certain que le papier était dans la bibliothèque. Le séjour presque ininterrompu du cousin Henry dans cette pièce, séjour dont on avait tant parlé dans le pays, en était une preuve. C’est là qu’il était toujours, veillant sur la cachette. Était-il à propos d’envoyer de nouveau des clercs faire une perquisition, avec ordre de ne pas quitter la pièce avant que le procès fût terminé ? Dans ce cas, il fallait envoyer sur-le-champ un homme à cheval, pour empêcher la destruction du testament. Mais il n’avait pas le droit de violer ainsi le domicile d’autrui. Un magistrat consentirait-il à lui donner cette autorisation, sachant que des recherches avaient déjà été faites en vain, et que le testament avait été déclaré valable ? Un homme est chez lui comme dans une forteresse, à quelques soupçons qu’il soit en butte, à moins que l’on n’ait des preuves contre lui. S’il avait recours à un magistrat, que pourrait-il lui dire, sinon que l’attitude et la parole embarrassées de l’homme lui avaient démontré sa culpabilité ? Et pourtant, tout dépendait de la résolution à prendre dans le moment. Llanfeare retournerait-il aux mains de sa légitime propriétaire, ou demeurerait-il dans celles du voleur qui le détenait : c’est ce qu’allait décider sa conduite immédiate.

M. Ricketts, son clerc, était la seule personne avec laquelle il eût discuté tous les détails de l’affaire, la seule personne à laquelle il eût découvert toutes ses pensées. Après le départ du cousin Henry, il lui avait dit avec orgueil le succès qu’il venait d’obtenir ; mais, quelque temps après, il le rappela ; il n’avait plus le même ton. « Ricketts, dit-il, il a le testament près de lui, dans la bibliothèque, à Llanfeare.

— Ou dans sa poche, monsieur, » suggéra Ricketts.

— Je ne crois pas. Dans quelque endroit que soit maintenant le papier, ce n’est pas lui qui l’y a mis. Le vieillard l’avait déposé quelque part, et il l’a trouvé.

— Le vieillard était bien faible, monsieur, quand il a fait ce testament, dit le clerc. À ce moment, il ne descendait à la salle à manger qu’une ou deux heures avant le coucher du soleil. S’il a placé le testament quelque part, ce doit être dans sa chambre à coucher.

— Le cousin Henry occupe-t-il une autre chambre ? » demanda l’avoué.

— Oui, monsieur, la pièce qu’il occupait déjà avant la mort de son oncle.

— C’est la bibliothèque, » répéta M. Apjohn.

— Alors c’est là qu’il doit l’avoir mis.

— Non, il ne l’y a pas mis. D’après son attitude, d’après un ou deux mots qu’il a dits, je suis certain que ce sont d’autres mains qui ont placé le testament là où il est.

— Le vieillard n’allait jamais dans cette pièce. Pendant les perquisitions, Mrs. Griffith m’a donné toute sorte de détails sur les derniers temps de sa vie. Il n’y était pas entré depuis plus d’un mois. Après le départ de la jeune demoiselle, s’il voulait quelque chose, il l’envoyait prendre par Mrs. Griffith.

— Que l’envoyait-il prendre ? » demanda M. Apjohn.

— Il lisait un peu de temps en temps.

— Des sermons ? » suggéra M. Apjohn. « Depuis plusieurs années, quand il ne pouvait aller à l’église, il lisait des sermons. Je voyais les volumes sur la table du salon, quand je lui faisais visite. A-t-on fait une recherche parmi les livres ?

— On a retiré tous les volumes des rayons.

— Les a-t-on tous ouverts ?

— Je ne sais, car je n’y étais pas.

— On aurait dû secouer tous les volumes, dit M. Apjohn.

— Il n’est pas encore trop tard, monsieur, dit le clerc.

— Mais comment faire ? Je n’ai pas le droit d’entrer chez les gens pour faire une perquisition dans leurs meubles.

— Il n’oserait pas vous en empêcher, monsieur. »

M. Apjohn garda quelque temps le silence.

« C’est une démarche un peu risquée, » dit l’homme de loi, « quand on ne fait qu’obéir à une conviction intime. Je ne puis prouver qu’une chose : c’est que le vieil Indefer Jones a fait, dans les derniers temps de sa vie, un testament qui n’a pas été retrouvé. Nos recherches infructueuses nous ont contraints à reconnaître comme valable le dernier testament que nous avions rédigé nous-mêmes. Depuis ce moment, aucun fait nouveau ne s’est produit, à ma connaissance. La vie qu’a menée le cousin Henry à Llanfeare, sa manière d’être et ses hésitations m’ont conduit a me faire une conviction ; mais je n’oserais pas demander à un magistrat de faire de ma conviction la base d’une action judiciaire.

— Mais s’il y consentait, monsieur ?

— Même ainsi je me reprocherais à moi-même de l’avoir ainsi importuné, si la recherche devait demeurer sans résultat. Nous n’avons pas le droit de profiter de ce que ce pauvre être est sans défense, pour le torturer. J’ai déjà quelque remords d’avoir lancé sur lui Jean Cheekey. Si ce que j’imagine est vrai, que le testament est caché, peut-être dans un livre de sermons, est-il probable qu’il le détruise maintenant ?

— Il le fera avant le procès, je crois.

— Mais pas maintenant, n’est-ce pas ? Je ne le pense pas non plus. Il ne se laissera pas aller à l’accomplissement du crime avant le dernier moment. Encore est-il certain pour moi que, même au dernier moment, sa conscience sera la plus forte.

— Nous devons lui être reconnaissants, monsieur, de n’avoir pas détruit le testament après qu’il l’a eu trouvé.

— Sans doute ! Si nous voyons clair dans tout ceci, nous lui devons de la reconnaissance, tout au moins, nous devons être assez charitables pour croire que cet homme doit répugner à l’accomplissement d’un tel crime. Plus j’y pense, moins je devine ce qu’il fera.

— Il me demandait pourquoi on ne recommençait pas les recherches.

— Vraiment ? Je ne serais pas étonné que le pauvre diable fût charmé d’être enfin délivré de ses ennuis, même au prix de la perte de Llanfeare. Voici ce que je vais faire, Ricketts. Je vais écrire au père de miss Brodrick et le prier de venir ici avant le procès. Il est beaucoup plus intéressé que moi dans l’affaire, et il doit avoir une opinion sur la conduite à tenir. »

M. Apjohn écrivit à M. Brodrick d’arriver sur-le-champ. « Je n’ai pas le droit de vous affirmer, disait-il, qu’il y a lieu de considérer un testament postérieur comme existant encore. Je ne voudrais pas faire naître en vous des espérances qui pourraient être déçues. Je ne puis que vous dire mes soupçons, et sur quoi ils sont fondés. Il serait bon, je crois, que vous vinssiez convenir avec moi des mesurer à prendre. Si c’est votre avis, arrivez sans délai. Le procès doit être jugé le vendredi 30. » La lettre était écrite le jeudi 22 ; il ne restait donc guère qu’une semaine.

« Vous viendrez avec moi, » dit M. Brodrick à M. Owen, après lui avoir montré la lettre de M. Apjohn.

« Pourquoi irais-je avec vous ?

— Je le désire ainsi, — à cause d’Isabel.

— Nous ne sommes rien l’un à l’autre, Isabel et moi.

— Je suis fâché de vous entendre parler ainsi. Ne me disiez-vous pas l’autre jour qu’elle serait votre femme, en dépit d’elle-même ?

— Elle sera ma femme, si M. Jones demeure le propriétaire incontesté de Llanfeare. On m’a expliqué autrefois pourquoi votre fille, comme propriétaire de Llanfeare, ne devait pas m’épouser ; cette raison m’ayant semblé juste, il ne me convient pas aujourd’hui d’agir dans cette affaire. Comme propriétaire de Llanfeare, elle me redeviendrait étrangère. Je ne puis donc pas seconder vos efforts dans ce sens. En toute autre matière, mon dévouement à ses intérêts serait sans bornes. »

Le père pensa sans doute que les deux jeunes gens étaient entêtés et qu’ils agissaient contre leurs propres sentiments. Sa fille ne voulait pas épouser M. Owen, parce qu’elle avait été privée de l’héritage. M. Owen refusait maintenant d’épouser sa fille parce qu’il était à présumer que la propriété serait rendue à Isabel. Ne pouvant donc amener M. Owen à l’accompagner à Carmarthen, il se décida à partir seul. Ce n’est pas qu’il eût grand espoir. Il lui semblait certain que le cousin Henry détruirait le testament — ou l’avait déjà détruit — s’il avait été capable de le tenir caché. Néanmoins, l’affaire était si importante en elle-même et pour sa fille, qu’il lui était impossible de ne pas se rendre au désir de M. Apjohn. Mais il ne suivit pas exactement l’avis qu’il avait reçu ; il traita d’autres affaires avant son départ, et ne se mit en route que le mardi 27. Il arriva à Carmarthen à une heure avancée de la soirée et se rendit immédiatement chez M. Apjohn.

C’était le jeudi précédent que le cousin Henry était allé à Carmarthen, et depuis ce jour rien n’avait été fait pour éclaircir le mystère. On n’avait point pratiqué de recherches parmi les livres. Tout ce que l’on savait, à Carmarthen, du cousin Henry, pendant ces quelques jours, c’est qu’il n’était pas sorti de la maison. S’il avait eu l’intention de détruire le testament, le temps ne lui avait pas manqué. Dans la ville, on faisait les préparatifs ordinaires pour les assises, et le grand intérêt de la session devait être la mise en accusation de M. Evans pour diffamation. On supposait généralement que le cousin Henry paraîtrait, et il y avait un léger retour de faveur de son côté. On ne croyait pas que, s’il était coupable, il osât affronter M. Cheekey.

Pendant ces quelques jours, M. Apjohn lui-même avait perdu quelque peu de sa confiance. S’il fallait employer de nouveaux moyens d’action, il était naturel qu’ils le fussent par le père de la jeune fille intéressée. Pourquoi ce retard, alors que l’affaire était d’une importance si considérable pour lui ? Mais les deux avoués étaient enfin réunis, et il fallait se décider à faire quelque chose, — ou à ne pas agir.

« J’espérais que vous seriez arrivé la semaine dernière, dit M. Apjohn.

— Je n’ai pu partir. J’avais des affaires que je ne pouvais laisser en suspens.

— Celle-ci est si importante ! dit M. Apjohn.

— Sans doute, de la plus grande importance, — s’il y a quelque espoir.

— Je vous ai dit exactement mon opinion et mon sentiment.

— Oui, oui ; je sais combien votre conduite a été honorable et bienveillante. Vous pensez toujours que le testament est caché ?

— Je pensais ainsi.

— Quelque chose a-t-il changé votre croyance ?

— Je ne puis le dire. Mon opinion était fondée sur certaines probabilités ; mais je ne saurais dire ce qui la modifie. L’incertitude est bien naturelle ; tout ce qui se passe est si mystérieux. Ma pensée était qu’il avait trouvé le testament dans un volume de sermons, volume que son oncle lisait pendant sa maladie, et qu’il avait laissé le livre à sa place, sur le rayon. Vous direz sans doute que les faits ne sont pas assez évidents pour que j’en puisse tirer une conclusion si précise.

— Je ne dis pas cela ; mais j’ignore comment vous êtes arrivé peu à peu à vous faire cette opinion.

— Moi, je serai moins indulgent que vous : les faits n’autorisent pas ma conclusion ; l’imagination m’y a conduit plus que la logique, et je ne recommanderai à personne cette façon de raisonner. Voici ce qui s’est passé dans mon esprit. » Il exposa alors à son confrère les petits faits qui, en se succédant les uns aux autres, avaient fini par lui faire une opinion : le peu de goût qu’avait le cousin Henry à sortir de chez lui, le séjour continuel dans la même pièce, la connaissance évidente qu’il avait d’un secret, ce que l’on pouvait conclure de sa conversation avec le fermier Griffiths, ses appréhensions de tous les moments, la terreur que lui causait l’interrogatoire prochain, la vivacité avec laquelle il s’était écrié qu’il n’avait rien détruit, rien caché, et son silence, quand on lui avait demandé s’il savait que le testament fût caché quelque part ; puis encore, que l’on n’avait pas examiné les livres un à un, que le vieil Indefer Jones n’allait pas d’ordinaire dans cette pièce, mais y avait fait prendre un ou deux volumes ; que ces volumes avaient été près de lui pendant les jours où il avait dû écrire le testament perdu. C’étaient tous ces petits faits, et d’autres connus du lecteur, qui avaient amené la conclusion que M. Apjohn exposait à M. Brodrick.

« Je reconnais que la chaîne est mince, et qu’on la briserait avec une plume, continue M. Apjohn. Ce qui, plus que tout le reste, me confirme dans mon opinion, c’est la physionomie du malheureux, quand je lui ai posé la dernière question. Maintenant que je vous ai tout dit, décidez ce qu’il faut faire. »

Mais M. Brodrick était moins habile que son confrère, et il en avait le sentiment. « Que pensez-vous vous-même ? » dit-il à M. Apjohn.

— Je propose que demain nous allions tous deux à Llanfeare, et que nous demandions au cousin Henry de nous laisser opérer dans sa maison toutes les recherches que nous voudrons. S’il le permet…

— Mais, le permettra-t-il ?

— Je le crois. J’ai même idée qu’il ne serait pas fâché qu’on trouvât le testament. Si donc il le permet, nous commencerons par examiner tous les volumes de la bibliothèque ; nous prendrons d’abord les sermons, et nous verrons si ma conjecture est juste.

— Mais, s’il refuse ?

— Alors, je m’établirai de force dans la bibliothèque, tandis que vous irez chercher un magistrat. D’ailleurs, j’ai déjà préparé M. Evans de Llancolly, qui est le magistrat le plus voisin. Je refuserai de quitter la salle, jusqu’à ce que vous reveniez avec un mandat et un agent de police. Quant à ce qui est d’ouvrir certains livres, je saurai bien le faire, avec ou sans sa permission. Tandis que vous lui parlerez, j’examinerai la pièce, et je découvrirai où ils sont placés. Ce n’est pas que j’attende grand’chose de tout cela, monsieur Brodrick, mais l’enjeu vaut bien la peine qu’on cherche à le gagner. Si nous échouons à Llanfeare, nous attendrons et nous verrons ce que le redoutable Cheekey fera pour nous. »

Il fut donc décidé que M. Brodrick et M. Apjohn iraient le lendemain à Llanfeare.