Le Couteau entre les dents/V

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V


La pensée conservatrice dont l’objectif est si tragiquement simpliste : faire durer, comporte donc, dans ses modalités, ses ressources et ses procédés, une diversité presque infinie, et est servie par une multitude hétéroclite d’auxiliaires.

Il ne peut pas en être de même de la force révolutionnaire, en vertu de ce principe qu’elle a à remplacer la vieille administration faussée du monde, par une administration rationnelle.

La raison est une, et, sur des éléments donnés, son interprétation est immuable, ses désignations sont fatales. Ne l’oubliez pas : il s’agit — et il ne doit s’agir — de rien d’autre que d’une science appliquée, et il ne peut pas y avoir des espèces disparates de lois scientifiques relatives à un même ordre de phénomènes. Il est défendu à l’arbitraire et à la fantaisie de s’introduire dans les ramifications harmoniques de la connaissance expérimentale.

La doctrine révolutionnaire est, en conséquence, celle qui adapte le plus exactement le gouvernement de la société aux exigences de l’intérêt général, sans compromis, sans lacunes, sans fissures, sans réserves autres que celles qui résultent des nécessités naturelles insurmontables. De tous les systèmes, les uns sont erronés, l’autre est vrai. Comprendre, c’est tout d’abord comprendre qu’il n’y a qu’une loi juste qui approfondit chaque partie du système législatif jusqu’à ses extrêmes conséquences logiques et ne laisse rien d’inachevé. L’attirance des harmonies logiques ne rebute jamais le vrai savant et on ne le voit pas tout d’un coup se détourner de la conclusion qui s’écrit d’elle-même.

La vraie doctrine révolutionnaire est celle qui supprime vraiment le privilège, ce pouvoir fantôme, si étrangement appuyé sur lui-même et sur d’autres fantômes, et qui pourtant meurtrit la vie immense dans le temps et l’espace. C’est celle qui remet le pouvoir à sa place normale, c’est-à-dire dans chaque être vivant. L’intérêt général est la somme des intérêts privés des citoyens. Quand nous parlons d’intérêt général, nous ne nous perdons pas dans une combinaison verbale et nébuleuse, nous entrons de toutes parts, intégralement, dans la vie. C’est la notion de la personne, de la source humaine, qui conditionne cette loi du bien public. Chaque intérêt particulier ne doit être dessiné et limité que par l’ensemble des autres, et l’ensemble, c’est tout l’ensemble humain. La liberté est relative, sans doute, — elle ne serait absolue que s’il n’y avait qu’un être sur la terre ; il n’est pas de société sans loi ni de loi sans contrainte — elle doit être, en logique et en équité, pareille, égale pour tous. C’est la redistribution selon un dessin parfaitement régulier, des droits de la vie aux vivants, c’est la généralisation scientifique maxima de l’expansion individuelle.

Elle implique clairement la constitution d’un statut personnel, qui met en cause et en lumière chaque citoyen, qui exige de chacun un effort utile, engrené dans l’effort collectif, qui place tous les citoyens dans des conditions identiques de vie collective : mêmes ressources et mêmes obligations devant le travail, mêmes conditions devant l’instruction, même participation dans la conduite des affaires communes, et qui supprime, autour de cette structure équilibrée, toutes les supériorités préétablies de l’homme sur l’homme, toutes les puissances artificiellement imposées et déformées de superstitions : l’autocratie, la propriété parasitaire, et l’absolu national, qui en fausseraient les sens et en écraseraient le fonctionnement.


Cette conception de la vie commune, organisée sur les seules bases de l’effort particulier — du mérite — et qui refait en harmonie et en lumière la justice avec la vie des hommes, qui replace dans le monde temporel le schéma magnifique de la fraternité, et contre laquelle aucune créature de bon sens et de cœur ne peut s’élever, cette conception a été souvent entrevue par fragments, en des aspects fugitifs et fractionnés, par certains sommets, par certaines profondeurs. Elle a été longtemps épelée à tâtons, en désordre. Maintenant, elle est écrite, elle s’exprime explicitement dans le Communisme International.