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Le Couteau entre les dents/VIII

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VIII


Les intellectuels, les écrivains, ont commis assez de fautes, accepté assez de capitulations, il y a assez de taches sur leur œuvre multiforme. Il y a assez de pactes et de liaisons avantageuses entre la production littéraire et les honneurs et l’argent. Il y a assez d’Instituts et de Sociétés domestiquées par le pouvoir et par la réaction, assez de confréries qui pèsent sur la pensée au nom de la sanglante plaisanterie de l’ordre consacré.

Il y a eu assez de servitude ou d’ignorance. Assez d’écrivains ont prêché la haine contre la haine et l’éternité de la revanche, exalté la sauvagerie et la gloire des coups et usé la vie irremplaçable, sur ces animalités. Assez de romanciers ont joué à tort et à travers avec les idées immenses, selon les fantaisies bornées ou paradoxales qui leur passaient par la tête. Assez de poètes se sont permis d’écrire des sacrilèges, parce que cela se traduisait par des mots étonnants. Ils se sont assez consacrés à l’apologie d’un geste ou d’un instinct sans daigner savoir tout ce qu’ils signifiaient. Ils ont fourni assez de flatteurs aux brutalités, maquillées de noms brillants, de couronnes ou de nimbes. Ils ont suffisamment érigé en dogmes des enfantillages, dansé sur le feu et sur l’eau, confondu sottement les idées les unes avec les autres, essayé de faire resservir les vieux panaches mélodramatiques et décrépits qui ne s’ajustent pas aux soldats modernes, et jugé à la façon d’un sport ou d’un roman d’aventures l’insondable horreur du carnage qui a fouillé notre époque, se reforme à l’horizon et va recommencer. Il y a assez longtemps que beaucoup d’entre eux ont aggravé ainsi, autant qu’il était en leur pouvoir, l’hallucination sociale et le culte de l’usurpation. Dans les journaux à fort tirage, vastes et opulentes entreprises d’étouffement du salut humain, assez de pitres sont royalement payés pour venir quotidiennement rapetisser, déformer, grignoter les grandes idées, et monnayer en soi-disant axiomes de bon sens, la myopie et l’imbécillité.

Trop rares et trop perdus ont été ceux qui ont compris pleinement que le talent et le génie ne sont que des formes supérieures non seulement de la sincérité mais plus encore, de la véracité, et que la pensée doit être audacieuse et implacable. Pour un Romain Rolland, incarnation splendide de la conscience et de la clairvoyance irritées, que de lâches, de sots, de snobs et de « vieilles perruques », même chez les jeunes écrivains ! En réalité, les dons d’expression n’ont surtout servi au troupeau intellectuel que pour dissimuler la vérité et contribuer à l’emprise du mensonge social. Vous vous croyez intelligents par définition, parce que vous êtes des intellectuels, mais sachez bien que l’homme simple et droit qui sans être enrichi de votre savoir discerne l’absurdité fondamentale de l’ordre consacré, a plus d’intelligence que vous et vous dépasse par la pensée. Vous vous croyez libres parce que vous dites ; « Pas d’étiquettes ». Vous abusez de cette formule dont il ne faut user qu’avec précaution. Son rôle est actuellement d’absoudre la paralysie morale et d’assurer la liberté de ceux dont l’unique objectif est de ne pas être dérangés. Vous vous croyez sages en réprouvant « l’extrémisme de gauche comme celui de droite » ; vous assimilez ainsi deux choses incomparables à tous égards et vous vous faites lourdement les complices d’un des sophismes les plus révoltants qui aient sévi dans les cervelles. Vous croyez votre apathie digne d’éloges parce que vous vous proclamez « tolérants ». Mais que resterait-il de votre tolérance si on en retirait tout ce qu’elle contient d’ignorance et de mépris des malheureux ? Vous vous croyez les maîtres parce que l’idée sort de votre race. Mais elle est maintenant plus forte que vous, et, désormais, on ne peut pas plus changer les temps futurs que les temps passés. Il y a derrière vous un fleuve vivant, qui s’arrache aux souterrains, qui grossit, ce qui quelque jour, vous prendra aux épaules. La débordante santé de l’espérance populaire entraînera-t-elle pêle-mêle une masse intellectuelle sénile et anachronique, avare d’elle-même, confite en méditations stériles, et, par une farouche ironie, poussera-t-elle au seuil du radieux désert de l’avenir, des porte-lumières éblouis et clignotants ?

Consciences, intelligences, révoltez-vous enfin ! Mais surtout ne croyez pas qu’il suffise de vous révolter en vous-mêmes. Ne croyez pas qu’il suffise désormais de bonnes intentions : le vieil adage est vrai, l’enfer terrestre est pavé de cela. Abandonnez dorénavant les fantaisies individuelles. Votre idée, quelle qu’elle soit, est fausse, si elle se tient à l’écart de la vie. L’altruisme n’est pas un miroir placé devant vous. Votre personnalité n’est qu’un anneau et vous devez vous enchaîner aux hommes.

Mes camarades du monde, tous les adhérents de « Clarté » ne sont pas, en tant que clartistes, affiliés à un parti. Ils n’ont pas d’attaches officielles avec le Communisme. Ils n’obéissent à aucun mot d’ordre. Mais, en se débarrassant de toute idée préconçue, en nettoyant leur sincérité, en s’adonnant « jusqu’au bout » à la droiture de la raison, ils constatent qu’en théorie et en fait, le Communisme International est l’incarnation vivante d’un rêve social bien fait, et que par lui l’évidence se doublera de la force. Ils servent ce rêve — et cet enfantement — en se consacrant à la pure et simple propagation du vrai.

Il faut vouloir la révolution puisque c’est un bien, et que d’ailleurs le régime social actuel n’est plus viable. Elle se préparera par la diffusion des idées justes, par la vulgarisation des faits réels, par l’explication, par la vérité. Elle naîtra dans les choses comme sa nécessité est déjà née dans les pensées claires. Elle s’imposera pour toujours, non pas quand nous le voudrons, mais quand nous l’aurons voulu. Mais, latente ou réalisée, elle n’a été et ne sera jamais que le cri et que la puissance de la pensée.