Le Crépuscule du soir (Les Fleurs du mal) (Fontainebleau)

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Hommage à C. F. Denecourt. Fontainebleau : paysages — légendes — souvenirs — fantaisies
Texte établi par (préface de Auguste Luchet), Librairie de L. Hachette et Cie (p. 74-76).

LE SOIR


Voici venir le Soir, ami du criminel ;
Il vient comme un complice, à pas de loup ; — le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve,
Et l’homme impatient se change en bête fauve.

Oui, voilà bien le Soir, le Soir cher à celui
Dont les bras sans mentir peuvent dire : Aujourd’hui
Nous avons travaillé. — C’est le Soir qui soulage
Les Esprits que dévore une douleur sauvage,
Le savant obstiné dont le front s’alourdit,
Et l’ouvrier courbé qui regagne son lit.

Cependant des Démons malsains dans l’atmosphère
S’éveillent lourdement comme des gens d’affaire,
Et cognent en volant les volets et l’auvent ;
A travers les lueurs que tourmente le vent,
La Prostitution s’allume dans les rues ;
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues ;
Partout elle se fraye un occulte chemin,
Ainsi que l’ennemi qui tente un coup de main ;
Elle remue au sein de la cité de fange,
Comme un Ver qui dérobe à l’Homme ce qu’il mange.
On entend çà et là les cuisines siffler,
Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ;
Les tables d’hôte dont le Jeu fait les délices
S’emplissent de catins et d’escrocs, leurs complices,
Et les voleurs qui n’ont ni trêve ni merci
Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,
Et forcer doucement les portes et les caisses,
Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.

Recueille-toi, mon Ame, en ce grave moment,
Et ferme ton oreille à ce bourdonnement ;
C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent ;
La sombre Nuit les prend à la gorge, ils finissent
Leur destinée, et vont vers le Gouffre commun ;

L’hôpital se remplit de leurs soupirs ; plus d’un
Ne viendra plus chercher la soupe parfumée
Au coin du feu, — le soir, — auprès d’une Ame aimée.

Encore la plupart n’ont-ils jamais connu
La douceur du foyer, et n’ont jamais vécu !