Le Cratère/Chapitre X

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 118-130).




CHAPITRE X.


Tant que l’enfant de la nature
A su respecter ses autels,
Qu’il s’est épargné la souillure
De sacrifices criminels ;
Sur ce monde qui l’environne
Il est souverain radieux
La terre entière est sa couronne
Et son trône est au haut des cieux.

Wilson



Notre jeune ermite fut deux grands mois à recouvrer ses forces ; alors seulement il put s’occuper un peu et commencer les travaux les plus indispensables. Son premier soin fut de chercher les moyens d’établir une porte qui pût empêcher les animaux de pénétrer dans l’enceinte du Cratère. Les porcs ne s’étaient pas contentés de retourner ses plates-bandes, ils commençaient à s’attaquer aux endroits où il avait semé du gazon, et notre jardinier n’était nullement d’humeur à laisser ses prairies à leur disposition. Jusque-là le mal n’était pas grand. En remuant le sol, ils avaient mêlé encore mieux les différentes sortes d’engrais qui y avaient été successivement déposées, et c’étaient bien des coups de bêche qu’ils lui avaient peut-être épargnés ainsi ; mais leurs ravages au milieu d’une herbe si tendre ne pouvaient avoir que des conséquences funestes, et il était urgent d’y mettre un terme.

Marc prit sa porte dans la lisse de garde-corps, au pied du grand mât. Il lui fallut scier les montants ; mais ensuite il eut très-peu de chose à faire pour l’ajuster à un poteau qu’il fit entrer dans l’arche. Comme c’était le premier coup de hache ou de scie qui eût encore été donné sur la membrure du Rancocus, Marc en eut le cœur un peu serré, et il eut de la peine à s’y résoudre. C’était à ses yeux comme le commencement de la destruction de son beau navire ; mais il fallait bien sauver le reste de la récolte. Il était grand temps ; Kitty ne respectait rien et ses compagnons n’avaient guère plus d’égards. Cependant leurs dévastations mêmes ne furent pas sans profit pour lui. Les couches ainsi remuées étaient toutes prêtes à recevoir une nouvelle semence ; au lieu de les laisser en friche, Marc se décida à les cultiver de nouveau, ce qui lui donnait l’espoir de deux récoltes dans une seule année.

Ce fut de cette manière que le jeune convalescent s’occupa jusqu’à l’entier rétablissement de ses forces ; mais pendant que son corps travaillait, son esprit était loin de rester inactif. Le danger qu’il venait de courir, en appelant tristement ses pensées sur le jour où il pourrait être forcé d’abandonner la vie, sans avoir la main d’un ami pour lui fermer les yeux, lui faisait envisager sous un nouvel aspect le temps d’épreuve que nous avons à passer sur la terre, et cet avenir inconnu et terrible vers lequel il nous conduit. Marc avait reçu une éducation religieuse, et il était disposé naturellement à donner à l’examen de cette question capitale l’attention sérieuse qu’elle demandait ; mais les circonstances graves dans lesquelles il se trouvait placé ne contribuaient pas peu à éclaircir tous les doutes qui auraient pu l’assaillir. Privé de tous rapports avec ses semblables, jeté sur un rocher au milieu de l’Océan, il était en communication plus intime et plus directe avec son Créateur que s’il eut été au milieu du monde. Sur le Récif, rien ne pouvait détourner ses yeux du but final qui pour lui avait manqué d’être si rapproché, et les maux mêmes qui étaient venus fondre sur lui avaient donné un nouvel élan à sa reconnaissance en faisant ressortir, par le contraste, les innombrables bienfaits que lui prodiguait encore la main qui l’avait châtié. Les heures de la nuit sont les plus agréables sous cette latitude pendant la saison où l’on était arrivé : c’étaient celles que notre solitaire choisissait pour faire un peu d’exercice lorsque ses forces commencèrent à revenir, et l’aspect du beau ciel étoilé qui scintillait sur sa tête était éminemment favorable au développement des réflexions qui l’occupaient.

Autant qu’il a pu être donné à l’esprit humain de pénétrer les mystères de notre condition ici-bas, la chaîne qui lie le passé et l’avenir se rattache à un plan général d’où découle l’harmonie de tout l’univers. Nous avons lu quelque part que la croyance des Bohémiens est que les hommes sont des anges déchus, qui s’efforcent de remonter le sentier fatal par lequel ils se sont précipités autrefois à la perdition. Approfondissons l’idée qui a donné naissance à cette légende. Quand même la révélation ne nous l’apprendrait pas, ne sentons-nous pas dans notre for intérieur que nous ne sommes placés ici que pour nous préparer à un état d’existence plus noble et plus élevé ? Ainsi, il est dit que notre science doit augmenter à mesure que nous approchons de l’époque millénaire, jusqu’à ce que la connaissance du Seigneur soit répandue sur toute la terre comme les eaux sur l’Océan. Il se peut, il est même probable que ce jour de bénédiction est encore éloigné ; mais quiconque a vécu un demi-siècle au milieu de notre civilisation actuelle, a fermé volontairement les yeux s’il n’a pas vu autour de lui s’accumuler par milliers les preuves que tout tend à l’accomplissement des décrets qui nous ont été annoncés il y a des siècles par les écrivains inspirés. Les moyens employés pour amener les grands événements prédits si longtemps d’avance sont si naturels que la cause qui les produit échappe à notre folle insouciance. Mais il n’y a point à se tromper sur les signes des temps. Que l’homme de cinquante ans, par exemple tourne les yeux vers l’Orient ; qu’il compare ce qu’est la Judée aujourd’hui, ce qu’elle promet d’être, avec ce qu’elle était dans sa jeunesse, et qu’il se demande comment ce changement a été produit. Ce que les Richard et les saint Louis du moyen âge n’ont pu effectuer avec toutes leurs armées, est à la veille de s’opérer comme la conséquence toute naturelle de causes si simples que la foule indifférente n’y fait pas même attention. La puissance ottomane, avec ses préjugés, se fond pour ainsi dire sous l’action brûlante de la vérité divine, qui se fraie insensiblement la route qui doit conduire à l’accomplissement de ses prédictions.

Au nombre des instruments destinés à révéler à la race humaine la toute-puissance et la bonté de la Providence, la science de l’astronomie nous paraît appelée à tenir un des premiers rangs. Plus nous pénétrons avant dans les secrets de la nature plus nous voyons comme tout se lie et s’enchaîne ; la notion de Dieu nous saisit, nous enveloppe de toutes parts, malgré nous, et nous sommes obligés de courber la tête devant l’évidence. Si, à l’époque dont nous parlons, cette science sublime n’avait pas encore atteint la hauteur où elle est arrivée depuis lors, déjà la théorie, sinon la pratique, lui avait fait faire de grands progrès. Sans doute elle n’avait pas encore pénétré dans les masses ; elle n’était pas accessible à toutes les intelligences ; mais Marc en avait reçu quelques principes ; il n’était pas sans avoir entendu parler des grandes découvertes d’Herschel et de ses contemporains, et quand, assis sur le Sommet, il se mettait en rapport avec les astres, et, à travers ces mondes éloignés et encore inconnus, avec leur Cause Première, c’était avec cette intelligence générale du sujet qui distingue les personnes qui, sans avoir approfondi une branche particulière de connaissances, ont reçu une éducation libérale. Le premier germe avait été déposé dans son esprit par les leçons qu’il avait reçues au collège ; l’étude et la lecture, et surtout ses voyages sur mer l’avaient développé. Son regard intelligent perçait la claire et transparente atmosphère des tropiques pour arriver jusqu’au pied du trône de la puissance invisible et terrible qui avait produit tous ces grands résultats, au milieu desquels notre chétive planète, avec ses révolutions, ses alternatives de froid et de chaleur, ses plaisirs et ses misères, n’est qu’un point imperceptible au milieu de l’univers. Jusqu’alors il avait contemplé ce grand spectacle par curiosité et par amour de la science ; aujourd’hui il y puisait la notion la plus vraie de la sagesse et de la puissance divine, et il comprenait même sa propre position dans l’échelle des êtres créés.

Notre jeune ermite n’en était pas réduit à ses yeux pour étudier les astres. Il y avait à bord deux excellentes lunettes, et lui-même avait acheté sur ses économies un télescope qui, dans la traversée, avait été souvent pour lui une source d’amusement et d’instruction. Ce télescope était monté sur un pivot de cuivre, et il l’établit sur le Sommet. À l’aide de cet instrument, Marc pouvait distinguer les satellites de Jupiter et de Saturne, et la plupart des phénomènes de la lune. Pendant plus d’un mois, Marc passa une grande partie des nuits dans cette muette contemplation. Ce n’était pas qu’il s’attendît à faire des découvertes, ou même à ajouter à son fonds de connaissances ; mais il lui semblait que ses pensées s’élevaient ainsi plus près de son divin Créateur, et là où un zélé mathématicien aurait été ravi de trouver la confirmation de quelque théorie favorite, il voyait la main de Dieu au lieu de la solution d’un problème. Trois fois heureux le savant, s’il pouvait astreindre son génie à ne point s’écarter du grand objet pour lequel il lui a été donné ; si, au lieu d’en tirer vanité, il y découvrait son néant, et un motif de plus de s’humilier, lui et tout son savoir, devant celui qui est la science la sagesse et la puissance infinie !

Quand Marc eut recouvré ses forces, il avait perdu tout espoir de revoir Betts. Il était possible que le pauvre diable fît la rencontre de quelque bâtiment ou arrivât à une île. La pinasse était bien approvisionnée, très en état, sauf le cas de tempête, de tenir la mer, et si Bob continuait à gouverner à l’est, il pourrait atteindre quelque point de l’Amérique du Sud. Mais qu’en résulterait-il pour lui, pauvre solitaire abandonné ? Qui ajouterait assez de foi au récit d’un simple matelot, pour envoyer un bâtiment à la recherche de Marc Woolston ? Aujourd’hui, sans doute, le gouvernement n’hésiterait pas à le faire, s’il ne se présentait pas d’autres moyens de le secourir ; mais à la fin du dernier siècle, son pouvoir n’allait pas jusque-là. C’était à peine s’il pouvait protéger ses matelots contre la presse que faisaient les Anglais ou contre les recruteurs d’esclaves d’Algérie ; encore moins aurait-il songé à aller délivrer un malheureux échoué sur un rocher au milieu de l’océan Pacifique. Si les bâtiments américains se hasardaient sur ces lointains parages, c’était dans des circonstances rares, et en si petit nombre qu’il il n’y avait aucun espoir à en concevoir. C’était un sujet sur lequel le pauvre Marc n’aimait pas à s’appesantir, et il faisait tous ses efforts pour en détourner ses pensées.

On avançait dans l’automne, qui sous cette latitude n’est guère qu’une continuation de l’été. Toutes les plantes potagères étaient arrivées à pleine maturité, et il avait fallu en abandonner la plus grande partie à la basse-cour. Marc vit qu’il était temps de recommencer ses couches, en choisissant les semences qui supporteraient le mieux l’hiver, si hiver il y avait. Il passa en revue tous ses domaines, examinant avec soin l’état tant de chaque plante que du sol lui-même.

Les orangers, les figuiers, les citronniers, etc., placés en ligne sous les rochers, avaient prospéré au delà de toute attente. L’eau qui était tombée du haut des rocs les avait maintenus dans une humidité constante. Les arbustes étaient d’une belle venue et s’élevaient déjà au moins d’un pied. Marc eut soin de remuer la terre avec la houe autour de chaque pied, et d’y mettre une quantité suffisante de guano. Il en transplanta une grande partie, choisissant pour chaque espèce les endroits les plus favorables.

Les légumes avaient produit une récolte abondante. Marc prit note de ceux qui avaient réussi le mieux afin de les cultiver de préférence. Les melons, les tomates, les aubergines, les oignons, les fèves, la pomme de terre commune, étaient de ce nombre, tandis que la pomme de terre d’Irlande avait à peine produit un tubercule.

Quant au sol, à force de guano, d’herbes marines, d’engrais de toute sorte, et arrosé comme il l’avait été, il était devenu excellent. Il était bon de le labourer, à l’entrée de l’hiver. Marc avait des ouvriers dont il avait déjà éprouvé l’habileté sous ce rapport ; il les chargea de la besogne, et, en moins de trois jours, avec leurs groins ils s’en étaient acquittés avec un succès complet. Cependant ils commençaient à se multiplier d’une manière inquiétante, et il se vit obligé de mettre un terme à cette exubérance de population. Un des porcs les plus gras fut mis en salaison, il en abattit cinq autres qu’il enterra dans son jardin à une grande profondeur, se rappelant avoir entendu dire que les substances animales faisaient avec le temps un engrais excellent. Grâce à ces exécutions, son troupeau de porcs se trouva réduit à des proportions raisonnables.

Marc entreprit alors un voyage au Rocher du Limon, pour en rapporter une nouvelle provision. Ce fut à cette occasion que le jeune solitaire sentit tout ce qu’il avait perdu en n’ayant plus l’assistance de Bob. Il réussit néanmoins à opérer son chargement, et, avant de partir, il eut l’idée de regarder où en était le carré d’asperges qu’il avait disposé dans un coin écarté. Ce carré était en plein rapport, et des tiges nombreuses sortaient à travers le timon, ne demandant qu’à être cueillies. C’était un légume dont Marc raffolait, et il était sûr maintenant d’en avoir toute l’année. Encore un préservatif certain contre le scorbut, à ajouter aux melons et aux autres légumes, sans parler des œufs, des poulets, et du poisson frais surtout, dont il ne savait que faire. Si dans le premier moment de son isolement sur un roc stérile, notre ami avait pu craindre un moment les atteintes de la famine, il était complètement rassuré son Cratère, comme presque tous les volcans éteints, lui promettait une fertilité sans bornes.

Quand Marc fut rentré en possession complète de sa santé, il voulut mettre de l’ordre dans la distribution de son temps, et il en fit trois parts l’une pour le travail, la seconde pour la méditation, la dernière pour le plaisir. Le plaisir ! c’est un mot qui paraîtra peut-être bien ambitieux pour le genre d’amusements que pouvait se procurer notre pauvre ermite. Cependant il n’en était pas entièrement dépourvu. Il étudiait les mœurs des oiseaux de mer qui se rassemblaient par milliers sur les rochers voisins, bien qu’il y en eût si peu qui s’aventurassent sur le Cratère. Il allait leur rendre de fréquentes visites, unissant autant que possible l’utile à l’agréable, et ajoutant chaque fois à sa provision d’herbes marines. Il mit deux mois à en composer une espèce de meule, qu’il voulait laisser reposer pendant l’hiver pour s’en servir seulement au printemps. Nous parlons d’hiver et de printemps, ne sachant quels autres termes employer pour marquer la division de l’année ; mais, à bien dire, il n’y avait pas d’hiver. Seulement, à cette époque, l’herbe poussait plus verte encore et plus vigoureuse, par suite de l’abaissement de la chaleur. Il y avait même des endroits où elle formait une pelouse véritable ; la nature, dans ce climat privilégié, ne mettant pas à ses productions le quart du temps qu’il lui faudrait dans des zones plus tempérées. Les racines s’étendaient d’elles-mêmes, s’insinuaient dans des crevasses imperceptibles, et, soulevant la croûte qui couvrait le sol, ouvraient un libre passage, à l’air et à l’eau, qui n’y avaient jamais pénétré. C’était surtout dans la plaine du Cratère que cet effet était sensible. Elle offrait un tapis de verdure qui rappelait les plus frais paysages de la Suisse. L’herbe devenait si haute qu’il fallait bien songer à la couper. Kitty, malgré toute son ardeur, ne pouvait suffire à la tâche, et Marc fut obligé d’avoir recours encore aux services des porcs et des poules. Mais il ne le fit qu’à de certaines heures, et lorsque, travaillant lui-même au jardin, il était à même d’empêcher les déprédations. Ce n’était pas sans peine qu’il parvenait à régler les porcs dans leurs repas mais, s’il les avait laissés faire, ils auraient tout saccagé ; aussi ne les admettait-il que lorsqu’ils étaient affamés ; et, dès qu’ils commençaient à laisser l’herbe pour remuer la terre, il les mettait impitoyablement à la porte.

Ce fut à peu près vers le milieu de l’hiver, d’après les calculs de Marc, que le jeune ermite commença un nouveau travail qui fut pour lui une grande distraction, en même temps qu’il pouvait avoir des conséquences très-importantes pour l’avenir. Il y avait longtemps qu’il avait formé le projet de construire une embarcation assez grande pour explorer toute la montagne de lave, sinon pour cingler en pleine mer. Le petit canot, malgré les services inappréciables qu’il avait rendus, était insuffisant ; le radeau, le plus souvent à la merci des vagues et des courants, n’y suppléait qu’imparfaitement. Ce projet de construction était d’ailleurs une occupation pour l’esprit en même temps que pour le corps, et c’était ce qu’il fallait surtout à Marc dans sa position.

Marc avait acquis beaucoup d’expérience en ajustant les différentes parties de la pinasse, et il se crut en état de mener à bonne fin cette nouvelle entreprise. Il y avait à bord du Rancocus assez de bois de toutes dimensions pour construire une demi-douzaine de chaloupes. La cale d’un bâtiment est une espèce d’arche de Noé où tous les objets sont tellement entassés les uns sur les autres que, pour celui qui n’a pas assisté à l’arrimage, il n’est pas facile de s’y reconnaître, ou de savoir ce qui s’y trouve ou ce qui ne s’y trouve pas. C’était justement la position de Marc, qui, tout occupé de faire sa cour à Brigitte, avait fort négligé cette partie de son service. Aussi faisait-il à chaque instant des découvertes nouvelles, et au lieu des planches qu’il cherchait, il trouva successivement une étrave, une arcasse et une quille pour une embarcation de dix-huit pieds. Notre ami enchanté se hâta de porter au chantier, à l’aide du radeau, ces matériaux précieux.

Pendant les deux mois qui suivirent, Marc travailla constamment à sa nouvelle construction. C’était pour lui une rude besogne, surtout parce qu’il était seul. Ainsi il eut toutes les peines du monde à hisser de nouveau la grande voile qui formait le toit du chantier. Les palans ordinaires ne suffirent pas ; il lui fallut établir un cabestan volant à l’aide duquel il en vint à bout, et qu’il réserva pour d’autres usages.

Ce qui lui prit beaucoup de temps, ce fut le plan de l’embarcation. Marc savait bien reconnaître si un bâtiment avait de beaux fonds ; mais, les faire, c’était une toute autre chose. Il n’avait aucune connaissance du dessin, et la justesse de son coup d’œil était son seul guide. Il adopta une méthode assez ingénieuse, mais qu’il serait difficile d’appliquer à la construction d’un grand navire.

Comme il avait beaucoup de bois de sapin, il scia deux fois autant de planches qu’il lui en fallait pour un seul côté de son embarcation, et il les mit en place. Il commença alors à les tailler et à les réduire jusqu’à ce qu’elles eussent à peu près la dimension qu’il croyait convenable. Il ne se borna pas à ce premier travail, il passa encore toute une semaine à les polir et à les aplanir à l’aide de l’herminette, ramenant ses lignes à de justes proportions. Satisfait enfin du fond qu’il avait ainsi façonné, Marc détacha la moitié de ses pièces, en laissant les autres en place. Ce fut d’après ces patrons qu’il scia et coupa les couples de son embarcation, toujours en nombre double de ce qui lui était nécessaire. Quand les couples et les varangues furent prêts, il les intercala dans les vides et les assujettit en ayant soin de les adapter aux pièces laissées en place. En abattant ensuite ce qui restait de planches de sapin, Marc se trouva avoir la carcasse de son embarcation complète. Ce fut la partie la plus difficile de l’opération, et elle n’était pas encore finie quand la marche des saisons le força de quitter le chantier pour le jardin.

Ce que Marc redoutait le plus, c’était de tomber malade ; aussi s’était-il tracé un régime dont il ne s’écartait pas. Des légumes formaient plus de la moitié de sa nourriture, et il n’en manquait pas-même en hiver. Les asperges, entre autres, se succédaient, sur sa table, avec une régularité qui aurait fait la fortune d’un jardinier de Londres, et elles étaient d’une telle grosseur que douze lui suffisaient pour un repas. Les poules avaient pondu tout l’hiver. Les provisions de thé, de sucre et de café du Rancocus étaient loin d’être épuisées. Le poisson ne lui faisait jamais défaut, et de temps en temps il se régalait d’un potage aux pois ou aux haricots. Il apprit bientôt par expérience combien il fallait peu de chose pour la nourriture d’un homme, et il se convainquit qu’un quart d’acre d’une terre aussi bonne que celle qui composait alors son potager, fournirait aisément les légumes nécessaires à sa consommation.

Marc ne pouvait se lasser de contempler ce luxe de végétation qui s’étendait de plus en plus sur toutes les parties du Cratère. Et ce n’était pas une herbe malingre et chétive qu’on pouvait craindre de voir se flétrir aussi rapidement qu’elle avait poussé ; c’était un gazon fort et épais, qui avait jeté dans le sol de profondes racines, et tout faisait présager à Marc que sa petite montagne serait verte toute l’année. Nous disons petite ; mais par rapport à l’étendue générale de l’île, les hauteurs qui entouraient le Cratère auraient mérité une toute autre épithète. Leur point culminant s’élevait de soixante-dix pieds au-dessus de la base du roc. L’élévation moyenne pouvait être d’un peu moins de cinquante pieds ; mais l’espace qu’elles couvraient était presque aussi étendu que la plaine elle-même du Cratère, quoiqu’à la vue l’inégalité du terrain fît croire tout le contraire.

Kitty ne quittait plus le Sommet, où elle trouvait amplement de quoi se satisfaire. Elle eut bientôt des compagnons assidus, car Marc se décida à y conduire ses porcs, ce qui ne fut pas chose facile, mais il y parvint cependant à l’aide des marches grossières qui avaient été pratiquées dans l’intérieur. Ils l’aideraient à tondre l’herbe, pour laquelle il n’y avait plus rien à craindre. Les racines étaient à une trop grande profondeur pour pouvoir être atteintes, et plus la croûte première serait brisée, plus la végétation serait rapide et abondante.

Il va sans dire que Marc renonça en même temps à cultiver sur le Sommet des melons et d’autres légumes. Cependant, pour conserver et pour utiliser en même temps les couches de bonne terre qu’il était parvenu à obtenir à force de sueurs, il en entoura une partie d’une sorte de palissade formée de pieux enfoncés en terre de distance en distance, et autour desquels il attacha de vieux cordages, dont il y avait tant et plus à bord du bâtiment. Puis il y transplanta quelques-uns des figuiers, des orangers et autres arbustes qui, dans la plaine, n’avaient pas tout à fait assez d’air, ce qui nuisait à la pleine maturité des fruits. Cet arrangement lui suggéra l’idée d’établir aussi des barrières dans son potager d’en bas, ce qui le mettrait à l’abri d’inquiétude, et le dispenserait de toute surveillance, quand l’herbe aurait besoin d’y recevoir à son tour la visite de ses faucheurs de nouvelle espèce.

Cependant le temps était venu d’ensemencer de nouveau. Marc résolut cette fois de suivre une marche différente, et de ne pas mettre ses graines partout à la fois. Il commença par préparer une seule couche, y jeta sa semence ou y planta des boutures, puis il attendit quelques jours avant d’en commencer une seconde. L’expérience lui avait appris que, dans ce climat privilégié, la terre ne se repose jamais, et qu’à toutes les époques de l’année, elle prodigue également les trésors de son sein. Il fallait seulement avoir soin de choisir les légumes qui venaient mieux à telle ou telle époque. Avec cette précaution, on était sûr de faire une récolte dans chaque saison, et presque chaque jour de l’année.

Cette distribution de son temps donnait quelque loisir au jeune horticulteur, et alors il reprenait ses travaux de charpentier. De cette manière l’embarcation et le jardin marchaient de conserve, et le dernier bordage fut placé en même temps que le dernier coup de bêche était donné. D’un autre côté, pendant que Marc disposait la dernière couche, la première commençait déjà à être en plein rapport ; de sorte que Marc eut à volonté de délicieuses salades, des radis, des petits pois, et toujours des primeurs.

On voit qu’avec toutes les autres ressources qu’il avait à sa disposition, la table du jeune ermite ne pouvait manquer d’être abondamment servie. Seulement, ce qui le tourmentait, c’était la nécessité de faire lui-même sa cuisine, et de n’avoir pas une source d’eau vive. Mais il étouffait bien vite ces murmures de la chair, en songeant à toutes les grâces dont il était comblé, et en comparant sa position à celle de tant de malheureux naufragés qui, dans des circonstances semblables, avaient été en proie à tous les genres de souffrances.

Le printemps se passa d’une manière aussi agréable que le souvenir de Brigitte le permettait. Ses couches et ses plantations réussissaient au delà de ses espérances. Ce n’était plus seulement la verdure de ses prés qui récompensait le jeune horticulteur de tant de travaux et de fatigues : ils commençaient à s’émailler de fleurs, et il eut le bonheur d’apercevoir quelques fraises sauvages, dont la graine se trouvait sans doute mêlée par mégarde à celle du gazon. Il repiqua les pieds avec soin dans une des couches de son jardin, et ce fruit si savoureux était encore une conquête qu’il allait faire.

Ce qu’il y avait de remarquable, c’est que nulle part il ne poussait de mauvaises herbes. Sa tâche en était simplifiée pour le moment, quoiqu’il ne pût espérer qu’il en fût toujours ainsi. La seule explication possible de ce fait, c’est que les cendres du Cratère ne contenaient en elles-mêmes aucun des éléments nécessaires à la production des plantes, et que les engrais qu’il employait ne renfermaient d’autres semences que celles d’herbes marines.