Le Cratère/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 131-144).



CHAPITRE XI.


       Nous dormons au bruit des tempêtes,
       Et malgré les feux dévorants
Que le sol ébranlé peut vomir de ses flancs !
Au milieu des débris, nous célébrons des fêtes,Et nous dansons sur des volcans !

Young



L’été était revenu avant que l’embarcation fût prête à prendre la mer. Marc avait voulu terminer jusqu’aux moindres détails, avant de la mettre à l’eau. Dans la crainte des vers, il profita de ce qu’il lui restait encore un peu de vieux cuivre pour en doubler les bordages ; il la peignit en dedans comme au dehors avec goût et avec amour. Quoiqu’il n’y eût que Kitty à qui il pût parler, il n’oublia pas d’écrire en belles lettres le nom qu’il lui donnait, dans un endroit où il pût toujours le voir. C’était Brigitte Yardley ; et Marc lui trouvait si bonne tournure qu’il lui semblait qu’aucun nom ne lui convenait mieux. Quand enfin tous les arrangements furent terminés, et que les mâts et les voiles furent en place, le jeune marin ne pensa plus qu’à lancer son petit bâtiment.

Sentant bien que, réduit à ses propres forces, il ne pouvait mouvoir une masse semblable, il avait eu soin de poser la quille sur le même plan incliné qui avait reçu la Neshamony. La construction du berceau n’était pas une grande affaire ; ce fut l’ouvrage de quelques jours, et il ne restait plus qu’à dégager la Brigitte des pièces de bois qui la maintenaient, et à l’abandonner à elle-même.

À ce moment suprême, Marc fut assailli d’une foule de sensations qu’il ne pouvait maîtriser. Ses genoux fléchirent, et il fut obligé de s’asseoir un instant.

Quelles seraient les conséquences de l’événement qui se préparait ? Qui savait si la Brigitte n’était pas destinée à le transporter auprès de celle dont elle portait le nom ? À cet instant, il lui semblait que son existence tout entière dépendait de la mise à flot de son embarcation, et il tremblait que quelque accident imprévu n’y mît obstacle. Il lui fallut attendre quelques minutes avant qu’il eût pu reprendre son sang-froid.

À la fin, Marc réussit à se maîtriser, et il se remit à l’œuvre. Les derniers appuis tombèrent, et, comme le bâtiment restait immobile, il donna un coup de maillet. Cette fois l’embarcation docile se mit en mouvement, et glissa sans s’arrêter jusqu’au bord de l’eau, dans laquelle elle entra en fendant les ondes, comme un canard qui agite ses ailes. Marc était dans le ravissement sa Brigitte se comportait à merveille, et sa démarche était pleine de grâce et d’élégance. Il va sans dire qu’il avait eu soin d’y attacher une corde, à l’aide de laquelle il la hala à terre, et il l’amarra dans un petit bassin naturel, qui était juste de la grandeur nécessaire. Telle était sa crainte de perdre une embarcation qui lui était devenue si précieuse, qu’il avait retiré quelques chevilles du Rancocus pour les enfoncer dans le roc, où il trouva moyen de les fixer au moyen de plomb fondu.

La Brigitte n’avait guère que le quart des dimensions de la Neshamony, quoiqu’elle fût plus de moitié aussi longue. Néanmoins c’était une bonne embarcation et Marc, sachant qu’il ne pouvait guère compter que sur les voiles pour la mouvoir, avait construit sur l’avant un petit pont pour empêcher les vagues d’embarquer, et aussi pour se ménager un emplacement où il pût déposer quelques provisions à l’abri de la pluie. Quelques petites tonnes d’eau fraîche formaient le lest. Elles avaient été portées d’avance à bord, ainsi que les mâts, les voiles, les avirons, etc., avant la mise à l’eau. Comme il était encore de bonne heure, Marc ne put résister à son impatience. Il résolut de faire une croisière autour de la montagne de lave, et de pousser sa reconnaissance plus loin qu’il ne l’avait jamais fait sur le canot. Il porta donc quelques vivres à bord, détacha les amarres, et mit à la voile.

Dès l’instant que la Brigitte se mit en marche, et commença à obéir au gouvernail, Marc éprouva la même impression que s’il avait trouvé un nouveau compagnon. Jusqu’alors il n’avait eu que Kitty pour lui en tenir lieu mais cette embarcation lui rappelait tous ses plaisirs d’enfance. N’avait-il pas sa barque sur la Delaware, et que de parties délicieuses il avait faites sur la rivière ! Il n’avait pas couru deux ou trois bordées qu’il se surprit à parler à sa Brigitte et à lui donner ses ordres, comme si elle pouvait l’entendre. Comme la brise soufflait toujours dans la même direction, il passa entre le Récif et le Rocher du Limon, doubla ta pointe de l’île, et arriva au bassin dans lequel le Rancocus était amarré. Il fit le tour du bâtiment, comme pour lui faire admirer son embarcation et, serrant le vent, il entra dans la passe par laquelle Bob et lui avaient pénétré jusqu’à l’île.

Il était assez facile d’éviter ceux des brisants qui pouvaient offrir des dangers pour le petit bateau : l’écume blanche de la mer les indiquait suffisamment ; mais d’ailleurs il y avait assez d’eau sur presque tous les récifs pour que la Brigitte pût les franchir impunément. Marc avança donc par courtes bordées jusqu’à ce qu’il trouvât les deux bouées entre lesquelles le Rancocus avait passé si heureusement. La Brigitte n’eut pas moins de bonheur, et Marc gouverna dans la direction où il s’attendait à trouver l’écueil sur lequel le Rancocus avait donné. Il ne tarda pas à le découvrir. La bouée de l’ancre de poste flottait toujours là, sentinelle attentive. Marc saisit la corde et se hala sur elle, après avoir amené ses voiles.

La Brigitte était alors amarrée par l’orin de l’ancre du Rancocus, et l’idée vint au jeune marin de tirer parti de cette circonstance. Il était tout près du récif, pour ne pas dire sur le récif lui-même. Ce sont des endroits où le poisson abonde. Il avait à bord ses instruments de pêche : il jeta la ligne, et retira un magnifique poisson. Chaque épreuve fut suivie d’un résultat pareil, et c’était à peine s’il avait le temps de mettre l’amorce à l’hameçon ; et tous les poissons étaient plus beaux que ceux qu’il trouvait près de son île. Il lui suffit d’une demi-heure pour se convaincre qu’en une journée il en prendrait plus que son embarcation n’en pourrait porter. Il se contenta, pour cette fois, de quelques douzaines, détacha l’amarre, hissa ses voiles, et continua à manœuvrer pour gagner dans le vent.

Le désir de Marc était de s’assurer de la nature et de l’étendue des bas-fonds dans cette direction. Bientôt il fut à dix milles au vent de l’île. Les mâts du bâtiment lui servaient de fanal, car le Cratère avait disparu derrière l’horizon, ou, s’il se montrait, ce n’était qu’à de rares intervalles, lorsque la Brigitte s’élevait sur une lame, et alors c’était une simple colline qui paraissait presque à fleur d’eau. Marc avait même de la peine à distinguer les mâts dégarnis, et, sans la boussole qui lui indiquait la direction, il n’y serait jamais parvenu.

Quant aux bas-fonds, aucun bloc de rocher ne sortait de la mer devant lui, mais des signes certains annonçaient la présence d’écueils. Ces écueils devaient embrasser une zone d’au moins vingt milles, car il en avait déjà fait plus de quinze sans pouvoir en sortir. À cette distance de sa demeure solitaire, sans aucune terre en vue, Marc Woolston mit en panne et procéda à son frugal repas. La fraîcheur de la brise l’avait décidé à prendre des ris, et, sous ce peu de voilures, il trouva la Brigitte telle qu’il pouvait la souhaiter. La journée avançait, et il jugea prudent de virer de bord et de retourner au Cratère. Au bout d’une demi-heure, il apercevait de nouveau les mâts du Rancocus ; et, dix minutes après, le Sommet se montrait à l’horizon.

Notre jeune marin avait eu l’intention de rester en mer toute la nuit, si le temps eût été favorable. Il aurait voulu éprouver comment le bateau se serait comporté pendant son sommeil, et reconnaître en même temps l’extrême limite des bas-fonds. Délivré de la crainte de manquer jamais d’aliments par l’étonnante fertilité du Cratère, et pouvant disposer de son temps sans s’épuiser à travailler, il avait formé le projet de croiser pendant plusieurs jours de suite en dehors des écueils, dans l’espoir de rencontrer quelque bâtiment de passage qui aurait pu le recueillir. Jamais aucun navire ne s’aventurerait près du Cratère ; les brisants y mettaient bon ordre ; mais l’exemple même du Rancocus prouvait qu’il pouvait y en avoir qui suivissent cette direction. Marc ne se faisait pas illusion : il savait qu’il pouvait faire le guet trois cents jours de suite, et ne rien voir ; mais qu’importait, si, le trois cent et unième, il voyait réaliser toutes ses espérances !

Mais, dans cette première épreuve, le temps était loin de l’encourager à prolonger son excursion. Au moment où le Cratère commençait à sortir de l’eau, Marc pensa au contraire que jamais le ciel n’avait pris un aspect aussi lugubre. L’atmosphère embrasée avait une teinte rougeâtre qui l’alarmait, et il aurait voulu être dans son île pour faire rentrer son troupeau dans l’enceinte du Cratère. Tout annonçait une tempête, suivie d’une de ces inondations dont il avait eu déjà un exemple si terrible. Juste au moment où Brigitte passait entre les deux bouées, sa voile fouetta le mât. C’était un sinistre présage, puisque c’était l’annonce d’un changement de vent, changement qui, sous cette latitude, n’était que trop significatif. Marc était encore à deux milles du Récif, et le peu de vent qu’il faisait ne tarda pas à souffler de l’avant. Les oiseaux de mer semblaient inquiets et agités ; ils venaient voler par milliers autour du bateau, en décrivant un cercle de plus en plus rapproché, et en poussant des cris aigus. D’abord Marc attribua leur frayeur à cette circonstance que le bateau était quelque chose de nouveau pour eux ; mais il se rappela presque aussitôt que bien des fois il était passé sur son petit canot contre les rochers où ils séjournaient de préférence, sans qu’ils s’en fussent émus en aucune manière, et il fallut bien en conclure qu’il y avait quelque autre raison à cette agitation extraordinaire.

Le soleil se coucha au milieu des feux rougeâtres qui embrasaient l’horizon, et la Brigitte avait encore un mille à franchir pour arriver à l’île. Une nouvelle crainte s’empara du pauvre ermite. Si une tempête faisait sauter violemment le vent à l’ouest, ce qui n’était que trop probable dans les circonstances actuelles, il pouvait être poussé au large, et, quand même la petite embarcation résisterait aux vagues, entraîné assez loin pour ne plus revoir le Récif. Ce fut surtout alors qu’il comprit à quel point il avait été favorisé dans son malheur en trouvant une plage aussi fertile que le Cratère, et combien il serait terrible de s’en voir arraché. Que de grand cœur il aurait abandonné la plus grande partie de ses plantations et de ses récoltes, obtenues pourtant au prix de tant de fatigues, pour se trouver sain et sauf à bord du Rancocus ! Toutefois, à force de manœuvres adroites pour profiter de la moindre bouffée d’air, il parvint à obtenir ce résultat inespéré, sans avoir eu de sacrifice à faire.

Vers neuf heures du soir, la Brigitte rentrait dans son petit bassin, et Marc ne l’eut pas plus tôt amarrée qu’il se retira dans sa cabine. Son premier mouvement fut de se jeter à genoux pour remercier Dieu de l’avoir ramené dans des lieux qui lui étaient devenus si chers en se rattachant dans sa pensée à la conservation de son existence. Puis, fatigué de sa journée, il entra dans sa petite chambre et ne tarda pas à s’endormir d’un profond sommeil.

Quand il s’éveilla le matin, il se sentit comme suffoqué. Il ouvrit les yeux, et fut frappé de la clarté livide qui remplissait la cabine ; il crut que le bâtiment était en feu et sauta hors de son lit. Cependant n’entendant aucun pétillement de flamme, il s’habilla précipitamment et sortit sur le pont. À peine y avait-il mis le pied, qu’il sentit tout le bâtiment trembler, et les eaux s’agiter autour de lui comme si elles se préparaient à faire irruption. Des sifflements aigus se faisaient entendre, et des lueurs sinistres sillonnaient les airs. Ce fut un moment terrible, et l’on aurait pu croire que le monde était arrivé à son dernier jour.

Marc Woolston comprit alors la vérité, malgré l’intensité des ténèbres, que perçaient par intervalles des sillons de lumière blafarde. Ce qu’il avait ressenti, c’étaient les secousses d’un tremblement de terre, et le volcan sortait de son long sommeil. Une atmosphère de cendres et de fumée l’enveloppait ; et notre pauvre ermite jeta instinctivement les yeux sur son Cratère, déjà si frais et si verdoyant, s’attendant à lui voir vomir des flammes. Mais tout était tranquille encore de ce côté ; ce n’était point là que, pour le moment, l’éruption avait lieu. Les vapeurs étaient si épaisses qu’elles formaient un voile devant ses yeux, en même temps qu’elles étouffaient sa respiration. Il y eut un moment où Marc crut qu’il allait être suffoqué ; mais un coup de vent vint balayer ces exhalaisons fétides et dégager l’atmosphère. Le vent était retourné dans ses anciens quartiers ; l’air était redevenu pur. Il était temps : Marc était convaincu qu’il n’aurait pu supporter dix minutes de plus une pareille oppression.

Maintenant il attendait impatiemment le jour. Chaque minute lui semblait un siècle. Mais enfin les signes précurseurs de la lumière commencèrent à paraître, et il s’avança sur le beaupré comme pour les voir de plus près. Il avait les yeux fixés vers l’orient, guettant chaque traînée de lumière à mesure qu’elle sillonnait le firmament, quand tout à coup il fut frappé du changement qui s’était opéré dans cette partie de l’Océan, et qui attestait éloquemment la violence des efforts que la terre avait faits dans ses convulsions. Des rochers nus apparaissaient là où Marc était sûr que, quelques heures auparavant, il n’y avait que de l’eau. La muraille de lave qui formait la limite du bassin, et qui ne s’élevait jamais que de quelques pouces au-dessus du niveau de la mer, atteignait une élévation qui, dans quelques endroits, n’allait pas à moins de dix à quinze pieds. Preuve évidente que cette secousse terrible avait soulevé une grande partie de la montagne de lave, et en avait modifié complètement l’aspect ! La nature venait de faire un nouvel effort, et, en un clin d’œil, en quelque sorte, des îles avaient été créées.

Marc n’eut pas plus tôt constaté ce fait prodigieux, qu’il courut à la poupe pour s’assurer des changements qui avaient pu survenir autour du Cratère. Il avait été soulevé en l’air, comme tous les rochers qui l’entouraient à plusieurs milles à la ronde, mais la surface n’avait éprouvé aucune altération. Le Récif, qui sur le bord ne s’élevait que de six pieds à peu près au-dessus de l’Océan, atteignait maintenant la hauteur de vingt pieds ; un seul mais vigoureux effort de la nature avait plus que triplé son élévation. La plate-forme qui conduisait de l’arrière du Rancocus au rivage, au lieu d’être sur un plan incliné, était alors presque de niveau, tant était grande la quantité d’eau qui s’était retirée du bassin. Cependant il en restait encore assez pour maintenir le bâtiment à flot.

Impatient de voir ce qui avait pu arriver, Marc courut à terre, car alors il faisait grand jour, et il se hâta d’entrer dans le Cratère, pour monter de là sur le Sommet. Rien ne lui parut changé sur son passage ; tout était à la même place et dans le même état, et le petit troupeau, disséminé çà et là, cherchait sa vie comme il le pouvait. Seulement le roc était couvert de cendres sur lesquelles la trace de ses pas s’imprimait comme sur une neige légère. Dans l’intérieur, l’aspect était le même ; un grand pouce de cendre en recouvrait les verts pâturages ainsi que tout le potager. Marc fut loin de s’en alarmer ; car il savait qu’à la première pluie cette couche grisâtre s’imprégnerait dans la terre, et qu’elle y deviendrait la source d’une nouvelle fertilité.

Ce fut lorsqu’il eut gravi le Sommet que le jeune marin put se faire une idée plus exacte des étonnantes transformations qui s’étaient opérées autour de lui, par suite de cette élévation subite de la croûte de la terre. Partout la mer semblait changée en rocher. Toutes les parties écumeuses avaient disparu ; à la place s’élevaient des masses de toutes dimensions, soit de roc, soit de sable ou de vase. C’étaient surtout les bancs de sable qui dominaient, et il s’en trouvait tout près du Récif, nom que nous continuerons à donner à l’île du Cratère ; car, pour une île, à proprement parler, ce n’en était plus une. Les eaux qui s’en approchaient dans toutes les directions formaient des espèces de criques, de détroits, de petites rivières, mais il semblait que de tous les côtés il était possible de faire plusieurs lieues à pied sur un sol solide, en partant du Cratère, et en suivant les lignes de rochers, de récifs, de bancs de sable, qui avaient surgi de toutes parts. Cette transformation était trop étendue pour ne pas sembler devoir être durable, et Marc conçut l’espoir que tous les biens si précieux qu’il tenait de la bonté de la Providence lui seraient conservés. Seulement il s’était opéré un changement immense dans sa situation. Il n’en était plus réduit à l’usage de son bateau pour ses excursions ; il pouvait se promener, des heures, qui sait ? peut-être des jours entiers à pied sec, sur les bancs, les collines, les promontoires, qui venaient de se former. Les limites de ses domaines s’étaient tellement reculées, que c’était comme un nouveau monde qui s’ouvrait à ses ardentes recherches.

Le Cratère paraissait être le centre de cette nouvelle création. Du côté du sud seulement, l’œil ne pouvait pénétrer à plus de deux ou trois lieues. Un nuage épais et brumeux s’étendait dans cette direction, enveloppant et confondant ensemble la mer et le firmament. Cependant Marc était convaincu qu’au milieu de ce brouillard, sur un point plus ou moins rapproché, les forces cachées de la terre intérieure s’étaient frayé une autre issue. La science de la géologie était, comparativement, encore dans l’enfance ; mais Marc en avait pourtant appris assez pour chercher à se rendre compte de ce qui était arrivé. Il supposa qu’à cet endroit il s’était dégagé des feux internes assez de gaz pour ouvrir des crevasses au fond de l’Océan ; que l’eau, s’infiltrant par ces crevasses, avait produit une masse prodigieuse de vapeur qui avait soulevé tous ces rocs et causé le tremblement de terre. En même temps les feux internes avaient agi de concert ; et, suivant une ouverture, ils étaient arrivés assez près de la surface pour se frayer un passage et former ainsi ce nouveau cratère dont l’existence, d’après tous les signes qui se manifestaient dans la direction du sud, était aussi évidente pour Marc que s’il l’avait vu de ses propres-yeux.

Cette théorie pouvait être vraie, en totalité ou en partie, comme elle pouvait être erronée. Il existe tant d’effets extraordinaires qui se produisent sous tant de formes inattendues, qu’il est souvent aussi difficile d’en préciser la cause, lorsqu’il s’agit de phénomènes célestes, que lorsque nous voulons analyser les divers mobiles des actions des hommes. Quoique formés de la même substance et gouvernés par les mêmes passions, combien ne nous trompons-nous pas dans nos jugements, même lorsque nous y apportons le plus de bonne foi et d’attention !

À la première vue, Marc eut assez de peine à distinguer le caractère dominant des différentes masses d’eau qui l’entouraient. Les unes étaient de petits lacs que l’évaporation ne manquerait pas de faire disparaître, aucune communication n’existant entre eux et la pleine mer. D’autres devaient être de véritables bras de mer, puisqu’ils se prolongeaient sans interruption à perte de vue. C’était notamment dans cette dernière classe qu’il rangeait la ceinture d’eau qui environnait le Récif, était-ce complètement ? c’est ce qu’il ne pouvait encore décider d’une manière positive car, du point où il était placé, il lui était impossible de déterminer si le Récif ne communiquait point directement à une longue chaîne de rocs et de bas-fonds qui se prolongeait dans la direction de l’ouest. L’Île du Guano et le Rocher du Limon tenaient évidemment à cette masse compacte ; ce n’étaient plus des îles isolées, mais seulement des parties inhérentes à la grande montagne volcanique. Néanmoins le bras de mer qui coulait autour du Récif baignait également les bases de ces deux entrepôts importants, et Marc reconnut avec plaisir qu’il pourrait continuer à transporter les précieux engrais qu’ils renfermaient au moyen du radeau ou du bateau.

La situation du Rancocus devint ensuite pour Marc l’objet de l’examen le plus attentif et le plus approfondi. Il était évident qu’il était toujours à flot, au milieu du bassin ; mais pour mieux se convaincre de l’état des choses, il monta sur son canot et alla continuer de plus près ses observations autour du bâtiment. L’eau était si limpide qu’il était facile de distinguer le fond à une profondeur de plusieurs brasses ; et il vit qu’entre le fond et la quille il n’y avait guère que deux à trois pieds d’eau. Or, c’était à peu près le moment du plein de la mer, et la crue étant ordinairement de près de vingt pouces, il était clair que, par certains vents, le bon vieux navire serait bien près de toucher. Quant à l’espoir de le faire jamais sortir du bassin où il était amarré, il fallait y renoncer complètement, car il se trouvait dans une sorte de cavité où il y avait six à huit pieds d’eau de plus qu’à cent verges de distance dans tous les sens.

Ces faits bien constatés, Marc partit à pied, le fusil sur l’épaule, pour visiter les nouveaux domaines qui venaient d’être ajoutés à son territoire. Il se dirigea d’abord vers la pointe où il lui semblait que la vaste étendue de bas-fonds qui se prolongeait vers l’ouest était devenue partie intégrante du Récif. Cette cohésion, si elle existait réellement, avait lieu par deux langues étroites de rochers, de hauteur égale, produit toutes les deux de la dernière éruption. Des bancs de sable se montraient par intervalles sur les bords considérablement agrandis, du Récif primitif, tandis qu’avant le tremblement de terre, ce n’étaient partout que des rochers presque perpendiculaires.

Marc, dans son impatience, pressait le pas pour arriver plus vite à la pointe en question, qui n’était pas à une grande distance du chantier, lorsque, arrivé près d’un de ces bancs de nouvelle formation, il remarqua que de l’eau, qui semblait sortir de dessous la lave du Récif, coulait à travers le sable. Il crut d’abord que c’étaient les restes de quelque infiltration des eaux de l’Océan qui avaient pénétré dans une cavité intérieure et qui, obéissant à la grande loi de la nature, cherchaient à retrouver leur niveau, en se frayant un passage à travers les crevasses des rochers. C’était pour lui un spectacle si attrayant de voir de l’eau, quelle qu’elle fût, sortir de dessous terre, que le jeune marin sauta sur le sable pour la considérer de plus près. Il en prit un peu dans le creux de la main, et quelle fut sa joie de reconnaître qu’elle était douce et d’une fraîcheur délicieuse ! Voilà donc cette source, après laquelle il soupirait depuis si longtemps, qui lui était offerte inopinément, comme un don direct du ciel ! Non, l’avare qui trouve un monceau d’or enfoui dans la terre n’éprouve rien de comparable à la joie qu’à la vue de son trésor, d’un prix inestimable à ses yeux, éprouva le jeune ermite, si nous pouvons donner ce nom à notre ami qui ne s’était pas retiré volontairement du monde, et qui adorait Dieu moins par esprit de pénitence que par un profond sentiment d’amour et de gratitude.

Marc tout aussitôt creusa dans le sable un petit bassin, qu’il entoura de pierres. En moins de dix minutes, il était rempli d’une eau presque aussi limpide que l’air, et du goût le plus agréable. Marc ne pouvait s’en détacher, mais il pouvait être dangereux de trop boire, même de ce liquide délicieux, et pour résister plus sûrement à la tentation, il poursuivit son exploration.

Arrivé à l’endroit le plus étroit de la pointe, il reconnut que les deux rocs n’étaient point contigus, comme il l’avait présumé, et que le Récif était toujours une île. Le canal qui séparait les deux pointes de rochers n’avait pas plus de vingt pieds de large, quoiqu’il eût deux fois cette profondeur. Retourner au chantier, y prendre une planche, en faire un pont, et à l’aidé de ce pont passer sur son nouveau territoire, ce fut pour notre jeune ami l’affaire de quelques instants. Il trouva dans les cavités des rochers une assez grande quantité de poissons que la mer y avait laissés en se retirant, mais, découverte plus précieuse et plus inattendue ! il rencontra tout près du pont une seconde source d’eau douce, beaucoup plus considérable que la première. L’eau de cette source, qui traversait un banc de sable de quinze à vingt acres d’étendue, avait rencontré dans son cours une sorte de réservoir naturel ou elle formait un petit lac, et le trop plein allait se jeter dans la mer.

Marc ravi ne voulut pas garder son bonheur pour lui tout seul, et il retourna de nouveau au Récif pour chercher son troupeau. Arrivé au pont, il plaça une seconde planche à côté de l’autre, puis il fit passer toutes ses bêtes l’une après l’autre dans ses nouveaux domaines car il avait pris tant d’ascendant même sur les canards qu’ils accouraient tous à sa voix. Quant à Kitty, elle le suivait comme un chien, et elle n’était jamais plus heureuse que quand elle l’accompagnait dans ses promenades.

Les porcs ne parurent pas les moins contents de leur excursion. Ils trouvaient là tout ce qu’ils pouvaient désirer : de la nourriture à n’en savoir que faire, du sable à fouiller, de l’eau douce à boire, des étangs pour y patauger, et de l’espace pour leurs courses vagabondes. Marc, en les voyant si bien se régaler, se promit d’établir une porte à l’entrée du pont, et de les laisser le plus souvent errer en liberté dans cette partie de ses propriétés, qui devint leur parc.

Mais ce fut, à bien dire, à partir de ce moment que Marc commença sérieusement son voyage, qui dura tout la journée. Il avait bien fait deux lieues en droite ligne depuis le bâtiment, mais il fallait en compter plus de quatre, par les détours qu’il avait dû prendre. À chaque pas il rencontrait de grandes nappes d’eau salée. C’étaient de petits lacs, quelquefois d’un mille de long, dont les contours formaient les plus charmantes ondulations, mais que le soleil ne tarderait pas à tarir.

Il avait suivi le bord du canal qui communiquait avec le bras de mer qui entourait le Récif, et quand il fut au terme qu’il avait assigné à son excursion, il monta sur un roc qui pouvait s’élever de cent pieds au-dessus du niveau de la mer. Du haut de ce roc, il avait la vue la plus étendue. D’abord il suivit de l’œil le canal qui coulait à ses pieds, jusqu’à l’endroit où il se jetait dans la pleine mer qu’il voyait alors distinctement à très-peu de lieues devant lui, vers le nord-ouest. Il y avait beaucoup d’autres cours d’eaux qui étaient évidemment des criques larges et sinueuses. La grande quantité de lacs qui s’étaient formés jetaient pour le moment quelque confusion dans l’aspect général et il n’était pas toujours facile de distinguer ce que nous pouvons appeler les eaux courantes des eaux dormantes.

Mais ce fut dans la direction du sud que Marc trouva les plus grands sujets de surprise et d’admiration. Le rideau de vapeurs qui lui avait caché cette partie de l’horizon commençait à se lever graduellement, quoique une colonne de fumée, qui semblait sortir de la mer continuât à monter vers un nuage épais qui semblait suspendu sur ce point. D’abord il n’aperçut qu’une masse sombre et informe, mais à mesure que le brouillard se dissipa, il distingua, à ne pouvoir s’y méprendre, une montagne fortement labourée qui n’avait pas moins de mille pieds de hauteur, ni d’une lieue d’étendue. Cette preuve du pouvoir de la nature remplit l’âme du jeune homme de recueillement et de respect pour l’Être tout-puissant qui pouvait remuer à volonté des masses si énormes. Si quelque chose avait pu diminuer son impatience de quitter ce lieu d’exil, c’eût été assurément un semblable spectacle, car celui qui vit au milieu de scènes de ce genre se sent bien plus près de Dieu que ceux qui demeurent dans l’enceinte d’une ville au milieu d’une profonde sécurité.

N’avait-il pas à s’applaudir aussi que cette dislocation de rochers eût eu lieu à une distance qu’il évaluait à dix ou quinze milles, qui en réalité était de plus de cinquante ? Non loin de la montagne, de sombres vapeurs continuaient à sortir de la mer, et Marc crut, par moments, distinguer à sa base le foyer ardent d’un cratère.

Après avoir regardé longtemps ces changements incroyables, il descendit de la hauteur et reprit le chemin du Récif, précédé de Kitty. Un mille avant d’arriver, il passa devant les porcs qui, enfoncés dans une couche épaisse de vase, semblaient y dormir le plus voluptueusement du monde.