Le Cratère/Chapitre XII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 144-156).



CHAPITRE XII.


J’exclus de mes États la noire trahison,
L’intrigue, les poignards, les mousquets, le canon ;
Prodigue de ses dons, chaque jour la nature
À mon peuple innocent les livre sans culture.

La Tempête



Pendant les dix jours qui suivirent, Marc Woolston ne fit guère autre chose qu’explorer « le pays. » En traversant le bras de mer qui entourait le Récif, et qu’il avait nommé le Bracelet, — car le jeune solitaire aimait à donner ainsi des noms à tout ce qu’il voyait ; c’était comme une sorte d’entretien qu’il avait avec lui-même ; — il était arrivé cette muraille de lave qui fermait le bassin, et de là il avait marché à pied sec le long de ces mêmes écueils à travers lesquels il avait navigué si récemment à bord de la Brigitte. Cependant cette passe étroite par laquelle il avait ramené le Rancocus existait encore, mais les deux bouées qui en marquaient les limites étaient à sec sur le roc.

Pendant deux jours, Marc alla en avant dans cette direction, pénétrant jusqu’à l’endroit où il avait mis en panne dans sa croisière sur la Brigitte, autant du moins qu’il était possible de calculer la distance. Les terrains de nouvelle formation avaient le même caractère qu’il avait trouvé dans la direction opposée. De vastes étangs, des lacs d’eau salée, des dépôts de sable et de limon d’une étendue considérable, et de temps en temps une crête de rocher qui s’élevait de quinze à vingt pieds, en étaient les traits saillants. Comme les obstacles se multipliaient à mesure qu’il avançait, il se décida, dans l’après-midi du second jour, à ne pas aller plus loin, bien décidé à revenir en bateau pour reconnaître s’il ne pouvait pas à présent gagner la pleine mer du côté du vent.

Quatre jours après cette grande convulsion de la nature qui avait si complétement changé l’aspect des lieux, Marc se mit en route sur la Brigitte. Il gouverna au vent, sortant du Bracelet par une passe étroite qui le conduisit dans un bras de mer qui se dirigeait presque en droite ligne vers le nord-est. Ce bras de mer pouvait avoir un demi-mille de largeur, et presque partout il y avait assez d’eau pour porter le plus grand navire. Il n’était pas impossible que par ce passage un bâtiment pût arriver jusqu’au bord du Récif, et malgré le peu de chances qu’un pareil événement se réalisât jamais, c’était une idée à laquelle le pauvre ermite éprouvait un grand bonheur s’attacher.

Il donna donc à cette passe le nom de Canal de l’Espérance. À trois lieues du Cratère, le canal se divisait en deux branches, dont l’une suivait la direction du nord, tandis que l’autre se prolongeait à perte de vue vers le sud-est. Le rocher qui formait le point de jonction fut nommé la Fourche de la Pointe, et Marc suivit le second embranchement, où il avait le vent favorable. La Brigitte continua sa route en portant au plus près. Un peu plus loin, d’autres canaux se présentèrent ; Marc choisit celui qui se dirigeait vers le nord-est. L’eau était profonde, et à l’entrée la passe pouvait avoir un demi-mille de large ; mais elle se terminait tout à coup par un bassin ovale d’un mille de large dans son plus grand diamètre, et borné à l’est par une ceinture de rochers qui s’élevaient d’une vingtaine de pieds au-dessus de l’eau. Le fond de ce bassin était un beau sable clair, et la sonde donnait vingt brasses. C’était un port naturel, et la main des hommes aurait eu peine à en construire un plus sûr et plus commode.

Marc avait été près d’une demi-heure à courir des bordées dans le « Havre Ovale » avant de remarquer que la surface unie de ses eaux semblait un peu troublée par une légère ondulation qui semblait venir de l’extrémité nord-est. Il gouverna aussitôt sur ce point, et découvrit que les rochers s’ouvraient pour laisser un passage d’environ cent verges de largeur. Le vent le permettant, Marc s’y engagea aussitôt, et il se sentit bientôt porté sur les vagues longues et houleuses de la pleine mer. Il tressaillit d’abord au mugissement de la lame qui plongeait dans les cavernes des rochers ; il tremblait que son frêle esquif ne fût lancé contre cette côte âpre et dure où un seul choc l’eût mis en pièces. Mais trop bon marin pour perdre la tête, il tint bon et vit qu’en virant à temps il pouvait parer les rochers qui lui restaient sous le vent. Après avoir couru deux ou trois courtes bordées, il se trouva à un demi-mille au vent d’une longue muraille rocailleuse de vingt à vingt-cinq pieds de hauteur. Il mit en panne pour sonder, et lâcha quarante brasses de ligne sans atteindre le fond mais partout, sous le vent, il ne voyait que des bancs et des rochers, tandis qu’au vent, ainsi que devant et derrière lui, c’était l’Océan. Il était arrivé à la limite est des anciens écueils, changés maintenant en terre ferme. C’était donc là que le Rancocus s’était, à l’insu de ses officiers, engagé pour la première fois au milieu de ces bas-fonds dont, depuis ce moment, il avait toujours été entouré !

Il n’était pas facile de calculer la distance exacte entre la passe qui conduisait au Havre Ovale et le Cratère. Marc, à la vue, ainsi qu’au temps qu’il avait mis à la franchir, l’estimait à vingt-cinq milles en ligne directe. Le Sommet n’était plus visible, non plus que les mâts du bâtiment ; mais le Pic lointain et l’épaisse colonne de fumée se montraient toujours à l’horizon. Il pouvait y avoir une heure que le jeune marin était en pleine mer, s’éloignant graduellement de terre pour éviter la côte, quand il songea au retour. Il fallait un grand sang-froid pour gouverner dans la direction des rochers afin de trouver le passage qu’il devait suivre.

Le vent fraîchissait, et Marc dut prendre des ris. Le bruit que produisaient les vagues en se précipitant contre des rocs perpendiculaires, est plus facile à concevoir qu’à décrire. C’était, tout le long de la côte, un mugissement continuel produit par cet éternel conflit des éléments ; et lorsqu’une lame entrait dans une caverne de manière à en chasser l’air tout à coup, on eût dit le cri de rage ou d’agonie de quelque animal monstrueux. L’écume jaillissait au loin, et le mur de granit en était couvert dans toute son étendue.

Marc n’avait pas songé à prendre sur la côte quelques points de reconnaissance pour retrouver sa route, il lui avait semblé que rien ne serait plus-facile. Il ne lui restait d’autre ressource que de chercher un endroit où la ligne d’écume fût interrompue. Ce qu’il se rappelait néanmoins, c’était que le passage n’était pas perpendiculaire, mais oblique à la côte, et il était possible d’en être à cent verges sans l’apercevoir. Il n’en resta que trop convaincu lorsque, s’étant approché de la côte autant qu’il le pouvait sans danger, il ne put découvrir le passage désiré. Il le chercha pendant une heure en courant des bordées dans tous les sens, mais sans plus de succès. Passer la nuit en pleine mer, au vent d’une côte aussi peu hospitalière, c’était une perspective qui n’avait rien d’agréable, et Marc se décida à gouverner au nord, pendant qu’il faisait encore jour pour chercher quelque autre entrée. Il suivit pendant quatre heures cette sombre muraille dont l’aspect triste et repoussant n’était tempéré que par la blanche écume de la mer, sans apercevoir un point où même un bateau pût aborder. Comme il courait alors vent arrière, et qu’il avait largué les ris, il ne pouvait avoir fait moins de trente milles, et il put ainsi apprécier l’étendue de son nouveau territoire.

Vers cinq heures du soir, il atteignait un cap ou promontoire après lequel la côte courait tout à coup dans l’ouest. C’était donc l’angle de cette immense montagne volcanique, et Marc le nomma Cap Nord-Est. Le foc fut déployé, et la Brigitte cingla vaillamment à l’ouest pendant une heure, en serrant la côte, qui n’était plus dangereuse dès que le Cap eut été doublé.

Il était alors trop tard pour songer à gagner le Récif ; s’aventurer au milieu de ces canaux inconnus, dans l’obscurité, c’eût été une entreprise périlleuse. Il se borna donc à chercher quelque endroit où il pût jeter l’ancre jusqu’au lendemain matin ; car, même sous le vent des rochers, il n’aimait pas à rester à la merci de la pleine mer pendant son sommeil. Au moment où le soleil se couchait, et où une douce fraîcheur succédait à une chaleur dévorante, la côte s’ouvrit tout à coup, et laissa un passage assez large pour l’inviter à entrer. Il mit la barre dessous, borda les voiles, et la Brigitte y pénétra en serrant le vent. Plus elle avançait, plus le passage s’élargissait, et il finit par prendre les proportions d’une vaste baie. Un long banc de sable en dessinait le bord du côté du vent, et Marc le suivit quelque temps, jusqu’à ce que la vue d’une source l’engageât à s’arrêter. Il vira doucement pour approcher le bateau de la plage, puis, jetant le grappin, il s’élança à terre.

L’eau de la source était d’une fraîcheur délicieuse ; c’était la première qu’il goûtait, bien qu’il eût vu déjà plus de vingt sources depuis son départ. À voir cette plage, d’origine si naissante, on eût cru qu’elle était exposée à l’air depuis des siècles. Le sable était parfaitement net et luisant, d’une belle couleur dorée, et il était couvert de coquillages de la plus belle eau et d’une grosseur remarquable. L’odeur qu’ils exhalaient était le seul indice qu’ils eussent été si récemment habités ; mais c’était un inconvénient auquel l’action toute-puissante du soleil aurait bientôt remédié, et notre marin se promit de rendre une seconde visite à la baie, qu’il appela la Baie des Coquillages, pour lui ravir une partie de ses trésors. Que n’eût-il pas donné pour pouvoir les offrir à Brigitte ! Mais du moins il en ornerait sa cabine, et il se figurerait tout le plaisir qu’elle aurait eu à les admirer. Après avoir fait un petit souper au pied de la source, Marc étendit un matelas qu’il avait eu soin d’emporter, et il ne tarda pas à s’endormir.

Le lendemain, avant de partir, Marc se baigna, comme il le faisait tous les matins, et souvent même le soir. Après les fatigues de la journée, comme après le repos de la nuit, il y puisait de nouvelles forces. Qu’avait-il à désirer ? Il avait des vivres en abondance et avec son superflu il pouvait même faire le bonheur de son petit troupeau. Il était sûr de ne jamais épuiser la collection de vêtements de toute espèce qu’il avait trouvée à bord, et voilà qu’à toutes ces ressources s’ajoutait maintenant une eau délicieuse qui de tous côtés semblait sortir de terre pour ses besoins. Ses possessions venaient de prendre un tel accroissement qu’il lui faudrait plusieurs mois pour les explorer complétement, ce qu’il se promettait de faire. Partout, en un mot, il retrouvait le doigt de Dieu ; aussi, chaque jour, ne manquait-il jamais de se mettre en rapport avec lui, non par de simples prières murmurées du bout des lèvres, mais par ces mouvements ardents et passionnés où l’âme passe tout entière, et que la foi seule peut donner.

Après avoir traversé la Baie des Coquillages, la Brigitte continua à suivre la direction du sud-ouest par une passe assez large qui la conduisit à une pointe que Marc reconnut pour celle de la Fourche. Il n’avait plus qu’à suivre le chemin qu’il avait pris la veille, pour arriver au Récif. Le Cratère, qui se montrait alors, pouvait lui servir au besoin de fanal ; et, vers dix heures, il était de retour et passait à bord du Rancocus, où il retrouvait tout dans l’état où il l’avait laissé. Après avoir allumé du feu pour préparer des provisions pour une autre croisière, il monta dans les barres de perroquet pour examiner avec plus de soin qu’il n’avait pu le faire encore l’état des choses dans la direction du sud.

Le sombre nuage qui s’était si longtemps appesanti sur l’emplacement de la nouvelle éruption, s’était presque entièrement dissipé. Un point seul était encore obscurci par une légère trace de fumée ; partout ailleurs l’atmosphère était dégagée de vapeurs, et l’éloignement seul mettait obstacle à la vue. Le Pic, sorti tout à coup par un bond gigantesque du sein de l’Océan, offrait un spectacle sublime. Ce n’était pas à mille pieds seulement, comme Marc l’avait calculé d’abord, mais plutôt à deux mille pieds qu’il s’élevait dans les airs. Qu’on juge de l’effet de ce colosse aux flancs rudement labourés, dont la tête bleuâtre dominait ainsi l’immensité des mers ! Il méritait bien le nom de Pic de Vulcain, que Marc lui donna aussitôt. Après être resté une grande heure à considérer ce tableau avec plus d’intérêt et de plaisir que n’en prit jamais le connaisseur le plus enthousiaste à la vue d’un chef-d’œuvre de l’art, le jeune marin prit la résolution d’aller le visiter de plus près. Ce voyage aurait pour lui tout l’attrait de la nouveauté ; il y trouverait le même charme que le citadin blasé éprouve à parcourir des sites inconnus. Sans doute d’immenses changements s’étaient produits dans son voisinage immédiat, et l’entretenaient depuis huit jours dans un état d’effervescence continuelle ; mais ce n’était rien auprès de l’intérêt qu’il prenait à la montagne lointaine qui avait surgi si inopinément sur un point où, depuis dix-huit mois, il était accoutumé à ne voir absolument rien que des nuages.

L’après-midi fut consacrée aux préparatifs d’un voyage qui était pour lui un grand événement. La terre semblait se reposer de ses longues et violentes convulsions ; ces sourds murmures qu’il avait cru distinguer encore dans le calme de la nuit, avaient cessé de se faire entendre. Il n’y avait donc aucune crainte de danger ; et cependant, au moment d’approcher du théâtre où la nature venait de déployer toute sa puissance, Marc ressentait une sorte de sainte terreur. Les pensées qui l’absorbaient le suivirent jusqu’à une heure avancée de la nuit, et lorsqu’il se leva, ses paupières n’étaient pas restées longtemps fermées, bien qu’il n’éprouvât aucune fatigue.

C’était dans une direction tout à fait nouvelle qu’il allait naviguer ; et pour gagner la pleine mer par le passage le plus favorable, il avait à traverser le petit détroit qui séparait le Récif de la longue chaîne de rochers sur laquelle il avait fait une longue excursion à pied le lendemain du tremblement de terre. Pour donner passage au mât de l’embarcation, il lui fallait enlever le pont qu’il avait construit ; mais il pouvait le faire sans inconvénient. Le troupeau était déjà acclimaté, et Kitty elle-même avait quitté le Sommet sans regret, pour venir s’établir dans ces nouveaux pâturages. Elle ne s’était pas contentée de la visite qu’elle avait faite avec son maître ; elle était trop de son sexe pour qu’un seul voyage pût satisfaire sa curiosité.

Après avoir traversé plusieurs passes qui se succédaient sans se ressembler, les unes étroites et sinueuses, les autres larges et directes, la Brigitte atteignit vers midi la pointe méridionale. Marc calcula qu’il était au moins à vingt milles du Récif, et c’était à peine si le Pic paraissait plus près que lorsqu’il était parti. Il y avait là matière à de sérieuses réflexions sur la distance, et le résultat fut que Marc se décida à passer le reste du jour où il était, afin d’avoir une journée tout entière devant lui avant de se mettre en mer. Il n’était pas fâché en même temps d’explorer la côte et les îles des environs, afin de connaître à fond le groupe entier. Il chercha donc un emplacement commode pour amarrer son bateau, et il partit à pied, armé de son fusil, suivant son habitude.

La passe qui, au sud des groupes, conduisait à la pleine mer, était bien différente de celle qu’il avait suivie à l’est. La baie qui la terminait avait du côté du vent, à son extrémité, un promontoire qui s’avançait considérablement dans la mer. L’entrée, comme la sortie, était facile, et le promontoire était assez élevé sur un point pour servir d’indicateur.

Par suite de la grande quantité de sable et de limon qui avait été mise en mouvement par l’éruption, l’eau douce ne manquait pas, et Marc trouva même un petit ruisseau, d’une limpidité admirable, qui allait se jeter dans l’anse où il avait amarré l’embarcation. Il le remonta pendant deux milles, et arriva à un confluent où venaient aboutir une douzaine de sources s’échappant d’un banc de sable de plusieurs milles de long. Ce banc était-il de formation récente ? c’est ce qu’il n’était pas facile de reconnaître à la première vue. Que la lave ait été vomie depuis des siècles, ou qu’elle soit le produit d’une éruption récente, elle offre le même aspect ; et sans les dépôts de vase, les débris de poissons, les amas d’herbes marines encore fraîches, et les étangs d’eau salée qui n’étaient pas encore desséchés, Marc eût pu se croire au milieu d’une nature qui n’avait subi aucune altération.

La soirée commençait à peine, quand notre ami s’agenouilla sur le sable, près de son bateau, pour se mettre une dernière fois en communication directe avec son Créateur avant de s’endormir. Nous disons une dernière fois ; car bien souvent, dans la journée, soit sur le pont de son bâtiment, soit à l’ombre de ses plantations, il avait de ces entretiens solennels. Son sommeil n’en était pas plus mauvais lorsqu’il avait ainsi recommandé son âme à Dieu, puisant dans la prière des forces toujours nouvelles pour de nouvelles épreuves. Il ne priait pas longtemps de suite, mais tout son cœur passait sur ses lèvres lorsqu’il récitait le modèle sublime de toutes les prières, tel qu’il nous a été donné par le Christ lui-même.

Deux heures avant le jour, Marc était levé, et il appareilla aussitôt. Par un temps favorable, la Brigitte filait cinq nœuds à l’heure. Avec un bon vent, elle pouvait aller à sept, mais sa marche au contraire était considérablement réduite, dès que les lames, par leur élévation, abritaient les basses voiles.

Pendant deux heures la Brigitte se dirigea vers le sud-ouest au moyen de sa boussole. Avec le jour, le Pic sourcilleux reparut. Marc eut lieu de s’applaudir de la marche de son bateau. Les objets commençaient à se détacher distinctement de la montagne, et cependant il en était encore à plus de neuf lieues, tant il s’était trompé dans ses évaluations primitives.

À partir de ce moment, il ne franchissait pas un mille sans faire de nouvelles découvertes. Le soleil s’était levé, et les collines et les ravins se dessinaient les uns après les autres, se colorant, suivant leur position, de teintes différentes. À mesure qu’il approchait, il sentait redoubler son admiration mêlée de stupeur ; mais ce fut surtout lorsqu’il ne fut plus qu’à une lieue de distance, qu’il put se rendre exactement compte du phénomène sublime qui s’était produit si près de lui. Considéré comme île, le Pic de Vulcain n’avait pas moins de huit dix milles de longueur, quoique la largeur n’excédât pas deux milles. Courant du sud au nord, c’était son côté étroit qu’il présentait à notre observateur attentif, lorsqu’il le considérait du haut du Rancocus ; ce qui l’avait trompé sur son étendue comme sur son éloignement.

De tant de millions d’hommes qui couvrent la surface de la terre, Marc Woolston était le seul qui eût été en position d’assister à ce grand spectacle de la puissance des éléments ; mais qu’était-ce que ce spectacle auprès de ces mille globes immenses qui roulent incessamment dans l’espace, sans que la pensée de la créature s’élève jusqu’au Créateur ? Ces globes accomplissent leurs révolutions avec une régularité merveilleuse, et la plupart des hommes restent indifférents à ces prodiges qui se renouvellent à chaque instant du jour !

Le vent avait fraîchi pendant la fin de la traversée, et Marc ne fut pas fâché de voir sa frêle embarcation arriver sous l’ombre des vastes rochers qui formaient l’extrémité septentrionale du Pic. Il croyait les ranger qu’il en était encore à un mille de distance tant les proportions gigantesques de la montagne mettaient les calculs ordinaires en défaut. Il fallut qu’il en touchât en quelque sorte la base pour s’en former une idée exacte ; et alors, malgré l’abri qu’il trouvait sous le vent, le roulement incessant des vagues vers le rivage lui fit craindre de ne pouvoir aborder, et il allait se décider, à son grand regret, à revenir sur ses pas pour profiter du reste du jour, lorsqu’il arriva à un endroit que l’art plutôt que la nature semblait avoir disposé au gré de ses désirs.

Une étroite ouverture se montrait entre deux rochers de hauteur à peu près égale, mais dont l’un, en s’avançant dans la mer, la masquait presque entièrement. En passant par cette espèce de porte, vers laquelle le poussait un vent favorable, Marc se trouva dans un bassin de cent verges de diamètre qui non-seulement était entouré de bancs de sable, mais qui avait même un fond sablonneux. L’eau avait plusieurs brasses de profondeur, et il était facile d’aborder. C’est ce que fit Marc sur-le-champ, et, serrant les voiles, il, s’élança à terre en prenant le grappin avec lui. Comme Colomb, il s’agenouilla sur le sable et rendit grâces à Dieu.

Du bassin partait un ravin qui montait en serpentant jusqu’au point culminant, et à travers, bouillonnait un courant rapide. D’abord Marc pensa que c’était de l’eau de mer qui s’échappait de quelque lac sur le Pic ; mais en la goûtant, il reconnut qu’elle n’était pas salée. Son fusil sur le bras, son sac de provisions sur le dos, Marc entra dans le ravin, et, suivant le cours de l’eau, il commença son ascension. Il la trouva moins difficile qu’il ne l’avait prévu, et il eut le bonheur de la faire à l’ombre, le soleil pénétrant rarement dans ces humides et profondes crevasses ouvertes par les torrents.

Il lui fallut monter près de deux milles, avant d’arriver à un terrain plat. Aux trois quarts du chemin, le site changeait tout à coup d’aspect. Ce n’était plus cette aridité sauvage qui contristait le regard ; il était évident que le sol sur lequel il marchait alors n’était pas sorti depuis quelques jours seulement des abîmes de la mer, et Marc Woolston en conclut que le sommet du Pic de Vulcain avait été une Île longtemps avant la dernière éruption ; seulement, cette île alors était trop basse pour pouvoir être aperçue du Récif.

Un cri de joie s’échappa des lèvres de notre voyageur, quand la plaine du Pic se montra tout à coup à ses regards. Elle était richement boisée : des cocotiers, des bananiers, toute la végétation des tropiques, y étalaient leurs richesses. Un tapis de gazon y portait encore la trace d’une averse, que Marc avait vue tomber sur la montagne, pendant qu’il gouvernait vers l’île, et en l’examinant de plus près, il y retrouva celles de la pluie de cendres volcaniques qui l’avait précédée. Après une marche aussi rapide, exposé maintenant à toute l’ardeur du soleil, Marc s’assit à l’ombre sous un bouquet d’arbres, et il n’eut qu’à étendre la main pour ramasser des noix de coco, ce fruit délicieux dont le lait offre une boisson si agréable, en même temps que sa chair, au moment où il vient d’être cueilli, présente une nourriture succulente ; il y en avait par milliers. Comment ces arbres étaient-ils venus là ? Sans doute, comme tout se reproduit dans la nature. La terre ne renferme-t-elle pas les éléments de toute végétation, et manque-t-il de messagers ailés pour transporter les semences partout où il se trouve un climat favorable pour les faire fructifier ?

Après un repos d’une heure sous cet ombrage ravissant, Marc se mit à parcourir la plaine pour en admirer les beautés et l’étendue. Il marchait de surprise en surprise, et aux aspects les plus grandioses succédaient les sites les plus riants. Les branches des arbres étaient couvertes d’oiseaux du plus brillant plumage, dont plusieurs lui parurent de nature à offrir un manger délicieux. Un grand nombre étaient occupés à becqueter des figues sauvages, qui n’avaient pas grande saveur, mais qui du moins étaient rafraîchissantes ; il trouva que ces oiseaux avaient une grande analogie avec ceux que nous appelons becfigues, et, prenant son fusil, il en abattit plusieurs d’un seul coup. À l’aide de sa pierre et d’un peu de poudre, il ne lui fut pas difficile d’allumer du feu. Le bois s’offrait à lui en abondance, et c’était un article dont il commençait à devenir avare, tant il avait crainte d’en manquer. Il apprêta donc un rôti de gibier délicieux, qu’il entoura d’une botte de plantain ; il avait dans son sac du biscuit de mer et une bouteille de rhum et nous rougissons presque de dire quel honneur notre héros fit au festin. Il n’y manquait rien qu’une douce et intime causerie. Oui, en savourant ce repas solitaire, si succulent en lui-même, mais auquel toute une journée de fatigue donnait plus de saveur encore, Marc était tenté de se dire que, pour un paradis comme celui qu’il avait devant les yeux, il renoncerait sans peine à tout le reste de l’univers, pourvu qu’il eût une Ève auprès de lui, et que cette Ève fût Brigitte !

L’élévation de la montagne rendait l’air plus frais et plus agréable qu’il ne le trouvait sur le Récif ; et en le respirant, il éprouvait comme une sorte de douce ivresse. Oh ! que n’avait-il là un compagnon pour la partager ! c’était la pensée qui revenait sans cesse à son esprit. Qu’il était loin de s’imaginer qu’il fût alors si près d’un de ses semblables, et que le plus cher désir de son cœur était au moment de se réaliser !

Mais l’incident auquel nous faisons allusion fut trop inattendu et trop important pour ne pas mériter un chapitre spécial.