Le Cratère/Chapitre XVI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 198-210).
CHAPITRE XVI.


Près de chaque canon veille une sentinelle ;
Des feux brillent sur la tourelle ;
Des barques de pêcheurs, se croisant sur les eaux,
Gardent avec soin le rivage ;
Les éperons en sang, des cavaliers en nage,
Loin dans la plaine ont lancé leurs chevaux.
L’Armada espagnole. Macaulay



La maison était entièrement construite avant la saison des pluies ; mais les travaux du chantier n’allèrent pas aussi vite, et le beau temps était même revenu que le schooner n’avait pas encore été lancé à la mer. On est porté à s’endormir dans la prospérité, et la vie s’écoulait si doucement soit au Récif, soit au Pic de Vulcain, sans qu’on entendît parler des Indiens, que l’heureuse colonie, en jouissant des bienfaits qui lui avaient été répartis avec tant de profusion, n’aurait peut-être pas tardé à oublier la main qui les avait répandus, s’il n’était pas survenu des événements que notre devoir est maintenant de raconter, et qui la tirèrent de cette douce mais dangereuse sécurité.

Depuis un an, le nombre des habitants de la colonie s’était augmenté. L’Amie Marthe avait donné à l’Ami Betts un petit Robert, et presque en même temps Brigitte devenait mère d’une petite fille charmante. Ainsi que Marc l’avait prédit, Jones n’avait pas soupiré longtemps sans succès auprès de Jeanne Waters, et il fallut songer à les unir. Ce fut le gouverneur qui célébra la cérémonie : il lut les prières de l’Église avec la gravité convenable ; et, pour apaiser les scrupules de la fiancée, Bob et Marthe tinrent une « assemblée » pour décider que, dans l’état actuel des choses, il ne pouvait rien se faire de plus régulier.

Cependant le pauvre Peters, voyant tout le monde heureux autour de lui, ne pouvait supporter l’absence de Petrina, ou Peggy comme il l’appelait, et il pria le gouverneur de lui confier une des embarcations, pour qu’il pût aller jusqu’aux îles de Waally, à la recherché de sa compagne. Marc avait trop souffert lui-même de son isolement, pour ne pas compatir à la douleur du pauvre garçon ; seulement, il ne voulut pas le laisser partir seul, et comme il y avait très-longtemps qu’il n’avait été à l’île Rancocus, il se décida à l’accompagner en personne, d’autant plus qu’il voulait y transporter quelques porcs, afin d’en propager l’espèce, dans l’état sauvage, sur les hauteurs de cette île inhabitée.

Quand on sut qu’il était question d’un voyage à l’île Rancocus, il se fit un grand mouvement dans la colonie, et ce fut à qui serait de la partie. Malgré son désir d’obliger ses compagnons, Marc fut obligé de modérer leur impatience ; et ne pouvant les emmener tous, il soumit au conseil les choix à faire, et Bob, Bigelow et Socrate furent adjoints à Marc et à Peters : Bob, comme conseiller du gouverneur, Socrate pour les soins à donner à la cuisine, et le charpentier pour choisir des bois pour les coittes du schooner.

Brigitte avait fait ses couches dans la cabine du vieux navire, pour laquelle nous connaissons depuis longtemps sa prédilection. Marc la ramena au Pic avec son enfant pour y passer le temps de son absence auprès d’Anne dans le jardin de l’Éden.

Au jour fixé, la Neshamony appareilla, ayant trois porcs au nombre des passagers. Il avait été décidé qu’on commencerait par visiter le volcan qu’aucun des colons ne connaissait encore. Marc avait été jusqu’à une lieue de sa base, Bob s’en était approché encore plus lors de son premier voyage au Pic, mais personne n’avait mis pied à terre et n’avait examiné en détail un site qui avait tant d’intérêt pour ceux qui en étaient si proches voisins. Ce serait un détour d’une quinzaine de lieues, mais rien ne pressait nos voyageurs, et leur curiosité était trop légitime pour ne pas être enfin satisfaite.

La brise n’était pas forte, et la journée était déjà avancée lorsque la Neshamony se trouva à proximité du volcan. Marc ne s’en approcha qu’avec précaution. La sonde indiquait que l’eau devenait de moins en moins profonde, à mesure que la distance qui les séparait du cône diminuait. La montagne était circulaire, d’une grande régularité, et elle avait de six à huit cents pieds de hauteur. Ses fondations de roc sec et de lave occupaient un emplacement d’environ mille acres. Tout avait un caractère de solidité et de durée, et il ne paraissait pas probable que cette formation volcanique s’enfonçât jamais une seconde fois sous la mer.

Comme le volcan n’était pas encore éteint, il fallut n’aborder qu’avec prudence. Marc choisit une place où les rochers formaient une courbe, et, mettant pied à terre, il s’approcha du cône autant que le permettait la pluie de pierres, examinant avec une attention toute particulière la nature du terrain. Il se convainquit qu’à une époque quelconque, cette île aussi ne laisserait rien à désirer sous le rapport de la fertilité et de l’agrément ; mais cette époque était éloignée, et le grand avantage qu’elle présentait pour le moment, c’était d’offrir une issue à ces forces cachées et dangereuses qui s’accumulaient incessamment dans les entrailles de la terre.

Il y avait une heure que la petite troupe parcourait l’île, et elle s’apprêtait à la quitter, quand une découverte des plus émouvantes la fit tressaillir. Bob venait d’apercevoir un canot amarré au milieu des rochers sous le vent ; un homme était auprès. Le premier mouvement fut d’y voir le commencement des hostilités, mais un examen plus attentif convainquit Marc qu’il n’y avait point de danger sérieux à craindre, et il résolut de s’avancer vers l’étranger, pour savoir à quoi s’en tenir.

Mais Peters l’avait déjà précédé, et on l’entendit pousser un cri en se précipitant au-devant d’une seconde personne qui venait de sortir du canot, et qui accourait à lui en bondissant comme une gazelle. Il n’y eut qu’une voix pour s’écrier que ce ne pouvait être que Peggy, la femme indienne du pauvre Peters. C’était bien elle en effet, et après un temps convenable consacré aux larmes, aux transports dé joie et aux caresses des deux époux, Peters, qui partait assez bien la langue de sa femme, reproduisit ainsi les explications qu’elle lui avait données.

Il paraît qu’après l’évasion de Jones et de son mari, les hostilités entre Ooroony et Waally avaient recommencé avec plus d’ardeur que jamais. La fortune, comme cela lui arrive assez souvent, fut inconstante, et cette fois ce fut Waally qu’elle favorisa. Son ennemi, battu sur tous les points, fut refoulé dans une des plus petites îles du groupe, où ce qui lui restait de compagnons fidèles se réunirent autour de lui. Maître de ses actions, Waally revint à son projet de poursuivre les blancs qu’on avait vus se diriger vers le sud avec tant d’objets précieux, et en même temps d’étendre ses conquêtes en prenant possession de la montagne qu’il avait visitée l’année précédente. Il prépara donc une grande expédition, et cent canots venaient de mettre à la voile, montés par plus de mille guerriers.

Le frère de Peggy, Uncus, guerrier de quelque renom, avait dû se joindre à ses compagnons, et sa sœur avec une cinquantaine d’autres femmes avait trouvé moyen de les accompagner. Pour effectuer cette entreprise, la plus importante de celles qui avaient signalé sa turbulente carrière, Waally avait attendu la saison la plus favorable de l’année. Tous les étés, il y avait une période de quelques semaines pendant laquelle les vents alizés soufflaient avec moins de violence qu’à l’ordinaire, et où même il n’était pas rare d’avoir des changements de vent, ainsi que de légères brises. Les Indiens le savaient parfaitement, car c’étaient de hardis navigateurs, si l’on considère les dimensions et les qualités de leurs embarcations. Le voyage jusqu’à l’île Rancocus, distance d’au moins cent lieues, s’était effectué sans accident, et la flotte entière était venue débarquer à l’endroit même où Betts avait campé à son retour avec les nouveaux colons. Près d’un mois s’était passé à explorer la montagne, spectacle tout nouveau pour la plupart des Indiens, et à faire leurs préparatifs pour la suite de leurs opérations. Pendant ce temps un grand nombre d’entre eux avaient vu le Pic de Vulcain, ainsi que la fumée du volcan, bien que le Récif, avec toutes ses îles, ne s’élevât pas assez pour être aperçu d’une si grande distance. Le Pic devint alors le but de leur convoitise, car on ne doutait pas que ce ne fût là que Betts et les autres blancs s’étaient retirés avec leurs trésors. Certes l’île Rancocus avait son mérite, et Waally prenait déjà ses mesures pour y fonder un établissement ; mais la montagne qui se montrait au loin devait être une acquisition bien plus précieuse, puisque les blancs avaient amené leurs femmes de si loin pour l’habiter avec eux.

Uncus et Peggy avaient été instruits de ce qui se préparait, Peggy aurait pu attendre patiemment le départ de l’expédition, si elle n’eût appris que des menaces de châtiment exemplaire contre les deux déserteurs, dont l’un était son mari, s’étaient échappées des lèvres du terrible Waally lui-même. À cette nouvelle, la fidèle Indienne ne laissa pas de trêve à son frère qu’il n’eût consenti à partir avec elle sur une pirogue qui lui appartenait. Elle y réussit d’autant mieux qu’Uncus n’aimait pas Waally, et qu’il était en secret partisan d’Ooorony.

Le frère et la sœur partirent un soir de l’île Rancocus, et prirent ce qu’ils croyaient être la direction du Pic. On se rappelle que ce n’était qu’au milieu de la traversée qu’on pouvait l’apercevoir de l’Océan, bien qu’on le vît distinctement des hauteurs de l’île. Le lendemain matin, la fumée du volcan s’élevait devant eux, mais le Pic ne se montrait nulle part. Il est probable que la pirogue s’était trop avancée vers le sud, et qu’ils s’éloignaient en diagonale de l’endroit qu’ils voulaient atteindre, au lieu de s’en approcher. Uncus et sa sœur continuèrent à faire usage de leurs pagaies pour se diriger vers la fumée ; et, après trente-six heures de fatigues presque continues, ils réussirent à débarquer sur le volcan, stupéfaits et tremblants du spectacle qu’il leur offrait et qui était tout nouveau pour eux, mais forcés d’y chercher un refuge, comme l’oiseau de terre vient reposer ses ailes fatiguées sur les agrès d’un navire, quand une bourrasque inattendue le chasse du rivage. Au moment où ils avaient été vus, ils s’apprêtaient à repartir, sachant alors la direction qu’ils devaient prendre, puisque du volcan on voyait le Pic.

Marc les questionna avec beaucoup de soin sur les projets de Waally. Uncus était intelligent pour un sauvage, et il savait s’expliquer très-bien. Il pensait que les Indiens profiteraient du premier jour de calme, ou du moins de brise légère, pour effectuer la traversée. Suivant lui, la troupe était nombreuse et pleine d’ardeur. Ils n’avaient en leur possession qu’une douzaine de vieux fusils, avec un peu de balles et de poudre, mais, depuis la désertion des deux matelots, il ne restait personne qui pût en tirer grand parti. Néanmoins ils étaient en si grand nombre, ils avaient tant d’armes de leur invention qu’ils savaient manier avec une adresse fatale, et ils étaient si animés par l’espoir du butin qu’ils attendaient, que, suivant Uncus, il n’y avait pour les colons qu’un parti à prendre : c’était d’aller gagner à l’instant quelque autre île, s’ils savaient où il y en avait une, dussent-ils même abandonner la plupart de leurs effets à leurs ennemis.

Mais notre gouverneur ne partagea nullement cet avis. Il connaissait la force de sa position sur le Pic, et il n’était nullement d’humeur à l’abandonner. Sa grande préoccupation était pour le Récif, qu’il était bien plus difficile de défendre. Comment mettre à la fois le Cratère, le bâtiment, le schooner en construction et les troupeaux disséminés sur une si grande étendue de terrain, à l’abri des déprédations des sauvages, et quelles forces pouvait-il opposer à leurs cent canots ? Même en comptant Uncus, qui s’enrôla avec empressement dans sa petite troupe, son effectif ne se composait que de huit hommes. Ajoutez deux ou trois femmes qui pourraient être employées au transport des munitions, ou être placées en sentinelles, tandis que les autres garderaient les enfants, veilleraient au troupeau, etc. c’était tout ce qu’il était possible de réunir. Marc faisait tous ces calculs, pendant que Peters lui traduisait, phrase par phrase, les communications d’Uncus et de sa sœur.

Il était indispensable de prendre une prompte résolution. Il ne pouvait plus être question d’aller à l’île Rancocus, et d’ailleurs le but principal du voyage était atteint, puisque Peters avait retrouvé sa gentille petite Peggy. Les porcs qu’on devait transporter dans cette île, furent laissés sur la plage du volcan, où la mer leur jetterait quelque pâture ; et l’on décida qu’il fallait retourner au Pic au plus vite. Il ne restait qu’une heure de jour lorsque la Neshamony appareilla. Favorisée par les vents alizés qui soufflaient assez vivement dans ce détroit, l’embarcation, quoiqu’elle remorquât la pirogue, venait se ranger sous les rochers sourcilleux quelque temps avant la réapparition du jour. Au moment où le soleil se levait, elle était à la hauteur de l’Anse Mignonne, dans laquelle elle se hâta d’entrer. Le gouverneur tremblait qu’on ne vît ses voiles des canots de Waally, longtemps avant qu’il pût voir lui-même les canots, et il lui tardait de se trouver à l’abri des regards.

Le retour si prompt et si inattendu de la pinasse causa une grande surprise dans l’Éden. Personne ne l’avait vue entrer dans l’Anse, et Marc était à la porte de l’habitation avant que Brigitte soupçonnât son arrivée. Il n’eut rien de plus pressé que d’envoyer Bigelow sur le Pic avec une longue-vue pour regarder après les canots, tandis qu’au moyen d’une conque on rappelait en toute hâte Heaton qui était dans les bois. Au bout de vingt minutes le conseil était assemblé ; et, tout en délibérant, les hommes s’occupaient à réunir et à préparer leurs armés. Peters et Jones reçurent ordre de descendre au magasin pour y prendre des munitions, puis de courir aux batteries pour charger les caronades.

On ne fut pas longtemps sans nouvelles de Bigelow. Sa femme l’avait accompagné, et elle accourut, hors d’haleine, annoncer que l’Océan était couvert de canots et de catamarans, et que la flotte n’était plus qu’à trois lieues de l’île. Cette nouvelle, toute attendue qu’elle était, jeta la consternation dans la petite colonie. C’était toujours pour le Récif que Marc craignait le plus, et il ne s’y trouvait pour le moment que les négresses, sans personne même pour les diriger. Il est vrai que ces îles étaient si peu élevées que les Indiens ne pourraient les voir, tant qu’ils seraient sur leurs canots. Mais il y avait un autre sujet d’inquiétude. Il ne se passait jamais une semaine sans que l’une ou l’autre de ces femmes vînt au Pic apporter du lait et du beurre qui était excellent quand il était frais, mais qui, dans un pays aussi chaud, ne se conservait pas longtemps. Personne ne s’entendait mieux que Junon à diriger un bateau à la voile, et, comme toutes les personnes qui connaissent leur mérite, elle cherchait toutes les occasions de le montrer. Or, il y avait près de huit jours qu’on ne l’avait vue, et il était à craindre qu’elle ne fût en route dans le moment même. L’embarcation dont se servaient les négresses était la Didon, bateau parfaitement sûr dans les temps calmes, mais voilier, détestable : ce qui ajoutait aux chances de capture, si l’on venait à lui donner la chasse.

Ne pouvant résister à son impatience, Marc transporta au Pic le lieu des délibérations, afin de pouvoir surveiller lui-même ce qui se passait en pleine mer. Il s’y rendit aussitôt, et tout le monde le suivit, même les femmes et leurs enfants, à l’exception de Bigelow, de Peters et de Jones, qui placés aux batteries pour défendre au besoin l’entrée de l’Anse Mignonne, ne pouvaient pas quitter leur poste.

Tant que les colons étaient restés dans la plaine, ils n’avaient pas à craindre d’être aperçus d’aucun des points de l’Océan. Les sentinelles qui gardaient les caronades avaient pour consigne de rester cachées sous les arbres, d’où elles pouvaient tout voir sans risquer d’être vues. Mais sur le Pic découvert et si élevé, on était en vue de tous les côtés. Bob le savait mieux que personne, lui qui avait distingué Marc lorsque son attention avait été appelée sur ce point par la décharge des coups de fusil. Et combien de fois Marc lui-même n’avait-il pas reconnu Brigitte qui, du haut de cet observatoire épiait son retour ! Sans doute sa robe flottante aidait à la reconnaissance ; mais c’en était assez pour justifier les plus grandes précautions.

Du moment ou la petite troupe débouchait sur le Sommet, la flotte ennemie était en vue, et on la distinguait parfaitement à l’œil nu. Elle s’avançait sur trois lignes, en bon ordre, dans la direction de l’île, mais sans paraître avoir pour but un point déterminé.

Mais ce fut vers le nord, dans la direction du Récif, que Marc tourna les yeux avec la plus grande anxiété. Brigitte venait de lui dire qu’elle attendait Junon ce jour-là. C’était toujours avec une grande répugnance qu’elle la voyait affronter un pareil danger, et elle avait dit plusieurs fois qu’elle le lui défendrait positivement ; mais la défense n’avait pas été prononcée, et l’inquiétude du gouverneur s’accrut lorsque Bob signala au nord un point blanc, qu’il présumait être une voile. La longue-vue fut dirigée de ce côté : il n’y avait point de doute ; c’était bien la Didon, qui n’était plus qu’à une distance de dix milles, et l’on pouvait s’attendre à la voir arriver avant deux heures !

La position était critique, et jamais le conseil n’avait été appelé à prendre une décision plus grave ni plus urgente. Ce n’était pas seulement l’embarcation qui était compromise ; mais la découverte de l’Anse et du Récif pouvait amener les plus sérieuses conséquences, probablement la destruction de la colonie. Comme les canots des Indiens étaient encore à plus d’une lieue de l’île, Bob pensa qu’il avait encore le temps de se jeter dans la Brigitte et d’aller au-devant de la Didon ; qu’alors les deux embarcations pourraient courir des bordées au vent jusqu’à la nuit, puis aller au Récif, ou revenir à l’Anse Mignonne, suivant les circonstances. Faute de mieux, le gouverneur allait donner son assentiment à ce projet, quoiqu’il ne le goûtât pas beaucoup, lorsqu’il fut fait une nouvelle proposition, qui, au premier moment, parut si étrange que personne n’en croyait d’abord la réalisation possible, mais qui finit cependant par avoir l’assentiment général.

Uncus et Peggy étaient auprès du gouverneur. Celle-ci savait assez d’anglais pour suivre le fil de la discussion, et Bob, qui avait ramassé par-ci par là quelques mots de son jargon, lui avait expliqué, tant bien que mal, ce qu’elle aurait pu ne pas comprendre. Au beau milieu de la conférence, elle disparut tout à coup sans qu’on s’en aperçût, et courut la batterie où son mari était de garde. Elle le ramena presque aussitôt, et ce fut par lui que fut faite la proposition qui causa d’abord tant d’étonnement. Peggy avait appris à Uncus ce qui se passait, en lui montrant l’embarcation de Junon, qui s’approchait alors sensiblement de l’île, et Uncus avait offert d’aller à la nage au-devant d’elle pour la prévenir à temps, et lui donner les instructions qu’on jugerait convenables.

Quoique Marc, Heaton et Brigitte, ainsi que tous ceux qui les entouraient, sussent parfaitement que les naturels des mers du Sud pouvaient passer, et passaient en effet des heures entières dans l’eau, ils commencèrent par s’écrier qu’une pareille proposition n’était pas acceptable. Puis la réflexion fit son office ordinaire, et les opinions se modifièrent peu à peu. Peters assura au gouverneur qu’il savait qu’Uncus allait souvent d’une île à l’autre à la nage et que si ce n’était que pour lui qu’on eût des craintes, on pouvait être complétement rassuré. Il ne doutait pas qu’en cas d’absolue nécessité, l’Indien ne fût capable de nager même jusqu’au Récif.

Cette difficulté surmontée, une autre se présentait. Uncus ne savait pas un mot d’anglais et une fois arrivé auprès de Junon, comment se ferait-il entendre d’elle ? Junon était une fille de résolution et d’énergie, comme le prouvait assez la traversée qu’elle entreprenait seule ; et, en voyant un sauvage chercher à entrer dans son bateau, elle pourrait très-bien le repousser à grands coups d’aviron. Mais Brigitte se hâta de repousser cette supposition. Junon avait le cœur excellent ; et, en voyant un homme dans l’eau, sa première pensée serait de le prendre à bord. Junon savait lire Brigitte avait pris la peine de lui donner elle-même des leçons, ainsi qu’à ses autres esclaves. Brigitte lui écrivit un billet pour la mettre sur ses gardes et lui dire d’avoir toute confiance en Uncus. Junon savait toute l’histoire de Peters et de Peggy, à laquelle elle avait pris beaucoup d’intérêt ; et, en apprenant que l’Indien était le frère de Peggy, elle n’en serait que plus disposée à se laisser guider par lui.

Dès que cet important billet fut écrit, Uncus descendit au bord de la mer. Il était accompagné de Marc, de Peters et de Peggy ; le premier, pour lui donner ses instructions, les deux autres pour servir d’interprètes. La sœur prenait un vif intérêt à l’entreprise de son frère, non pas qu’elle ressentît cette inquiétude qu’une Européenne aurait éprouvée à sa place ; elle était fière au contraire qu’un individu de sa race pût, à peine arrivé, se rendre utile à ses compatriotes. Ses derniers mots à son frère furent pour lui recommander de bien se maintenir au vent, afin que, lorsqu’il approcherait de l’embarcation, il y fût naturellement porté par la lame.

Le jeune Indien fut bientôt prêt. Il plaça le billet dans ses cheveux, et on le vit bientôt glisser sur l’eau avec l’aisance, sinon avec la rapidité d’un poisson. Peggy frappa dans ses mains pour témoigner sa joie ; puis elle courut avec Peters à la batterie, où il était urgent qu’il reprît son poste. Marc remonta au Pic par l’Escalier, qu’il gravit d’un pas rapide. Et, soit dit en passant, cette montée, autrefois si pénible, n’était plus qu’un jeu pour lui. L’exercice avait assoupli tous ses muscles ; et, maintenant, ce chemin qu’il avait eu peine à faire en ayant les mains libres, il le franchissait en moitié moins de temps en portant de lourds fardeaux. Il en était de même de tous les colons ; hommes et femmes, qui commençaient à courir sur les rochers comme autant de chamois.

À son retour sur le Pic, le gouverneur vit que le moment de la crise approchait. Les canots étaient à moins d’une lieue de l’île, et l’on voyait les pagaies frapper l’eau en mesure pendant qu’ils s’approchaient en lignes serrées. Jusqu’alors ils n’avaient pu voir la voile de la Didon, qui était à cinq milles de l’extrémité septentrionale dé l’île, tandis que la flotte en était à la même distance au sud, ce qui portait la distance qui les séparait à dix milles ; bien qu’à les voir du haut du Pic, on eût pu les croire à une portée de canon l’une de l’autre.

Uncus était pour le moment le grand point d’attraction. Il n’était plus masqué par l’île ; et, grâce à la pureté de l’atmosphère, on voyait comme un point noir, flotter sur la surface mobile de l’Océan. À l’aide de la lunette il était facile de suivre ses moindres mouvements. Jetant alternativement ses bras en avant avec autant de régularité que de vigueur, le jeune Indien poursuivait sa route, se maintenant au vent, suivant la recommandation de sa sœur, et passant à travers ces masses écumeuses qui semblaient devoir l’engloutir.

Le vent n’était pas très-fort, ni les lames très-hautes mais l’Océan, même à l’état de repos, n’en est pas moins l’Océan. Une circonstance favorable pour nos colons c’était que, par suite de quelques circonstances accidentelles de position, il régnât autour de l’extrémité septentrionale de l’île un courant qui se faisait sentir sur la côte à l’ouest, en se dirigeant vers le sud. Ce courant, en éloignant les canots de la petite embarcation et de l’entrée de l’Anse, augmentait les chances de salut de la Didon.

Cependant Junon s’avançait avec confiance, se tenant plus près du vent que d’habitude, à cause de la faiblesse de la brise. Uncus, de son côté, manœuvrait avec beaucoup d’adresse, et il mesura si bien ses distances qu’il avait la main sur le plat-bord du bateau avant que Junon se fût aperçue de son approche. D’un bond il fut dans l’embarcation, et la pauvre fille ouvrait la bouche pour pousser un cri d’alarme, lorsque Uncus se hâta de lui présenter le billet en prononçant de son mieux le mot « maîtresse. » Pendant que Peggy le lisait avidement, Uncus se mit tranquillement à serrer la voile, moyen le plus efficace de cacher la présence du bateau à ces milliers d’yeux perçants qui, des canots ennemis, pouvaient se diriger de leur côté. Dès que Marc eut vu s’effectuer cette manœuvre, il s’écria : « Tout va bien ! » et il descendit rapidement du Pic pour se porter sur un point d’où il lui importait de surveiller les mouvements de Waally et de sa flotte.