Le Cratère/Chapitre XVII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 210-221).
CHAPITRE XVII.


Beau chevalier, levez vos étendards,
Jetez des fleurs, vous, jeune fille ;
Que le canon ébranle les remparts ;
Guerriers, montrez vos lances de Castille !
Macaulay



Malgré la rapidité avec laquelle Uncus avait conçu et exécuté son projet, il s’était écoulé tant de temps depuis la première apparition de la flotte, que les canots étaient sous les rochers au moment où le gouverneur atteignait le bois qui en bordait l’extrémité du côté du nord. Ce point était à un mille ou deux sous le vent de l’Anse-Mignonne, et toutes les embarcations dérivaient encore plus au sud, sous l’influence du courant. Tant que cet état de choses continuerait, les cotons n’avaient rien à craindre, puisqu’ils savaient que l’Anse était le seul lieu de débarquement possible. L’ordre le plus strict avait été donné à tous les cotons de se tenir cachés, ce qui était d’autant plus facile que la plaine, qui s’élevait de mille pieds au-dessus de la mer, était entourée d’arbres de tous côtés.

La flotte de Waally présentait un aspect imposant. Non-seulement ses canots étaient spacieux et remplis de guerriers, mais ils étaient ornés avec le luxe ordinaire des sauvages. Des plumes et des drapeaux, des symboles de guerre et de puissance flottaient sur presque toutes les proues, tandis que les Indiens étaient revêtus de leurs plus brillants accoutrements. Toutefois, il était évident qu’ils ne savaient trop que penser de la nature du lieu qu’ils s’apprêtaient à visiter. Ils voyaient, à n’en pouvoir douter, la fumée du volcan, et un mur de roc semblait leur barrer le passage. Il n’en était point du Pic de Vulcain comme de l’île Rancocus, où partout il y avait une plage d’un accès facile. Au Pic, au contraire, les vagues venaient se briser contre un mur de granit, ne laissant d’autre trace de leur passage que l’humidité qu’elles y imprimaient. Ces êtres ignorants et superstitieux devaient naturellement attribuer ces circonstances extraordinaires à quelque intervention surnaturelle ; et Heaton, pour sa part, était convaincu que Waally, qu’il avait eu occasion d’observer, hésitait sur la route qu’il devait suivre, par suite de cette impression. Quand cette opinion fut exprimée, le gouverneur ouvrit l’avis de tirer un coup de canon, dans l’espoir que le bruit de la détonation, et surtout les échos, — il y en avait un en particulier d’un effet vraiment terrible, — mettraient peut-être toute la troupe en fuite. Heaton avait quelques doutes à ce sujet, car Waally et ses compagnons n’étaient pas sans avoir entendu des décharges d’artillerie. Il est vrai que le renvoi des sons par des échos serait quelque chose de tout nouveau pour eux, leurs îles de corail étant trop basses pour que de pareils effets pussent s’y produire. Peut-être avaient-ils entendu quelque chose de semblable sur l’île Rancocus, mais certainement rien qui approchât du bruit redoutable que Marc et Heaton s’étaient amusés quelquefois à faire pour divertir leurs femmes, en déchargeant leurs fusils le long de la rampe de l’Escalier. Déjà, lorsqu’ils avaient mis le feu à une des caronades pour la souffler, ils avaient pu juger de la manière dont les rochers se renvoyaient les sons. Après quelque discussion, il fut arrêté que l’épreuve serait tentée ; et Betts, qui connaissait les endroits les plus favorables, fut envoyé à la batterie supérieure, avec la recommandation de pointer sa pièce, de manière à produire le plus de fracas possible.

Ce plan fut mis à exécution juste au moment où Waally venait d’assembler ses chefs autour de son canot pour les consulter sur la manière dont-il fallait s’y prendre pour explorer toute la côte, et trouver un lieu de débarquement. Le bruit de la caronade retentit tout à coup à leurs oreilles, sans que rien les y eût préparés, et il se répéta de rocher en rocher sur un espace de plusieurs milles, avec des roulements vraiment terribles ! Les naturels ne pouvaient voir la fumée, qui leur était masquée par les bois et par les murs de granit ; aussi leur stupeur fut-elle extrême, et ils ne pouvaient concevoir ces longs et retentissants coups de tonnerre qui semblaient partir de tous les coins de l’île à la fois. Un cri s’éleva que les rochers étrangers parlaient, et que les dieux du lieu étaient courroucés. Ce cri fut le signal d’une débâcle générale ; on eût dit que les canots luttaient à qui se mettrait le plus vite à l’abri des quartiers de roche qu’ils s’attendaient à voir pleuvoir sur leurs têtes. Pendant une demi-heure on n’entendit que le bruit des pagaies qui faisaient jaillir des flots d’écume par les mouvements furieux qui leur étaient imprimés.

Jusque-là le plan du gouverneur avait réussi même au delà de ses espérances. S’il pouvait se débarrasser de ces sauvages sans effusion de sang, ce serait pour lui une vive satisfaction, car il lui répugnait de balayer à coups de canon cette foule stupide. Comme il se félicitait avec Heaton de ce premier résultat, un messager accourut du Pic, où Brigitte était restée en observation, pour annoncer que la Didon se dirigeait vers l’île, et qu’elle approchait de la pointe septentrionale. On était convenu d’un signal qui devait faire connaître si l’on pouvait sans danger entrer dans l’Anse, et Brigitte envoyait demander si c’était le moment de le faire ; si on différait, l’embarcation serait bientôt trop près pour l’apercevoir. Le gouverneur jugea l’instant favorable : le mouvement de fuite était loin de se ralentir, et il avait lieu vers le sud-ouest, tandis que c’était par le nord-est que la Didon devait arriver. L’ordre fut donc donné d’arborer le signal.

Brigitte se hâta de le faire ; et, en réponse, le petit bateau déploya sa voile. Il était évident qu’Uncus en avait pris alors la direction. Sans doute, il ne s’était pas mépris sur l’effet que produiraient la détonation et surtout l’écho, qui était un mystère aussi grand et aussi imposant pour lui que pour aucun de ses compatriotes. Seulement il attribua ces voix retentissantes et terribles que semblaient prendre les rochers, au pouvoir que les blancs exerçaient sur ces masses gigantesques ; et, tout en tremblant lui-même, il se disait que c’était en leur faveur que ces phénomènes s’opéraient, et il n’en avançait qu’avec plus de confiance. Mais il savait bien qu’il n’en serait pas de même des autres naturels ; il n’en fallait pas plus pour les mettre en déroute complète ; et comme à l’instant même le signal avait été arboré, le jeune Indien n’eut pas un moment d’hésitation, et en moins de vingt minutes il était entré dans le port.

Le retour de Junon causa des transports de joie parmi les colons. La retraite de leurs ennemis ne leur avait pas même fait autant de plaisir. Du moment que le bateau n’avait pas été vu, Marc était persuadé que les Indiens se tiendraient longtemps, sinon toujours, à l’écart, puisqu’ils ne manqueraient pas d’attribuer la détonation, la fumée du volcan et tous les mystères de ce lieu terrible, à des puissances surnaturelles.

Uncus reçut les félicitations générâtes, et il semblait le plus heureux des hommes. Il chargea Peggy d’expliquer les pensées qui l’animaient. Il détestait Waally : c’était, suivant lui, le plus farouche des tyrans, et il aimerait mieux mourir que de se soumettre de nouveau à ses exactions. Junon manifesta hautement les mêmes sentiments, et elle se prit bientôt d’une vive amitié pour Peggy. Cette haine de la tyrannie est innée dans l’homme ; mais il faut se garder de confondre l’oppression véritable avec ces restrictions salutaires sans lesquelles toute société est impossible.

Quant aux canots, ils avaient disparu au sud-ouest, dans l’horizon, fuyant à toutes voiles devant le vent. Waally avait l’esprit trop fortement trempé pour se laisser abattre aussi complétement que ses compagnons ; mais le découragement était si profond, la terreur si générale, qu’il vit bien qu’il n’y avait rien à faire pour le moment ; et se rendant au désir de tous ceux qui l’entouraient, il avait donné lui-même le signal de la retraite.

Ce ne fut pas sans un profond regret que le gouverneur renonça à son projet d’aller à l’île Rancocus. Si Waally y fondait un établissement, il était impossible que tôt ou tard une collision n’éclatât pas entre deux colonies si rapprochées. On ne tarderait pas à se rendre compte, au milieu des collines de l’île Rancocus de ce que c’était qu’un écho ; et alors cette sorte de prestige mystérieux qui s’attachait au Récif s’évanouirait. Le premier vagabond qui déserterait de quelque bâtiment, pourrait se donner de l’importance en expliquant ce prétendu phénomène, et engager les Indiens à renouveler leur tentative. En un mot, il paraissait certain que les hostilités recommenceraient avant six mois, si Waally restait si proche d’eux ; aussi Marc posa-t-il sérieusement cette question S’il valait mieux poursuivre l’avantage déjà obtenu, et profiter de la panique des naturels pour les refouler dans leurs îles, ou bien rester cachés derrière cette sorte de mystère qui, jusqu’à présent, les enveloppait ? Ces divers points furent gravement débattus, et furent l’objet de discussions tout aussi intéressantes pour les colons que jamais la question des banques, de l’abolitionisme, de l’antimaçonnerie ou du libre échange, purent jamais l’être en Amérique. Bien des conseils furent tenus pour décider cette grande question politique qui, comme il arrive presque toujours, fut tranchée par la force des circonstances plutôt qu’élucidée par les déductions rigoureuses de la raison humaine. Dans l’état de faiblesse de la colonie, on ne pouvait songer à une guerre agressive. Waally avait des forces trop redoutables à sa disposition pour être attaqué par une douzaine d’ennemis. Il fallait du moins attendre que l’Ami Abraham pût faire entendre sa voix d’airain en leur faveur. Une fois en possession de ce bâtiment, Marc ne désespérait pas de forcer Waally à battre en retraite, peut-être même à le renverser pour replacer Ooroony à la tête des naturels. C’était donc à finir et à lancer le schooner qu’il fallait songer avant tout et après une semaine d’incertitudes et de délibérations, on résolut de s’y mettre avec ardeur.

Dans les circonstances actuelles, c’était une entreprise qui avait besoin d’être concertée avec autant de prudence que d’adresse. On ne pouvait envoyer des travailleurs au Récif sans priver la colonie de leur concours si une autre invasion venait à être tentée, puisque entre les deux établissements la distance ne s’élevait pas à moins de cinquante milles. D’un autre côté, on ne pouvait songer à risquer un combat sur mer avec la Neshamony, la Didon, la Brigitte, et la Marie. Le pierrier qu’on avait mis à bord de la pinasse ne pouvait suffire pour intimider les naturels, qui étaient familiarisés avec l’usage des armes à feu. Il fallait donc avant tout pouvoir disposer du schooner sans lequel le reste de la flotte serait frappée d’impuissance. Voici les mesures qui furent arrêtées en conseil : Heaton resterait au Pic avec Peters et Uncus pour garder ce poste important, pendant que Marc se rendrait au Récif avec tout le reste de la colonie. Bigelow partit un jour où deux avant les autres, pour achever quelques travaux indispensables.

Ce fut dix jours après la retraite de Waally que Marc mit à la voile avec sa petite escadre, composée de la pinasse, de la Brigitte et de la yole. La Didon fut laissée au Pic pour le service de ses défenseurs. Comme la distance était trop grande pour qu’on pût communiquer d’une île à l’autre au moyen de signaux, voici l’expédient que Marc imagina pour y suppléer : un arbre isolé se détachait si près de la cime du Pic qu’on le voyait à une grande distance en mer ; Heaton devait l’abattre dès qu’il apprendrait que Waally méditerait une nouvelle attaque. Le gouverneur enverrait tous les matins une embarcation qui s’avancerait dans le détroit assez loin pour s’assurer si cet arbre était encore debout.

C’était une de ces journées magnifiques, où le climat exerce sa magique influence sur les esprits, et ne laisse place qu’au bonheur de respirer un air si pur et si délicieux. Brigitte avait banni toute inquiétude ; elle souriait à son mari et jouait avec son enfant avec le même abandon que s’il n’eût pas existé de sauvages. La petite troupe était pleine de résolution et d’ardeur : on eût dit que le schooner qu’elle allait lancer lui assurait à jamais la domination des mers.

Favorisée par une bonne brise, la traversée fut courte et quatre heures après avoir appareillé, la Neshamony était sous le vent du Cap Sud et entrait dans le canal qui longeait les domaines du gouverneur. Marc ne pouvait se lasser d’admirer les changements qui s’opéraient de jour en jour sur ces rochers sortis si récemment du sein de l’Océan. La prairie avait pris un nouvel aspect ; les travaux de défrichement avaient été menés grand train par les porcs dont la reproduction avait pris des proportions vraiment formidables. Le sol avait été si bien remué, les herbes marines et le limon si bien mêlés ensemble, que tout cela ne semblait plus former qu’une seule couche de terre végétale. Les plantations de Socrate ne prospéraient pas moins. Il avait eu l’idée de défaire quelques grands paniers qu’Heaton avait apportés du Groupe de Betto, et avec les branches de saule vert qui les formaient, il avait fait des boutures qu’il avait plantées en terre. Presque toutes avaient repris, et déjà plusieurs avaient la hauteur d’un homme. En quelques années elles promettaient de devenir des arbres, sinon très-utiles, du moins du plus bel aspect. Marc ne tarda pas à apercevoir des cocotiers qu’il avait plantés lui-même il y avait près de trois ans, et déjà ils s’élevaient à près de trente pieds de hauteur. C’était un arbre qu’on ne pouvait reproduire avec trop de soin, tant il offrait de ressources précieuses : un fruit sain et délicieux ; une coque facile à polir et qu’on pouvait creuser en coupes aussi gracieuses qu’utiles ; des filaments à tresser en cordages ; des feuilles propres à faire des nattes, des paniers, des hamacs, mille objets utiles, tandis que le tronc pouvait servir à tous les usages des bois de construction : canots, gouttières, etc. Il y avait encore un autre emploi qu’on pouvait faire de cet arbre, et qu’Heaton avait appris au gouverneur. Pendant que Brigitte gardait encore la chambre, à la suite de ses couches, Marc ne savait qu’imaginer pour varier ses repas ; et un jour il lui servit un plat de légumes verts que l’accouchée trouva délicieux, assurant qu’elle n’avait jamais mangé rien de plus délicat. C’étaient les feuilles les plus nouvelles et les plus tendres du cocotier qui avaient formé ce mets succulent, mais très-dispendieux ; car l’arbre ainsi dégarni mourait infailliblement. Dès que Brigitte l’apprit, elle supplia son mari de ne plus faire de ces folies, et renonça de grand cœur à un régal qui coûtait si cher.

Cependant notre petite frégate est entrée dans le port, et avec elle est revenue la vie et l’activité. Bigelow avait avancé l’ouvrage auquel les nouveaux arrivés se mirent aussi avec ardeur, et le lendemain l’Abraham était prêt à être lancé ; mais comme la journée était déjà avancée, l’opération fut remise au jour suivant.

Marc profita des dernières heures du jour pour aller faire avec sa femme sur la Brigitte une promenade en mer. Le but de l’excursion était de s’assurer si l’arbre, désigné pour servir de signal, était toujours debout. Arrivé à la distance d’où on pouvait le découvrir, Marc, après avoir reconnu qu’il était toujours à sa place, vira de bord et reprit la direction du Cratère. Le soleil se cachait au moment où l’embarcation entrait dans le canal qui conduisait au Récif, et Marc ne se lassait point de faire remarquer à son amie l’horizon tout diapré de feux, ses nouvelles prairies, ses nombreux troupeaux, tous les détails d’une scène qui pour eux avait tant d’intérêt. Les porcs dormaient en grand nombre sur la plage ; et, au bruit que fit la Brigitte en fendant l’eau, ils se levèrent tous ensemble, humèrent l’air bruyamment, et se mirent à courir lourdement dans toutes les directions.

— Voilà de pauvres bêtes bien effrayées, ma chère, dit Marc en riant, et nous avons jeté l’alarme dans tout le troupeau.

— Dans tout le troupeau ? oh ! non pas, mon cher gouverneur, — nous avons dit que Brigitte appelait parfois ainsi son mari avec enjouement ; – regardez donc là-bas, à l’autre extrémité de la prairie il y en a encore bon nombre qui n’ont pas bougé. S’ils se mettaient en branle, le bal serait complet.

— Que voulez-vous dire, Brigitte ? Vous faites quelque méprise.

— Comment ? ne les voyez-vous pas comme moi, là-bas, à un mille de nous, sur le bord de l’eau, dans l’autre canal ?

— D’abord, il n’y a point d’autre canal ; ce que vous me montrez est une baie qui ne touche pas au Récif ; ensuite — mais, grand Dieu ! Brigitte, ce sont les sauvages !

Le doute n’était pas possible ; ce que Brigitte avait pris pour un troupeau, c’étaient les têtes et les épaules d’une vingtaine d’Indiens qui s’étaient accroupis pour observer les mouvements du bateau. Ils avaient deux canots, deux canots de guerre, qui plus est ; mais on n’en voyait pas d’autres, du moins sur ce point.

C’était une grave découverte ! Marc avait espéré que le Récif, qui de tous côtés était d’un abord si facile, continuerait longtemps encore à être pour les sauvages une terre inconnue. Il n’y avait de sûreté pour eux qu’à ce prix ; car leurs forces combinées pourraient à peine défendre la place contre les guerriers de Waally. Il n’y avait pas de temps à perdre en réflexions inutiles ; Il fallait prendre de promptes et énergiques mesures.

Le premier point était d’apprendre à ses compagnons ce dangereux voisinage. Comme l’embarcation avait été vue par les Indiens, et d’autant mieux vue que ses voiles étaient déployées, il n’y avait aucun motif de changer de direction. Le Cratère était devant leurs yeux, mais le navire ainsi que le schooner devaient aussi s’offrir à leurs regards, quoique confusément et d’une manière indécise, puisqu’ils en étaient à près de deux lieues de distance. L’aspect du navire pouvait produire sur eux deux effets tout différents : il pouvait enflammer la cupidité de Waally, et le déterminer à hâter son attaque, dans l’espoir de s’emparer d’un pareil trésor ; ou bien, il pouvait l’intimider par les moyens de défense qu’il lui supposerait. Il était rare que des bâtiments se hasardassent au milieu des îles de l’océan Pacifique sans être bien armés. Les Indiens, loin de soupçonner le véritable état du Rancocus, lui croiraient un nombreux équipage, qu’il pourrait être dangereux d’attaquer. Ces pensées diverses se présentaient à l’esprit de Marc, pendant que la petite embarcation regagnait le port.

Brigitte se conduisit admirablement. Elle trembla un moment un peu, et pressa son enfant contre son sein avec un redoublement de tendresse, mais elle recouvra bientôt toute sa présence d’esprit, et elle montra un courage et une résolution dignes de la femme d’un gouverneur.

Le jour tombait lorsqu’ils arrivaient au Récif ; c’était une heure après avoir vu les sauvages. Les colons venaient de quitter leurs travaux ; et, comme la soirée était d’une fraîcheur délicieuse après une brûlante journée d’été, ils soupaient sous une tente, à peu de distance du chantier, au moment où Marc arriva. Il ne troubla pas leur heureuse sécurité en leur révélant le danger qui les menaçait. Au contraire, il leur parla avec enjouement, les félicita d’avoir avancé la besogne, puis il prit un prétexte pour emmener Betts à l’écart, et il lui apprit alors, la découverte si importante qu’il venait de faire. Betts en fut atterré : comme le gouverneur, il avait cru que le Récif était le point le plus secret de la terre, et il n’avait jamais pensé que ce fût de ce côté qu’une invasion était à craindre. Mais il se remit bientôt suffisamment pour pouvoir tenir une conférence avec son chef.

— Ainsi donc, nous devons nous attendre à voir arriver les reptiles cette nuit ? dit-il, aussitôt qu’il eut recouvré l’usage de la parole.

— Je ne le crois pas, répondit Marc. Le canal dans lequel les canots se sont engagés ne peut les conduire ici, et il faudra qu’ils commencent par retourner à l’extrémité occidentale des rochers pour trouver un des passages. C’est ce qu’il leur sera impossible de faire cette nuit ; ils ne se retrouveraient jamais au milieu de ce labyrinthe de canaux, et soyez sûr, Bob, qu’ils ne s’y hasarderont même pas. Nous n’avons rien à craindre jusqu’à demain matin.

— Quel malheur pourtant qu’ils aient découvert le Récif !

— Oui, c’est un grand malheur ; et j’avoue que je n’y étais nullement préparé. Mais il faut prendre les choses comme elles sont. Bob, et faire notre devoir. La Providence ne nous a jamais abandonnés, mon ami, dans des circonstances bien plus critiques, et lorsque tant de nos compagnons étaient appelés brusquement à rendre leurs comptes, pourquoi ne jetterait-elle pas encore sur nous un regard favorable ?

— À propos de nos compagnons, monsieur Marc, il faut que je vous dise ce que je viens d’apprendre de Jones, qui a vécu assez longtemps au milieu des sauvages depuis, le mariage de son ami avec Peggy, et avant qu’il se fût évadé pour se joindre à nous. Jones dit qu’il y a trois ans environ, autant qu’il peut se le rappeler, une chaloupe vint dans ce qu’ils appellent le Pays de Waally, — c’est une partie du Groupe que je n’ai jamais visitée par parenthèse, attendu que mon ami Oorpony était toujours à couteaux tirés avec Waally. — Enfin, comme je vous le disais, une chaloupe y vint, il y a de ça trois ans, et il y avait sept hommes à bord. Quels étaient ces hommes ? c’est ce que Jones n’a jamais su clairement, attendu qu’il ne les a point vus ; car Waally les faisait travailler fort et ferme, et ils étaient à la tâche du matin jusqu’au soir ; mais il a cependant recueilli quelques renseignements sur leur compte, ainsi que sur l’embarcation qui les avait amenés.

— À coup sûr, Bob, vous ne supposez pas que ces hommes étaient nos vieux camarades ? s’écria Marc avec une émotion presque égale à celle qu’il avait éprouvée en apprenant que Brigitte allait lui être rendue.

— Mais, au contraire, Monsieur, c’est que j’en suis convaincu. Les sauvages dirent à Jones que le bateau avait un oiseau peint sur l’arrière, et vous vous rappelez, monsieur Marc, que notre chaloupe était ornée, précisément à cette place, d’un aigle qui avait les ailes déployées. Autre chose ! on disait qu’un des hommes avait une marque rouge sur la figure, et vous n’avez pas oublié que Bill Brown avait une balafre de ce genre. Ce n’est que cette après-midi que Jones m’a donné ces détails pendant que nous étions à travailler ensemble, et je me suis promis de vous en parler à la première occasion. N’en doutez pas, monsieur Woolston, quelques-uns de nos camarades sont encore vivants.

Cette nouvelle inattendue détourna momentanément les pensées du gouverneur des dangers de sa position actuelle. Il fit venir Jones, le questionna longuement, et tous les détails qu’il en tira ne servirent qu’à donner une nouvelle force aux suppositions de Betts. Jones n’avait jamais pu aller dans l’île où on les disait être ; mais on les lui avait dépeints plusieurs fois. On disait qu’une partie des matelots étaient morts de faim avant d’arriver au Groupe, et que tout au plus la moitié de ceux qui s’étaient réfugiés à bord de l’embarcation, et qui faisaient partie de l’équipage d’un bâtiment naufragé, avaient survécu. L’homme à la balafre était, disait-on, très-habile à se servir de toutes sortes d’outils, et Waally l’employait à lui construire un canot qui pût tenir tête à une bourrasque. Ce signalement se rapportait parfaitement à Brown, qui était le charpentier du Rancocus ; et qu’on surnommait à juste titre le Balafré.

Ainsi donc tout tendait à confirmer, ce fait qu’une partie de leurs malheureux compagnons étaient parvenus à sauver leur vie, et qu’ils étaient prisonniers du chef farouche qui menaçait la colonie d’une destruction complète. Mais ce n’était pas le moment de pousser plus loin cette enquête ou de chercher les moyens de les arracher à un sort si misérable : des intérêts plus pressants appelaient d’un autre côté toute l’attention du gouverneur.