Le Cratère/Chapitre XVIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 221-237).
CHAPITRE XVIII.


Dieu t’a créé pour moi, vallon délicieux !
Comme l’enfant au sein ; vallon silencieux !
Wilson



Quand le gouverneur eut communiqué à ses compagnons la terrible nouvelle de l’arrivée des sauvages près de leur groupe d’îles, une sorte de terreur panique s’empara d’eux. Toutefois, quelques minutes suffirent pour leur rendre un certain degré de confiance, qui leur permit de prendre les arrangements nécessaires à leur sûreté immédiate. Comme le Cratère avait été fortifié avec soin, c’était, à bien dire, la citadelle du Récif. On émit bien l’avis que le navire serait le point le plus facile à défendre, à cause de l’étendue du Cratère, et parce qu’il était entouré d’un fossé naturel ; mais sur le Cratère et dans ses environs, tant de richesses de tout genre étaient accumulées, qu’on ne pouvait songer à l’abandonner ; jamais le gouverneur n’aurait pu s’y résoudre. L’entrée, sans doute, en était facile ; mais une des caronades avait été braquée de façon à la défendre, et c’en était assez pour repousser toute attaque ordinaire. Nous avons déjà dit que la muraille extérieure du Cratère était perpendiculaire à sa base, probablement à cause des vagues de l’Océan, qui, dans ces parages, battaient le Récif par tous les vents. Il eût été impossible de l’escalader sans le secours d’échelles. Sans doute, des assaillants civilisés, habitués à de semblables obstacles, les auraient surmontés sans peine ; mais des sauvages devaient y trouver une résistance autrement sérieuse. Le schooner, pour son berceau et ses coittes avait absorbé tout le reste des charpentes ; les ennemis ne pouvaient donc trouver aucun secours sur le chantier. Deux des caronades étaient sur le Sommet, disposées en batterie avec intelligence. Deux autres étaient à bord de l’Abraham ; le reste des pièces (excepté les trois du rocher) était à bord du bâtiment.

Marc divisa ses forces pour la nuit. Comme Brigitte restait habituellement dans la cabine du Rancocus, il ne voulut point la déranger ; seulement il renforça l’équipage, en plaçant à bord Bigelow et Socrate, ainsi que leurs familles ; quant à Betts, il prit le commandement du Cratère, et eut Jones pour lieutenant. C’étaient, il faut en convenir, de faibles garnisons ; mais les forteresses étaient solides par leurs positions exceptionnelles ; de plus, les ennemis étaient privés de toutes les ressources de la civilisation, et connaissaient à peine les armes à feu. À neuf heures, toutes les dispositions étaient prises, et les femmes et tes enfants étaient couchés dans leurs lits, avec la précaution seulement de rester tout habillés.

Marc et Betts étaient convenus de se retrouver près du schooner toutes les fois que leurs fonctions ne les appelleraient pas sur un autre point. Comme le Récif était, à proprement parler, une île, ils savaient bien qu’aucun ennemi n’y pouvait parvenir que par mer ou par le pont dont nous avons déjà parlé, et qui traversait le petit détroit voisin de la source. Cette pensée leur donnait pour le moment quelque sécurité, et Marc avait assuré à son compagnon qu’il était impossible que les canots vinssent aborder au Récif avant plusieurs heures. Ni l’un ni l’autre cependant ne songeaient à dormir. Il leur eût été impossible de rester dans leurs hamacs. Ils préférèrent se tenir mutuellement compagnie, en ayant l’oreille au guet, et en se communiquant leurs réflexions.

— M’est avis, Monsieur, que nous sommes un peu à court de bras pour recevoir ces vauriens de sauvages, observa Betts, répondant à une remarque du gouverneur. J’ai compté, l’autre jour, lorsqu’ils sont venus près du Pic, cent trois pirogues, et chacune n’avait pas à bord moins de quatre hommes ; sans parier des plus grandes qui devaient bien en porter cinquante. Je pense, sauf meilleur avis, monsieur Marc, qu’il pouvait bien y avoir en tout douze à quinze cents combattants.

— Telle est aussi mon idée sur leurs forces, Bob ; mais, quand ils seraient quinze mille, il faut que nous les forcions à se battre, car c’est notre seule planche de salut.

— Oui, oui, Monsieur ; battons-nous, et surtout battons-les, répondit Betts, crachant au loin à la manière des marins ; si nous devons lâcher pied, que ce ne soit du moins qu’après leur avoir envoyé quelques bordées. Comme ce rocher est changé Monsieur, et combien il était différent lorsque vous et moi nous y étendions du limon et des plantes marines pour faire des couches de melons et de concombres ! Les temps sont changés, Monsieur ! hier la paix, aujourd’hui la guerre ; tout à l’heure la tranquillité, et maintenant le trouble et tout le baccanal.

— Nous avons maintenant nos femmes avec nous, et je pense que vous regardez cela comme quelque chose, Bob ; si vous vous rappelez toute la peine que vous vous êtes donnée pour amener cet heureux résultat.

— Certes oui, Monsieur, je regarde les femmes comme quelque chose ; et…

— Ohé ! le bâtiment ! cria une voix en bon anglais, et avec l’intonation particulière aux marins.

Ce cri partait de la côte de l’île la plus voisine du Récif, de l’endroit où les deux terres étaient unies par le pont.

— Dieu sauveur ! s’écria Betts, qu’est-ce que cela signifie, gouverneur ?

— Je connais cette voix, dit aussitôt Marc : et vraiment, il me semble reconnaître… Ohé qui hèle le Rancocus ?

— Ce bâtiment est-il donc le Rancocus ? demanda la voix.

Le Rancocus en personne mais vous, n’êtes-vous pas Bill Brown le charpentier du bord ?

— Lui-même. Dieu vous assiste, monsieur Woolston, car je reconnais bien votre voix. Je suis Bill, enchanté de vous retrouver ici. J’ai soupçonné à moitié la vérité, lorsque j’ai aperçu les mâts du bâtiment, et pourtant hier j’avais bien peu d’espoir de jamais rien revoir du vieux Rancocus. Pouvez-vous me faire traverser ce détroit, Monsieur ?

— Êtes vous seul, Bill, ou quels sont vos compagnons ?

— Nous sommes deux, Monsieur, seulement, Jim Wastles et moi. Neuf d’entre nous se sont sauvés sur la chaloupe ; Hillson et le subrécargue sont morts tous les deux avant de toucher terre, et nous sommes encore sept vivants, dont deux ici.

— N’avez-vous avec vous aucun de ces moricauds ?

— Aucun, Monsieur. Voilà deux heures que nous leur avons brûlé la politesse : aussitôt que nous avons aperçu les mâts du bâtiment, nous nous sommes décidés à décamper au plus vite. Encore une fois, monsieur Woolston, n’ayez aucune crainte pour cette nuit, ils sont à des milles et des milles d’ici, sous le vent ; enchevêtrés dans les courants, dont ils ne parviendront pas à se tirer de la nuit. Par exemple, vous entendrez parler d’eux demain matin. Jim et moi, nous avons commencé par courir des bordées, en gouvernant vers cette terre, et aidés par un vent favorable ; jusqu’à ce que les canots fussent hors de vue, nous nous tenions soigneusement cachés ; puis nous avons fait force de rames, et nous voilà. Maintenant, reprenez-nous à bord du vieux bâtiment, monsieur Woolston, si vous avez quelque pitié pour un pauvre diable, pour un vieux camarade en détresse.

Tel fut le singulier dialogue qui suivit le cri inattendu du marin, et qui changea tout à fait la face des choses sur le Récif. Comme Brown n’était pas une recrue à dédaigner, et qu’on pouvait avoir foi à sa parole, Marc n’hésita pas à lui indiquer la direction du pont, où il le rejoignit avec Betts ; Wattles passa aussi au même instant, et bientôt furent réunis des hommes qui s’étaient crus morts réciproquement, depuis bientôt trois années !

Les deux marins retrouvés du Rancocus étaient seuls ; ils avaient agi avec une parfaite bonne foi vis-à-vis de leur ancien officier, qui les conduisit à la tente, leur donna des rafraîchissements et leur fit raconter leur histoire. Le récit fait par Jones le jour même, se trouva parfaitement exact. Quand la chaloupe avait quitté le bâtiment, elle avait dérivé sous le vent, et avait passé à peu de distance du Cratère ; les hommes qui la montaient avaient aperçu le Récif, mais n’avaient pu en approcher. Hittson s’occupait uniquement à empêcher l’embarcation de s’emplir ou de capoter, et ne pouvait penser à autre chose. La chaloupe était entrée dans un des courants, et la direction en ayant été bien étudiée, elle avait réussi à sortir de cette passe dangereuse et à passer sous le vent des écueils. Tout le monde regardant le bâtiment comme perdu sans espoir, on ne fit aucun effort pour revenir où on l’avait laissé. Comme aucune île ne paraissait, Hillson se détermina à gouverner à l’ouest, espérant rencontrer une terre quelconque pour aborder. Les provisions et l’eau furent bientôt épuisées, et alors commencèrent les scènes horribles que l’on voit parfois se produire en mer. Hillson fut une des premières victimes, ses excès antérieurs lui laissant moins de force pour résister aux privations. Sept hommes, survivaient quand la chaloupe atteignit une des îles du Groupe de Waally dont nous avons souvent parlé. Les naufragés tombèrent entre les mains de ce chef aussi terrible que belliqueux. Waally les réduisit à l’esclavage, et les traita assez bien, mais il exigea d’eux une aveugle soumission à ses volontés. Brown, en sa qualité de charpentier, fut bientôt le favori du chef, qui l’employa à la construction d’une pirogue, avec laquelle il espérait pouvoir étendre plus loin ses conquêtes. Les marins furent gardés sur une petite île, et surveillés comme un trésor ; on leur ôta tout moyen de communication avec les blancs qui se trouvaient dans des îles voisines. Ainsi, tandis que Bob restait pendant deux mois avec Ooroony, et Heaton et ses compagnons un temps presque aussi long, ces malheureux ne purent jamais communiquer avec eux. Cette rigueur provenait surtout de l’hostilité qui régnait entre les deux chefs ; Ooroony avait alors le dessus, mais Waally espérait, avec l’aide de ses prisonniers, augmenter sa flotte et remporter un succès décisif contre son rival.

Enfin Waally entreprit l’expédition qui s’était montrée avec des forces si imposantes sous les rochers du Pic. Dans les derniers temps, Brown avait si bien gagné la faveur du chef, que celui-ci lui permit de l’accompagner, et Wattles fut pris à bord comme compagnon du charpentier. Les cinq autres restèrent à terre pour achever un canot auquel on travaillait depuis longtemps, et qui devait être le canot de guerre invincible des sauvages. Brown et Wattles étaient à bord du canot de Waally, lorsque retentirent les terribles échos qui jetèrent l’alarme au milieu des naturels. Ils les peignirent à leur maître comme les plus effrayants qu’ils eussent jamais entendus, et eux-mêmes, de prime abord, ne savaient trop à quelle cause les attribuer. Ce fut en y réfléchissant, après avoir quitté l’île Rancocus, que Brown, se rappelant l’effet de cette détonation, en conclut que les blancs, possesseurs de la place, avaient tiré un coup de canon qui avait été répété si bruyamment par les rochers. Comme toutes les sympathies de Brown étaient pour ce peuple inconnu de la même couleur que lui, il garda pour lui ses conjectures, et résolut de conduire Waally dans une direction opposée, ayant quelques idées à lui propres relativement à la position du récif où le Rancocus s’était perdu.

Bill Brown était un homme intelligent pour la classe à laquelle il appartenait. Il connaissait la route tenue par la chaloupe, et avait des notions assez exactes sur les distances. Suivant ses calculs, le Récif ne pouvait être bien loin du Pic au nord, et en gravissant les montagnes de l’île Rancocus, il vit ou crut voir une terre dans cette partie de l’Océan. Il lui vint alors à l’idée qu’il devait y avoir sur le Récif quelques débris au moyen desquels il pourrait échapper aux mains de ses tyrans. Waally écouta avec une grande attention les conjectures et les réflexions que lui confia Brown, et toute la flotte prit la mer le lendemain, en quête de son trésor. Ayant trouvé aussitôt de la brise, ils furent bientôt en vue du Pic. Brown alors mit la barre au nord-est, manœuvre qui le porta, après vingt-quatre heures de fatigues, sous le vent du Récif. Cette découverte inattendue remplit Waally de joie et d’orgueil. Il n’y avait en ce lieu ni rochers à escalader, ni montagnes mystérieuses à redouter, ni aucun obstacle visible qui s’opposât à la conquête. Il était vrai aussi que le territoire qu’ils venaient de découvrir ne paraissait pas d’une grande valeur : un roc nu, beaucoup de vase et quelques herbes marines, tel était le fruit de leurs recherches ; mais ils espéraient mieux. C’était quelque chose pour des hommes dont les anciens domaines étaient tellement circonscrits et bordés par l’Océan, que de trouver un lieu propre à la fondation d’un nouvel empire. Brown fut consulté sur le parti à prendre, et ses conseils furent exactement suivis. Colomb était certainement un grand homme dans son temps, quand il était à la cour de Ferdinand et d’Isabelle ; mais Bill Brown ne lui cédait guère en crédit à la cour du sauvage Waally. Ses paroles étaient reçues comme autant de prophéties, son opinion était respectée comme un oracle.

Le brave Bill, qui n’ambitionnait de ses découvertes que l’acquisition de quelques pièces de bois, de fer, de cuivre et peut-être de quelques agrès avec une ancre ou deux, parut agir d’abord dans l’intérêt de son maître. Il conduisit la flotte sur les bords des îles jusqu’à ce qu’il eût trouvé un port favorable pour aborder. Tous les canots y entrèrent, et comme on trouva un banc de sable avec de l’eau douce en abondance, on y établit le camp pour passer la nuit. Il restait quelques heures de jour, et les premières dispositions étant prises, Brown proposa à Waally de pousser une reconnaissance avec les deux canots les plus rapides. Les hommes qui furent employés à cette expédition étaient ceux dont l’approche avait donné l’alarme au gouverneur. Ce ne fut pas seulement l’embarcation qui fut aperçue des explorateurs, ils étaient assez près du Récif pour distinguer le Cratère, et même les mats du bâtiment. C’était là une découverte bien autrement importante que celle des îles mêmes ! Waally, en y réfléchissant, conclut que c’étaient là, après tout, les terres que Heaton et ses compagnons étaient venus chercher, et qu’il devait y trouver les vaches qu’il avait déjà vues une fois, et dont la possession valait pour lui tous les trésors du monde. Ooroony avait eu la faiblesse de permettre à des étrangers, possesseurs d’objets si précieux, de traverser ses îles ; mais lui, Waally, n’était pas homme à imiter une pareille folie. Brown, dès lors commença à penser que les blancs qu’il cherchait étaient là ; ce qui semblait l’indiquer, c’était la présence du bâtiment. Il supposa que c’étaient des pêcheurs de perles qui en approvisionnaient les marchés de Canton. Il était possible qu’une colonie se fût établie dans ce lieu inhabité, et que les colons dont ils avaient entendu parler si souvent fussent venus s’y installer avec leurs provisions et leurs troupeaux. Il ne vint pas un seul instant à l’esprit de Brown que ces mâts qu’il apercevait pussent être ceux du Rancocus ; mais c’était assez pour lui et pour Wattles que ces colons fussent des chrétiens, et, suivant toute probabilité, des hommes de race anglo-saxonne. Les deux marins n’eurent pas plus tôt acquis la certitude que les canots d’exploration faisaient fausse route, et ne pourraient pénétrer plus avant, qu’ils se déterminèrent à fuir, et à s’attacher aux étrangers du Cratère. Ils croyaient naturellement trouver un bâtiment armé, équipé, et prêt à prendre la mer aussitôt que les officiers auraient appris le danger qui les menaçait : aussi n’hésitaient-ils point à unir leur fortune à celle des blancs inconnus, plutôt que de rester davantage avec Waally. La liberté a des charmes que rien ne saurait compenser, et les deux loups de mer, qui avaient passé toute leur vie sous le joug d’un travail pénible, aimaient mieux retourner à leur ancien esclavage que de vivre plus longtemps avec Waally dans la sauvage abondance de sa cour. La fuite était assez facile à la faveur de l’obscurité, et Brown et Wattles étaient restés sur le rivage sous prétexte de s’assurer du caractère des colons inconnus à des signes auxquels, eux, ils ne pouvaient se tromper.

Telles furent les explications que les deux marins retrouvés donnèrent à leur ancien officier. En retour, le gouverneur leur raconta brièvement la manière dont le bâtiment avait été sauvé, ainsi que l’histoire de la colonie jusqu’à ce moment. Lorsque les deux récits furent terminés, on tint conseil sur les dispositions à prendre. Brown et son compagnon, quoique enchantés de revoir leurs anciens camarades, étaient grandement désappointés de ne point trouver, comme ils s’y attendaient, un bâtiment prêt à partir et à les emmener. Ils ne se firent pas scrupule d’exprimer leurs regrets tout haut, car, ajoutaient-ils, maintenant qu’ils voyaient l’état du Récif, ils auraient pu, en restant avec Waally, rendre plus de services à leurs amis qu’en prenant le parti de la fuite. Mais ces remords ou ces regrets venaient un peu tard ; et, quant au service où ils venaient d’entrer, ils l’acceptèrent franchement, sinon aussi joyeusement qu’ils l’avaient prévu.

Le gouverneur et Bob virent bien que Brown et Wattles avaient une haute idée des talents militaires du chef indien. Ils le proclamaient non-seulement un brave mais un habile guerrier, plein d’adresse et de ruses. Brown dit à Marc que le nombre d’hommes qui accompagnaient Waally n’était pas de neuf cents, au lieu de dépasser mille, suivant l’évaluation qui avait été faite sur les rochers. Cette méprise, comme on le sut plus tard, venait de la quantité de femmes qui étaient dans les canots. Waally, de plus, n’était pas sans armes à feu : il avait en sa possession une douzaine de vieux mousquets, et même une pièce de quatre. Les munitions, par exemple, étaient très-rares, et il n’avait que trois boulets pour son canon. Chacun avait déjà servi plusieurs fois dans les guerres contre Ooroony ; et, lorsqu’on les avait tirés, on courait des jours entiers pour les retrouver et les replacer dans le magasin du chef. Brown ne pouvait pas dire que ces boulets eussent jamais fait beaucoup de mal, étant tirés fort au hasard, et à des distances énormes. Il y a un demi-siècle, les chrétiens connaissaient très-imparfaitement l’art de pointer un canon ; qu’y a-t-il d’étonnant à ce que des sauvages ne sachent que fort mal, ou point du tout, se servir de ces terribles armes ? Ce qu’il fallait redouter, disait Brown, c’étaient les lances et les massues, dont les insulaires faisaient usage avec une adresse merveilleuse ; et, par-dessus tout, c’était cette effrayante disproportion de forces.

Quand Brown apprit que le schooner était bientôt prêt à être lancé, il pria instamment le gouverneur de lui permettre d’y travailler avec Bigelow, afin qu’on pût le mettre à flot immédiatement. Il y avait à bord du schooner tout ce qui peut être nécessaire à une croisière, jusqu’à la provision d’eau douce. Les arrangements étaient pris de façon à le lancer avec ses voiles enverguées, une fois à l’eau, il devenait un puissant auxiliaire de la défense. En mettant les choses au pire, ils pouvaient se réfugier tous à bord du schooner ; et, en louvoyant à travers les passages laissés libres par les canots, gagner le large. Une fois là, Waally ne pouvait plus les atteindre, et ils agiraient suivant les circonstances.

Woolston avait une autre manière de voir. Il aimait le Récif : ce lieu, où il avait souffert, où il avait retrouvé des amis, lui était devenu cher ; il ne pouvait se faire à l’idée de l’abandonner. Le bâtiment était une propriété précieuse que le feu des sauvages n’épargnerait pas pour en tirer le métal, c’était sur ce bâtiment qu’il s’était embarqué ; c’était sur son bord qu’il avait été marié, que sa fille était née ; Brigitte préférait cette habitation à toutes les beautés de l’Éden du Pic. Il ne fallait pas que le Rancocus tombât au pouvoir des sauvages sans combat. Marc pensa qu’il ne gagnerait rien à priver ses hommes de leur sommeil ; dès le matin, au point du jour, Bigelow irait travailler au schooner, mais Marc ne voyait pas la nécessité de continuer les opérations pendant l’obscurité. Le lancement était une entreprise délicate, et la nuit eût pu amener quelque accident. Après avoir pris toutes leurs précautions, les hommes allèrent se reposer, laissant une femme au Cratère, et une autre à bord, en vigie ; ce poste était confié aux femmes de préférence, les hommes ayant besoin de réserver leurs forces pour le combat. Tous étaient debout au Récif au point du jour. Aucun accident n’était survenu pendant la nuit, et, chose assez remarquable, les sentinelles féminines n’avaient pas donné de fausse alarme. Aussitôt que, du Sommet, le gouverneur se fut assuré que Waally ne pouvait être encore près, il donna ses ordres pour lancer le schooner l’Abraham. Une couple d’heures suffirent pour achever les travaux, et chacun s’acquitta de sa tâche avec autant de zèle que de promptitude. Des femmes préparaient le déjeuner ; d’autres charriaient les munitions aux différentes pièces, tandis que Bob les disposait et les chargeait l’une après l’autre, d’autres transportaient, à tout événement, quelques objets de valeur dans le Cratère ou à bord.

En examinant ses fortifications au jour, le gouverneur résolut de les augmenter d’une porte qui fermât plus efficacement l’entrée du Cratère. Il appela aussi deux ou trois hommes, et leur fit établir les filets de bastingage, dont le bâtiment était bien pourvu, pour tenir à distance les insulaires de Fejee. Ces travaux furent rapidement exécutés, et lorsque toute la colonie vint déjeuner, le schooner n’était pas encore à flot, mais tout prêt à être lancé. Marc annonça alors qu’il n’y avait pas lieu de se hâter, que les canots n’étaient pas en vue, et qu’on pouvait agir avec ordre et réflexion.

Cette sécurité faillit devenir fatale à toute la colonie. Les hommes déjeunaient sous la tente, près du chantier ; les femmes en faisaient autant dans leurs quartiers ; quelques-uns se trouvaient encore sur le Cratère et sur le bâtiment. On se souviendra que la tente était dressée près de la source, non loin du pont, et que le pont joignait le Récif à une île, d’une vaste étendue ; après les changements que l’éruption y avait apportés, c’était là que les porcs prenaient leurs ébats. Quant au pont, il était formé de deux longues planches du bâtiment, le passage n’ayant que cinquante à soixante pieds de largeur.

Le gouverneur prenait rarement son repas avec tout son monde. Il connaissait trop bien la nature humaine pour ignorer que l’autorité interdit une trop grande familiarité. Ainsi, il n’est rien de plus déplaisant que de se trouver à table avec des gens de manières grossières. Brigitte, par exemple, ne pouvait guère manger avec les femmes des matelots, et Marc, naturellement, aimait à prendre ses repas en famille. Ce jour-là il avait déjeuné, comme d’ordinaire, dans la cabine du Rancocus ; il descendait à la tente afin de veiller à ce que ses compagnons, le déjeuner fini, reprissent leur travail. À peine venait-il de donner ses ordres, que l’air fut rempli de cris effrayants, et qu’une bande de sauvages, débouchant par un creux du rocher, sur le Parc aux Porcs, accourut vers le Cratère. Ils avaient suivi le canal et s’étaient glissés le long des rochers, se trouvant à deux cents verges environ de l’endroit qu’ils voulaient attaquer.

Le gouverneur conserva un sang-froid admirable dans cette circonstance. Il donna ses ordres avec calme, clarté et rapidité. Appelant Bigelow et Jones par leur nom, il leur ordonna de retirer le pont, ce qui était facile, à cause de roues qui avaient été disposées dans ce but. Le pont une fois tiré, les colons avaient le canal entre eux et les insulaires, bien que les naturels de la mer du Sud eussent pu facilement traverser l’eau à la nage. Les guerriers de Waally ne soupçonnaient l’existence ni du pont, ni du canal ; ils coururent vers le chantier, et leur désappointement se traduisit par de nouveaux cris, lorsqu’ils se trouvèrent séparés des blancs par un bras de mer. Naturellement, ils cherchèrent le point de jonction entre l’île et le Récif ; mais déjà les planches étaient tirées, et la communication interrompue. Alors Waally fit une décharge de toute son artillerie, et un coup de canon fut tiré de la pirogue où il était monté. Cette décharge ne fit aucun mal, mais un grand bruit ; or, le bruit était pour beaucoup dans les guerres de sauvages.

C’était le tour des colons. À la première alarme, tout le monde courut aux armes, et en un instant, hommes et femmes furent à leur poste. Sur la poupe du bâtiment fut placé un des canons, chargé à mitraille, et pointé de façon à balayer les abords du pont. La distance était, il est vrai, de près d’un mille ; mais Bob avait élevé la pièce de manière à faire porter les projectiles aussi loin qu’il le faudrait. Les autres caronades du Sommet furent pointées de façon à balayer la partie la plus rapprochée du Parc aux Porcs, où il se trouvait des essaims d’ennemis. Waally lui-même était sur le front de ses troupes, et il était évident qu’il désignait un détachement qui devrait traverser le détroit à la nage, dernier espoir qui lui restait. Il n’y avait pas de temps à perdre. Junon en femme vraiment héroïque, se tenait près du canon de la poupe, et Didon était à ceux du Sommet chacune brandissant une mèche enflammée. Le gouverneur donna à cette dernière le signal convenu, la mèche s’abaissa, et la mitraille vomie par la caronade abattit une douzaine d’Indiens. Trois furent tués, les autres avaient reçu des blessures graves. À l’instant, un jeune chef s’élança à la nage avec des cris féroces, et fut suivi d’une centaine de sauvages. Marc fit un signe à Junon, et au même moment la mèche de l’impassible négresse toucha la lumière du canon. Une nouvelle décharge à mitraille partit, et rebondissant sur le Récif, vint fondre sur les rangs les plus serrés des assaillants, dont une douzaine encore restèrent sur la place. Waally vit bien que la crise était imminente, et ses efforts pour regagner le terrain perdu furent dignes de sa réputation. À un signe qu’il fit, une foule de nageurs se précipitèrent dans l’eau en même temps, et il les animait du geste et de la voix.

Le gouverneur avait donné ordre à chacun de retourner à son poste. Jones et Bigelow se trouvaient donc à bord de l’Abraham, où deux caronades furent pointées à travers les sabords d’arrière, formant une batterie destinée à balayer le Parc aux Porcs : c’était là, suivant toute probabilité, que serait le champ de bataille si l’ennemi venait par terre, attendu que cette île était la seule assez voisine du Récif. Quant à Marc, il se fit accompagner de Brown et de Wattles, tous deux bien armés, et il forma ainsi un corps de réserve prêt à se porter là où il serait nécessaire. En ce moment critique, une idée lumineuse vint à l’esprit du jeune gouverneur. Le schooner était tout prêt à être lancé. La réserve était sous la quille, attendant ses ordres, et Marc, ainsi que Brown, armés jusqu’aux dents, se trouvèrent chacun à l’un des accores.

— Laissez là vos armes, Brown, s’écria le gouverneur, et jetez bas votre accore. Attention sur le pont, car nous allons vous lancer à l’eau !

À peine avait-il dit le schooner commença à s’ébranler. Tous les colons poussèrent de grands cris, et l’Abraham vint, comme un bélier immense, fondre sur les nageurs épouvantés. Pendant ce temps, Bigelow et Jones firent feu des deux caronades, et tout le bassin se couvrit d’écume sous la mitraille. Après tout, ces moyens combinés d’attaque étaient plus qu’il n’en fallait contre des sauvages. La déroute de Waally fut complète. Ses hommes, se précipitèrent dans les anses où leurs canots étaient amarrés, tandis que les nageurs se sauvaient de leur mieux.

Il n’y avait pas un moment à perdre pour les colons. L’Abraham fut amené avec un câble, comme c’est l’usage, et, immédiatement, Marc, Brown et Wattles montèrent à bord. Cela lui donnait un équipage de cinq hommes bien capables de le manœuvrer. Bob fut laissé au commandement du Récif avec le reste des forces. Établir les voiles demanda deux minutes, et Marc fut bientôt en route, doublant l’île du Limon, ou du moins ce qui avait été une île, cette partie se trouvant réunie au Parc aux Porcs depuis le tremblement de terre. Il voulait arriver au point où Waally avait rassemblé ses forces ; c’était une passe d’un quart de mille de large où la manœuvre était facile. Quoique le schooner s’avançât au combat d’un air déterminé, ce n’était pas l’intention de Marc d’en venir à une attaque. Ayant bien pris le vent, il commença à louvoyer, à courir des bordées, enfin à exécuter toutes sortes de manœuvres dilatoires, tandis que ses hommes chargeaient et tiraient les pièces aussi vite que possible. Ils faisaient, il est vrai, plus de fumée et de bruit que dé mal, comme il arrive souvent en pareille occasion ; mais la victoire leur était définitivement assurée. Les sauvages furent saisis d’une terreur panique, et l’autorité de Waally ne put les arrêter dans leur fuite. À peine furent-ils sous le vent, qu’ils firent force de rames pour échapper à des ennemis qu’ils supposaient vouloir les égorger jusqu’au dernier. Jamais combat n’eut une issue moins douteuse.

Le gouverneur était ardent dans l’action, mais il s’en fallait de beaucoup qu’il fût aussi altéré de sang que l’imaginaient les Indiens. La prudence lui disait de ne pas serrer l’ennemi avant d’être eu pleine mer. Il lui fallait pour cela deux ou trois, heures ; Marc se détermina suivre les sauvages à une certaine distance, se contentant de tirer de temps en temps une de ses pièces pour accélérer leur fuite. De cette façon, l’équipage de l’Abraham avait tout le temps de manœuvrer à son aise ; le schooner s’avançait à l’aide de ses voiles, tandis que les sauvages étaient obligés de frapper sans relâche les flots de leurs pagaies. Ils avaient aussi des voiles, mais ces voiles, tissées en fils de coco, n’imprimaient pas à leurs canots une marche assez rapide pour les éloigner de l’Abraham, qui prouvait que, s’il était facile à manœuvrer, il était en même temps fin voilier.

Waally, arrivé en pleine mer, crut la chasse terminée ; mais il se flattait d’un espoir bien trompeur. Ce ne fut qu’alors, au contraire, que la chasse commença tout de bon. Fondant sur trois des canots, Marc en aborda un, et fit l’équipage prisonnier. Parmi ces sauvages se trouvait un jeune guerrier que Bill, Brown et Wattles reconnurent pour un fils favori du chef. La prise était bonne, et Marc résolut d’en profiter. Il choisit un homme parmi les prisonniers, et l’envoya porteur d’une branche de palmier vers Waally, avec des propositions d’échange. Il ne lui était pas difficile de se faire comprendre des Indiens, puisque Brown et Wattles, pendant leurs trois ans de captivité, avaient appris la langue, qu’ils parlaient avec une grande facilité.

Il se passa quelque temps avant que Waally consentit à se fier à l’honneur de ses ennemis. Enfin l’amour paternel l’emporta, et bientôt Marc vit venir à bord de son schooner le chef, sans armes, et il se trouva face à face avec son terrible adversaire. Il avait affaire à un sauvage aussi rusé qu’intelligent. Néanmoins Waally ne put cacher son amour pour son fils, et Marc Woolston tira parti de cette affection. Le sauvage offrit pour la rançon de son fils des canots, des robes de plumes, des dents de baleine, toutes choses fort estimées de ces peuplades ; mais ce n’était pas là l’échange que voulait Marc. Il offrit de rendre le jeune homme aussitôt que les cinq matelots, encore prisonniers des Indiens, seraient à bord du schooner ; sinon, il recommençait les hostilités.

Waally sentit dans son cœur un violent combat entre l’affection paternelle et le désir de garder ses prisonniers. Au bout de deux heures de subterfuges, de ruses et de détours, l’amour l’emporta et un traité fut conclu suivant ces conditions : le schooner devait piloter la flotte indienne jusqu’au Groupe des îles Betto, ce qui était d’autant plus facile que Marc connaissait non-seulement leur position, mais même leur latitude et leur longitude. Aussitôt arrivé aux îles, Waally s’engageait à envoyer un messager aux cinq marins, et à rester lui-même à bord de l’Abraham jusqu’après l’échange consommé. Le chef voulait introduire dans le traité une clause par laquelle les colons se fussent engagés à l’aider à renverser définitivement Ooroony, qui était plutôt tenu en bride que soumis ; mais Marc refusa de souscrire à de telles propositions. Il était plus disposé à seconder qu’à attaquer le bon Ooroony, et il résolut même de chercher à avoir une entrevue avec lui avant de retourner au Récif.

Marc n’aurait pu de quelque temps prévenir Brigitte de l’absence qu’il méditait de faire, sans la sollicitude de Bob. Celui-ci voyant les voiles du schooner disparaître à l’horizon, sous le vent, arma la Neshamony, et suivit de loin pouvant, en cas de naufrage, être fort utile à Marc. Il accosta l’Abraham juste au moment où le traité venait d’être conclu, et à temps pour pouvoir rapporter les nouvelles au Cratère avant la nuit. Tout étant bien convenu, on se sépara : Bob rebroussa chemin, et le gouverneur, sous peu de voilure, mit la barre au nord-ouest, et fut suivi par tous les canots, catamarans, etc., de Waally, à un mille de distance.