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Le Cratère/Chapitre XXI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 267-280).
CHAPITRE XXI.


Le chez soi, quelle douce chose !
Qu’on te retrouve avec plaisir !
Perceval



Marc Woolston, en jetant l’ancre pour cette nuit, ne négligea pas de pousser une reconnaissance. Ce fut Bob qui en fut chargé ; il monta dans un canot bien équipé et armé et se dirigea vers le Récif pour s’assurer de ce qui s’y passait. D’après les instructions du gouverneur, il devait s’avancer le plus loin qu’il serait possible, et tâcher même de communiquer avec Socrate, qui, sur le point attaqué, pouvait être, considéré comme le commandant.

Bien prit au gouverneur de s’être avisé de cette mesure. Bob, ayant la chaloupe du bâtiment, qui portait deux voiles de fortune, marcha rapidement, et fut avant minuit en vue du Récif. À son grand étonnement, tout lui parut tranquille, et sa première pensée fut que les sauvages avaient accompli leur dessein et étaient repartis. Mais Bob n’était pas un homme d’un courage ordinaire, et une reconnaissance faite de loin ne le satisfaisait pas ; il conduisit son embarcation jusqu’au quai naturel formé le long du Récif. Aussitôt il débarqua et prit le chemin du Cratère. La porte était négligemment entr’ouverte, et en entrant dans l’enceinte, les marins trouvèrent partout le calme, sans trace d’aucune violence récente. Bob, se souvenant que l’on préférait généralement le Sommet pour dormir, monta à l’une des cabanes qui y étaient élevées. Quelles eurent sa surprise et sa joie de trouver toute la petite garnison plongée dans un profond sommeil, et sans aucune idée du danger qui la menaçait ! Dès lors il était évident que les sauvages ne s’étaient pas encore montés, et que Socrate ignorait qu’il fut arrivé malheur au brick.

Il serait difficile de peindre la joie du nègre lorsqu’il serra la main de Bob, et qu’il apprit que son maître Marc était si près de lui avec un nombreux renfort. Du reste, comme le gouverneur avait donné à son premier lieutenant pour cette exploration vingt-cinq hommes bien armés, Bob regarda le Cratère comme en sûreté avec une telle garnison. Il renvoya la chaloupe, montée de quatre hommes, pour rendre compte au gouverneur de l’état dans lequel il avait trouvé les choses, puis il songea à organiser la défense.

Au dire de Socrate, il n’y avait pas trop à s’inquiéter, le Récif pouvant être facilement mis à l’abri d’une invasion. L’Abraham était mouillé devant le Pic, dans l’Anse Mignonne ; il en était de même de la Neshamony et de la plupart des embarcations. Les porcs et les vaches étaient les plus exposés bien qu’une partie du bétail fût habituellement gardée au Pic, il y avait encore environ deux cents porcs et huit bêtes à cornes, y compris les jeunes veaux, sur la prairie. Bob, toutefois, craignait moins pour les bêtes à cornes que pour les porcs, et voici pourquoi c’est que les derniers seraient tués par les flèches des sauvages, tandis que Waally ferait tous ses efforts pour prendre les autres vivantes.

Socrate se plut à raconter à Bob tous les progrès de la végétation dans les îles. Partout où des semailles avaient été faites, et recouvertes d’engrais, le gazon avait poussé vert et touffu ; la prairie immense était presque tout entière verte, et assez forte pour recevoir les troupeaux. Les arbres, de toutes sortes, étaient dans l’état le plus florissant, et Socrate assurait à Bob qu’il ne reconnaîtrait pas l’île lorsqu’il la verrait au jour. De pareils discours avaient un charme tout particulier pour les nouveaux colons, qui y prêtaient une oreille avide ; pour ces hommes qui venaient de rester si longtemps à bord d’un bâtiment, la terre ferme et la verdure étaient le paradis. Mais Bob avait à songer à trop de choses pour donner une longue attention aux récits de Socrate, et il s’occupa sérieusement des moyens de défense.

Il n’y avait, à moins de venir par mer, qu’un seul chemin qui conduisît au Cratère ; ce chemin longeait le Parc aux Porcs, et traversait le pont de planches. Bob crut prudent de prendre immédiatement possession de ce passage. Il ordonna à Socrate de veiller sur la porte où il établit un poste ; quant à lui, il vint avec dix hommes prendre position tout près du pont. Les troupes de Waally pouvaient, il est vrai, se jeter à la nage ; et n’attendraient sans doute pas longtemps devant le bassin ; mais il y aurait grand avantage à les combattre ainsi dans l’eau. Toutes, les caronades furent chargées, puis, ces précautions prises, toutes les sentinelles à leur poste, Bob permit à ses hommes de sommeiller sans quitter leurs armes. La position était trop nouvelle pour qu’aucun fût tenté d’user de la permission, bien que le commandant lui-même donnât l’exemple, en faisant entendre ses ronflements sur tous les tons de la gamme.

Comme on s’y attendait, Waally commença l’attaque au point du jour. La chaloupe avait eu le temps de rejoindre le brick, et celui-ci faisait force de voiles vers le Cratère. La Sirène, suivant les instructions de Marc, était entrée dans les rades de l’ouest, et s’avançait à toutes voiles pour prendre la flotte de Waally par derrière. Telle était la situation, lorsque retentit le cri de guerre des Indiens.

Waally dirigea sa première attaque contre le pont, qu’il pensait emporter sans résistance. Sachant que le bâtiment était parti, il n’en craignait plus le feu ; mais il savait aussi que des canons étaient placés au Sommet, et il espérait s’emparer de ces pièces dans l’ardeur du premier engagement. Ces terribles instruments de destruction étaient pour les sauvages l’objet d’une profonde terreur, et Waally sentait toute l’importance d’une telle prise. Il fallait pour cela une grande rapidité dans les mouvements. Ayant pris des informations sur l’état du Récif, il pensait n’y trouver aucune résistance, supposant que, depuis qu’il avait capturé la Sirène, ses ennemis étaient réduits à une demi-douzaine. Ce calcul n’était pas dépourvu de raison, et, sans contredit, Socrate et les siens, seuls au Récif, et par conséquent dans toute l’île, seraient infailliblement tombés entre les mains des sauvages, sans l’arrivée fortuite d’un renfort. Les Indiens poussèrent leurs cris, lorsqu’ils virent que le pont était retiré, et aussitôt le poste placé sur le Récif leur envoya une terrible décharge. Ainsi commença le combat, qui s’engagea avec une furie et des clameurs prodigieuses. Waally ne savait de quel côté viser ; car il n’apercevait pas les hommes dont il essuyait le feu ; il ne pouvait les voir sur le Récif que par intervalles, ceux-ci se cachant derrière les anfractuosités des rochers. Waally, après avoir fait feu de sa mousqueterie, se décida à livrer l’assaut ; plusieurs centaines d’hommes se jetèrent à la nage, et, traversant le bassin, se dirigèrent vers le Cratère. Averti par ce mouvement, Bob se retira avec calme et en bon ordre vers la porte, laissant les sauvages gagner le Récif, sans les inquiéter. Ceux-ci prirent terre en foule, et se ruèrent de tous côtés, avides de pillage et altérés de sang. Bob passa immédiatement la porte avec ses hommes, la referma, sachant bien que ses efforts pour arrêter le torrent à l’extérieur seraient inutiles, et il ne songea plus qu’à la défense du Cratère.

Le plateau qui servait de citadelle n’avait pas, on s’en souvient, moins de cent acres de superficie, et cette étendue rendait la garnison insuffisante pour soutenir un siège. Il n’eût pas été possible de songer à s’y défendre sans la certitude d’être soutenu par des forces qui ne pouvaient être éloignées. Cette pensée encourageait la garnison, et la confiance triplait ses forces. Bob divisa ses hommes en petits détachements de deux, et les échelonna autour du plateau, avec ordre de veiller sans cesse, et de se soutenir mutuellement. Il savait bien qu’il n’était pas d’autre moyen de pénétrer au Cratère qu’en passant par la porte, à moins d’apporter des échelles, ou quelque machine de siège. Or, pendant les préparatifs de l’assaut, le jour serait complétement venu, et les colons auraient tout le temps de se porter en force suffisante sur le point menacé. La porte, en outre, était commandée par une caronade et gardée par un poste.

Waally fut cruellement désappointé, en s’apercevant que le Sommet ne pouvait être escaladé sans recourir à des moyens artificiels quelconques. Il eut, au moins, la prudence de faire retirer ses hommes derrière les rochers, muraille naturelle qui les tenait à l’abri du feu des caronades, mais qui les réduisait en même temps à une complète inaction. À quelque distance, derrière une cabane, Waally apercevait une masse de fer assez considérable, et d’autres objets d’une valeur moindre peut-être, mais qui ne tentaient pas moins sa cupidité ; détacher un de ses hommes pour s’en emparer, c’était l’envoyer à une mort certaine ; et le pouvoir magique des balles et des boulets gardait mieux la propriété des colons que tous les anathèmes du monde. Pendant cette mémorable matinée, il y avait, comme on le sut par la suite, onze cents guerriers sur le Récif, sous les remparts naturels du Cratère. Il y avait en outre une centaine d’hommes dans les canots, soit dans les rades de l’Ouest, soit en pleine mer, attendant l’issue de l’entreprise. Enfin Waally tenta un effort ; il ordonna à une troupe de se hisser sur le plateau, en montant sur les épaules les uns des autres. Ce plan paraissait d’abord avoir réussi, mais le premier Indien qui montra sa tête au-dessus du roc, reçut une balle qui lui fendit le crâne, et tomba, entraînant avec lui plusieurs de ses compagnons qui se brisèrent les os dans leur chute. Le coup avait été ajusté par Socrate. La position complètement isolée du Cratère, ajoutait singulièrement à sa force, en tant que poste militaire, et Waally se sentait arrêté par des difficultés qui, certes, eussent embarrassé un de nos généraux. Pour la première fois de sa vie, ce guerrier rencontrait une forteresse, qui ne pouvait céder qu’à un siège régulier ou à un coup de main. Le coup de main ayant échoué, les Indiens se trouvaient à bout de ressources et n’étaient plus à la hauteur de l’entreprise.

Fatigué d’une trop longue inaction, Waally se décida à tenter un effort désespéré. Le chantier servait encore à réparer les canots, etc., et il y restait toujours quelques matériaux. Waally prit une centaine d’hommes résolus, et les envoya, sous la conduite d’un de ses plus braves chefs, avec ordre de prendre autant de bois, de planches, de solives, etc., qu’ils pourraient, et de les apporter au pied du Cratère. Bob soupçonna cette sortie ; aussitôt il chargea une caronade à mitraille, et la pointa sur la principale pile de bois. À peine les sauvages parurent-ils, qu’il alluma sa mèche, et lorsqu’ils furent tous réunis autour de la pile, il fit feu. Une douzaine d’Indiens tombèrent, et le reste disparut, comme, la poussière balayée par le vent.

En ce moment, un cri, répété par les sentinelles du Sommet, signala l’arrivée du Rancocus. Sans aucun doute, le gouverneur avait entendu le coup tiré du Cratère, car il y répondit aussitôt, encourageant les assiégés par ce signal. Une minute après, un troisième coup se fit entendre du côté de l’ouest, et Bob aperçut les voiles de la Sirène au-dessus des pointes des rochers. Il est presque inutile d’ajouter que le bruit de l’artillerie et la vue des deux bâtiments détruisirent tous les plans de Waally, qui commença une seconde retraite, refoulant sa rage au fond de son cœur.

La retraite de Waally fut, sinon digne, du moins heureuse. À un signal donné, les sauvages se jetèrent à la mer et traversèrent de nouveau le bassin. Bob pouvait mitrailler les fuyards, et en détruire un grand nombre, mais il avait horreur de répandre le sang inutilement. Cinquante hommes de plus ou de moins n’eussent rien changé au résultat, leur retraite étant chose décidée. Les Indiens purent donc quitter le Récif, emportant leurs morts et leurs blessés, au moyen du pont qu’ils trouvèrent moyen de rétablir.

Toutefois, il avait été facile à Waally de regagner ses canots, mais par quelle route sortir des eaux du Récif ? À l’ouest la Sirène lui coupait la retraite, au nord le Rancocus venait toutes voiles dehors. Pour sortir à l’est où au sud, il fallait passer sous le feu du Récif, et de plus, courir la bouline entre le Cratère et le Rancocus. À la présence d’un pareil danger, Waally eut la pensée de se rendre, ne voyant aucun moyen de tirer sa flotte de cette mauvaise passe. Cependant, en prenant le vent, et nageant vivement de leurs pagaies, ils pouvaient parvenir à éviter les deux bâtiments qui ne sauraient les poursuivre dans d’aussi étroits canaux. Les sauvages entrevirent ce moyen de salut, et firent un violent effort pour gagner l’est. Bob les laissa passer sans les inquiéter, bien qu’ils fussent à une demi-portée de la batterie. Heureusement encore pour eux, lorsque le Rancocus arriva, ils étaient parvenus à l’endroit d’où ce bâtiment avait été pour la première fois conduit au Récif par les moyens ingénieux imaginés par Marc et par Bob.

Ce dernier vint à la rencontre du gouverneur pour lui exposer ses opérations. Le danger était éloigné, et Woolston n’était pas fâché de n’avoir pas eu besoin d’avoir recours à ses batteries pour que le succès fût complet. Le bâtiment fut amarré à l’un des quais naturels, et tous les passagers se précipitèrent en foule à terre, dès qu’une planche put être placée pour leur faciliter la descente. En une heure les vaches furent débarquées et prirent possession de leurs pâturages au Cratère, où l’herbe venait jusqu’au genou ; tout ce qui avait vie fut bientôt à terre, à l’exception des rats et des vers qui avaient élu domicile dans les flancs du bâtiment. Quant aux ennemis, on n’y pensait plus. Un homme, monté dans les vergues, annonça qu’on les voyait s’éloigner rapidement, et qu’ils étaient déjà trop loin pour qu’on pût conserver quelque inquiétude. Il eût été facile cependant aux deux bâtiments de leur donner la chasse ; mais tout le monde était trop content d’en être débarrassé pour songer à aller les rejoindre.

Ce fut une grande joie pour les colons de mettre le pied sur la terre ferme. Dans des circonstances ordinaires, le Récif, le Cratère, le Parc aux Porcs, n’auraient pas eu des charmes excessifs pour les émigrants ; mais il n’y a rien de comparable à une traversée de cinq mois pour embellir les sites les plus stériles. Le reproche de stérilité ne pouvait plus s’appliquer aux îles dont nous parlons, et surtout aux parties déjà livrées à la culture par les colons. Les arbres commençaient à être en grand nombre, on en avait planté des milliers, les uns pour leurs fruits, les autres pour leur bois, quelques-uns pour leur ombrage seulement. Socrate, pour sa part, avait planté de sa main plus de cinq mille saules, l’opération consistant tout simplement à enfoncer un bout de branche dans la terre. Pour la rapidité de la végétation, nous ne pourrions en donner une idée, même en la comparant à celle des parties les plus fertiles de l’Amérique.

Enfin, après un si long voyage, Marc revenait au domicile qu’il s’était choisi. Son bâtiment était là, rempli de mille objets qui devaient ajouter au bien-être de toute la colonie. Il y eut un moment où le cœur de Marc fut inondé de bonheur ; la coupe était pleine, et elle aurait débordé s’il eût pressé sa femme et ses enfants dans ses bras ; mais Brigitte ne fut pas oubliée. À peine une demi-heure s’était-elle écoulée depuis l’arrivée du bâtiment, que Bob s’élançait dans la Neshamony et faisait voile vers le Pic pour y porter l’heureuse nouvelle, et pour ramener au Récif la femme de son gouverneur. Il devait être de retour vers le coucher du soleil, grâce à la marche rapide du petit navire ; mais il n’eut pas besoin d’aller jusqu’au Pic. À peine avait-il doublé le Cap-Sud et était-il entré dans le détroit, qu’il rencontra l’Abraham faisant voile vers le Récif. Il paraît que l’on avait remarqué du Pic, à quelques signes, les intentions hostiles de Waally, ainsi que le départ de sa flotte de l’île Rancocus ; on avait tenu conseil, et il avait été décidé que l’Abraham irait avertir les habitants du Récif de l’imminence du danger, et les aider à repousser les Indiens. Brigitte, voulant veiller sur quelques objets de valeur déposés dans la « maison du gouverneur », au Sommet, était montée à bord du schooner, accompagnée de Marthe.

Nous laissons au lecteur le soin de s’imaginer la joie qui éclata à bord de l’Abraham à la nouvelle du retour du Rancocus ! Pour Brigitte, sa joie tenait du délire ; plus que jamais elle persista dans sa détermination d’aller au Récif et d’y mener ses enfants avec elle. Après les premiers transports et les explications nécessaires, on s’entendit sur ce qu’il y avait à faire. Brown commandait l’Abraham, dont l’équipage était suffisant : Bob l’envoya au large observer l’ennemi dans la direction du vent. Il fallait obliger Waally à passer au nord et l’empêcher de se rapprocher du Récif, non-seulement pour que sa retraite fût immédiate et complète, mais pour qu’il ne lui prît pas fantaisie de recommencer pareille expédition. Pour une telle course, le schooner était le meilleur bâtiment de la colonie, parce qu’il fallait peu de bras pour la manœuvre, et qu’il avait un armement convenable. Brown était bien capable de le diriger, et il orienta au plus près, tandis que Bob ayant pris les femmes sur son bord, retournait au Récif.

Cette journée avait commencé de si bonne heure qu’ils y arrivèrent à midi. Le gouverneur, en voyant revenir la Neshamony, fut rempli d’inquiétude. Elle ne pouvait avoir été jusqu’au Pic ; Waally lui avait donc barré le passage avec sa flotte, et Bob venait demander du renfort. Mais bientôt le bâtiment approchant davantage, Marc aperçut des vêtements de femme sur le pont, et braquant sa lunette, il put distinguer les traits charmants de sa jeune épouse. Dès cet instant, le gouverneur ne fut plus capable de donner un ordre à propos ; revoir Brigitte était sa seule pensée. Les bâtiments venant du sud étaient obligés de passer à travers un détroit resserré entre le Récif et le Parc aux Porcs, du côté du pont mobile, dont nous avons si souvent parlé. Il y avait en cet endroit assez d’eau pour une frégate, et assez d’espace aussi, la largeur étant de cinquante pieds ; l’épreuve, du reste, en avait été faite avec l’Abraham. Woolston s’y établit, attendant l’arrivée de la Neshamony avec une impatience qu’il avait peine à contenir.

Bob vit le gouverneur, et le montra du doigt à Brigitte, offrant à celle-ci de la faire descendre dans un canot pour arriver plus vite ; mais la tendre affection des deux jeunes époux eut bientôt rapproché la distance, et Marc, sautant à bord de la Neshamony, dès qu’elle parut dans le détroit, put serrer Brigitte contre son cœur.

Les étrangers prétendent que nous autres, enfants du continent occidental, nous ne nous laissons pas aller aux émotions tendres avec le même abandon que les habitants des pays de l’Est ; que nos cœurs sont aussi égoïstes et aussi froids que nos manières, et que nous vivons plus pour les passions basses et vulgaires que pour les sentiments affectueux. Nous faisons des vœux sincères pour que la jalousie des Européens ne leur inspire jamais que des reproches aussi faux que celui-là. Que les Américains soient plus réservés dans l’expression de leurs émotions que les autres, nous le croyons ; mais que les Européens aient seuls la sensibilité en partage, voilà ce dont nous ne pouvons convenir. Nous contestons surtout que nulle part on puisse trouver chez les femmes des cœurs plus vrais dans leurs affections, des âmes plus dévouées aux intérêts de leur famille, en un mot une existence plus égale et plus parfaite que chez l’épouse américaine. C’est elle qui est vraiment pour son mari « les os de ses os, et la chair de sa chair. » Rarement ses désirs s’étendent au delà du cercle de sa famille qui renferme tout ce qu’elle peut souhaiter de plus doux. Son époux, ses enfants, voilà son univers, et, concentrées sur eux, il est rare que ses affections viennent à s’égarer. Cette vie, toute d’intérieur, est sans doute due en partie à la simplicité de l’éducation et à l’absence de toute tentation. Mais en même temps il y a tant de dévouement dans son cœur, tant d’empressement à en suivre les inspirations, et à se livrer exclusivement aux devoirs de la famille, que le reproche auquel nous faisons allusion est de tous celui qui peut le moins s’appliquer à la femme américaine.

Il faisait presque nuit lorsque le gouverneur se retrouva au milieu des colons. Déjà ceux-ci avaient jeté un coup d’œil sur le Récif et les îles voisines, et les plus difficiles d’entre eux furent trompés en bien sur les avantages du pays qu’ils allaient habiter. L’impression favorable que tous éprouvèrent était due peut-être à l’abondance des fruits des Tropiques. Peu à peu, plus de mille orangers avaient été plantés sur le Cratère et dans les alentours, et ils étaient en plein rapport. On en voyait aussi s’élever sur les îles adjacentes. Quelques-uns de ces arbres étaient encore, il est vrai, un peu jeunes, mais enfin ils portaient des fruits, et pour ces hommes arrivés de la Pensylvanie, quel délice de se promener dans des allées embaumées d’orangers, et de savourer à discrétion des fruits exquis !

Quant aux figues, aux melons, aux citrons, aux noix de cocos, il y en avait en quantité suffisante pour la population. La nouveauté séduisit pendant quelque temps les nouveaux venus, mais bientôt ils soupirèrent après les pommes et les pêches de leur pays : c’est que la pomme et la pêche, comme la pomme de terre, sont les dons de la nature qui fatiguent le moins notre goût. La pomme est dans les fruits ce que la pomme de terre est dans les légumes, et parmi les meilleurs produits de l’horticulture, la pêche (une bonne pêche, s’entend) occupe le premier rang ; son exquise saveur est sans rivale et ne produit jamais la moindre satiété. La pêche et le raisin, en tant que fruits, sont les deux dons les plus précieux que la Providence ait faits à l’homme.

Cette nuit-là, beaucoup d’émigrants retournèrent coucher à bord, la plupart pour la dernière fois. Vers dix heures du matin, Brown venant de l’est, aborda au Récif : il rapportait que Waally était parti, et bien parti, sans être tenté de regarder derrière lui. La question était de savoir si ce chef, après une course de quatre cents milles, pourrait retrouver la route de ses domaines ; car la moindre déviation pourrait avoir pour lui des conséquences funestes. Du reste, qu’importait aux colons ? Plus Waally trouverait d’obstacles, moins il serait tenté de renouveler sa visite, et la perte de quelques hommes dans cette retraite serait peut-être une leçon profitable pour les sauvages. Le gouverneur, après avoir entendu le rapport de Brown, décida qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre la flotte ennemie, la leçon étant déjà suffisante, d’autant plus qu’il était peu probable que la colonie fût inquiétée de nouveau de ce côté.

Ce jour-là et le suivant, les colons s’occupèrent à débarquer leurs effets, consistant en meubles, outils et provisions de toutes sortes. Comme le gouverneur avait l’intention d’envoyer quarante familles au Pic, l’Abraham fut halé au quai, et les effets de ces familles, aussitôt descendus à terre, furent chargés sur le schooner. Hommes et femmes furent employés à cette tâche, et ce point du Récif ressemblait à une vraie ruche. Bill Brown, qui commandait encore l’Abraham, était naturellement présent, et il saisit cette occasion de rester auprès du gouverneur, avec lequel il entama le court dialogue qui suit :

— Fameuse société, monsieur Marc, que vous nous amenez sur le brick ; ah ! vous avez fait là de bien bons choix ! Pardon, excuse si je vous demande si vous m’avez oublié ?

— Je vous entends, Bill, répondit Marc en souriant. Votre commission a été faite ; et Phœbé est ici, toute prête à appareiller au premier signal.

— Rien de plus facile, dit Bill, quand les gens sont de bonne volonté. Mais de grâce, monsieur Marc, montrez moi cette jeune femme, que je commence déjà à aimer.

— Jeune femme ? Ah çà, Bill, nous n’avions pas parlé d’âge, il me semble ? Vous avez voulu qu’on vous procurât une femme, bien conditionnée, voilà tout, vos instructions ont été suivies. Considérez donc l’état du marché : plus l’article est jeune, et plus il est demandé.

— Bien, bien, Monsieur, ne craignez rien ; je ne vous la laisserai pas sur les bras, fût-elle d’âge à être ma mère ; mais je suis sûr, monsieur Woolston, que, dans votre voyage, vous avez eu pitié d’un ancien marin, et que la femme que vous lui avez choisie est en rapport d’âge avec un garçon de trente-deux ans.

— Vous allez en juger vous-même, Bill. Voici Phœbé ; elle porte un miroir et semble considérer son joli visage. Si elle a un aussi bon caractère qu’elle paraît charmante, vous ne serez pas mécontent. De plus, Bill, votre femme n’arrive pas ici les mains vides, elle a une quantité d’objets qui vous seront de grande utilité pour monter votre ménage.

Brown fut ravi du choix du gouverneur, choix judicieux et en tout conforme aux goûts du marin absent. Phœbé, de son côté, parut enchantée du mari que le sort lui donnait, et l’heureux couple fut uni le jour même dans la cabine de l’Abraham. Par la même occasion, l’union d’Uncus avec Junon, ainsi que celle de Peters avec la femme indienne, furent régularisées par une cérémonie. Le gouverneur jugeait important d’observer toutes les convenances, autant que le comportait la situation.

Trois jours après l’arrivée du Rancocus, au coucher du soleil, l’Abraham mit à la voile pour le Pic, ayant à bord un peu moins de cent colons, y compris les femmes et les enfants. La Neshamony le précédait de quelques heures, portant le gouverneur et sa famille. Marc brûlait du désir de voir sa sœur, et ce désir était peut-être partagé encore plus vivement par ses deux frères.

La rencontre de tous ces membres d’une même famille fut des plus touchantes. Les deux jeunes Woolston trouvèrent leur sœur installée beaucoup mieux qu’ils n’auraient jamais pensé qu’on pût l’être dans une colonie si jeune encore. Heaton s’était élevé une habitation, dans un site ravissant, où il avait sous la main l’eau, des fruits, enfin toutes les commodités de la vie, et il y vivait avec sa famille, entièrement séparé du reste des colons. Cette distinction lui avait été accordée d’un commun consentement, en raison des liens qui l’unissaient au gouverneur, dont il était le mandataire au Pic, et, en outre, à cause de la supériorité que lui donnaient sa naissance et son éducation. Les marins sont habitués à respecter l’autorité ; ensuite ils sont plus accommodants, peut-être, que d’autres, de sorte que les privilèges de Marc et de Heaton, et de leurs familles, n’excitaient point de jalousie dans l’île.

Vers minuit, l’Abraham entra dans l’Anse Mignonne. Vu l’heure avancée, chaque colon, homme ou femme, prit une charge proportionnée à sa force, et gravit la pente. Il faisait un magnifique clair de lune. La plupart des nouveaux venus passèrent la nuit en plein air, sous des tentes ou sous un abri de feuillage qui leur avait été préparé, et bientôt un doux sommeil leur apporta, dans des rêves embaumés, le bonheur et la tranquillité qu’ils venaient chercher sous ce beau climat.

Dès le matin, tous étaient debout, et chacun, en sortant de sa demeure improvisée, ne pouvait croire à la réalité du spectacle qui s’offrait à ses yeux ! L’art, il est vrai, n’avait point apporté là ses ressources ingénieuses et variées, mais les dons de la Providence et les beautés de la nature s’étalaient avec une richesse qui confondait l’imagination ! Ce mélange admirable de douceur dans le ciel, et de magnificence sur la terre, formait un ensemble qu’ils n’avaient trouvé dans aucune partie du globe ; chacun se crut soudain transporté au milieu du paradis terrestre.