Le Cratère/Chapitre XXIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 291-301).
CHAPITRE XXIII.


Si ton esprit est droit, et que pur soit ton cœur,
Va sans crainte au combat ; tu sortiras vainqueur.
Drake



Un an se passa après le retour de l’expédition contre les îles de Betto, sans qu’il arrivât aucun événement mémorable. Pendant ce temps Brigitte donna à Marc un beau garçon, et Anne mit au monde son quatrième enfant. Les naissances, dans le cours de cette seule année, avaient atteint le chiffre de soixante-dix-huit. Il y avait eu peu de décès : un seul dans les adultes, résultat d’un accident ; la santé de la colonie était excellente. La statistique, établie vers la fin de l’année, donnait un total de trois cent soixante-dix-neuf âmes, sans compter les Kannakas, — c’était le nom donné aux naturels.

Quant aux travaux de ces Indiens, ils dépassèrent toutes tes prévisions du gouverneur. Ils ne travaillaient pas, il, est vrai, comme des hommes civilisés, et il n’était pas très-aisé de les employer utilement ; mais ils étaient bien précieux pour porter des fardeaux. Le premier soin du gouverneur avait été de donner à tous une habitation convenable, bien close et ne craignant point les pluies. Par bonheur, il n’y avait pas au Récif de ces amas de substances végétales qui produisent tant de fièvres ; et, tant que les colons pourraient éviter l’humidité, leur santé ne courait aucun risque.

Quatre sortes, quatre classes, si l’on veut, de maisons furent élevées, et chaque colon put en choisir une, moyennant, bien entendu, une certaine contribution envers l’État, soit en travail, soit en espèces.

Dans le principe, on ne put songer à construire des habitations complètes, et l’on se contenta, de faire de petites cabanes dont la dimension et les matériaux variaient suivant la fortune des propriétaires. Les unes étaient en bois, les autres en pierre, d’autres en briques cuites, d’autres en terre, toutes élevées avec beaucoup d’adresse. On préférait de beaucoup la pierre, dont l’île Rancocus fournissait une inépuisable quantité, et qui avait tous les caractères du tuf. Les plus grosses de ces pierres étaient amenées au Récif par des canots servis par les Kannakas, tandis que les plus petites étaient déposées sur les différents points du rivage, suivant les demandes des colons. Quelques mois après l’arrivée des émigrants, plus de cent habitations s’élevaient déjà, moitié au Pic, moitié au Cratère ; habitations fort exiguës à la vérité, mais commodes, et offrant un sûr abri contre la pluie.

Les plus grandes maisons avaient trente pieds carrés, les plus petites n’en avaient que quinze. Ces dernières avaient leur cuisine détachée, tout auprès, sous un hangar attenant à l’habitation. On avait fait aussi un certain nombre de fours ; et les cheminées étaient presque toutes extérieures. Il n’y avait qu’une seule maison à deux étages, c’était celle de John Pennock qui était un des plus riches habitants. Quant au gouverneur, ce ne fut que lorsque chacun fut casé, qu’il posa à son tour la première pierre de deux habitations, l’une au Pic qui était sa propriété personnelle, l’autre au Récif, destinée à être la Maison du gouvernement, ou de la colonie. La première était en briques, la seconde en pierre, de toute solidité, et bâtie comme une sorte de forteresse. La maison particulière de Marc n’avait qu’une élévation médiocre, mais une assez grande superficie : elle avait soixante pieds carrés. La Maison du gouvernement était bien plus grande ; elle avait deux cents pieds de long sur soixante de large. Cet édifice, du reste, était disposé, moins pour servir de logement au gouverneur, que pour contenir au rez-de-chaussée le mobilier du gouvernement, et pour recevoir au premier étage, tous les services publics. Il y avait de plus un étage supérieur, mais il resta inachevé pendant longtemps, quoique déjà pourvu de moyens de défense.

La Maison du gouvernement avait été placée dans un but de défense en face du pont-levis et, dans cette position, elle était située à proximité de la source, avantage d’autant plus grand que l’eau manquait au Récif. Lorsque le gouverneur chargea son frère, l’inspecteur général, de tracer le plan d’une ville celui-ci regarda comme de la première nécessité de remédier à cet inconvénient. Il choisit un endroit propice, et fit pratiquer dans le roc une citerne, destinée à recevoir les eaux pluviales provenant du toit de la Maison du gouvernement. Ce réservoir contenait plusieurs milliers de gallons, et, une fois plein, il devait être suffisamment alimenté par les pluies.

Dès que le gouverneur se fut décidé à bâtir, et à faire du Récif sa capitale, il voulut procéder méthodiquement et ne rien négliger pour l’embellir.

Décidé à pousser activement les travaux, il envoya l’Abraham au jeune Ooroony pour lui demander encore son assistance. Le jeune chef fut enchanté d’accorder ce qu’on réclamait de lui ; et il vint en personne avec cinq cents de ses sujets, pour aider son allié à accomplir sa tâche. Cette masse d’ouvriers travailla deux mois entiers, au bout desquels le gouverneur annonça que tout était terminé, et congédia ses voisins, qui emportèrent tous des gages de sa reconnaissance. On avait craint pendant quelque temps qu’il n’y eût danger à attirer tant de sauvages au Récif ; mais le gouverneur n’eut pas lieu de se repentir de sa confiance. Au contraire, ces rapports produisirent un excellent effet, et les liens des deux peuples s’en resserrèrent davantage. Le gouverneur était, du reste, fort habile dans ces sortes de relations ; non-seulement il avait adouci ces caractères farouches, mais, ce qui était bien plus difficile, il les avait fait travailler. Un blanc faisait, il est vrai, autant de besogne que trois Kannakas, mais ceux-ci étaient si nombreux que pendant leur séjour, ils furent pour les colons de puissants auxiliaires.

Mais si les Kannakas étaient admis au Récif, il n’en était pas de même au Pic, dont le gouverneur ne souffrait jamais qu’aucun d’eux approchât. La sorte de mystère qui planait sur cette île redoutable pouvait contribuer à les tenir en respect, et le jeune Ooroony lui-même était toujours resté dans l’ignorance de ce qui pouvait s’y trouver. Il voyait les bâtiments aller et venir ; il savait que le gouverneur y débarquait souvent ; il voyait parfois sur le Récif apparaître des figures étrangères qu’il supposait habiter l’île mystérieuse ; il pensait donc, naturellement, qu’il existait là un peuple bien plus puissant que celui avec lequel il était en relation.

Le gouverneur avait un moyen aussi simple qu’ingénieux d’intéresser les Kannakas au travail, c’était de faire jouer la mine devant eux. La vue de ces blocs de pierre sortant avec fracas de leur lit, et bondissant sous l’action d’une force inconnue, avait un attrait singulier pour ces sauvages. Ils travaillaient toute la journée à percer le roc, puis, après l’explosion, ils charriaient les débris, qui devaient servir à la construction des murs. C’était un jeu plus qu’un travail, et, certes, ils n’eussent pas mis la moitié de ce zèle à toute autre besogne.

Les plus grands soins furent donnés à la culture du jardin colonial. Dans certains endroits la terre n’avait qu’un pied de profondeur ; dans d’autres, où des fissures naturelles avaient facilité le jeu de la mine, il avait fallu quatre ou cinq pieds de remblai. Ces places profondes furent marquées, afin de recevoir plus tard des arbres. On ne se contenta point d’étendre sur la terre une couche de sable et de limon ; mais on commença par y mettre des herbes marines, qui furent recouvertes ensuite par l’engrais. De cette façon, on forma un sol capable de porter les plus riches produits de la nature. Mais le gouverneur ne voulait faire cette fois qu’un jardin d’agrément. Des arbustes, des fleurs, du gazon, voilà tout ce qu’il mit dans le jardin colonial ; quant aux fruits et aux légumes, les plaines du Cratère en fournissaient suffisamment pour les besoins de toute la colonie. Le danger que redoutait le plus le gouverneur, c’était que cette grande abondance de produits ne rendît son peuple indolent et paresseux ; car la paresse entraîne infailliblement à sa suite l’ignorance et le vice. C’était donc pour tenir toujours en haleine la colonie, et pour lui donner le goût des améliorations, qu’il lui faisait entreprendre des travaux qui pouvaient paraître d’une utilité secondaire ; il voulait lui créer de nouveaux besoins, pour qu’elle fût obligée de chercher les moyens de les satisfaire.

Le gouverneur avait raison : les goûts nous viennent par imitation, et alors ils nous dominent et nous maîtrisent. Le jardin colonial prit bientôt un aspect ravissant, qui dédommagea au centuple des peines qu’il avait données. Tous les colons, hommes et femmes, se piquèrent d’honneur, et il ne s’éleva pas une maison qu’on ne fît auparavant sauter le roc avec la mine, et qu’on ne traçât alentour un jardin. Le gouverneur ne s’en tint pas à ces essais d’horticulture. Avant de congédier les cinq cents travailleurs d’Ooroony, il avait, en plus de cent endroits au Récif, fait creuser de larges excavations, qu’on avait remplies d’engrais. Puis dans ces trous, devenus fertiles, on avait planté des arbres, principalement des cocotiers, qui pouvaient y trouver une nourriture suffisante.

Toute cette industrie avait métamorphosé complétement le Récif. Sans parler des maisons construites, des jardins dessinés et plantés dans l’intérieur de la ville, la surface entière de l’île n’était plus reconnaissable. Là où naguère on ne voyait que rocs nus et dépouillés, on trouvait maintenant une verdure fraîche, et des arbres montrant leur tête fleurie au milieu de prairies délicieuses. Quant à la ville elle-même, elle contenait environ vingt maisons, toutes fort modestes, et habitées principalement par des hommes dont l’industrie réclamait une position centrale. Ainsi, les commerçants durent nécessairement fixer leur résidence au Récif ; leurs magasins furent établis à proximité du rivage, et pourvus de grues et de tous les ustensiles ordinaires, pour décharger et embarquer leurs colis. Chaque habitation était peu éloignée du magasin. Comme ces colons étaient venus bien approvisionnés pour trafiquer avec les Indiens, ils faisaient des affaires considérables, et recevaient, en échange de leurs produits, des quantités considérables de bois de sandal.

Il est un fait que nous ne devons pas oublier de mentionner. Le gouverneur et le conseil promulguèrent un acte concernant la navigation, lequel avait pour but de réserver à la colonie le transport des produits. Le véritable motif de cet acte était bien plutôt de tenir les Indiens dans de certaines limites, que de vouloir s’assurer les bénéfices qui en résulteraient. Aux termes de la loi, aucun canot ne pouvait se rendre du Groupe de Betto aux îles de la Colonie, sans une permission expresse du gouverneur. À certains jours désignés, les deux parties se rencontraient dans un village d’Ooroony, pour y faire leurs échanges, et les bâtiments de la colonie ramenaient au Récif le bois de sandal. Dans le but de pouvoir transporter ensuite ces bois jusqu’à un marché, Saunders avait, dans ses instructions, l’ordre d’acheter un bâtiment convenable, qu’il ramènerait avec le Rancocus, et sur lequel il embarquerait les articles les plus nécessaires à la colonie, entre autres des vaches et des juments. Saunders se dirigea vers la côte occidentale du Cap Horn, afin de faire ses achats dans l’Amérique du Sud. Le bétail n’y était pas aussi beau, mais on évitait ainsi de doubler le Cap.

Après avoir parlé de tous les travaux, de toutes les améliorations apportées au Récif, il est nécessaire de dire un mot de l’île Rancocus. L’établissement des moulins, des fours à chaux et à briques, des carrières de pierres, conduisirent naturellement le gouverneur à élever une petite forteresse où toute la colonie pût trouver un refuge en cas de besoin. Cet ouvrage fut élevé rapidement, et l’on y monta deux pièces d’artillerie. Nulle part on ne négligeait les moyens de défense. Le Pic seul se défendait assez par sa position, et ses habitans étaient assez nombreux pour repousser les ennemis qui oseraient y aborder dans le cas où l’Anse Mignonne viendrait à être découverte. Il n’en était pas de même du Récif, qui offrait partout un libre accès. Sans doute la construction de maisons en pierre contribuait efficacement à la défense de la ville ; mais le gouverneur comprit la nécessité de songer aux moyens de défense du côté de la mer. Quatre passages distincts correspondant à chacun des quatre points cardinaux, conduisaient du Cratère à la mer. Le passage du sud, qui se terminait au pont-levis, était suffisamment commandé par la Maison coloniale ; tous les autres étaient d’un accès facile. Mais de quelques points du Sommet l’on pouvait, au moyen de batteries convenablement disposées, balayer les passages. On construisit donc des batteries, dont chacune se composait de deux pièces de douze ; et pour plus de sûreté, Marc défendit l’entrée et même l’approche du Cratère à tous les Kannakas.

Les travaux de défense, de constructions, de terrassements, n’occupèrent pas exclusivement l’attention des colons pendant cette importante année. Les deux frères du gouverneur s’étaient mariés, l’aîné avec la sœur aînée de John Pennock, et le plus jeune avec une sœur du révérend M. Hornblower. Dans les mariages conclus à la colonie, comme cela s’est toujours fait, comme cela se fera toujours chez les peuples civilisés, les positions égales se rapprochaient. Il n’y avait pas une famille au Récif que l’on pût dire appartenir à la classe la plus élevée d’Amérique, mais encore y avait-il parmi les colons des distinctions nécessaires et qui devaient subsister. Y a-t-il rien de plus faux, de plus injuste, que cette supériorité que donne l’argent, que ces divisions en castes établies d’après la fortune ? Et pourtant la société est ainsi faite, que, tant qu’elle durera, ces notions vivront avec elle. Cela vient de la difficulté d’apprécier des goûts et des qualités que nous ne possédons pas, et qui nous semblent des mystères impénétrables. En épousant Sarah Pennock, Charles Woolston savait bien que le sacrifice pécuniaire était de son côté ; mais Sarah était belle, modeste, jeune, et puis le choix n’était pas grand à la colonie. En Amérique, cette union eût été impossible ; mais au Cratère, elle ne rencontra point d’obstacles, et elle fut des plus heureuses.

On pensait que le Rancocus n’amènerait que fort peu d’émigrants, quoique le capitaine Saunders fût porteur de lettres écrites par les colons à certains de leurs amis, afin de les engager à venir s’établir au Récif. L’incertitude sur ce point ne fut pas de longue durée, car, juste un an et huit jours après le départ du Rancocus du Groupe de Betto, le bon navire fut signalé ; les vigies du Pic annonçaient qu’il était à l’entrée de la Rade du Nord, et qu’il se préparait à jeter l’ancre. Aussitôt le gouverneur partit sur l’Anna, accompagné de Bob, et se dirigea vers le Rancocus, pour le conduire jusqu’au Récif. Marc et Bob étaient regardés comme les deux seuls hommes qui connussent assez les profondeurs données par la sonde pour piloter, sans danger, un si grand navire à travers les passes.

Lorsque le Rancocus héla l’Anna le capitaine Saunders parut sur la poupe ; et en réponse, cria : « Tout va bien ! « Ces mots rassurants soulagèrent d’un poids énorme Le cœur de Marc ; car l’absence engendre l’inquiétude et une foule de noirs pressentiments. Cependant tout à bord paraissait en bon état, et, à leur grande surprise les deux pilotes aperçurent, outre l’équipage, un grand nombre de têtes par-dessus des lisses du navire. Un peu plus loin une autre embarcation était en vue ; c’était, dit le capitaine Saunders, le brick la Jeune Poule, qu’il avait acheté pour le compte de la colonie et qu’il avait chargé de tout ce qui pouvait être le plus utile.

Il y avait à bord du Rancocus cent onze nouveaux émigrants. Toutes les relations d’amitié avaient été mises en œuvre, chacun avait cherché à faire des prosélytes, et n’avait que trop bien réussi, et il n’y avait pas eu moyen de diminuer le nombre. Marc fit contre fortune bon cœur, et son désappointement cessa en partie lorsqu’il apprit que les nouveaux venus étaient des gens précieux pour la colonie, tous jeunes, bien portants, d’une moralité incontestable, et de plus possédant plus ou moins de fortune. Ces recrues portèrent le chiffre de la population à plus de cinq cents hommes, parmi lesquels se trouvaient près de cent cinquante enfants, au-dessous de quatorze ans.

Les passagers furent charmés de pouvoir mettre pied à terre dans une petite île située près de la rade, et où les bâtiments trouvèrent un excellent mouillage. Un des colons, homme d’un grand sens, nommé Dunks, avait entrevu l’importance future de cette île, située à l’extrémité de la rade, et il avait traité avec le conseil pour obtenir l’échange de ce terrain contre sa part de terres au Récif. L’arrangement avait été conclu ; et depuis quelques mois, il y était établi avec trois ou quatre de ses parents ou amis, formant, si l’on peut s’exprimer ainsi, une sous-colonie, dépendante de la colonie du Récif. Comme cette position était exposée de toutes parts, on construisit une sorte de forteresse en pierre, capable, en cas d’invasion, de recevoir tous les habitants, et on l’entoura en outre, d’une palissade destinée à la protéger contre un assaut. Le gouverneur avait envoyé une pièce de campagne : en sorte que la petite colonie pensait pouvoir résister à une attaque, défendue comme elle l’était par onze combattants.

Les nouveaux venus, comme de juste, trouvèrent tout charmant. Les récoltes leur parurent magnifiques, car, grâce au mélange du limon et du sable, la végétation tenait du prodige. Il n’y avait pas encore d’arbres, il est vrai, mais les piquets ou les palissades, étant des branches de saule, avaient pris racine, et promettaient de former bientôt autour de la maison une ceinture de feuillage. Une cinquantaine d’acres avaient été mises en culture, et les récoltes avaient déjà une belle apparence.

Le gouverneur envoya l’Anna avec ordre de faire préparer aux émigrants des logements à la Maison coloniale, assez grande pour les recevoir tous. Quant à lui il attendit, avec le Rancocus, que la Jeune Poule fût arrivée. Alors il monta abord du brick et jeta un coup d’œil sur la cargaison. Saunders, en homme sage et sensé, avait bien compris que le plus important pour la colonie était d’augmenter son bétail ; aussi avait-il embarqué le plus de vaches et de juments qu’il avait été possible. Il amenait vingt-cinq de ces dernières et vingt vaches ; toutes achetées à Valparaiso. Les vents avaient été favorables, et les animaux n’avaient point eu à souffrir de la traversée ; seulement, la longueur du voyage ayant dépassé toutes prévisions, le fourrage était venu à manquer, et les pauvres bêtes, lorsqu’on arriva, attendaient depuis vingt-quatre heures leur nourriture. En outre, l’eau était rare, et ce qu’il en restait était corrompu. Depuis un mois les malheureux animaux étaient à la demi-ration ; aussi avec quel bonheur ils sentirent la terre ! Et certainement leur odorat leur annonçait qu’ils en étaient proches ; car, lorsque le gouverneur monta à bord du brick, leurs beuglements, leurs hennissements, leur agitation lui causèrent tant de pitié qu’il déclara qu’il fallait d’abord songer à eux.

Le brick était à l’ancre près d’un banc du sable le plus fin, traversé par plusieurs cours d’eau, et communiquant directement avec une prairie où l’herbe était fort épaisse. On fit aussitôt marché avec Dunks ; et les deux équipages, celui du Rancocus et celui du brick, se mirent à l’œuvre pour débarquer tous les passagers à quatre pattes de la Jeune Poule. Comme les élingues étaient toutes prêtes, l’opération put commencer tout de suite ; une jument fut hissée à travers l’écoutille, et, après être restée un instant suspendue en l’air, conduite par-dessus le bord et descendue dans la mer. La pauvre bête, qui, par un mécanisme ingénieux, se trouva tout à coup dégagée des élingues, se mit à nager, et, bien qu’épuisée par le manque de nourriture, aborda en quelques minutes. La première chose qu’elle fit fut de courir à l’eau douce ; mais Dunks se trouvait là et parvint à l’empêcher de trop boire, et à la diriger vers la prairie, où elle commença joyeusement son repas. Le reste du bétail fut débarqué de la même manière, et au bout de deux heures, le brick cessait d’être une étable. Immédiatement l’eau et les balais furent mis en jeu, mais il fallut un grand mois pour chasser de la Jeune Poule l’odeur de ses passagers.

Les hommes ne furent pas moins aises que les animaux de descendre à terre. Dunks leur fit le plus cordial accueil, et, à défaut de beaucoup de fruits, il leur offrit des légumes en abondance. Par exemple, il leur servit des melons, dont ils étaient privés depuis longtemps, et dont ils se firent un vrai régal. Les juments et les vaches furent laissées à l’île de Dunks, et y restèrent jusqu’à ce qu’on eût prévenu le gouverneur qu’elles avaient tout mangé, et que, à moins de les mettre encore à demi-ration, il fallait les changer de pâturages. Il ne fut pas difficile d’en débarrasser Dunks ; du reste, les prairies, dans ce climat, étaient si rarement fauchées que c’était un bien véritable pour elles que la présence des bestiaux. Ceux-ci furent répartis entre les différentes fermes ; les poules et les porcs furent distribués de la même façon, de sorte que chaque colon put avoir une truie et des poulets dans sa basse-cour. Ces espèces se reproduisaient si rapidement qu’on était sûr d’avoir toujours du porc et des œufs au delà des besoins. Le maïs venait à merveille et presque sans culture.

Lorsqu’on eut fait tous les préparatifs nécessaires, les bâtiments mirent à la voile pour le Récif. On juge si les amis et les parents qui se retrouvaient dans ces lointains parages furent charmés de se revoir. Ceux qui arrivaient avaient beaucoup de choses à dire à ceux qui les avaient précédés de dix-huit mois ; et ceux-ci, qui se considéraient comme de vieux colons, ne pouvaient se lasser d’entretenir les nouveaux venus des merveilles de leur colonie.