Le Cratère/Chapitre XXIV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 301-312).
CHAPITRE XXIV.


Tes replis enlaçant les vagues écumantes,
Tu glisses, en sifflant, sur les eaux blanchissantes ;
Le dard prêt, l’œil en feu, tu te dresses : d’un bond
Tu plonges, disputant aux monstres invisibles
Les abîmes sans fond !
BrainardLe Serpent de mer.



Les cargaisons des bâtiments qui arrivaient au Récif étaient partagées entre le gouverneur et l’État. Le gouverneur en recevait la moitié pour lui-même, en sa qualité de propriétaire du Rancocus, cause première de l’existence de la colonie ; l’État avait l’autre moitié, en retour du travail des colons et du droit qu’il avait d’imposer l’importation comme l’exportation. De cette seconde moitié, une partie était immédiatement divisée entre les colons, et le reste était emmagasiné.

Les produits du bois de sandal, du thé, etc., jusqu’à ce jour, avaient été très-avantageux, et avaient beaucoup contribué à l’aisance de la colonie. Une cargaison d’articles de peu de valeur, il est vrai, mais d’une grande utilité, avait pu être acquise à un prix bien inférieur au produit des thés achetés à Canton en échange du bois de sandal ; de telle sorte que Saunders, outre les deux cargaisons de ses bâtiments, apportait une somme considérable en espèces, qui fut versée moitié dans les coffres de l’État, moitié dans la caisse du gouverneur Woolston. Il y avait douze mois que l’argent circulait dans la colonie ; mais il ne fallut rien moins que cet arrivage de numéraire pour activer les transactions et arrêter le penchant à thésauriser, qui se manifestait déjà.

Nous pourrions à peine énumérer tous les articles qui furent apportés au Récif par les bâtiments ; ils comprenaient tout ce qui sert aux hommes dans les pays civilisés, depuis une meule jusqu’à des charrettes. Les épiceries étaient aussi en grande quantité, telles que thés, sucre, etc. ; objets bien moins répandus en Amérique il y a cinquante ans qu’à présent. Ces denrées furent mises entre les mains des marchands, qui les débitèrent en détail. Il y avait alors des boutiques régulières, trois au Récif et une au Pic, où l’on pouvait, à bas prix, se procurer tous les objets nécessaires. Le prix des marchandises était peu élevé, parce que l’État n’usait pas de son droit d’imposer les importations.

Que n’a-t-on pas dit et écrit de notre temps sur cette grande duperie appelée le libre échange ? Ce véritable mythe, objet des discussions de nos ancêtres de la Grande-Bretagne, et qui n’a jamais été expliqué par personne, ne trouble point les esprits en Amérique, où le commerce pourtant est libre dans la véritable acception du mot. Dieu merci, il n’y avait guère lieu au Récif de discuter ces théories : le commerce qui se faisait était véritablement libre, et, de plus, le principe du gouvernement avait des bases solides. Loin de monopoliser le commerce de la colonie, ce que sa position et sa fortune personnelle lui eussent rendu facile, le gouverneur Woolston agissait de la manière la plus libérale. À l’exception de l’Anna, bâtiment construit par la colonie, le conseil avait décidé, suivant le droit le plus strict, que tous les bâtiments étaient la propriété particulière du gouverneur. Cette décision n’eut pas plus tôt été rendue que Marc Woolston transféra la propriété de la Sirène et de l’Abraham à l’État ; la première pour servir de croiseur, le second pour être employé au transport des passagers et des marchandises d’une île à l’autre. La Neshamony fut concédée en toute propriété à Bob Betts, qui sut en tirer un excellent parti, en organisant un service de cabotage qui ne tarda pas à lui rapporter d’immenses bénéfices. Pour donner encore plus de facilités à son vieux camarade, Marc résolut de lui faire construire un sloop, qui servirait en même temps de paquebot et de bâtiment marchand. On se mit donc à l’œuvre et, au bout de six mois, un bâtiment de quarante-cinq tonneaux fut mis à flot. Dans l’intervalle, l’honnête garçon, qui se rendait justice, avait renoncé de lui-même à sa place dans le conseil, composé d’hommes plus instruits et d’une classe plus élevée que lui. Marc comprit ses scrupules et ne chercha pas à retenir son ami dans des fonctions qui étaient si antipathiques à sa nature.

La nouvelle embarcation reçut le nom de Marthe, hommage rendu à la tendre et active compagne de Bob. Elle était légère à la course (elle, l’embarcation, et non mistress Betts), et avec un mousse et un Kannaka Bob pouvait parfaitement manœuvrer son petit bâtiment. Il allait souvent avec elle au Pic et à l’île Rancocus, ayant toujours à bord quelques articles utiles aux colons ; il fit même, dans les premiers mois, quelques excursions jusqu’au Groupe de Betto. Dans ces petits voyages, il emmenait des naturels comme passagers, et portait aux sauvages différents articles, tels que des hameçons, du vieux fer, des haches, et de temps en temps un peu de tabac. Il prenait en échange des noix de coco, fruit encore rare à la colonie, eu égard au nombre des habitants, des corbeilles, des tissus indigènes, des pagaies, et diverses plantes plus abondantes au Groupe de Betto qu’au Récif, et même au Pic.

Le plus grand voyage de Bob de la saison fut celui où il chargea son sloop d’une cargaison de melons. Ce fruit était si abondant à la colonie, qu’on en donnait aux porcs ; les naturels au contraire ne le connaissaient pas. Aussi en furent-ils très-friands, et Bob put remplir la cabine de la Marthe d’articles obtenus en échange de ses fruits. Entre autres choses, il reçut une quantité de bois de sandal dont le produit lui suffit pour acheter assez d’épices pour la consommation de sa famille pendant plus d’un an.

Bob se plaisait à répéter que c’était de ce voyage que datait le commencement de sa fortune. Il l’avait entrepris sans se mettre en peine des intrigues incessantes de Waally, et il avait eu d’autant plus de raison que ce fut avec ce chef astucieux qu’il fit ses meilleures affaires, et qu’il n’eut qu’à se louer de ses procédés.

Cependant le Rancocus avait été disposé pour le départ, le gouverneur pensant l’envoyer chercher une cargaison où cela serait possible, lorsque tout à coup une observation d’un matelot, nommé Walker, changea les idées de Marc et lui fit donner une destination qui devait exercer une influence décisive sur l’avenir de la colonie.

L’équipage du Rancocus, non-seulement lors de son premier voyage sur ces mers, mais dans les deux traversées subséquentes, avait remarqué la présence d’une certaine quantité de baleines, au vent du Cratère. Walker, qui avait été second à bord d’un baleinier de Nantucket, et qui, ainsi qu’une demi-douzaine d’autres colons, connaissait la pêche de la baleine, avait conseillé au capitaine Saunders, dont il était le premier lieutenant à bord du Rancocus, de faire provision de tout l’attirail nécessaire pour cette pêche : attirail consistant en cordages, harpons, piques, lances et barriques. La cale de la Jeune Poule avait donc été remplie de tous ces articles.

Le bois de sandal commençant à devenir rare, il n’était plus question d’envoyer de bâtiment à Canton cette année. Au premier abord, il semblait devoir en résulter une grande perte pour la colonie, mais quand le gouverneur vint à y réfléchir sérieusement, non seulement lui, mais tout le conseil durent reconnaître qu’ils étaient singulièrement favorisés de la Providence, puisqu’elle leur ouvrait une nouvelle source de prospérité. Quel que fût le produit du bois de sandal, c’était une valeur nécessairement transitoire, qui s’épuiserait bientôt, tandis que la pêche de la baleine ne serait pas moins productive et offrait une mine inépuisable. Seulement une pareille entreprise demandait de l’industrie, du courage, de la persévérance et des capitaux. Les bâtiments, la colonie n’en manquerait pas les moyens d’exécution, Saunders et Walker y avaient songé ; les provisions, elles étaient abondantes au Récif.

Il ne pouvait rien arriver de plus heureux dans ce moment que cet aliment offert à l’esprit d’entreprise des colons. L’homme a besoin d’être tenu en haleine par une préoccupation constante, par un travail soutenu, sous peine de voir son ardeur s’émousser et ses progrès s’arrêter. Dès que le mot de pêche eut été prononcé, tous les esprits se tournèrent de ce côté, et le gouverneur profita de cette bonne disposition pour annoncer que chaque colon aurait dans la pêche un intérêt, et que le capital à fournir serait payable en provisions. La colonie, en son nom collectif, devait avoir aussi une part dans les bénéfices, en raison des articles fournis par les magasins de l’État ; quant au gouverneur, il aurait droit à un cinquième, comme propriétaire des bâtiments ; et certes, on trouva généralement qu’il était loin d’être indemnisé par là des sacrifices qu’il faisait pour l’entreprise.

Le Rancocus ne fut pas disposé pour la pêche, mais comme magasin destiné à recevoir l’huile jusqu’à la fin des opérations, puis à la porter en Amérique. En conséquence, le navire fut dégrée et mis en état pour son nouveau service. Il fut placé le long d’un des quais naturels, devant lequel on établit des hangars pour protéger le magasin contre les chaleurs du climat.

La Jeune Poule, brick solide, avec un vaste pont, une mâture forte et de bons agrès, fut équipée en baleinier ; l’Anna devait marcher de conserve. Cinq chaloupes baleinières furent munies des équipages nécessaires, deux restèrent avec l’Anna et les trois autres furent placées à bord du brick. On embarqua bon nombre de Kannakas, qui étaient d’infatigables rameurs, et une vingtaine d’enfants de la colonie de huit à seize ans, pour les habituer à la mer ; on n’était pas en peine de les utiliser.

L’intérêt de toute la colonie était excité par le départ de la Jeune Poule et de l’Anna. Presque toutes les femmes sœurs, filles ou fiancées des pêcheurs, auraient bien voulu les accompagner ; l’élan était si spontané que le gouverneur se décida à emmener à bord de la Sirène autant de passagers des deux sexes qu’il pourrait en embarquer pour faire une excursion de quelques jours, et assister aux succès de leurs amis dans leur nouvelle entreprise. Bob suivit sur la Marthe, et l’Abraham aussi fut de la partie ; quant à la Neshamony, elle fut envoyée sous le vent pour servir d’éclaireur de ce côté et avoir l’œil sur les naturels dans le cas où ceux-ci profiteraient de l’absence d’une centaine des défenseurs du Cratère. Il est vrai que ceux qui restaient à la colonie étaient bien en état de repousser Waally et sa bande ; mais l’homme est ainsi fait : lorsqu’il n’y avait que vingt hommes à la colonie, on se croyait bien forts, et maintenant que les colons étaient dix fois plus nombreux, ils prenaient des précautions inusitées.

Tout étant prêt, l’expédition mit à la voile ; le gouverneur montait la Sirène, ayant à bord une quarantaine de femmes, parmi lesquelles se trouvaient Brigitte et Anne. Les bâtiments sortirent par les passages du sud. Cette marche avait pour but de prendre plus facilement le vent en gagnant la pleine mer entre le Cap Sud et le Pic, au lieu de passer par les étroits canaux entre les îlots du Récif. En voyant la légèreté avec laquelle le nouveau brick glissait sur l’eau, les femmes tremblaient et ne pouvaient croire qu’une si frêle embarcation pût attaquer une baleine.

La flotte passa sous le côté du vent du Pic, dont le sommet était couvert d’une population avide de contempler ce nouveau spectacle. La Marthe, qui portait plus de voiles que la Sirène à cause de ses dimensions plus considérables, était en avant. Par un de ces hasards qui déjouent tous les calculs, tout à coup l’eau jaillit au vent des brisants, de manière à annoncer la présence d’une baleine dans un moment où le sloop en était d’une lieue plus près que tous les autres bâtiments. Chaque chaloupe baleinière avait son équipage ; mais, à l’exception des hommes de la Jeune Poule, la presque totalité des autres colons était tout à fait inexpérimentée. Ils avaient étudié la théorie de la pêche, mais ils manquaient de la pratique. Bob n’était cependant pas homme à voir une partie engagée sans faire un effort pour la gagner. Son bateau fut prêt dans un instant, et il s’y élança avec Socrate pour attaquer un énorme animal qui se roulait sur les eaux. Il arrive souvent que de jeunes soldats, animés par l’esprit de corps, se lancent dans des hasards que n’affronteraient pas des troupes plus exercées. C’est ce que fit l’équipage de la chaloupe de la Marthe. Bob poussa droit au monstre ; Socrate, pâlissant sous l’empire de l’émotion que lui causait une attaque d’un genre si nouveau pour lui, saisit son harpon, et, au moment où l’avant se trouva au-dessus de l’immense animal, il lança le fer. Le nègre avait mis dans ce coup toute sa force, sentant que c’était une question pour lui de vie ou de mort ; la baleine blessée lança un long jet de sang. Les pêcheurs regardent comme un grand exploit de donner un coup mortel avec le harpon ; d’ordinaire on ne fait que retenir la baleine avec le harpon, et c’est avec la lance qu’on l’achève. C’était donc avec un harpon que Socrate avait donné la mort à la première baleine qu’il eût jamais attaquée, et de ce moment le nègre devint un personnage important parmi les pêcheurs de ces mers. C’était un heureux coup de fortune, précurseur de plus grands succès ; on pouvait dire désormais, qu’avec Bob à la barre et Socrate au harpon, une baleine passait un mauvais quart d’heure. Plusieurs chaloupes, il est vrai, furent endommagées, et deux Indiens furent noyés pendant le cours de l’été, mais on s’empara des baleines, et Bob et le nègre échappèrent à tout danger.

Pour en revenir à la première baleine qui fut harponnée, l’animal faisait jaillir l’eau et avait déjà à moitié rempli la chaloupe qui eût été bientôt submergée sans le bras vigoureux du nègre et son terrible coup de harpon qui fit tourner l’animal sur lui-même et lui donna la mort presque instantanément. Le gouverneur arriva sur les lieux au moment où Bob venait d’amarrer une aussière à la baleine, et se disposait à regagner avec sa proie les passages du Cap Sud. Les bâtiments passèrent devant le corps de l’ennemi vaincu en poussant des cris de joie, et le gouverneur recommanda à Bob de ne point déposer la carcasse de la baleine trop près des habitations, dans la crainte des exhalaisons malsaines ; mais Bob avait déjà son ancrage en vue, et, poussé par une brise favorable, il hala sa prise à raison de quatre ou cinq nœuds à l’heure. La Marthe entra dans le passage et, dès que la baleine fut à flot dans des eaux peu profondes, Bob avec une vingtaine de Kannakas, se mit à la dépecer d’une façon sinon scientifique, du moins bien suffisante. L’opération fut terminée pendant la nuit, et le lendemain matin l’animal était dépouillé de sa tunique de graisse, et la Marthe était couverte d’un assortiment de chaudières dans lesquelles la graisse bouillait à grands feux. Les barils étaient tout prêts, et l’on tira de cette seule baleine cent onze barils d’huile dont trente-trois de première qualité. C’était un brillant début dans cette nouvelle branche de commerce, et Bob transporta la totalité de sa prise au Récif, où l’huile fut déposée dans le premier plan du Rancocus, dont les barriques avaient été réparées pour cet objet.

Une semaine après, le gouverneur croisait sur la Sirène, de conserve avec la Jeune Poule et l’Abraham, cherchant sans succès des baleines à cent milles au vent du Pic, lorsqu’il fut rejoint par Bob, qui était à bord de la Marthe. Marc témoigna à Betts combien il appréciait ses services, et, se rappelant la faculté qu’avait son vieux compagnon d’apercevoir plus loin que tout le monde, il le pria de monter dans les barres de hune du brick et de donner un coup d’œil sur la mer. Le clairvoyant marin n’eut pas examiné dix minutes que le cri : — Une baleine ! une baleine ! — retentit dans tout le bâtiment. Des signaux furent faits à la Jeune Poule et à l’Abraham, et tous firent voile dans la direction indiquée. Au coucher du soleil on aperçut un grand nombre de baleines ; mais, comme d’après les observations de Walker, ce devait être l’endroit où elles prenaient leur nourriture, on crut pouvoir attendre jusqu’au matin. Par exemple, au point du jour, six chaloupes furent mises à la mer, et se disposèrent à l’attaque.

En cette occasion, Walker prit la tête, comme il convenait à son rang et à son expérience. En moins d’une heure il était tout près d’une immense baleine, sœur de celle prise par Betts. Les femmes qui se trouvaient à bord eurent l’émouvant spectacle d’une chaloupe traînée à la remorque par un énorme poisson avec une vitesse d’au moins vingt nœuds à l’heure. C’est l’usage parmi les pêcheurs que les navires se maintiennent au vent, pendant l’attaque, afin de conserver la position la plus favorable pour rejoindre les chaloupes, lorsque la baleine est tuée. Toutefois, tant que l’animal a un reste de vie, il y aurait folie à s’occuper de toute autre chose que de gagner au vent, attendu qu’il peut, d’une bond, se porter à de très-grandes distances. Quelquefois, l’animal effrayé s’élance hors de la vue du bâtiment, nageant en droite ligne quelque quinze ou vingt milles, et alors l’alternative pour la chaloupe est de s’éloigner du navire ou d’abandonner la baleine. Dans ce dernier cas, c’est un harpon perdu, et souvent plusieurs centaines de brasses de ligne ; et il n’est pas rare que des baleines soient tuées ayant des harpons sur le corps, provenant d’une première attaque, et traînant après elles cent ou deux cents brasses de ligne.

Il est utile d’expliquer au lecteur qui ne le saurait pas, ce que c’est qu’un harpon : c’est une sorte de lance barbelée, attachée au bout d’une corde mince mais solide. La chaloupe s’approche de la baleine, le bossoir par l’avant, mais l’embarcation est toujours pointue des deux bouts afin de pouvoir s’éloigner rapidement et à reculons, s’il est nécessaire ; car l’approche de l’animal est souvent dangereuse surtout lorsqu’il vient d’être frappé. La baleine, harponnée, plonge immédiatement, et il faut alors lui lâcher de la ligne, sans quoi elle entraînerait la chaloupe avec elle. Mais l’animal, comme l’homme, a besoin de respirer, et plus son plongeon a été rapide, plus il revient vite à la surface. L’usage du harpon et de la ligne est seulement de retenir la baleine, à laquelle ce premier coup est quelquefois mortel. Dès que la baleine reparaît à la surface et s’arrête, ou du moins ralentit sa fuite, les pêcheurs commencent à retirer la ligne et à se rapprocher graduellement de leur victime. Il arrive parfois que le monstre plonge de nouveau, et ce mouvement de tirer et de lâcher la ligne doit se répéter souvent plusieurs fois pour prendre une seule baleine. Lorsque la chaloupe a pu être approchée assez près, l’officier qui la commande darde sa lance et vise une partie vitale. Si le sang jaillit, c’est bien ; mais si aucune partie vitale n’a été atteinte, la baleine s’échappe de nouveau, et il faut recommencer toute l’opération comme si l’on n’avait rien fait.

Dans ce moment, le timonier de Walker, qui tenait le harpon à bord de la chaloupe, l’avait lancé avec adresse, et attaché solidement à la baleine. L’animal fit un long circuit, autour de la Sirène, à une distance qui permît de voir du brick tout ce qui se passait. Lorsque le cétacé fut près du bâtiment, et qu’il fit jaillir l’eau autour de la chaloupe à deux pieds plus haut que le plat-bord, Brigitte se pressa contre son époux, et, pour la première fois de sa vie, remercia mentalement le ciel de ce que Marc était gouverneur, et, en cette qualité, ne pouvait prendre part à cette pêche dangereuse. En même temps, Marc brûlait du désir de se mêler ces jeux terribles, bien qu’il doutât qu’une occupation semblable fût bien d’accord avec la dignité de son rang.

Bob ne s’en était pas tenu à sa première prise l’honnête marin de la Delaware avait, avec l’aide de Socrate, pris deux autres baleines. Les chaloupes de la Jeune Poule en avaient pris deux aussi, et l’Abraham une. Bob avec la Marthe, et le gouverneur sur la Sirène, remorquèrent quatre de ces baleines dans le canal du sud, dans une baie qui reçut le nom de Baie des Baleiniers. C’était là que Bob avait amené sa première prise, et l’endroit était en tous points favorable. La Baie formait un havre parfaitement sûr : il n’y avait pas seulement un banc de sable sur lequel les baleines étaient à flot, mais un quai naturel tout proche, et où le Rancocus pouvait s’amarrer. L’eau douce était abondante, et l’île était d’une étendue capable de recevoir le plus immense établissement de pêche. Un inconvénient capital était l’absence totale d’engrais, et par suite de toute verdure ; mais la surface était unie comme celle du quai, et offrait toutes facilités pour rouler les barils d’huile. Aussitôt que le gouverneur se fut assuré des avantages de cette place, assez éloignée du passage ordinaire qui conduisait au Pic, pour être à l’abri de toute inquiétude, il se détermina à y établir le centre de la pêche.

L’Abraham fut envoyé à l’île Rancocus, pour chercher des matériaux, et des hangars furent élevés en même temps, pour recevoir la Jeune Poule qui allait arriver avec mille barils d’huile à bord, et, à la remorque, trois baleines qu’elle avait prises entre le Cap Sud et le Pic. Cependant le Rancocus, sous ses basses voiles, venait du Récif à l’île où Marc organisait ses nouveaux entrepôts. Ce mouvement des bâtiments au milieu des îles était devenu très-facile, depuis qu’un long usage avait appris aux mariniers à distinguer les divers canaux ; et, tant qu’il ne fallait pas aller au vent, ils savaient suivre une route qui leur permît de serrer le vent autant qu’il était nécessaire, sans approcher trop du rivage.

Tels furent les commencements d’un commerce destiné à prendre de grandes proportions. Dans cette première croisière, qui n’avait pas duré deux mois, les chaloupes baleinières avaient recueilli ensemble deux mille barriques d’huile, qui remplissaient la cale du Rancocus. Aux prix courants des marchés d’Europe et d’Amérique, le produit des huiles pouvait être évalué à une somme de près de cent mille dollars : résultat immense que n’aurait pu surpasser aucune autre opération accomplie même dans les circonstances les plus favorables.