Le Cratère/Chapitre XXIX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 352-361).



CHAPITRE XXIX.



Vox populi, vox Dei !
Sagesse des Nations.



Après cette fin inattendue de ce que les colons appelèrent la Guerre des Pirates, la colonie jouit d’une longue période de paix et de prospérité. La pêche de la baleine fut continuée avec un grand succès, et devint pour plusieurs de ceux qui s’y livrèrent une source de bénéfices considérables. De ce nombre fut naturellement le gouverneur qui, n’ayant pas besoin de sommes aussi importantes, en plaça la plus grande partie en rentes six pour cent, aux États-Unis, en chargeant ses amis de toucher les intérêts, et de les porter à son crédit.

Si l’industrie de l’homme était pour beaucoup dans la prospérité de la colonie, la nature avait fait plus encore, et Dieu semblait avoir entouré cette heureuse terre d’une prédilection toute particulière. Mais il est de notre triste devoir de dire que les colons ne tardèrent pas à l’oublier. Après ces succès éclatants, il se fit un changement notable dans leurs sentiments, et ils s’exagérèrent outre mesure leur importance et leur pouvoir. On eût dit, à les entendre, que c’étaient eux qui avaient fait ces îles charmantes, qui les avaient douées de fertilité, et les avaient transformées en de riches greniers d’abondance. Les palmiers s’étendaient alors sur une grande partie des îles ; les orangers et les citronniers embaumaient l’air du parfum de leurs fleurs ; les campagnes étaient vertes et riantes, et l’abondance régnait jusque dans la plus modeste habitation.

C’est dans des conditions semblables que cette humilité salutaire, qui est la sauvegarde de l’humanité, court de grands dangers. De l’oisiveté qui résulte de ce bien-être naît bientôt la sensualité ; la créature s’oublie ; elle se met à la place de Dieu, et ne tarde pas à croire que ces biens dont elle jouit, c’est elle qui les a créés.

Sans doute cette oisiveté, si dangereuse, n’avait pas encore étendu sur nos colons sa morbide influence ; l’appât du gain les stimulait encore à des efforts peut-être plus énergiques ; mais la présomption commençait à s’emparer d’eux, et trois causes qui, dans l’opinion de la plupart des hommes, auraient dû produire des effets tout contraires, contribuèrent à accélérer ce résultat : la religion, — on va voir quelle religion ! — la loi et la presse.

Au nombre des émigrants que le Rancocus ramena quelques mois après la dispersion des pirates, et que le conseil se vit dans la nécessité d’admettre par considération pour des familles déjà établies dans la colonie, se trouvaient un imprimeur, un homme de loi, et ni plus ni moins que quatre ministres, savoir : un presbytérien, un méthodiste, un anabaptiste et un quaker. Peu de temps après l’arrivée de cette importation, on ne tarda pas à en récolter les fruits. Ce furent d’abord de la part des quatre missionnaires de grandes protestations de dévouement fraternel, et un grand étalage de charité chrétienne. On n’était venu que dans l’intérêt de la religion, et pour être utile à ses frères ; et quelques semaines s’étaient à peine écoulées que ces bons apôtres se déchiraient l’un l’autre à belles dents, et cherchaient à s’arracher leurs ouailles. Celles-ci embrassèrent les querelles de leurs ministres, et voilà la guerre allumée ! En un mot, dans ces îles fortunées, où aurait dû retentir l’hymne sans fin de la reconnaissance envers leur Auteur, on n’entendait plus que discussions amères, dégénérant le plus souvent en invectives. Le démon, sous la forme de ministres, s’était glissé de nouveau dans l’Éden. Les oiseaux continuaient à chanter aussi harmonieusement que jamais, et matin et soir leurs joyeux gazouillements rendaient hommage à leur créateur ; mais l’homme avait désappris la prière, et ce n’était plus son prochain, mais un sectaire qu’il voyait dans son semblable.

L’arrivée de l’homme de loi n’eut pas des effets beaucoup plus heureux. Les colons ne tardèrent pas à découvrir qu’ils étaient lésés par leurs voisins de mille manières, qu’ils n’avaient pas y même soupçonnées auparavant. La loi, qui n’avait jamais été employée jusque là que dans l’intérêt de la justice, fut enrôlée au service de la spéculation et de la vengeance. Ce fut alors que s’éleva une classe entièrement nouvelle de philanthropes, toujours disposés à prêter de l’argent à ceux qui en avaient besoin, mais toujours à gros intérêts, et surtout sur d’excellentes hypothèques parce que leur conscience leur en faisait un devoir, ou bien parce qu’ils l’avaient promis à leurs femmes. Le gouverneur s’aperçut bientôt qu’il n’était pas un de leurs débiteurs qui ne sortît de leurs mains, complétement plumé ; et, la loi à la main, le charitable créancier se faisait mettre en possession de tous les biens hypothéqués.

Enfin, la presse vint achever ce que la prétendue religion et la science du droit avaient si bien commencé. Elle n’eut pas de cesse que la puissance n’eût passé, des autorités légalement constituées, dans ses bureaux. Le peuple fut bientôt convaincu qu’il avait vécu jusqu’alors sous une tyrannie insupportable, qu’il était temps qu’il sortît de son assoupissement, et qu’il se montrât digne de ses hautes destinées. Puis suivait une longue kyrielle de griefs, plus criants les uns que les autres. D’abord, qui avait été consulté sur les institutions ? un dixième de la population tout au plus ; les autres avaient été obligés de les accepter telles quelles. Ensuite les autorités actuelles n’avaient pas été nommées par la majorité ; ceux qui étaient arrivés dans l’île en dernier lieu avaient dû les reconnaître, sans avoir contribué à leur nomination. Il y avait là un thème incessant de déclamations et de plaintes. Pourtant le peuple n’aurait jamais soupçonné l’oppression sous laquelle il gémissait, sans l’arrivée si opportune de ce monsieur, qui savait faire un si merveilleux usage de la publicité. Quoiqu’il n’y eût aucune sorte d’impôt dans la colonie, et que pas un schelling n’y fût perçu sous aucune espèce de forme, il n’en déclarait pas moins que les habitants des îles étaient le peuple le plus pressuré de toute la chrétienté. Les taxes n’étaient rien, en Angleterre, auprès de cela, et il annonçait d’un ton d’oracle, que la banqueroute était à leurs portes, avec toutes ses conséquences désastreuses, si l’on ne s’empressait d’adopter les expédients qu’il proposait pour arrêter le mal. Nous n’essaierons pas de reproduire les arguments qu’il employait, ce qui nous entraînerait trop loin ; mais ceux de nos lecteurs qui font leur pâture ordinaire de la lecture des journaux, suppléeront facilement à notre silence.

À cette époque, un fait imprimé acquérait une toute autre autorité que s’il avait été attesté de vive voix par la personne la plus digne de foi, bien qu’il parût sous le voile de l’anonyme, et sans que le caractère même de l’écrivain pût en garantir l’authenticité. De nos jours ce prestige s’est bien évanoui ; la presse, par ses excès mêmes, a trouvé le moyen de détruire cette crédulité, par trop naïve, et, au lieu de dire « C’est vrai, car je l’ai lu dans un journal, » — on dit généralement aujourd’hui « Ce n’est qu’un bruit de gazette. »

Le Véridique du Cratère avait donc toute carrière, et il en usait largement. Tout en s’occupant des affaires de la colonie, il ne négligeait pas les siennes. Ainsi, il insérait de temps en temps de petits articles dans le genre de celui-ci :

« Notre estimable ami, Peter Snooks, vient de nous apporter un échantillon de ses noix de coco que nous n’hésitons pas à déclarer d’une qualité supérieure ; aussi est-ce avec une entière confiance que nous les recommandons aux ménagères du Cratère. »

Et les échantillons de tout genre pleuvaient chez le journaliste. S’il avait quelques démêlés avec la justice, il avait grand soin de ne présenter qu’un côté de la question, et c’était toujours le sien. Il y avait bien des moments où par suite d’allégations faites impudemment et contre toute évidence, son crédit semblait baisser ; mais alors il avait recours aux grands mots : il ne parlait plus que du peuple et de ses droits. Le moyen était infaillible : les colons donnaient tête baissée dans le panneau ; le journaliste remontait sur son piédestal, et ses doctrines étaient une sorte de don du ciel pour former le palladium de leurs précoces libertés !

La grande théorie mise en avant par ce politique de bas étage c’était que, dans toute société, la majorité avait le droit de faire ce qui lui plaisait. Le gouverneur vit, dès le principe, non-seulement la fausseté, mais le danger de cette doctrine, et il ne dédaigna pas de descendre lui-même dans l’arène pour la combattre :

« Mais si cette théorie est foncièrement vraie, disait-il, si la majorité a ce droit, et qu’elle puisse en user arbitrairement, elle a donc le droit de mettre sa volonté au-dessus des commandements divins, et de sanctionner le meurtre, l’inceste, le parjure, tous les crimes stigmatisés dans le xxe chapitre de l’Exode ? »

Le démagogue, un peu déconcerté par cette botte inattendue qui lui était portée, crut s’en tirer en exceptant les lois de Dieu, que, disait-il, les majorités elles-mêmes étaient tenues de respecter. — À quoi le gouverneur répondit que les lois de Dieu n’étaient autre chose que les grands principes qui devaient diriger les actions humaines, et que par conséquent cette concession équivalait à l’aveu qu’il y avait une puissance devant laquelle la majorité elle-même devait s’incliner. Les constitutions ou lois fondamentales, étaient précisément destinées à être l’expression de ces principes éternels, en même temps qu’à garantir les droits imprescriptibles de la minorité.

Il y avait beaucoup de sens et de raison dans ce que le gouverneur écrivit à cette occasion ; mais parlez donc raison à des insensés, et essayez de montrer la lumière à des aveugles ! Une phrase emmiellée du journaliste sur les droits de l’homme faisait plus d’effet que tous les arguments du gouverneur. De la discussion générale, le journaliste passa aux attaques privées. Ameutés par lui, quelques brouillons se mirent à contrôler la conduite de Marc Woolston, à contester ses droits, assurés néanmoins par le pacte fondamental. On essaya de tous les moyens pour le miner dans l’opinion, même de l’arme du ridicule. On l’accusait de fierté, parce qu’il se nettoyait les dents, ce que la majorité ne faisait pas ; parce qu’il ne mangeait pas aux mêmes heures, qu’il crachait dans son mouchoir, et qu’il ne se mouchait pas avec ses doigts.

Le moment vint enfin où les démagogues se crurent assez forts pour faire jouer la mine. Quoique tous les colons eussent voté la Constitution soit eux-mêmes, soit dans la personne de leurs parents, il était temps de la renverser pour mettre quelque chose de nouveau à la place. Il était bon que, de temps en temps, il y eut un temps d’arrêt dans la société, et qu’on fît alors table rase, pour qu’on pût pratiquer tout à son aise le grand principe de : « ôte-toi de là que je m’y mette ! »

Le journal proposa un beau matin de convoquer une Convention pour améliorer et changer la loi fondamentale. La loi contenait une clause spéciale pour indiquer le mode d’après lequel des changements, pourraient être faits à la Constitution : il fallait le consentement du gouverneur, du conseil, et, finalement, du peuple. C’était une marche lente et solennelle, pour donner à chacun le temps de réfléchir à ce qu’il faisait, pour éviter que, sous prétexte d’améliorations, on n’en vînt à une révolution complète. Mais c’était précisément une révolution que les mécontents voulaient, puisque c’était pour eux le seul moyen d’avoir des places. Il ne s’agissait que de s’assurer la majorité. Or ils savaient très-bien comment la minorité-clique parvient à l’emporter sur la majorité-principe, et voici comment ils s’y prirent pour assurer leur succès.

Toute la colonie était divisée en paroisses qui exerçaient quelques-unes des attributions secondaires du gouvernement, et qui avaient un pouvoir législatif restreint. Ces sections furent appelées à voter, par oui ou par non, s’il y avait lieu de convoquer une Convention pour amender la Constitution. Un quart des électeurs se rendit à ces assemblées primaires ; tous les autres s’abstinrent, regardant la mesure non-seulement comme illégale, mais comme dangereuse. Sur les dix sections, il y en eut six où il y eut deux voix de plus en faveur de la proposition. Il n’en fallut pas davantage pour décider que la majorité voulait la révision. Aussitôt ces premiers élus se mirent à élire les membres de la Convention. Il ne se présenta qu’un tiers des lecteurs, difficulté qui n’arrêta pas plus que la première fois les fougueux démagogues. La majorité avait prononcé ! À l’abri de ces principes tutélaires, les représentants d’une minorité évidente se réunirent en Convention et établirent une loi fondamentale entièrement nouvelle qui renversait de fond en comble la précédente. Pour se débarrasser sûrement du gouverneur, qui eût encore réuni plus de suffrages qu’aucun autre, on fit un article spécial pour établir que personne ne pourrait remplir ces fonctions plus de cinq ans de suite. C’était mettre M. Marc Woolston en dehors de l’élection nouvelle. Deux corps législatifs furent formés ; l’ancien conseil fut dissous ; enfin toutes les mesures que la ruse la plus fine put suggérer furent mises en avant pour faire passer le pouvoir dans de nouvelles mains. C’était là l’unique but de toutes les menées des démagogues.

Quand la nouvelle Constitution fut achevée, elle fut soumise à l’approbation du peuple. À ce troisième appel, un peu moins de la moitié de tous les électeurs votèrent, les autres s’abstenant toujours par le même principe, et la Constitution fut adoptée par une majorité d’un tiers environ. Par ce simple et charmant procédé républicain, le principe du règne des majorités fut établi, un nouveau pacte fondamental fut donné à la colonie, et tous ceux qui étaient en place, furent mis à la porte. C’est toujours là le dernier mot comme la clef de toutes les révolutions.

Des élections générales suivirent l’adoption de la nouvelle Constitution. Pennock fut nommé gouverneur pour deux ans ; l’homme de loi fut nommé juge ; l’éditeur, secrétaire d’État et trésorier. Toute la famille Woolston fut complètement mise de côté. Ce fut moins le fait des électeurs, auprès desquels elle était encore populaire, que celui des comités dirigeants. Ces comités sont encore une des inventions les plus merveilleuses pour diriger ou plutôt pour déplacer les majorités. Mais c’est un procédé trop connu pour que nous croyions nécessaire d’en expliquer le mécanisme.

Ce fut de cette manière qu’une grande révolution s’accomplit dans la colonie du Cratère. Si le gouverneur eût voulu employer la force, il lui eût été facile de faire taire toute cette meute criarde. Les Kannakas lui étaient tous dévoués, et même, à bien dire, la majorité des électeurs. Mais il se soumit à tous ces changements, par amour de la paix, et il consentit à n’être qu’un simple citoyen là où il avait tant de droits à occuper le premier rang. Certes, jamais souverain sur son trône ne put, à plus juste raison que Marc Woolston, écrire, devant son titre Gratià Dei ; mais son bon droit ne le mit pas à l’abri des griffes de la démagogie. Ce qui l’affligea, ce fut de voir Pennock accepter sa place avec aussi peu d’hésitation et tout aussi naturellement que l’héritier légitime succède à la couronne de son père.

Si Marc fut sensible à ce changement, et nous ne serions pas historien fidèle si nous le contestions, ce fut bien plus dans l’intérêt de la colonie que dans le sien propre ou celui de ses enfants. Il avait appris cette grande vérité politique que « plus un peuple cherche à exercer une autorité directe dans les affaires de l’État, moins, par le fait, il les contrôle ; que pour lui tout se borne à nommer des législateurs pour le représenter, et qu’ensuite ce sont quelques intrigants habiles qui exercent l’influence qu’il s’imagine follement s’être réservée. » Cette vérité devrait être écrite en lettres d’or à tous les coins de rue et sur toutes les grand’routes des états républicains.

Marc Woolston, — car nous n’avons plus le droit de l’appeler le gouverneur, — regretta un moment de n’avoir pas fondé un journal de son côté, afin d’opposer l’antidote au poison ; mais la réflexion le convainquit qu’il aurait perdu ses peines. Les choses humaines doivent suivre leur cours, jusqu’à ce que se dresse la résistance qui les arrête ou qui les brise. Cela est vrai du monarque qui abuse de son pouvoir jusqu’à la tyrannie ; des nobles qui cherchent à tenir le monarque en lisière, jusqu’à ce que le pays reconnaisse qu’il n’a fait qu’augmenter le nombre de ses tyrans ; du peuple, qui regimbe, dès qu’il se croit fort. Il n’est rien ici bas qui ne dégénère en abus ; et l’on serait tenté de croire qu’il n’y a de période tolérable pour une société que l’état de transition, lorsque le pouvoir nouveau a encore son prestige, et avant que l’orage ait eu le temps d’éclater. Pendant ce temps la terre tourne, les hommes naissent, vivent leur temps et meurent ; des sociétés se forment et tombent en dissolution ; les dynasties paraissent et disparaissent ; le bien lutte contre le mal ; et le mal n’en a pas moins son tour. Cependant tout marche d’un pas lent et sûr vers cette grande consommation, annoncée depuis le commencement des siècles, et qui finira par arriver, aussi infailliblement que le soleil, se lève le matin et se couche le soir. La suprême folie de notre époque est de s’imaginer que la perfection s’établira avant l’heure qui lui est assignée.