Le Cratère/Chapitre XXVIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 341-352).
CHAPITRE XXVIII.


Pêché ! c’est là ton œuvre, et voilà la vengeance !
Homme ! le monde entier pleure sur ta naissance !
Dana



Les colons avaient voulu amener à la rade de l’Ouest ceux qui les poursuivaient. À l’entrée de la petite île sous laquelle les bâtiments étaient accoutumés à mouiller l’ancre, étaient une ou deux maisons et une batterie de deux canons de neuf livres. Ce fut là que les équipages débarquèrent après avoir mis leurs embarcations à l’abri dans le bassin intérieur, et ils coururent à la batterie qu’ils trouvèrent prête à servir par suite des ordres, qui avaient été donnés d’avance.

Là était donc probablement le point où les hostilités allaient commencer. Un canot fut envoyé à l’île la plus proche avec un messager porteur d’une lettre pour Pennock au Récif. En débarquant, ce messager aurait encore six milles à faire à pied ; mais alors il trouverait un cheval, tenu toujours préparé à cet effet, et le reste de la distance serait franchi rapidement.

Il y avait une heure que l’Anna était à l’ancre avec les autres bâtiments quand les navires étrangers parurent dans la rade, et mirent en panne à un demi-mille environ de la batterie. Ils hissèrent alors des pavillons blancs, comme s’ils voulaient entrer en pourparler. Le gouverneur ne sut trop ce qu’il devait faire. Il ne se souciait pas de se mettre à la discrétion de pareils hommes, encore moins de leur envoyer un de ses amis ; et cependant la prudence ne permettait pas de repousser ces avances. Il se décida à monter sur une chaloupe, à s’avancer à quelque distance du rivage en arborant un pavillon blanc, et à attendre là, sous la protection de la batterie, la suite que les étrangers croiraient devoir donner à cette première manifestation.

À peine le gouverneur était-il arrivé à la station qu’il s’était assignée, qu’une embarcation se détacha de la frégate, en déployant toujours le même pavillon, et les deux chaloupes ne furent bientôt séparées que de la longueur d’un aviron.

À bord de la chaloupe ennemie, indépendamment des six nageurs, il y avait trois individus, dont l’un, ainsi qu’on le sut plus tard, était l’amiral lui-même ; le second, un interprète, qui parlait très-bien l’anglais, quoique avec un accent étranger ; et le troisième n’était autre que Waally ! Le gouverneur crut voir une expression de satisfaction farouche sur les traits du sauvage, quand ils furent en présence, quoique celui-ci ne dît pas un mot. L’interprète ouvrit la conférence.

— Y a-t-il à bord quelqu’un qui soit autorisé à parler pour les autorités du pays ? demanda-t-il.

— Oui, répondit le gouverneur, qui ne jugea pas à propos de faire connaître son rang, j’ai leurs pleins pouvoirs, et vous pouvez parler.

— À quelle nation, votre colonie appartient-elle ?

C’était une question embarrassante, que le gouverneur n’avait pas prévue, et à laquelle il n’était pas préparé à répondre.

— Avant d’aller plus loin, j’aimerais à savoir quels sont ceux qui m’interrogent, répondit M. Woolston. Quels sont les bâtiments qui viennent mouiller dans nos eaux, et sous quel pavillon naviguent-ils ?

— Un vaisseau de guerre ne reconnaît qu’à un vaisseau de guerre le droit de le questionner, reprit l’interprète en souriant.

— Prétendez-vous donc être des bâtiments de guerre ?

— Vous le verrez, si vous nous contraignez à employer la force. Du reste, nous ne sommes pas venus ici pour répondre à des questions, mais pour en faire. Votre colonie appartient-elle à quelque nation particulière, oui ou non ?

— Nous sommes tous des États-Unis d’Amérique, dit le gouverneur avec hauteur, et c’est son pavillon qui flotte sur notre bord.

— Des États-Unis d’Amérique ! répéta l’interprète avec une expression de mépris mal déguisée. Il y a de bonnes prises à faire parmi les bâtiments de cette nation, comme le savent bien les grandes nations belligérantes de l’Europe ; et puisque tant d’autres en profitent, je ne vois pas pourquoi nous n’aurions pas aussi notre part.

Que nos lecteurs n’oublient pas que ce dialogue avait lieu il y a plus de quarante ans, et qu’alors la république, loin d’envoyer ses flottes et ses armées conquérir d’autres États, avait bien assez de peine à défendre les siens. On dit que le dernier empereur d’Autriche, le bon et simple François II, un jour qu’on lui montrait les ruines du petit château de Habsbourg, qui couronne encore une petite éminence dans le canton d’Aarau, en Suisse, fit cette observation : Je vois maintenant que nous n’avons pas toujours été une grande famille.

Je ne sais pas quel serait aujourd’hui l’avis du gouverneur Woolston, mais cette épigramme lancée contre son pays natal fut loin de lui plaire. Cependant, il dissimula son mécontentement, et se contenta de demander froidement ce qu’on avait à lui proposer ?

L’interprète le lui signifia en peu de mots. Il fallait, avant tout, livrer toute la flotte de la colonie, ainsi que les approvisionnements de tout genre. Cette condition admise, le reste irait tout seul. Il ne s’agissait que de donner une centaine de porcs, avec le sel et les barils nécessaires, et cela sous vingt-quatre heures. Ils n’en demandaient pas davantage, parce que c’était tout ce qu’ils pourraient arrimer avec les cinquante barils de farine qu’ils avaient pris à l’île Rancocus. Il allait sans dire que des otages seraient envoyés à bord de la frégate, avec de bons pilotes, l’amiral désirant aller visiter la capitale, qu’on lui disait être à vingt ou trente milles dans l’intérieur. Faute d’accéder à ces conditions, la guerre, et une guerre d’extermination, commencerait immédiatement.

Avant de faire connaître sa réponse, le gouverneur demanda encore froidement à qui il avait affaire ? mais l’interprète se renferma dans un silence obstiné. Alors Marc Woolston signifia tranquillement son refus. Les étrangers en parurent très-surpris. La manière simple et calme du gouverneur les avait préparés à une tout autre réponse, et ils s’étaient attendus à obtenir sans difficulté ce qu’ils demandaient. Dans le premier moment, l’amiral laissa éclater des transports de rage qui pouvaient faire craindre une collision immédiate ; mais il réfléchit sans doute que les équipages des deux embarcations étaient à peu près d’égale force, et il s’éloigna en proférant les menaces et les imprécations les plus énergiques, tandis que les colons restaient calmes et impassibles.

Le gouverneur était retourné à son mouillage. À peine l’amiral avait-il rejoint sa frégate, qu’un coup de canon se fit entendre. C’était le signal des hostilités ; le boulet vint tomber dans la batterie et fracassa le bras d’un Kannaka qui servait une des pièces. Ce n’était pas d’un favorable augure. Le gouverneur encouragea ses compagnons, et des deux côtés on se mit à l’œuvre pour chercher à se faire le plus de mal possible. La canonnade fut vive et bien soutenue. Aux trente bouches de la frégate Marc n’avait à opposer que ses deux pièces ; mais elles étaient bien servies, derrière un bon rempart en terre, et l’on vit bientôt que la lutte n’était pas si inégale. C’était le gouverneur lui-même, ou le capitaine Retts, qui pointait chaque pièce, et il n’était pas un coup qui ne fît marque dans la membrure du bâtiment. Au contraire, les bordées de la frégate, ou s’enfonçaient dans la terre qui protégeait la batterie, ou passaient par-dessus les parapets. Bref, du côté des assiégés, après une heure de combat, il n’y avait qu’un seul blessé, le Kannaka dont nous avons déjà parlé, tandis que les pirates avaient déjà perdu sept hommes et comptaient plus de vingt blessés.

Si le combat avait continué de la même manière, il n’aurait pas tardé à amener le triomphe complet de la colonie. Mais le pirate reconnut qu’il s’y était mal pris, et qu’il fallait employer l’adresse avec des ennemis aussi indomptables. Aucun de ses bâtiments n’avait jeté l’ancre, mais ils venaient tour à tour lancer leur bordée contre la batterie en face. Sur ses ordres, un des bricks gouverna au nord en s’éloignant de la ligne du feu, puis il se rabattit sur l’extrémité nord de la batterie, de manière à l’enfiler. Or, cette batterie avait été construite de manière à envoyer son feu droit devant elle ; il n’y avait point d’embrasure de côté pour commander la rade. Il est vrai que des abris en terre avaient été élevés sur les flancs pour protéger les hommes ; mais cette sorte dé résistance passive ne pouvait être d’aucune efficacité dans un combat prolongé.

Pendant qu’un des bricks prenait cette position favorable, l’autre brick se retirait sous le vent, ainsi que la frégate, hors de la portée du canon, ce qui paralysait entièrement la batterie. À peine le brick le plus proche eut-il commencé son feu, que la frégate se rapprocha en gouvernant sur le flanc sud de la batterie, et le second brick la précédait s’assurant avec la sonde si l’on pouvait avancer sans crainte.

Voyant qu’il n’y avait aucun avantage pour lui à rester dans cette position, et craignant qu’on ne lui coupât la retraite, le gouverneur se mit à regagner ses embarcations. Ce mouvement n’était pas sans danger : un des colons fut tué pendant la marche, deux Kannakas furent blessés ; mais enfin il réussit, et la petite troupe se retrouva à bord de l’Anna et de la Marthe.

La batterie se trouvait ainsi à la merci des pirates. Ils se précipitèrent à terre, mirent le feu aux bâtiments, firent sauter le magasin, enclouèrent les canons, en un mot, firent tout le mal qu’ils purent dans une si courte visite ; puis il remontèrent à bord, et se mirent à enfiler la Passe de l’Ouest, toujours à la poursuite des colons, mais à une portée de canon de distance.

La Passe de l’Ouest était très-sinueuse, et elle était coupée par une infinité de petits canaux, entre lesquels il n’était pas facile de se reconnaître, et une erreur pouvait être d’autant plus grave qu’il y en avait dans le nombre qui étaient de véritables impasses. Cette circonstance suggéra au gouverneur un expédient qui eut l’approbation complète du capitaine Betts. Il y avait, à une lieue distance, dans l’intérieur des îlots, un de ces canaux trompeurs, d’une apparence assez attrayante, mais qui s’éloignait ensuite vers le nord, loin de tous les établissements, en se rétrécissant tellement, que c’était une question de savoir si l’Anna et la Marthe pourraient passer entre les rochers et gagner la baie qui était au delà, et qui n’était pas éloignée de l’île du Limon ; sinon, en prenant cette direction, ils tombaient infailliblement entre les mains des pirates. Le capitaine Betts affirma qu’on passerait, et que d’ailleurs il fallait à tout prix attirer l’ennemi dans cette passe pour lui faire perdre la piste du Récif. Quand on ne gagnerait que du temps, ce serait encore beaucoup dans leur position. Le gouverneur se rendit à ces raisons ; seulement il envoya la Neshamony directement au Récif avec une lettre pour Pennock, dans laquelle il lui exposait brièvement l’état des choses et le plan qu’il adoptait, et il lui recommandait d’embarquer sur-le-champ une pièce de douze avec son affût, et de la conduire le plus près possible de l’endroit où la passe se rétrécissait et où on la monterait à force de bras. Puis aussitôt il s’engagea lui-même dans le canal en question.

Le gouverneur eut soin que l’Anna et la Marthe se tinssent à une distance convenable des pirates. La chose n’était pas difficile ; des bâtiments aussi légers pouvaient défier à la course des navires gréés à trait carré. Partout l’eau était assez profonde, — partout si ce n’était cependant sur un point où il y avait un bas-fond de quelque étendue, sur lequel il n’y avait guère que seize pieds d’eau ; – c’était assez pour les bâtiments de Marc, assez même peut-être pour les deux bricks des pirates ; mais quant à la frégate de l’amiral, s’il pouvait l’attirer de ce côté, il était bien sûr qu’elle ne s’en dépêtrerait jamais. Il s’avança donc hardiment, ayant le vent en poupe ; l’ennemi n’hésita pas à le suivre, et il établit même des bonnettes pour accélérer sa marche.

Les distances étaient loin d’être insignifiantes dans ces passages tortueux. S’il y avait vingt-sept milles par la route la plus courte pour arriver au Récif, il y en avait près du double par ce canal indirect, et le soleil se couchait lorsque le gouverneur atteignit le bas-fond dont nous avons parlé. Il se mit à louvoyer autour pendant quelque temps, espérant y attirer la frégate dans l’obscurité ; mais l’amiral était trop prudent pour donner dans le piège : dès que le jour tomba, il fit serrer toutes les voiles et jeta l’ancre. Il est probable qu’il se croyait sur la route du Récif, et qu’il ne voyait aucun avantage à s’aventurer dans les ténèbres, puisque sa proie ne pouvait lui échapper.

De part et d’autre, on se prépara donc à passer la nuit sur ses ancres. L’Anna et la Marthe étaient alors à moins d’un mille de ce point si étroit, à travers lequel il fallait passer de toute nécessité, puisqu’il n’y avait pas d’autre chance de salut. Mais la chose était-elle possible ? c’était ce qu’il était urgent de reconnaître, et le gouverneur monta sur la Marthe, qui avait plus de largeur que l’Anna, et se dirigea vers les rochers. Si le sloop pouvait franchir le défilé, il était évident que l’autre embarcation suivrait sans peine. D’abord, il réussit assez bien, mais il arriva bientôt à un endroit où les rochers se rapprochaient tellement qu’il était impossible de passer outre. Les circonstances n’admettaient point de retard. Chacun saisit le premier outil qui lui tomba sous la main ; et, à force de travail, on parvint à abattre le quartier de roche qui faisait obstacle. À minuit, le travail était terminé, et la Marthe franchissait victorieusement le défilé, et allait jeter l’ancre dans la baie, à peu de distance.

Le gouverneur retourna alors sur son propre bord, et conduisit l’Anna un mille plus loin, craignant qu’on n’envoyât contre elle quelques canots dans l’obscurité, si elle restait où elle était. Cette précaution n’était pas inutile ; car le lendemain, au point du jour, on voyait plus de sept embarcations qui regagnaient les bâtiments des pirates, après avoir cherché inutilement le sloop et le schooner. Cette manœuvre habile fit le plus grand honneur au gouverneur, les hommes se prenant aisément d’enthousiasme pour les actions rapides et brillantes, plus que pour celles qui sont le résultat de longues et savantes combinaisons.

Dès que le jour se fut complètement levé, les pirates recommencèrent leurs opérations ; mais ce répit avait donné aux colons un grand avantage. La pièce de campagne qu’ils avaient demandée au Récif était arrivée, et Pennock faisait dire que la nouvelle que les pirates s’étaient engagés dans une fausse direction avait produit un excellent effet, qu’il avait retiré la plupart des avant-postes pour concentrer ses forces autour de la capitale qui devait être le point d’attaque, et que tous ses compagnons étaient remplis d’ardeur.

Tous les bâtiments se furent bientôt remis en route. L’amiral, surpris de ne plus voir la Marthe, supposa avec assez de raison qu’elle avait pris les devants, et il semblait assez embarrassé de savoir où était le passage qu’il fallait suivre. Il détacha un brick de chaque côté du détroit, pour le chercher, tandis que la frégate continuait à se tenir au centre, observant l’Anna qui était toujours près de l’écueil. À la fin le gouverneur fut récompensé de sa témérité. L’amiral fit un bord qui le porta au delà du bas-fond, dû côté sous le vent, et il chercha à se rapprocher de l’Anna, qui courait des bordées du côté opposé. Dans ce moment le gouverneur vira de bord, comme s’il voulait revenir sur ses pas, et l’amiral en fit autant, ne voulant pas le laisser échapper ; mais comme le gouverneur l’avait prévu, en exécutant cette manœuvre, il vint donner en plein sur l’écueil, et il y resta cloué ! Marc Woolston vira aussitôt de nouveau, et passa hardiment devant la frégate, dont l’équipage était trop occupé de sa propre position pour songer à l’inquiéter.

La frégate était échouée à moins d’un demi-mille de l’endroit où la pièce de campagne avait été disposée, et celle-ci ouvrit sur-le-champ son feu. L’ennemi lui offrait son travers, et dès qu’on eut pu se rendre compte de la distance, elle n’envoya pas un boulet qui ne portât. Le gouverneur sauta à terre, en donnant l’ordre de conduire l’Anna hors de la passe, afin qu’elle fût à l’abri des deux bricks, et il se mit activement à la besogne. Il y avait à bord une forge qui avait besoin de quelques réparations ; il la fit porter à terre, et il essaya d’y faire chauffer des boulets.

Cependant un des bricks avait fait mine de se porter au secours de l’amiral, tandis que l’autre envoyait des bordées pour faire taire la batterie ; mais un boulet qui fracassa sa coque l’obligea à s’éloigner, et de part et d’autre toute l’attention se concentra sur la frégate.

Il était certain que l’amiral se trouvait dans une position très-critique. Il avait, sous le vent, toute la largeur-de l’écueil, et il ne pouvait chercher à se dégager que sous le feu de la batterie. Il était sur un fond de vase, et les colons savaient très-bien que ce n’était qu’en établissant des ancres au vent et en tirant fortement sur les câbles, pendant qu’on prendrait tous les moyens d’alléger le bâtiment, qu’il pourrait sortir de là. Les pirates ne tardèrent pas à partager cette conviction ; car ils se mirent activement à faire jouer les pompes. Quant aux deux bricks, ils semblaient assez mal commandés ; ils se tenaient à l’écart, sans même chercher à se rendre utiles. Les hommes couraient sur le pont en désordre ; il n’y avait ni l’obéissance ni la discipline qui règnent ordinairement à bord ; c’étaient des consciences inquiètes et timorées, par qui toute catastrophe était regardée comme un châtiment du ciel.

Après deux heures d’une canonnade qui fut désastreuse pour les pirates, sans faire le moindre mal aux colons, le gouverneur tira de la forge un boulet que le feu avait rougi, il chargea lui-même le canon, pointa avec la plus grande attention, et mit le feu à la mèche. Toute la charge pénétra dans la carcasse du navire, et il se fit une légère explosion qui mit le désordre parmi les pirates ; un second boulet porta également. Voyant que ses ennemis étaient complétement démoralisés, Marc Woolston ne prit plus la peine de chercher des boulets rouges ; il prit les premiers qui lui tombaient sous la main, et il chargeait et il tirait sans prendre un instant de relâche.

Il n’y avait pas un quart d’heure que le premier boulet avait été lancé, qu’on vit sortir, d’abord de la fumée, et bientôt des flammes par les sabords de l’amiral.

À partir de ce moment, l’issue du combat ne fut pas douteuse. Déjà très-turbulents avant ce désastre, les pirates perdirent toute subordination ; chacun ne travailla plus que pour soi, cherchant à sauver sa part du butin. Le gouverneur n’était pas homme à leur laisser le temps de respirer. La Marthe et l’Anna repassèrent le défilé ; la pièce de campagne fut mise à bord du sloop, entre les mâts ; et les deux bâtiments se mirent en devoir de donner à leur tour la chasse aux bricks, qui s’étaient retirés à une lieue sous le vent, pour éviter les effets de l’explosion, qui semblait imminente. L’amiral et son équipage se jetèrent dans les chaloupes, en abandonnant presque tout ce qu’ils possédaient ; et, lorsque la dernière s’éloignait du bord, il restait encore dans l’entrepont de la frégate un certain nombre de pirates dans un tel état d’ivresse, qu’ils ne soupçonnaient même pas le danger qu’ils couraient. Ils furent abandonnés à leur sort, ainsi que tous les blessés, au nombre desquels était Waally, qui avait eu un bras emporté par un boulet.

Bien prit au gouverneur de s’être tenu en passant à une distance respectueuse du bâtiment qui était en feu. Il n’en était pas à un quart de mille lorsque la frégate sauta en l’air avec un fracas effroyable. La Marthe se trouvait alors la plus rapprochée du foyer de l’incendie ; et, ce que les colons regardèrent toujours comme une marque évidente de la protection du ciel, parmi les débris qui retombèrent sur le pont, se trouva le corps du farouche Waally, que son bras de moins rendait reconnaissable. Ainsi périt l’ennemi le plus actif et le plus acharné de la colonie, celui qui par sa cupidité et par ses artifices, l’avait déjà mise plus d’une fois à deux doigts de sa ruine !

Les pirates ne songèrent plus qu’à effectuer leur retraite et à gagner la pleine mer. Le gouverneur ne leur laissa pas le temps de respirer. La pièce de campagne vomit décharge sur décharge contre le brick le plus rapproché, et même le pierrier de la Marthe se fit entendre, comme le jappement du roquet se mêle aux aboiements des chiens quand un étranger se montre au milieu d’eux. Les quelques colons qui étaient restés à terre coururent aux établissements pour annoncer que l’ennemi était en pleine retraite, et, aussitôt, ce fut à qui se mettrait à sa poursuite. Des femmes se montrèrent en armes. Il n’y a rien de tel pour exciter le patriotisme, que le cri que la bataille est gagnée. Les plus poltron ont alors du cœur.

En perdant Waally, les étrangers perdaient le seul pilote qui pût les guider, quoique lui-même ne connût que très-imparfaitement les canaux qui entouraient le Récif. L’amiral, au lieu de poursuivre ses premiers projets de conquête, dut donc ne songer qu’à tirer ses deux bricks de ces passes étroites. Il ne lui était pas difficile de retrouver son chemin en prenant la route par laquelle il était venu, et ce fut le parti qu’il prit, s’éloignant avec toute ta vitesse qu’une brise favorable pouvait imprimer à ses bâtiments. Mais d’autres obstacles se présentèrent que ce hardi flibustier n’avait pas prévus. Il paraît que la bonne intelligence était loin de régner entre l’amiral et les officiers du plus grand des deux bricks ; à tel point qu’il avait pris sur son bord une somme d’argent considérable qui avait été leur part dans le butin lors d’une autre expédition, comme une sorte de nantissement et de garantie, qu’ils ne disparaîtraient pas avec le bâtiment. Ce procédé avait été loin de rétablir la bonne harmonie, et l’espoir du riche pillage qu’on s’attendait à faire dans la colonie, avait seul retardé une rupture complète. Cet espoir avait été déçu, et tout le temps de la retraite devant la Marthe et l’Anna n’avait été employé à bord de l’un des bricks qu’en préparatifs pour se faire rendre ce trésor mal acquis. Les autres, soupçonnant leurs intentions, n’étaient pas moins actifs dans leurs apprêts de défense ; et, au moment où ils sortirent presque de front du canal pour entrer en pleine mer, un des bricks passa au sud de l’île, et l’autre au nord, suivis de près par le sloop et le schooner.

Dès que les deux bâtiments eurent gagné le large, la lutte commença tout de bon, et le brick mécontent fit feu sur l’amiral. Celui-ci répondit, et les deux navires se rapprochèrent de plus en plus, à tel point que les nuages de fumée qui s’élevaient des deux bords, n’en formèrent bientôt plus qu’un seul. Le combat dura ainsi plusieurs heures avec une rage farouche. Enfin le feu cessa, et l’on s’occupa mutuellement de réparer ses avaries. Mais cette trêve ne fut pas de longue durée, et les bordées recommencèrent de plus belle. Le gouverneur, voyant qu’il n’avait plus rien à craindre de ce côté, reprit alors la route du Récif, et les deux bricks continuèrent à s’éloigner en se canonnant ; bientôt la fumée même qui indiquait leur sillage cessa d’être visible, et le gouverneur fut débarrassé pour toujours de ces dangereux ennemis.