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Le Cratère/Préface

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 1-3).



PRÉFACE




Les lecteurs de cet ouvrage seront naturellement portés à demander pourquoi aucun livre de géographie, ni d’histoire ne fait mention des pays ni des événements dont il y est question. La réponse est bien simple, et de nature à satisfaire les esprits les plus exigeants. C’est que très-probablement les auteurs de ces livres n’ont jamais entendu dire qu’il existât des lieux tels que le Récif, l’Île de Rancocus, le Pic de Vulcain, le Cratère, et les autres îles dont il est tant parlé dans cette histoire.

Nous conviendrons franchement qu’en toute autre circonstance, ce serait une présomption très-forte contre l’existence de pays de ce nom, que le silence complet des géographes à cet égard. Mais qu’on veuille bien réfléchir qu’il y eut un temps, et ce temps ne remonte pas à plus de trois siècles et demi, où les géographies ne disaient pas un seul mot de tout le continent d’Amérique ; qu’il n’y a pas plus d’un siècle qu’elles ont commencé à décrire la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Hollande, Taïti, Oahu, et mille autres lieux qui sont cités aujourd’hui tous les jours, même dans les gazettes. Les traités les plus complets de géographie ne disent que bien peu de choses du Japon, par exemple ; encore est-ce une question s’il ne vaudrait pas mieux qu’ils n’en parlassent pas du tout que d’en donner de pareilles descriptions. En un mot, ceux qui connaissent le mieux le globe, sont loin de le connaître tout entier, et nous ne voyons pas pourquoi les esprits curieux de s’instruire ne chercheraient pas des renseignements dans nos colonnes aussi bien que dans ces volumes annoncés avec fracas par les trompettes littéraires qu’embouchent les présidents, vice-présidents et secrétaires des diverses sociétés savantes.

Il est une chose que nous soutiendrons, et cela à la face de tous ceux qui pourraient être tentés de déprécier nos travaux c’est qu’il n’y a pas dans ce volume un mot qui n’ait droit à une croyance entière. Nous méprisons l’imposture. Mais pour faire taire d’avance toutes les mauvaises langues nous exposerons quelques-unes des considérations qui se présentent à l’instant même à notre esprit, pour démontrer que tout ce qui est raconté ici pourrait être tout aussi vrai que les voyages mêmes de Cook. D’abord la terre est grande, et elle est assez vaste pour contenir non-seulement toutes les îles dont nous aurons occasion de parler, mais une infinité d’autres. C’est quelque chose d’avoir établi d’une manière invincible qu’une hypothèse est possible. Ensuite, à la fin du dernier siècle, et même au commencement de celui-ci, on ne connaissait pas la moitié des îles de l’océan Pacifique, qui nous sont connues aujourd’hui. Dans une pareille disette de renseignements précis, combien de choses ont pu se passer dont nous n’avons jamais su le premier mot ! Que de générations se sont succédé dans ces régions lointaines, sans qu’aucun homme civilisé en ait entendu parler ! Pendant les guerres de la révolution française, les événements secondaires passaient inaperçus et c’est encore une considération importante, à l’appui de la thèse que nous soutenons.

Mais quoi qu’on puisse penser de l’authenticité des incidents, nous espérons du moins qu’on ne contestera pas la moralité qui en ressort. La réalité n’est pas absolument nécessaire pour mettre en relief un principe, et quelquefois l’imagination peut très-bien prendre sa place. Le lecteur peut encore désirer savoir pourquoi les merveilleux événements racontés dans cet ouvrage ont été, si longtemps dérobés au monde. Quelqu’un pourrait-il me dire combien il y a de milliers d’années que les eaux se précipitent du haut du Niagara, et comment il se fait qu’il n’y ait que trois siècles que les hommes civilisés ont entendu parler de cette prodigieuse cataracte ? Le fait est qu’il faut un commencement à tout, et c’est précisément aujourd’hui que le monde va commencer à connaître l’histoire du Pic de Vulcain et du Cratère. N’accusons pas le siècle passé de négligence pour nous l’avoir cachée si longtemps. Rappelons-nous, ce que nous disions tout à l’heure que, il y a quarante ans, il n’y avait d’yeux, il n’y avait d’oreilles que pour Napoléon et sa merveilleuse histoire, où il se trouve plus de traits extraordinaires que dans tout ce qui est rapporté ici, quoique ce soit dans un tout autre genre. En fait de prodige, pendant près d’un quart de siècle, la révolution française et ses conséquences ont exercé le monopole.

Veut-on quelques explications plus simples ? Nous allons les donner, et, soit dit en passant, ce n’est pas un argument médiocre à l’appui de notre véracité. La famille Woolston existe encore en Pensylvanie. Le membre le plus distingué de cette famille est mort depuis peu, et c’est son journal qui a servi le plus souvent de base à ce récit. Il est mort à l’âge de soixante-dix ans, laissant une grande fortune, une réputation intacte, ce qui est quelque chose, mais ce qui vaut mieux encore, le souvenir d’une vie bien employée, et dans laquelle il avait toujours cherché à plaire à Dieu plutôt qu’aux hommes.

L’aimable et fidèle compagne de ce principal personnage de notre histoire est mort aussi. On eût dit qu’ils ne pouvaient pas rester longtemps séparés. Leur heure venue, ils rendirent presque en même temps le dernier soupir. Il en est de même de nos amis, Robert et Marthe, qui ont aussi fait leur temps, et qui sont partis, il faut l’espérer, pour un monde meilleur. Quelques-uns des acteurs plus jeunes de notre drame existent encore, mais ils évitent soigneusement de parler des événements de leurs jeunes années. La jeunesse est l’âge des illusions, et quand ces illusions se sont évanouies, on n’aime pas à jeter les yeux en arrière.

Si les habitants actuels des États-Unis savent mettre à profit les avertissements salutaires que renferment les événements qu’on va lire, il se peut encore que la miséricorde divine épargne ce qu’elle a conservé et protégé jusqu’ici.

Un seul mot encore. En écrivant cet ouvrage, nous avons cherché à conserver le style simple et sans prétention du journal du capitaine Woolston, et si le lecteur remarque quelques négligences, ce sera notre excuse.