Le Crime d’Orcival/Chapitre 18

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E. Dentu (p. 235-251).


XVIII


Au brouillard du matin avait succédé une petite pluie fine, pénétrante, glaciale. Mais Sauvresy ne s’en apercevait pas. Il allait, la tête nue, dans la campagne, par les chemins de traverse, au hasard, sans direction, sans but. Il parlait haut, tout en marchant, s’arrêtait tout à coup, puis reprenait sa course, et des exclamations bizarres lui échappaient.

Les paysans des environs qu’il rencontrait, et qui tous le connaissaient, se retournaient ébahis après l’avoir salué, et le suivant des yeux, se demandaient si le maître du Valfeuillu n’était pas devenu fou.

Il n’était pas fou, malheureusement. Foudroyé par une catastrophe invraisemblable, inouïe, qui l’atteignait en plein bonheur, son cerveau avait été pour un moment frappé de paralysie. Mais il recueillait une à une ses idées éparses, et avec la faculté de penser, la faculté de souffrir lui revenait.

Il en est des crises morales comme des crises physiques. Aussitôt après un choc terrible qui fracture le crâne ou qui brise un membre, on ressent une douleur épouvantable, il est vrai, mais vague, mais indéterminée et que suit un engourdissement plus ou moins prolongé. C’est plus tard qu’on éprouve véritablement le mal : il va grandissant, redoublant d’intensité de minute en minute, poignant, intolérable, jusqu’au moment où il arrive à son apogée.

Ainsi chacune des réflexions de cet homme si malheureux augmentait sa mortelle angoisse.

Quoi ! c’était Berthe et Hector qui le trompaient, qui le déshonoraient. Elle, une femme aimée jusqu’à l’idolâtrie ; lui, son meilleur, son plus ancien ami. Une malheureuse qu’il avait arrachée à la misère, qui lui devait tout ; un gentilhomme ruiné qu’il avait ramassé le pistolet sur la tempe et qu’il avait recueilli ensuite.

Et c’est chez lui, sous son toit, que se tramait cette infamie sans nom. S’était-on assez joué de sa noble confiance, avait-il été assez misérablement pris pour dupe !

L’affreuse découverte empoisonnait non-seulement l’avenir, mais encore le passé.

Il eût voulu pouvoir rayer de sa vie, anéantir ces années écoulées près de Berthe, que la veille encore il appelait ses seules années de bonheur. Le souvenir de ses félicités d’autrefois emplissait son âme de dégoût, de même que la pensée de certains aliments soulève l’estomac.

Mais comment cela s’était-il fait ? Quand ? Comment ne s’était-il aperçu de rien ?

Mille détails lui revenaient à la mémoire qui eussent dû l’éclaircir s’il n’eût été frappé d’aveuglement. Il se rappelait maintenant certains regards de Berthe, certaines inflexions de voix qui étaient un aveu.

Et dans toute cette histoire du mariage de Trémorel avec Mlle  Courtois, s’était-on assez moqué de sa crédulité ! Ainsi s’expliquaient, croyait-il, les hésitations d’Hector, ses enthousiasmes soudains, ses revirements inattendus.

Ce projet, qui traînait depuis si longtemps, c’était un bandeau plus épais appliqué sur ses yeux.

Par moments, il essayait de douter. Il est de ces malheurs si grands qu’il faut plus que l’évidence pour qu’on y croie absolument.

— Ce n’est pas possible, murmurait-il, ce n’est pas possible !

Assis sur un tronc d’arbre renversé, au milieu de la forêt de Mauprévoir, il étudiait, pour la dixième fois depuis quatre heures, cette lettre fatale.

— Elle prouve tout, disait-il, et elle ne prouve rien.

Et il relisait encore :

« N’allez pas demain à Petit-Bourg… »

Eh bien ! n’avait-il pas été, dans sa confiance imbécile, jusqu’à dire maintes et maintes fois au comte de Trémorel :

— Je serai absent demain, reste donc pour tenir compagnie à Berthe.

Cette phrase n’avait donc aucune signification positive. Mais pourquoi avoir ajouté :

« … Ou plutôt revenez-en avant déjeuner. »

Voilà qui décélait la crainte, c’est-à-dire la faute. Partir, revenir aussitôt, c’était prendre une précaution, aller au-devant d’un soupçon.

Puis, pourquoi « il, » et non pas Clément ? L’expression de ce mot est saisissante. « Il, » c’est l’être cher, l’adoré, ou le maître que l’on exècre. Pas de milieu : c’est le mari ou l’amant. « Il » n’est jamais un indifférent. Un mari est perdu le jour où sa femme, en parlant de lui, dit : « Il. »

Mais quand Berthe avait-elle écrit ces cinq lignes ? Un soir, sans doute, après qu’ils s’étaient retirés dans la chambre conjugale. Il lui avait dit : « Je vais demain à Melun, » et aussitôt elle avait à la hâte griffonné ce billet et l’avait envoyé plié dans un livre à son amant.

Son amant ! Il prononçait ce mot tout haut, comme pour se l’apprendre, comme pour se bien convaincre de l’horrible réalité. Il disait :

— Ma femme, ma Berthe, a un amant !…

L’édifice de son bonheur qui lui avait paru solide à défier tous les orages de la vie s’écroulait, et il restait là, éperdu, au milieu des décombres.

Plus de bonheur, de joies, d’espérances, rien. Sur Berthe seule reposaient tous ses projets d’avenir, son nom était mêlé à tous ses rêves, ou plutôt elle était à la fois l’avenir et le rêve.

Il l’avait tant aimée, qu’elle était devenue quelque chose de lui, et qu’il ne pouvait se comprendre sans elle. Berthe perdue, il ne voyait aucun but vers lequel se diriger, il n’avait plus de raison de vivre.

Il sentait si bien que tout, en lui, était brisé qu’il eut l’idée d’en finir. Il avait son fusil, des balles, on attribuerait sa mort à un accident de chasse, et tout serait dit.

Oui, mais eux !

Ah ! Sans doute, continuant leur comédie infâme, ils feraient semblant de le pleurer, tandis qu’en réalité leur cœur déborderait de joie. Plus de mari, plus de contrainte, de ruses, de frayeurs. Son testament assurant toute sa fortune à Berthe, ils seraient riches. Ils vendraient tout, et ils s’en iraient gaîment s’aimer en liberté, bien loin, en Italie, à Venise, à Florence.

Quant à son souvenir, à lui, pauvre mari trop confiant, il resterait pour eux le souvenir d’un être ridicule, qu’on trompe, qu’on bafoue et qu’on méprise.

— Jamais ! s’écria-t-il, ivre de fureur, jamais ! Je veux me tuer, mais il faut auparavant que je me venge.

Mais il avait beau chercher, il ne trouvait aucun châtiment assez cruel, assez terrible. Quel supplice pouvait faire expier les effroyables tortures qu’il endurait ?

Il se dit que pour mieux assurer sa vengeance il lui faudrait attendre, et il se jura qu’il attendrait. Il se jura qu’il saurait feindre une inaltérable sécurité, qu’il saurait se résigner à tout voir, à tout entendre.

— Ma perfidie, pensait-il, égalera la leur.

C’est qu’une duplicité savante était indispensable. Berthe était la finesse même et elle était femme, au premier soupçon que son mari se doutait de quelque chose, à fuir avec son amant. Hector, maintenant, ne possédait-il pas, grâce à lui, tout près de quatre cent mille francs ?

Cette idée qu’ils pourraient échapper à sa vengeance lui rendit avec son énergie toute la lucidité de son esprit.

Alors seulement il songea au temps écoulé, à la pluie qui tombait à torrents, à l’état de ses vêtements.

— Bast ! pensa-t-il, j’arrangerai une histoire selon ce qu’on me dira.

Il n’était guère qu’à une lieue de chez lui, mais il lui fallut, à lui, excellent marcheur, plus d’une heure et demie pour faire cette lieue. Il était brisé, anéanti, il se sentait glacé jusque dans la moelle des os.

Mais lorsqu’il rentra au Valfeuillu, il avait réussi à reprendre son visage habituel, sa gaieté qui exprimait si bien sa sécurité parfaite.

On l’avait attendu, mais il ne put prendre sur lui, en dépit de ses serments, de s’asseoir à table entre cet homme et cette femme, ses deux plus cruels ennemis. Il déclara qu’ayant pris froid il ne se sentait pas bien et allait se mettre au lit.

Vainement Berthe insista pour qu’il avalât au moins un bol de bouillon bien chaud avec un verre de bordeaux.

— Sérieusement, fit-il, je ne me sens pas bien.

Lorsque Sauvresy se fut retiré :

— Avez-vous remarqué, Hector ? demanda Berthe.

— Quoi ?

— Mon mari a quelque chose d’extraordinaire.

— C’est fort possible, après être resté toute la journée sous la pluie.

— Non. Son œil avait une expression que je ne lui connais pas.

— Il m’a semblé à moi fort gai, comme toujours.

— Hector !… mon mari a un soupçon.

— Lui ! Ah ! le pauvre cher ami, il a bien trop confiance en nous, pour songer à être jaloux.

— Vous vous trompez, Hector, il ne m’a pas embrassée en rentrant, et c’est la première fois depuis notre mariage.

Ainsi, pour son début, il avait commis une faute. Il l’avait fort bien sentie ; mais embrasser Berthe en ce moment était au-dessus de ses forces.

Cependant, il était beaucoup plus souffrant qu’il ne l’avait dit et qu’il ne l’avait cru surtout.

Lorsque sa femme et son ami montèrent à sa chambre, après le dîner, ils le trouvèrent grelottant sous ses couvertures, rouge, le front brûlant, la gorge sèche, les yeux brillants d’un éclat inquiétant.

Bientôt une fièvre terrible le prit, accompagnée d’un affreux délire.

On envoya chercher un médecin qui tout d’abord déclara qu’il ne pouvait répondre de lui. Le lendemain il était au plus mal.

De ce moment le comte de Trémorel et Mme Sauvresy firent preuve du plus admirable dévoûment. Pensaient-ils ainsi racheter quelque chose de leur crime ? C’est douteux. Ils cherchaient, plus vraisemblablement, à en imposer à l’opinion publique, tout le monde s’intéressant à l’état de Sauvresy. Toujours est-il qu’ils ne le quittèrent pas une minute, passant les nuits à tour de rôle à son chevet.

Et certes, le veiller était pénible. Le délire, un délire furieux, ne le quittait pas. À deux ou trois reprises, il fallut employer la force pour le maintenir dans son lit, il voulait se jeter par la fenêtre.

Le troisième jour, il eut une fantaisie singulière. Il ne voulait pas absolument rester dans sa chambre. Il criait comme un fou :

— Emportez-moi d’ici, emportez-moi d’ici.

Sur les conseils du médecin, on se rendit à ses désirs et on lui dressa un lit dans le petit salon du rez-de-chaussée qui donne sur le jardin.

Mais la fièvre ne lui arracha pas un mot ayant trait à ses soupçons. Peut-être, ainsi que l’a indiqué Bichat, une ferme volonté peut-elle régler jusqu’au délire.

Enfin, le neuvième jour, dans l’après-midi, la fièvre céda. Sa respiration haletante devint plus calme, il s’endormit. Il avait toute sa raison lorsqu’il se réveilla.

Ce fut un moment affreux. Il lui fallait pour ainsi dire rapprendre son malheur. Il crut d’abord que c’était le souvenir d’un cauchemar odieux, qui lui revenait. Mais non. Il n’avait pas rêvé. Il se rappelait l’hôtel de la Belle Image, miss Fancy, les bois de Mauprévoir et la lettre. Qu’était-elle devenue, cette lettre ?

Puis, comme il avait la certitude vague d’une maladie grave, d’accès de délire, il se demandait, s’il n’avait pas parlé. Cette inquiétude l’empêcha de faire le plus léger mouvement, et c’est avec des précautions infinies, doucement, qu’il se risqua à ouvrir les yeux.

Il était onze heures du soir, tous les domestiques étaient couchés. Seuls, Hector et Berthe veillaient. Il lisait un journal, elle travaillait à un ouvrage de crochet.

À leur calme physionomie, Sauvresy comprit qu’il n’avait rien dit. Mais pourquoi était-il dans cette pièce ?

Il fit un léger mouvement, et aussitôt Berthe se leva et vint à lui.

— Comment te trouves-tu, mon bon Clément ? demanda-t-elle en l’embrassant tendrement sur le front.

— Je ne souffre pas.

— Vois, pourtant, les suites d’une imprudence.

— Depuis combien de jours suis-je malade ?

— Depuis huit jours.

— Pourquoi m’a-t-on porté ici ?

— C’est toi qui l’as voulu.

Trémorel à son tour s’était approché.

— Et bien voulu même, affirma-t-il, tu refusais de rester là-haut, tu t’y démenais comme un diable dans un bénitier.

— Ah !

— Mais ne te fatigue pas, reprit Hector, rendors-toi et demain tu seras guéri. Et bonne nuit, je vais me coucher bien vite pour venir relever ta femme demain à quatre heures.

Il se retira, et Berthe, après avoir donné à boire à son mari, regagna sa place.

— Quel ami incomparable que M. de Trémorel ! murmurait-elle.

Sauvresy ne répondit pas à cette exclamation si affreusement ironique. Il avait refermé les yeux. Il faisait semblant de dormir et songeait à la lettre. Qu’en avait-il fait ? Il se rappelait fort bien l’avoir pliée soigneusement et serrée dans la poche du côté droit de son gilet. Il lui fallait cette lettre. Tombée aux mains de sa femme elle compromettait sa vengeance, et elle pouvait y tomber d’un moment à l’autre. C’était miracle que son valet de chambre ne l’eût pas posée sur la cheminée comme il faisait de tous les objets qu’il trouvait dans ses poches. Il songeait aux moyens de la ravoir, à la possibilité de monter à sa chambre où devait se trouver son gilet, lorsque doucement Berthe se leva. Elle vint au lit et murmura bien bas :

— Clément ! Clément !

Il n’ouvrit pas les yeux, et persuadée qu’il dormait, légère, sur la pointe des pieds, retenant son souffle, elle sortit.

— Oh ! la misérable ! fit Sauvresy, elle va rejoindre son amant.

En même temps, avec l’idée de se venger, la nécessité de rentrer en possession de la lettre se présentait à son esprit, plus poignante, plus impérieuse.

— Je puis, pensait-il, gagner ma chambre sans être vu par le jardin et l’escalier de service. Elle me croit endormi, je serai revenu et couché avant son retour.

Aussitôt, sans se demander s’il n’était pas trop faible pour risquer le trajet, sans s’inquiéter du danger qu’il courait à s’exposer au froid, il se jeta à bas de son lit, passa une robe de chambre déposée sur une chaise, et, les pieds nus dans ses pantoufles, il se dirigea vers la porte. Il se disait :

— Si on vient, si on me rencontre, je mettrai tout sur le compte du délire.

La lampe du vestibule était éteinte, il eut quelque peine à ouvrir la porte. Il y réussit cependant et descendit dans le jardin.

Le froid était intense et il était tombé de la neige. Le vent agitait lugubrement les branches des arbres durcies par la gelée. La façade de la maison était sombre. Une seule fenêtre était éclairée, celle du comte de Trémorel, et elle l’était vivement, par une lampe sans abat-jour et par un grand feu clair.

Sur les rideaux de fine mousseline, se dessinait très-nettement, avec les contours les plus précis, l’ombre d’un homme, l’ombre d’Hector. Il était debout devant la croisée, le front appuyé contre une vitre.

Instinctivement Sauvresy s’arrêta pour regarder cet ami, qui dans sa maison était comme chez lui, et qui en échange de la plus fraternelle des hospitalités apportait le déshonneur, le désespoir, la mort.

Quelles réflexions le clouaient à cette fenêtre, le regard perdu dans les ténèbres ? Songeait-il à l’infamie de sa conduite ?

Mais il eut un mouvement brusque, il se retourna comme s’il eut été surpris par quelque bruit insolite. Qu’était-ce ?

Sauvresy ne le sut que trop. Une seconde ombre se dessina sur le léger rideau, l’ombre d’une femme, l’ombre de Berthe.

Et lui qui s’efforçait de douter quand même ! Des preuves nouvelles lui arrivaient sans qu’il les eût cherchées.

Quelle raison l’amenait, dans cette chambre, à cette heure ? Elle parlait avec une certaine animation.

Il lui semblait entendre cette voix pleine et sonore, tantôt timbrée comme le métal, tantôt molle et caressante, et qui faisait vibrer en lui toutes les cordes de la passion. Il revoyait ces yeux si beaux qui avaient régné despotiquement sur son cœur et dont il pensait connaître si bien toutes les expressions.

Mais que faisait-elle ?

Sans doute elle était venue demander quelque chose à Hector, il le lui refusait, et voici qu’elle le priait. Oui, elle le priait, et Sauvresy le devinait bien aux gestes de Berthe, qui nettement se reproduisaient sur la mousseline, comme le spectre noir des ombres chinoises sur le papier huilé. Il connaissait si bien ce geste ravissant de supplication qui lui était familier, quand elle désirait obtenir quelque chose ! Elle levait ses deux mains jointes à la hauteur de son front, inclinait la tête, fermant à demi les yeux pour en redoubler l’éclat. Quelle langueur voluptueuse avait sa voix quand elle disait :

— Dis, mon bon Clément, tu veux bien n’est-ce pas ? tu veux bien !…

Et c’est pour un autre homme qu’elle avait ce geste charmant, ce regard, ces intonations.

Sauvresy fut obligé de s’appuyer à un arbre pour ne pas tomber.

Évidemment Hector lui refusait ce qu’elle souhaitait. Elle agitait maintenant l’index relevé de la main droite, avec des mouvements mutins, hochant la tête d’un air de bouderie. Elle devait lui dire :

— Tu ne veux pas, tu vois, tu ne veux pas…

Cependant, elle revenait à la prière.

— Ah ! pensait Sauvresy, il sait résister à une prière de sa bouche ; je n’ai jamais eu ce courage, moi. Il peut garder sa raison, son sang-froid, sa volonté, quand elle le regarde. Je ne lui ai jamais dit non, moi, ou plutôt je n’ai jamais attendu qu’elle me demandât rien. J’ai passé ma vie à épier ses moindres fantaisies pour les prévenir. Peut-être est-ce là ce qui m’a perdu ?

Hector s’obstinait et Berthe peu à peu s’animait, elle devait être en colère. Elle reculait, étendant le bras, le buste en arrière ; elle le menaçait.

Enfin, il était vaincu. De la tête il fit : « Oui. »

Alors elle se précipita, elle se jeta sur lui, les bras ouverts et les deux ombres se confondirent en une longue étreinte.

Sauvresy ne put retenir un cri terrible qui se perdit au milieu des mugissements du vent.

Il avait demandé une certitude ; il l’avait. La vérité éclatait, indiscutable, évidente. Il n’avait plus à rien chercher, maintenant, rien, que le moyen de punir sûrement, terriblement.

Berthe et Hector causaient amicalement, elle appuyée contre sa poitrine, lui baissant la tête par moments pour embrasser ses beaux cheveux.

Sauvresy comprit qu’elle allait descendre, qu’il ne pouvait songer à aller chercher la lettre et en toute hâte il rentra, oubliant, tant il redoutait d’être surpris, de remettre les verrous à la porte du jardin.

Ce n’est qu’une fois arrivé dans sa chambre qu’il s’aperçut qu’il était resté les pieds nus dans la neige ; même il gardait quelques gros flocons à ses sandales, et elles étaient toutes mouillées. Vivement il les lança sous le lit tout au fond, et se recoucha, faisant semblant de dormir.

Il était temps : Berthe rentrait. Elle s’approcha de son mari, et croyant qu’il ne s’était pas réveillé, elle revint prendre sa broderie près du feu.

Elle n’avait pas fait dix points que Trémorel reparut. Il n’avait pas pensé à monter son journal et revenait le chercher. Il semblait inquiet.

— Êtes-vous sortie, ce soir, madame ? lui demanda-t-il, de cette voix chuchotante qu’on prend involontairement dans la chambre des malades.

— Non.

— Tous les domestiques sont bien couchés ?

— Je le suppose, du moins. Mais pourquoi ces questions ?

— C’est que depuis que je suis monté, c’est-à-dire depuis moins d’une demi-heure, quelqu’un est allé dans le jardin et est rentré.

Berthe le regarda d’un air singulièrement inquiet.

— Êtes-vous sûr de ce que vous dites ?

— Parfaitement. Il y a de la neige, et la personne qui est sortie en a rapporté à ses chaussures. Cette neige, tombée sur les dalles du vestibule, a fondu…

Mme  Sauvresy prit brusquement la lampe, interrompant Hector.

— Venez, disait-elle.

Trémorel ne s’était pas trompé. On voyait çà et là de petites flaques d’eau, très-apparentes sur les carreaux noirs.

— Peut-être cette eau est-elle là depuis assez longtemps, hasarda Berthe.

— Non. Il n’y avait rien tout à l’heure, j’en mettrais ma main au feu, et d’ailleurs, voyez, là, tenez, il y a encore un peu de neige qui n’a pas fondu.

— C’est sans doute un domestique ?

Hector était allé examiner la porte.

— Je ne le crois pas, répondit-il, un domestique aurait remis les verrous et, vous le voyez, ils sont tirés. C’est cependant moi qui, ce soir, ai fermé la porte, et je me rappelle parfaitement les avoir poussés.

— C’est extraordinaire.

— Et de plus, remarquez-le, les traces d’eau ne vont pas plus loin que la porte du salon.

Ils restèrent silencieux, palpitants, échangeant des regards pleins d’anxiété. La même pensée terrifiante leur venait à tous deux.

— Si c’était lui ?

Mais pourquoi serait-il allé au jardin ? Ce ne pouvait être pour les épier. Ils ne songeaient pas à la fenêtre.

— Ce ne peut-être Clément, dit enfin Berthe, il dormait lorsque je suis sortie, et il dort encore maintenant du sommeil le plus calme et le plus profond.

Penché sur son lit, Sauvresy écoutait ceux qui étaient devenus ses ennemis les plus abhorrés. Il maudissait son imprudence, comprenant bien qu’il n’était pas fait pour les machinations perfides.

— Pourvu, pensait-il, qu’ils n’aient pas l’idée de visiter ma robe de chambre et de chercher mes sandales.

Heureusement cette idée si simple ne leur vint pas, et ils se séparèrent après avoir tout fait pour se rassurer mutuellement. Mais chacun, au fond de son âme, emportait un doute poignant.

Cette nuit-là même, Sauvresy eut une crise affreuse. Après cette lueur de raison, le délire, cet hôte terrible, emplit de nouveau son cerveau de ses fantômes.

Le docteur R…, le lendemain matin, le déclara plus en danger que jamais ; à ce point, qu’il expédia une dépêche à Paris pour prévenir de son absence, et annonça qu’il allait rester deux ou trois jours au Valfeuillu.

Le mal redoublait de violence, mais sa marche devenait de plus en plus certaine. Les symptômes les plus contradictoires se produisaient. C’était chaque jour un phénomène nouveau, déconcertant toutes les prévisions des médecins.

C’est qu’aussitôt que Sauvresy avait une heure de rémission, il revoyait l’abominable scène de la fenêtre, et le mieux s’envolait.

Il ne s’était d’ailleurs pas trompé. Berthe avait, ce soir-là, une grâce à demander à Hector.

Le maire d’Orcival devait, le surlendemain, se rendre à Fontainebleau avec toute sa famille, et il avait proposé au comte de Trémorel de l’accompagner. Hector avait accepté l’offre avec empressement, on devait atteler à une grande voiture de chasse quatre chevaux qu’il conduirait à grandes guides, M. Courtois ayant, — et avec raison, — la plus grande confiance en son habileté.

Or, Berthe qui ne pouvait tolérer cette idée, qu’il passerait toute une journée avec Laurence, venait le conjurer de se dégager. Il ne manquait pas, elle le lui prouvait, de prétextes excellents. Était-il convenable qu’il s’en allât en partie de plaisir pendant que l’existence de son ami était en péril !

Il ne voulait pas absolument d’abord. Mais à force de prières et surtout de menaces, elle le décida, et elle ne descendit qu’après qu’il lui eût juré qu’il écrirait, le soir même une lettre d’excuses à M. Courtois.

Il tint sa parole, mais il finissait par être excédé de cette tyrannie. Il était las d’immoler sans cesse sa volonté, de sacrifier sa liberté à ce point qu’il ne pouvait rien projeter, rien dire, rien promettre, avant d’avoir consulté l’œil clair de cette femme jalouse qui ne permettait pas qu’il s’écartât du cercle de ses jupons.

De plus en plus, la chaîne devenait lourde et le meurtrissait, et il commençait à comprendre qu’elle ne se délierait pas seule, à la longue, mais que tôt ou tard il lui faudrait la briser.

Il n’avait jamais aimé Berthe, ni Fancy, ni personne probablement, et il aimait la fille du maire d’Orcival. Le million qui devait former sa couronne de mariée avait commencé par l’éblouir, mais peu à peu il avait subi le charme pénétrant qui s’exhalait de la personne de Laurence. Il était séduit, lui, le viveur blasé, par tant de grâces, tant d’innocence naïve, par tant de candeur et de beauté. Si bien qu’il eût épousé Laurence pauvre, comme Sauvresy avait épousé Berthe.

Mais cette Berthe, il la redoutait trop pour la braver ainsi tout à coup, et il se résigna à attendre encore, à ruser. Dès le lendemain de la scène au sujet de Fontainebleau, il se déclara souffrant, attribuant son malaise au manque d’exercice, et tous les jours il monta à cheval deux ou trois heures.

Il n’allait pas bien loin ; il allait jusque chez M. Courtois.

Berthe, tout d’abord, n’avait rien vu de suspect à ces promenades du comte de Trémorel. Il sortait à cheval et cela la rassurait, comme certains maris qui se croient à l’abri de tout malheur parce que leur femme ne se promène qu’en voiture.

Mais après quelques jours, l’examinant mieux, elle crut découvrir en lui une certaine satisfaction intime qu’il s’efforçait de voiler sous une contenance fatiguée. Il avait beau faire, il se dégageait de toute sa personne comme un rayonnement de bonheur.

Elle eut des doutes, et ils grandirent à chaque sortie nouvelle. Les plus tristes conjectures l’agitaient tant qu’Hector était absent. Où allait-il ? Probablement rendre visite à cette Laurence qu’elle redoutait et qu’elle détestait.

Ses pressentiments de maîtresse jalouse ne la trompaient pas, elle le vit bien.

Un soir, Hector reparut, portant à sa boutonnière une branche de bruyère que Laurence elle-même y avait passée et qu’il avait oublié de retirer.

Berthe prit doucement cette fleur, l’examina, la flaira, et se contraignant à sourire alors qu’elle endurait les plus cruels déchirements de la jalousie :

— Voici, dit-elle, une charmante variété de bruyère.

— C’est ce qu’il m’a semblé, répondit Hector d’un ton dégagé, bien que je ne m’y connaisse pas.

— Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander qui vous l’a donnée ?

— Aucune. C’est un cadeau de notre cher juge de paix, le père Plantat.

Tout Orcival savait parfaitement que, de sa vie, le juge de paix, ce vieil horticulteur maniaque, n’avait donné une fleur à qui que ce fût, sauf à Mlle  Courtois. La défaite était malheureuse, et Berthe ne pouvait en être dupe.

— Vous m’aviez promis, Hector, commença-t-elle, de cesser de voir Mlle  Courtois, de renoncer à ce mariage.

Il essaya de répondre.

— Laissez-moi parler, fit-elle, vous vous expliquerez après. Vous avez manqué à votre parole, vous vous êtes joué de ma confiance, je suis folle de m’en étonner. Seulement, aujourd’hui, après mûres réflexions, je viens vous dire que vous n’épouserez pas Mlle  Courtois.

Aussitôt, sans attendre sa réplique, elle entama l’éternelle litanie des femmes séduites ou qui prétendent l’avoir été. Pourquoi était-il venu ? Elle était heureuse dans son ménage, avant de le connaître. Elle n’aimait pas Sauvresy, il est vrai, mais elle l’estimait, il était bon pour elle. Ignorant les félicités divines de la passion vraie, elle ne les désirait pas. Mais il s’était montré et elle n’avait pas su résister à la fascination. Pourquoi avait-il abusé de ce qu’irrésistiblement elle se sentait entraînée vers lui. Et voilà que maintenant, après l’avoir perdue, il prétendait se retirer, en épouser une autre, lui laissant pour tout souvenir de son passage, la honte et le remords d’une faute abominable.

Trémorel l’écoutait abasourdi de son audace. C’était à n’y pas croire ! quoi ! elle osait prétendre que c’était lui qui avait abusé de son inexpérience, quand, au contraire, la connaissant mieux, il avait été parfois épouvanté de sa perversité. Telle était la profondeur de la corruption qu’il découvrait en elle, qu’il se demandait s’il était son premier amant ou le vingtième.

Mais elle l’avait si bien poussé à bout, elle lui avait si rudement fait sentir son implacable volonté, qu’il était décidé à tout plutôt que de subir davantage ce despotisme. Il s’était promis qu’à la première occasion il résisterait. Il résista.

_ Eh bien, oui, déclara-t-il nettement, je vous trompais, je n’ai pas d’avenir, ce mariage m’en assure un, je me marie.

Et il reprit tous ses raisonnements passés jurant que moins que jamais il aimait Laurence, mais que de plus en plus il convoitait l’argent.

— La preuve, continuait-il, c’est que si demain vous me trouviez une femme ayant douze cent mille francs au lieu d’un million, je l’épouserais préférablement à Mlle  Courtois.

Jamais elle ne lui aurait cru tant de courage. Il y avait si longtemps qu’elle le pétrissait comme la cire molle, que cette résistance inattendue la déconcerta. Elle était indignée, mais en même temps elle éprouvait cette satisfaction malsaine qui délecte certaines femmes lorsqu’elles rencontrent un maître qui les bat, et son amour pour Trémorel, qui s’en allait faiblissant, reprenait une nouvelle énergie.

Puis il avait trouvé cette fois des accents pour la convaincre. Elle le méprisait assez pour le supposer très-capable de se marier uniquement pour de l’argent.

Quand il eut terminé :

— C’est donc bien vrai, lui dit-elle, vous ne tenez qu’au million.

— Je vous l’ai juré cent fois.

— Vous n’aimez vraiment pas Laurence ?

— Berthe, ma bien-aimée, je n’ai jamais aimé, je n’aimerai jamais que vous.

Il pensait qu’ainsi, berçant Berthe de paroles d’amour, il parviendrait à l’endormir jusqu’au jour de son mariage. Et une fois marié, il se souciait bien, vraiment, de ce qui adviendrait. Que lui importait Sauvresy ! La vie de l’homme fort n’est qu’une suite d’amitiés brisées. Qu’est-ce, en somme, qu’un ami ? Un être qui peut et doit vous servir. L’habileté consiste précisément à rompre avec les gens, le jour où ils cessent de vous être utiles.

De son côté, Berthe réfléchissait.

— Écoutez, dit-elle enfin à Hector, je ne saurais là, froidement, me résigner au sacrifice que vous exigez. De grâce, laissez-moi quelques jours encore pour m’habituer au coup terrible. Attendez… vous me devez bien cela, laissez Clément se rétablir.

Il n’en revenait pas de la voir si facile et si douce. Qui se serait attendu à de telles concessions si aisément obtenues. L’idée d’un piége ne lui venait pas. Dans son ravissement, il eut un transport d’enthousiasme qui eût pu éclairer Berthe, mais qui passa inaperçu. Il lui prit la main et l’embrassa avec transport en disant :

— Ah ! vous êtes bonne, et vous m’aimez vraiment.