Le Crime d’Orcival/Chapitre 2

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E. Dentu (p. 12-21).


II


S’il n’y avait pas eu de crime, au moins s’était-il passé quelque chose de bien extraordinaire chez le comte de Trémorel ; l’impassible juge de paix dut en être convaincu dès ses premiers pas dans le vestibule.

La porte vitrée donnant sur le jardin était toute grande ouverte, et trois des carreaux étaient brisés en mille pièces.

Le chemin de toile cirée qui reliait toutes les portes avait été arraché, et sur les dalles de marbre blanc, çà et là, on apercevait de larges gouttes de sang. Au pied de l’escalier était une tache plus grande que les autres, et sur la dernière marche une éclaboussure hideuse à voir.

Peu fait pour de tels spectacles, pour une mission comme celle qu’il avait à remplir, l’honnête M. Courtois se sentait défaillir. Par bonheur, il puisait dans le sentiment de son importance et de sa dignité une énergie bien éloignée de son caractère. Plus l’instruction préliminaire de cette affaire lui paraissait difficile, plus il tenait à bien la mener.

— Conduisez-nous à l’endroit où vous avez aperçu le corps, dit-il aux Bertaud.

Mais le père Plantat intervint.

— Il serait je crois plus sage, objecta-t-il, et plus logique de commencer par visiter la maison.

— Soit, oui, en effet, c’est ce que je pensais, dit le maire, s’accrochant au conseil du juge de paix, comme un homme qui se noie s’accroche à une planche.

Et il fit retirer tout le monde, à l’exception du brigadier et du valet de chambre destiné à servir de guide.

— Gendarmes, cria-t-il encore, aux hommes en faction devant la grille, veillez à ce que personne ne s’éloigne, empêchez d’entrer dans la maison, et que nul surtout ne pénètre dans le jardin.

On monta alors.

Tout le long de l’escalier les taches de sang se répétaient. Il y avait aussi du sang sur la rampe, et M. Courtois s’aperçut avec horreur qu’il s’y était rougi les mains.

Lorsqu’on fut arrivé au palier du premier étage :

— Dites-moi, mon ami, demanda le maire au valet de chambre, vos maîtres faisaient-ils chambre commune.

— Oui, monsieur, répondit le domestique.

— Et, où est leur chambre ?

— Là, monsieur.

Et en même temps qu’il répondait, le valet de chambre reculait effrayé, et montrait une porte dont le panneau supérieur portait l’empreinte d’une main ensanglantée.

Des gouttelettes de sueur perlaient sur le front du pauvre maire ; lui aussi, il avait peur, à grand’peine il pouvait se tenir debout ! Hélas ! le pouvoir impose de terribles obligations. Le brigadier, un vieux soldat de Crimée, visiblement ému, hésitait.

Seul, le père Plantat, tranquille comme dans son jardin, gardait son sang-froid et regardait les autres en dessous.

— Il faut pourtant se décider, prononça-t-il.

Il entra, les autres le suivirent.

La pièce où on pénétra n’offrait rien de bien insolite. C’était un boudoir tendu de satin bleu, garni d’un divan et de quatre fauteuils capitonnés en étoffe pareille à la tenture. Un des fauteuils était renversé.

On passa dans la chambre à coucher.

Effroyable était le désordre de cette pièce. Il n’était pas un meuble, pas un bibelot, qui n’attestât qu’une lutte terrible, enragée, sans merci, avait eu lieu entre les assassins et les victimes.

Au milieu de la chambre, une petite table de laque était renversée, et tout autour s’éparpillaient des morceaux de sucre, des cuillères de vermeil, des débris de porcelaine.

— Ah ! dit le valet de chambre, monsieur et madame prenaient le thé lorsque les misérables sont entrés !

La garniture de la cheminée avait été jetée à terre ; la pendule, en tombant, s’était arrêtée sur 3 heures 20 minutes. Près de la pendule, gisaient les lampes ; les globes étaient en morceaux, l’huile s’était répandue.

Le ciel de lit avait été arraché et couvrait le lit. On avait dû s’accrocher désespérément aux draperies. Tous les meubles étaient renversés. L’étoffe des fauteuils était hachée de coups de couteau et par endroits le crin sortait. On avait enfoncé le secrétaire, la tablette disloquée pendait aux charnières, les tiroirs étaient ouverts et vides. La glace de l’armoire, en pièces ; en pièces un ravissant chiffonnier de Boule ; la table à ouvrage, brisée ; la toilette, bouleversée.

Et partout du sang, sur le tapis, le long de la tapisserie, aux meubles, aux rideaux, aux rideaux du lit surtout.

Évidemment le comte et la comtesse de Trémorel s’étaient défendus courageusement et longtemps.

— Les malheureux ! balbutiait le pauvre maire, les malheureux ! C’est ici qu’ils ont été massacrés.

Et au souvenir de son amitié pour le comte, oubliant son importance, jetant son masque d’homme impassible, il pleura.

Tout le monde perdait un peu la tête. Mais pendant ce temps, le juge de paix se livrait à une minutieuse perquisition, il prenait des notes sur son carnet, il visitait les moindres recoins.

Lorsqu’il eut terminé :

— Maintenant, dit-il, voyons ailleurs.

Ailleurs le désordre était pareil. Une bande de fous furieux ou de malfaiteurs pris de frénésie, avait certainement passé la nuit dans la maison. Le cabinet du comte, particulièrement, avait été bouleversé. Les assassins ne s’étaient pas donné la peine de forcer les serrures ; ils avaient procédé à coups de hache. Certainement ils avaient la certitude de ne pouvoir être entendus, car il leur avait fallu frapper terriblement fort pour faire voler en éclats le bureau de chêne massif. Les livres de la bibliothèque étaient à terre, pêle mêle.

Ni le salon, ni le fumoir n’avaient été respectés. Les divans, les chaises, les canapés étaient déchirés comme si on les eût sondés avec des épées. Deux chambres réservées, des chambres d’amis, étaient sens dessus dessous.

On monta au second étage.

Là, dans la première pièce où on pénétra, on trouva devant un bahut attaqué déjà, mais non ouvert encore, une hache à fendre le bois que le valet de chambre reconnut pour appartenir à la maison.

— Comprenez-vous maintenant, disait le maire au père Plantat. Les assassins étaient en nombre, c’est évident. Le meurtre accompli, ils se sont répandus dans la maison, cherchant partout l’argent qu’ils savaient s’y trouver. L’un d’eux était ici occupé à enfoncer ce meuble lorsque les autres, en bas, ont mis la main sur les valeurs ; on l’a appelé, il s’est empressé de descendre, et jugeant toute recherche désormais inutile, il a abandonné ici cette hache.

— Je vois la chose comme si j’y étais, approuva le brigadier.

Le rez-de-chaussée qu’on visita ensuite avait été respecté. Seulement, le crime commis, les valeurs enlevées, les assassins avaient senti le besoin de se reconforter. On retrouva dans la salle à manger des débris de leur souper. Ils avaient dévoré tous les reliefs restés dans les buffets. Sur la table, à côté de huit bouteilles vides, — bouteilles de vin ou de liqueurs — cinq verres étaient rangés.

— Ils étaient cinq, murmura le maire.

À force de volonté, l’excellent M. Courtois avait recouvré son sang-froid habituel.

— Avant d’aller relever les cadavres, dit-il, je vais expédier un mot au procureur impérial de Corbeil. Dans une heure, nous aurons un juge d’instruction qui achèvera notre pénible tâche.

Ordre fut donné à un gendarme d’atteler le tilbury du comte et de partir en toute hâte.

Puis, le maire et le juge, suivis du brigadier, du valet de chambre et des deux Bertaud s’acheminèrent vers la rivière.

Le parc de Valfeuillu est très-vaste ; mais c’est de droite et de gauche qu’il s’étend. De la maison à la Seine, il n’y a guère plus de deux cents pas. Devant la maison verdoie une belle pelouse coupée de corbeilles de fleurs. On prend pour gagner le bord de l’eau une des deux allées qui tournent le gazon.

Mais les malfaiteurs n’avaient pas suivi les allées. Coupant au plus court, ils avaient traversé la pelouse. Leurs traces étaient parfaitement visibles. L’herbe était foulée et trépignée comme si on y eut traîné quelque lourd fardeau. Au milieu du gazon, on aperçut quelque chose de rouge que le juge de paix alla ramasser. C’était une pantoufle que le valet de chambre reconnut pour appartenir au comte. Plus loin, on trouva un foulard blanc que le domestique déclara avoir vu souvent au cou de son maître. Ce foulard était taché de sang.

Enfin, on arriva au bord de l’eau, sous ces saules dont Philippe avait voulu couper une branche et on aperçut le cadavre.

Le sable, à cette place, était profondément fouillé, labouré, pour ainsi dire, par des pieds cherchant un point d’appui solide. Là, tout l’indiquait, avait eu lieu la lutte suprême.

M. Courtois comprit toute l’importance de ces traces.

— Que personne n’avance, dit-il.

Et, suivi seul du juge de paix, il s’approcha du corps.

Bien qu’on ne pût distinguer le visage, le maire et le juge reconnurent la comtesse. Tous deux lui avaient vu cette robe grise ornée de passementeries bleues.

Maintenant comment se trouvait-elle là ?

Le maire supposa qu’ayant réussi à s’échapper des mains des meurtriers, elle avait fui éperdue, On l’avait poursuivie, on l’avait atteinte là, on lui avait porté les derniers coups, et elle était tombée pour ne plus se relever.

Cette version expliquait les traces de la lutte. Ce serait alors le cadavre du comte que les assassins auraient traîné à travers la pelouse.

M. Courtois parlait avec animation, cherchant à faire pénétrer ses impressions dans l’esprit du jugé de paix. Mais le père Plantat écoutait à peine, on eût pu le croire à cent lieues du Valfeuillu, il ne répondait que par monosyllabes : oui, non, peut-être.

Et le brave maire se donnait une peine infinie : il allait, venait, prenait des mesures, inspectait minutieusement le terrain.

Il n’y avait pas à cet endroit plus d’un pied d’eau. Un banc de vase, sur lequel poussaient des touffes de glaïeuls et quelques maigres nénuphars, allait, en pente douce, du bord au milieu de la rivière. L’eau était fort claire, le courant nul ; on voyait fort bien la vase lisse et luisante.

M. Courtois en était là de ses investigations lorsqu’il parut frappé d’une idée subite.

— La Ripaille, s’écria-t-il, approchez.

Le vieux maraudeur obéit.

— Vous dites donc, interrogea le maire, que c’est de votre bateau que vous avez aperçu le corps ?

— Oui, monsieur le maire.

— Où est-il, votre bateau ?

— Là, amarré à la prairie.

— Eh bien, conduisez-nous-y.

Pour tous les assistants, il fut visible que cet ordre impressionnait vivement le bonhomme. Il tressaillit et pâlit sous l’épaisse couche de hâle déposée sur ses joues par la pluie et le soleil. Même, on le surprit jetant à son fils un regard qui parut menaçant.

— Marchons, répondit-il enfin.

On allait regagner la maison, lorsque le valet de chambre proposa de franchir la douve.

— Ce sera bien plus vite fait, dit-il, je cours chercher une échelle que nous mettrons en travers.

Il partit, et une minute après reparut avec sa passerelle improvisée. Mais au moment où il allait la placer :

— Arrêtez, lui cria le maire, arrêtez !…

Les empreintes laissées par les Bertaud sur les deux côtés du fossé venaient de lui sauter aux yeux.

— Qu’est ceci ! dit-il ; évidemment on a passé par là, et il n’y a pas longtemps, ces traces de pas sont toutes fraîches.

Et, après un examen de quelques minutes, il ordonna de placer l’échelle plus loin.

Lorsqu’on fut arrivé près du bateau :

— C’est bien là, demanda le maire à La Ripaille, l’embarcation avec laquelle vous êtes allés relever vos nasses ce matin.

— Oui, monsieur.

— Alors, reprit M. Courtois, de quels ustensiles vous êtes-vous servis ? Votre épervier est parfaitement sec ; cette gaffe et ces rames n’ont pas été mouillées depuis plus de vingt-quatre heures.

Le trouble du père et du fils devenait de plus en plus manifeste.

— Persistez-vous dans vos dires, Bertaud, insista le maire.

— Certainement.

— Et vous Philippe ?

— Monsieur, balbutia le jeune homme, nous avons dit la vérité.

— Vraiment ! reprit M. Courtois d’un ton ironique ; alors vous expliquerez à qui de droit comment vous avez pu voir quelque chose d’un bateau sur lequel vous n’êtes pas montés. Ah ! dame ! on ne pense pas à tout. On vous prouvera aussi que le corps est placé de telle façon qu’il est impossible, vous m’entendez, absolument impossible de l’apercevoir du milieu de la rivière. Puis, vous aurez à dire encore quelles sont ces traces que je relève, là sur l’herbe, et qui vont de votre bateau à l’endroit où le fossé a été franchi à plusieurs reprises et par plusieurs personnes.

Les deux Bertaud baissaient la tête.

— Brigadier, ordonna monsieur le maire, au nom de la loi, arrêtez ces deux hommes et empêchez toute communication entre eux.

Philippe semblait près de se trouver mal. Pour le vieux La Ripaille, il se contenta de hausser les épaules et de dire à son fils :

— Hein ! tu l’as voulu, n’est-ce pas ?

Puis, pendant que le brigadier emmenait les deux maraudeurs qu’il enferma séparément et sous la garde de ses hommes, le juge de paix et le maire rentraient dans le parc.

— Avec tout cela, murmurait M. Courtois, pas de traces du comte !…

Il s’agissait de relever le cadavre de la comtesse.

Le maire envoya chercher deux planches qu’on déposa à terre avec mille précautions, et ainsi on put agir sans risquer d’effacer des empreintes précieuses pour l’instruction.

Hélas ! était-ce bien là celle qui avait été la belle, la charmante comtesse de Trémorel ! Étaient-ce là ce frais visage riant, ces beaux yeux parlants, cette bouche fine et spirituelle.

Rien, il ne restait rien d’elle. La face tuméfiée, souillée de boue et de sang n’était plus qu’une plaie ; une partie de la peau du front avait été enlevée avec une poignée de cheveux. Les vêtements étaient en lambeaux.

Une ivresse furieuse affolait certainement les monstres qui avaient tué la pauvre femme ! Elle avait reçu plus de vingt coups de couteau, elle avait dû être frappée avec un bâton ou plutôt avec un marteau, on l’avait foulée aux pieds, traînée par les cheveux !…

Dans sa main gauche crispée était un lambeau de drap commun, grisâtre, arraché probablement au vêtement d’un des assassins.

Tout en procédant à ces lugubres constatations et en prenant des notes pour son procès-verbal, le pauvre maire sentait si bien ses jambes fléchir qu’il était forcé de s’appuyer sur l’impassible père Plantat.

— Portons la comtesse à la maison, ordonna le juge de paix, nous verrons ensuite à chercher le cadavre du comte.

Le valet de chambre, et le brigadier qui était revenu, durent réclamer l’assistance des domestiques restés dans la cour. Du même coup les femmes se précipitèrent dans le jardin.

Ce fut alors un concert terrible de cris, de pleurs et d’imprécations.

— Les misérables ! Une si brave femme ! Une si bonne maîtresse !

M. et Mme  de Trémorel étaient, on le vit bien en cette occasion, adorés de leurs gens.

On venait de déposer le corps de la comtesse au rez-de-chaussée, sur le billard, lorsqu’on annonça au maire l’arrivée du juge d’instruction et d’un médecin.

— Enfin ! murmura le bon M. Courtois.

Et plus bas il ajouta :

— Les plus belles médailles ont leur revers.

Pour la première fois de sa vie, il venait sérieusement de maudire son ambition et de regretter d’être le plus important personnage d’Orcival.