Le Crime d’Orcival/Chapitre 3

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E. Dentu (p. 21-34).


III


Le juge d’instruction près le tribunal de Corbeil était alors un remarquable magistrat, M. Antoine Domini, appelé depuis à d’éminentes fonctions.

M. Domini est un homme d’une quarantaine d’années, fort bien de sa personne, doué d’une physionomie heureusement expressive, mais grave, trop grave.

En lui semble s’être incarnée la solennité parfois un peu roide de la magistrature.

Pénétré de la majesté de ses fonctions, il leur a sacrifié sa vie, se refusant les distractions les plus simples, les plus légitimes plaisirs.

Il vit seul, se montre à peine, ne reçoit que de rares amis, ne voulant pas, dit-il, que les défaillances de l’homme puissent porter atteinte au caractère sacré du juge et diminuer le respect qu’on lui doit. Cette dernière raison l’a empêché de se marier, bien qu’il se sentit fait pour la vie de famille.

Toujours et partout, il est le magistrat, c’est-à-dire le représentant convaincu jusqu’au fanatisme de ce qu’il y a de plus auguste au monde : la justice.

Naturellement gai, il doit s’enfermer à double tour lorsqu’il a envie de rire. Il a de l’esprit, mais si un bon mot ou une phrase plaisante lui échappent, soyez sûr qu’il en fait pénitence.

C’est bien corps et âme qu’il s’est donné à son état, et nul ne saurait apporter plus de conscience à remplir ce qu’il estime son devoir. Mais aussi, il est inflexible plus qu’un autre. Discuter un article du code est à ses yeux une monstruosité. La loi parle, il suffit, il ferme les yeux, se bouche les oreilles, et obéit.

Du jour où une instruction est commencée, il ne dort plus, et rien ne lui coûte pour arriver à la découverte de la vérité. Cependant on ne le considère pas comme un bon juge d’instruction : lutter de ruses avec un prévenu lui répugne ; tendre un piège à un coquin est, dit-il, indigne ; enfin, il est entêté, mais entêté jusqu’à la folie, parfois jusqu’à l’absurde, jusqu’à la négation du soleil en plein midi.

Le maire d’Orcival et le père Plantat s’étaient levés avec empressement pour courir au-devant du juge d’instruction.

M. Domini les salua gravement, comme s’il ne les eût point connus, et leur présentant un homme d’une soixantaine d’années qui l’accompagnait :

— Messieurs, dit-il, M. le docteur Gendron.

Le père Plantat échangea une poignée de main avec le médecin ; monsieur le maire lui adressa son sourire le plus officiellement gracieux.

C’est que le docteur Gendron est bien connu à Corbeil et dans tout le département ; il y est même célèbre, malgré le voisinage de Paris.

Praticien d’une habileté hors ligne, aimant son art et l’exerçant avec une sagacité passionnée, le docteur Gendron doit cependant sa renommée moins à sa science qu’à ses façons d’être. On dit de lui : « C’est un original ; » et on admire ses affectations d’indépendance, de scepticisme et de brutalité.

C’est entre cinq et neuf heures du matin, été comme hiver, qu’il fait ses visites. Tant pis pour ceux que cela dérange ; ce ne sont point, Dieu merci ! les médecins qui manquent.

Passé neuf heures, bonsoir, personne, plus de docteur. Le docteur travaille pour lui, le docteur est dans sa serre, le docteur inspecte sa cave, le docteur est monté à son laboratoire, près du grenier, où il cuisine des ragoûts étranges.

Il cherche, dit-on dans le public, des secrets de chimie industrielle pour augmenter encore ses vingt mille livres de rentes, ce qui est bien peu digne.

Et il laisse dire, car le vrai est qu’il s’occupe de poisons et qu’il perfectionne un appareil de son invention, avec lequel on pourra retrouver les traces de tous les alcaloïdes qui, jusqu’ici, échappent à l’analyse.

Si ses amis lui reprochent, même en plaisantant, d’envoyer promener les malades dans l’après-midi, il se fâche tout rouge.

— Parbleu ! répond-il, je vous trouve superbes ! Je suis médecin quatre heures par jour, je ne suis guère payé que du quart de mes malades, c’est donc trois heures que je donne quotidiennement à l’humanité que je méprise et à la philantropie dont je me soucie… Que chacun de vous en donne autant, et nous verrons.

Cependant, monsieur le maire d’Orcival avait fait passer les nouveaux venus dans le salon où il s’était installé pour rédiger son procès-verbal.

— Quel malheur pour ma commune, que ce crime, disait-il au juge d’instruction, quelle honte ! Voilà Orcival perdu de réputation.

— C’est que je ne sais rien, ou autant dire, répondait M. Domini, le gendarme qui est venu me chercher était mal informé.

Alors, M. Courtois raconta longuement ce que lui avait appris son enquête sommaire, n’oubliant pas le plus inutile détail, insistant sur les précautions admirables qu’il avait cru devoir prendre. Il dit comment l’attitude des Bertaud avait tout d’abord éveillé ses soupçons, comment il les avait pris, à tout le moins en flagrant délit de mensonge, comment finalement il s’était décidé à les faire arrêter.

Il parlait debout, la tête rejetée en arrière, avec une emphase verbeuse, s’écoutant, triant les expressions. Et à chaque instant, les mots de : « Nous maire d’Orcival, » ou de : « Ensuite de quoi, » revenaient dans son discours. Enfin, il s’épanouissait dans l’exercice de ses fonctions, et le plaisir de parler le dédommageait un peu de ses angoisses.

— Et maintenant, conclut-il, je viens d’ordonner les plus exactes perquisitions qui, sans nul doute, nous ferons retrouver le cadavre du comte. Cinq hommes, par moi requis, et tous les gens de la maison battent le parc. Si leurs recherches ne sont pas couronnées de succès, j’ai sous la main des pêcheurs qui sonderont la rivière.

Le juge d’instruction se taisait, hochant simplement la tête de temps à autre en signe d’approbation. Il étudiait, il pesait les détails qui lui étaient communiqués, bâtissant déjà dans sa tête un plan d’instruction.

— Vous avez fort sagement agi, monsieur le maire, dit-il enfin. Le malheur est immense, mais je crois comme vous que nous sommes sur la trace des coupables. Ces maraudeurs que nous tenons, ce jardinier qui n’a pas reparu doivent être pour quelque chose dans ce crime abominable.

Depuis quelques minutes déjà, le père Plantat dissimulait tant bien que mal, plutôt mal que bien, des signes d’impatience.

— Le malheur est, dit-il, que si Guespin est coupable, il ne sera pas assez sot pour se présenter ici.

— Oh ! nous le trouverons, répondit M. Domini ; avant de quitter Corbeil, j’ai envoyé à Paris, à la préfecture de police, une dépêche télégraphique pour demander un agent de la police de sûreté, et il sera, je l’imagine, ici avant peu.

— En attendant, proposa le maire, vous désireriez peut-être, monsieur le juge d’instruction, visiter le théâtre du crime.

M. Domini eut un geste comme pour se lever et se rassit aussitôt.

— Au fait, non, dit-il, autant ne rien voir avant l’arrivée de notre agent. Mais j’aurais bien besoin de renseignements sur le comte et la comtesse de Trémorel.

Le digne maire triompha de nouveau.

— Oh ! je puis vous en donner, répondit-il vivement, et mieux que personne. Depuis leur arrivée dans ma commune, j’étais, je puis le dire, un des meilleurs amis de monsieur le comte et madame la comtesse. Ah ! monsieur, quels gens charmants ! et excellents, et affables, et dévoués !…

Et, au souvenir de toutes les qualités de ses amis, M. Courtois éprouva une certaine gêne dans la gorge.

— Le comte de Trémorel, reprit-il, était un homme de trente-quatre ans, beau garçon, spirituel jusqu’au bout des ongles. Il avait bien, parfois, des accès de mélancolie pendant lesquels il ne voulait voir personne, mais il était d’ordinaire si aimable, si poli, si obligeant ; il savait si bien être noble sans morgue, que tout le monde dans ma commune l’estimait et l’adorait.

— Et la comtesse ? demanda le juge d’instruction.

— Un ange ! Monsieur, un ange sur la terre ! Pauvre femme ! Vous allez voir ses restes mortels tout à l’heure, et certes vous ne devinerez pas qu’elle a été la reine du pays, par la beauté.

— Le comte et la comtesse étaient-ils riches ?

— Certes ! Ils devaient réunir à eux deux plus de cent mille francs de rentes ; oh ! oui, beaucoup plus ; car, depuis cinq ou six mois, le comte, qui n’avait pas pour la culture les aptitudes de ce pauvre Sauvresy, vendait les terres pour acheter de la rente.

— Étaient-ils mariés depuis longtemps ?

M. Courtois se gratta la tête ; c’était son invocation à la mémoire.

— Ma foi, répondit-il, c’est au mois de septembre de l’année dernière ; il y a juste dix mois que je les ai mariés moi-même. Il y avait un an que ce pauvre Sauvresy était mort.

Le juge d’instruction abandonna ses notes pour regarder le maire d’un air surpris.

— Quel est, demanda-t-il, ce Sauvresy dont vous nous parlez ?

Le père Plantat, qui se mordillait furieusement les ongles dans son coin, étranger en apparence à ce qui se passait, se leva vivement.

— M. Sauvresy, dit-il, était le premier mari de Mme de Trémorel ; mon ami Courtois avait négligé ce fait…

— Oh ! riposta le maire d’un ton blessé, il me semble que dans les conjonctures présentes…

— Pardon, interrompit le juge d’instruction, il est tel détail qui peut devenir précieux bien qu’étranger à la cause, et même insignifiant au premier abord.

— Hum ! grommela le père Plantat, insignifiant !… étranger !…

Son ton était à ce point singulier, son air si équivoque, que le juge d’instruction en fut frappé.

— Ne partageriez-vous pas, monsieur, demanda-t-il, les opinions de monsieur le maire sur le compte des époux Trémorel ?

Le père Plantat haussa les épaules.

— Je n’ai pas d’opinions, moi, répondit-il, je vis seul, je ne vois personne ; que m’importent toutes ces choses. Cependant…

— Il me semble, exclama M. Courtois, que nul mieux que moi ne doit connaître l’histoire de gens qui ont été mes amis et mes administrés.

— C’est qu’alors, répondit sèchement le père Plantat, vous la contez mal.

Et comme le juge d’instruction le pressait de s’expliquer, il prit sans façon la parole, au grand scandale du maire rejeté ainsi au second plan, esquissant à grands traits la biographie du comte et de la comtesse.

La comtesse de Trémorel, née Berthe Lechaillu, était la fille d’un pauvre petit instituteur de village.

À dix-huit ans, sa beauté était célèbre à trois lieues à la ronde, mais comme elle n’avait pour toute dot que ses grands yeux bleus et d’admirables cheveux blonds, les amoureux, — c’est-à-dire les amoureux pour le bon motif, — ne se présentaient guère.

Déjà Berthe, sur les conseils de sa famille, se résignait à coiffer sainte Catherine et sollicitait une place d’institutrice — triste place pour une fille si belle — lorsque l’héritier d’un des plus riches propriétaires du pays eut occasion de la voir et s’éprit d’elle.

Clément Sauvresy venait d’avoir trente ans ; il n’avait plus de famille et possédait près de cent mille livres de rentes en belles et bonnes terres absolument libres d’hypothèques. C’est dire que mieux que personne il avait le droit de prendre femme à son gré.

Il n’hésita pas. Il demanda la main de Berthe, l’obtint, et, un mois après, il l’épousait en plein midi, au grand scandale des fortes têtes de la contrée, qui allaient répétant :

— Quelle folie ! À quoi sert d’être riche, si ce n’est à doubler sa fortune par un bon mariage !

Un mois avant la noce, à peu près, Sauvresy avait mis les ouvriers au Valfeuillu, et, en moins de rien, il y avait dépensé, en réparations et en mobilier, la bagatelle de trente mille écus.

C’est ce beau domaine que les époux choisirent pour passer leur lune de miel.

Ils s’y trouvèrent si bien, qu’ils s’y installèrent tout à fait, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient en relation avec eux. Ils conservèrent seulement un pied à terre à Paris.

Berthe était de ces femmes qui naissent tout exprès, ce semble, pour épouser les millionnaires.

Sans gêne ni embarras, elle passa sans transition de la misérable salle d’école, où elle secondait son père, au superbe salon de Valfeuillu. Et lorsqu’elle faisait les honneurs de son château à toute l’aristocratie des environs, il semblait que de sa vie elle n’avait fait autre chose.

Elle sut rester simple, avenante, modeste, tout en prenant le ton de la plus haute société. On l’aima.

— Mais il me semble, interrompit le maire, que je n’ai pas dit autre chose, et ce n’était vraiment pas la peine…

Un geste du juge d’instruction lui ferma la bouche et le père Plantat continua :

— On aimait aussi Sauvresy, un de ces cœurs d’or qui ne veulent même pas soupçonner le mal. Sauvresy était un de ces hommes à croyances robustes, à illusions obstinées, que le doute n’effleure jamais de ses ailes d’orfraie. Sauvresy était de ceux qui croient, quand même, à l’amitié de leurs amis, à l’amour de leur maîtresse.

Ce jeune ménage devait être heureux, il le fut.

Berthe adora son mari, cet homme honnête qui, avant de lui dire un mot d’amour, lui avait offert sa main.

Sauvresy, lui, professait pour sa femme un culte que d’aucun trouvait presque ridicule.

On vivait d’ailleurs grandement au Valfeuillu. On recevait beaucoup. Quand venait l’automne, les nombreuses chambres d’amis étaient toutes occupées. Les équipages étaient magnifiques.

Enfin, Sauvresy était marié depuis deux ans, lorsqu’un soir il amena de Paris un de ses anciens amis intimes, un camarade de collège dont on l’avait souvent entendu parler, le comte Hector de Trémorel.

Le comte s’installa pour quelques semaines, annonça-t-il, au Valfeuillu, mais les semaines s’écoulèrent, puis les mois. Il resta.

On n’en fut pas surpris. Hector avait eu une jeunesse plus qu’orageuse, toute remplie de débauches bruyantes, de duels, de paris, d’amours. Il avait jeté à tous les vents de ses fantaisies une fortune colossale, la vie relativement calme du Valfeuillu devait le séduire.

Dans les premiers temps, on lui disait souvent : « Vous en aurez vite assez, de la campagne ? » Il souriait sans répondre. On pensa alors, et assez justement, que, devenu relativement très-pauvre, il se souciait fort peu d’aller promener sa ruine au milieu de ceux qu’avait offusqués sa splendeur.

Il s’absentait rarement, et seulement pour aller à Corbeil, presque toujours à pied. Là, il descendait à l’hôtel de la Belle Image, qui est le premier de la ville, et il s’y rencontrait, — comme par hasard, — avec une jeune dame de Paris. Ils passaient l’après-midi ensemble et se séparaient à l’heure du dernier train.

— Peste ! grommela le maire, pour un homme qui vit seul, qui ne voit personne, qui pour rien au monde ne s’occuperait des affaires d’autrui, il me semble que notre cher juge de paix est assez bien informé !

Évidemment M. Courtois était jaloux. Comment, lui, le premier personnage de la commune, il avait ignoré absolument ces rendez-vous ! Sa mauvaise humeur augmenta encore, lorsque le docteur Gendron répondit :

— Peuh ! tout Corbeil a jasé de cela, dans le temps.

M. Plantat eut un mouvement de lèvres qui pouvait signifier : « Je sais bien d’autres choses encore. » Il poursuivit cependant sans réflexions :

— L’installation du comte Hector au Valfeuillu ne changea rien absolument aux habitudes du château. M. et Mme Sauvresy eurent un frère, voilà tout. Si Sauvresy fit à cette époque plusieurs voyages à Paris, c’est qu’il s’occupait, tout le monde le savait, des affaires de son ami.

Cette existence ravissante dura un an. Le bonheur semblait s’être fixé à tout jamais sous les ombrages délicieux du Valfeuillu.

Mais, hélas ! voilà qu’un soir, au retour d’une chasse au marais, Sauvresy se trouva si fort indisposé qu’il fut obligé de se mettre au lit. On fit venir un médecin, que n’était-ce notre ami le docteur Gendron ! Une fluxion de poitrine venait de se déclarer.

Sauvresy était jeune, robuste comme un chêne ; on n’eut pas d’abord d’inquiétudes sérieuses. Quinze jours plus tard, en effet, il était debout. Mais il commit une imprudence et eut une rechute. Il se remit encore, du moins à peu près.

À une semaine de là, nouvelle rechute, et si grave, cette fois, qu’on put dès lors prévoir la terminaison fatale de la maladie.

C’est pendant cette maladie interminable qu’éclatèrent l’amour de Berthe et l’affection de Trémorel pour Sauvresy.

Jamais malade ne fut soigné avec une sollicitude semblable, entouré de tant de preuves du plus absolu, du plus pur dévoûment. Toujours à son chevet, la nuit aussi bien que le jour, il avait sa femme ou son ami. Il eut des heures de souffrance, jamais une seconde d’ennui. À ce point, qu’à tous ceux qui le venaient visiter il disait, il répétait, qu’il en était arrivé à bénir son mal.

Il m’a dit à moi : « Si je n’étais pas tombé malade, jamais je n’aurais su combien je suis aimé. »

— Ces mêmes paroles, interrompit le maire, il me les a dites plus de cent fois, il les a répétées à Mme Courtois, à Laurence, ma fille ainée…

— Naturellement, continua le père Plantat. Mais le mal de Sauvresy était de ceux contre lesquels échouent et la science des médecins les plus expérimentés et les soins les plus assidus.

Il ne souffrait pas énormément, assurait-il, mais il allait s’affaiblissant à vue d’œil, il n’était plus que l’ombre de lui-même.

Enfin, une nuit, vers deux ou trois heures du matin, il mourut entre les bras de sa femme et de son ami.

Jusqu’au moment suprême, il avait conservé la plénitude de ses facultés. Moins d’une heure avant d’expirer il voulut qu’on éveillât et qu’on fît venir tous les domestiques du château. Lorsqu’ils furent tous réunis autour de son lit, il prit la main de sa femme, la plaça dans la main du comte de Trémorel et leur fit jurer de s’épouser lorsqu’il ne serait plus.

Berthe et Hector avaient commencé par se récrier, mais il insista de façon à leur rendre un refus impossible, les priant, les adjurant, affirmant que leur résistance empoisonnerait ses derniers moments.

Cette pensée du mariage de sa veuve et de son ami semble, au reste, l’avoir singulièrement préoccupé sur la fin de sa vie. Dans le préambule de son testament, dicté la veille de sa mort à Me Bury, notaire à Orcival, il dit formellement que leur union est son vœu le plus cher, certain qu’il est de leur bonheur et sachant bien que son souvenir sera pieusement gardé.

— M. et Mme Sauvresy n’avaient pas d’enfant ? demanda le juge d’instruction.

— Non, monsieur, répondit le maire.

Le père Plantat continua :

— Immense fut la douleur du comte et de la jeune veuve. M. de Trémorel surtout paraissait absolument désespéré, il était comme fou. La comtesse s’enferma, consignant à sa porte toutes les personnes qu’elle aimait le mieux, même les dames Courtois.

Lorsque le comte et madame Berthe reparurent, on les reconnut à peine, tant ils étaient changés l’un et l’autre. M. Hector, particulièrement, avait vieilli de vingt ans.

Tiendraient-ils le serment fait au lit de mort de Sauvresy, serment que tout le monde savait ? On se le demandait avec d’autant plus d’intérêt qu’on admirait ces regrets profonds, pour un homme qui, fait bien remarquable, le méritait vraiment.

Le juge d’instruction arrêta, d’un signe de tête, le père Plantat.

— Savez-vous, monsieur le juge de paix, demanda-t-il, si les rendez-vous à l’hôtel de la Belle Image avaient cessé ?

— Je le présume, monsieur, je le crois.

— Et moi j’en suis à peu près sûr, affirma le docteur Gendron. Il me souvient avoir ouï parler, — tout se sait à Corbeil, — d’une bruyante explication entre M. de Trémorel et la jolie dame de Paris. À la suite de cette scène, on ne les revit plus à la Belle Image.

Le vieux juge de paix eut un sourire.

— Melun n’est pas au bout du monde, dit-il, et il y a des hôtels à Melun. Avec un bon cheval on est vite à Fontainebleau, à Versailles, à Paris même. Mme de Trémorel pouvait être jalouse, son mari avait dans ses écuries des trotteurs de premier ordre.

Le père Plantat émettait-il une opinion absolument désintéressée, glissait-il une insinuation ? Le juge d’instruction le regarda attentivement pour s’en assurer, mais son visage n’exprimait rien qu’une tranquillité profonde. Il contait cette histoire comme il en eût conté une autre, n’importe laquelle.

— Je vous demanderais de poursuivre, monsieur, reprit M. Domini.

— Hélas ! reprit le père Plantat, il n’est rien d’éternel, ici-bas, pas même la douleur ; mieux que personne, je puis le dire. Bientôt, aux larmes des premiers jours, aux désespoirs violents succédèrent chez le comte et chez Mme Berthe une tristesse raisonnable, puis une douce mélancolie. Et un an après la mort de Sauvresy, M. de Trémorel épousait sa veuve…

Pendant ce récit assez long, monsieur le maire d’Orcival avait, à bien des reprises, donné des marques d’un vif dépit. À la fin, n’y tenant plus.

— Voilà, certes, exclama-t-il, des détails exacts, on ne peut plus exacts ; mais je me demande s’ils ont fait faire un pas à la grave question qui nous occupe tous : trouver les meurtriers du comte et de la comtesse ?

Le père Plantat, à ces mots, arrêta sur le juge d’instruction son regard clair et profond, comme pour fouiller au plus profond de sa conscience.

— Ces détails m’étaient indispensables, répondit M. Domini, et je les trouve fort clairs. Ces rendez-vous dans un hôtel me frappent ; on ne sait pas assez à quelles extrémités la jalousie peut conduire une femme…

Il s’arrêta brusquement, cherchant sans doute un trait d’union probable entre la jolie dame de Paris et les meurtriers ; puis il reprit :

— Maintenant que je connais les « époux Trémorel » comme si j’eusse vécu dans leur intimité, arrivons aux faits actuels.

L’œil brillant du père Plantat s’éteignit subitement, il remua les lèvres comme s’il eût voulu parler, cependant il se tut.

Seul, le docteur, qui n’avait cessé d’étudier le vieux juge de paix, remarqua son subit changement de physionomie.

— Il ne me reste plus, dit M. Domini, qu’à savoir comment vivaient les nouveaux époux.

M. Courtois pensa qu’il était de sa dignité d’enlever la parole au père Plantat.

— Vous demandez comment vivaient les nouveaux époux, répondit-il vivement, ils vivaient en parfaite intelligence, nul dans ma commune ne le sait mieux que moi qui étais de leur intimité… intime. Le souvenir de ce pauvre Sauvresy était entre eux un lien de bonheur ; s’ils m’aimaient tant, c’est que je parlais souvent de lui. Jamais un nuage, jamais un mot. Hector, — je l’appelais ainsi familièrement, ce malheureux et cher comte — avait pour sa femme les soins empressés d’un amant, ces prévenances exquises, dont les époux, je ne crains pas de le dire, se déshabituent en général trop vite.

— Et la comtesse ? demanda le père Plantat, d’un ton trop naïf pour ne point être ironique.

— Berthe ! répliqua monsieur le maire, — elle me permettait de la nommer paternellement ainsi, — Berthe ! je n’ai pas craint de la citer maintes et maintes fois pour exemple et modèle à Mme Courtois. Berthe ! elle était digne de Sauvresy et d’Hector, les deux hommes les plus dignes que j’aie rencontrés en ma vie !…

Et s’apercevant que son enthousiasme surprenait un peu les auditeurs :

— J’ai mes raisons, reprit-il plus doucement, pour m’exprimer ainsi, et je ne redoute point de le faire devant des hommes dont la profession et encore plus le caractère me garantissent la discrétion. Sauvresy m’a rendu en sa vie un grand service lorsque… j’eus la main forcée pour prendre la mairie. Quant à Hector, je le croyais si bien revenu des erreurs de sa jeunesse, qu’ayant cru m’apercevoir qu’il n’était pas indifférent à Laurence, ma fille aînée, j’avais songé à un mariage d’autant plus sortable que, si le comte Hector de Trémorel avait un grand nom, je donnais à ma fille une dot assez considérable pour redorer n’importe quel écusson. Les événements seuls ont modifié mes projets.

M. le maire eût chanté longtemps encore les louanges des « époux Trémorel, » et les siennes, par la même occasion, si le juge d’instruction n’eût pris la parole.

— Me voici fixé, commença-t-il, désormais il me semble…

Il fut interrompu par un grand bruit partant du vestibule. On eût dit une lutte, et les cris et les vociférations arrivaient au salon.

Tout le monde se leva.

— Je sais ce que c’est, dit le maire, je ne le sais que trop ; on vient de retrouver le cadavre du comte de Trémorel.