Le Crime de lord Arthur Savile (recueil)/Le Crime de lord Arthur Savile/3

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Traduction par Albert Savine.
Stock (p. 36-54).


III


Quand lord Arthur s’éveilla, il était midi et le soleil de la méridienne se tamisait à travers les rideaux de soie ivoirine de sa chambre.

Il se leva et regarda par la fenêtre.

Un vague brouillard de chaleur était suspendu sur la grande ville et les toits des maisons ressemblaient à de l’argent terni.

Dans les verts tremblotants du square au-dessous, quelques enfants se poursuivaient comme des papillons blancs, et les trottoirs étaient encombrés de gens qui se rendaient au Park.

Jamais la vie ne lui avait semblé si belle. Jamais le mal et son domaine ne lui avaient semblé si loin de loi.

Alors son valet de chambre lui apporta une tasse de chocolat sur un plateau.

Quand il l’eut bue, il écarta une lourde portière[1] de peluche couleur pêche, et passa dans la salle de bains.

La lumière glissait doucement d’en haut à travers de minces plaques d’onyx transparent et l’eau, dans la cuvette de marbre, avait le faible éclat de la pierre de lune.

Lord Arthur s’y plongea à la hâte jusqu’à ce que les froids bouillons touchèrent sa gorge et ses cheveux. Alors il enfonça brusquement sa tête sous l’eau, comme s’il voulait se purifier de la souillure de quelque honteux souvenir.

Quand il sortit de l’eau, il se sentit presque apaisé. Le bien-être physique, qu’il avait ressenti, l’avait dominé, comme il arrive souvent pour les natures supérieurement façonnées, car les sens, comme le feu, peuvent purifier aussi bien que détruire.

Après déjeuner, il s’allongea sur un divan et alluma une cigarette.

Sur le dessus de cheminée, garni d’un vieux brocard très fin, il y avait une grande photographie de Sybil Merton, telle qu’il l’avait vue, la première fois, au bal de lady Noël.

La tête petite, d’un délicieux modèle, s’inclinait légèrement de côté, comme si la gorge mince et frêle, le col de roseau avaient peine à supporter le poids de tant de beauté. Les lèvres étaient légèrement entr’ouvertes et semblaient faites pour une douce musique et, dans ses yeux rêveurs, on lisait les étonnements de la plus tendre pureté virginale.

Moulée dans son costume de crêpe de chine[2] moelleux, un grand éventail de feuillage à la main, on eût dit d’une de ces délicates petites figurines qu’on a trouvées dans les bois d’oliviers qui avoisinent Tanagra et il y avait dans sa pose et dans son attitude quelques traits de la grâce grecque.

Pourtant, elle n’était pas petite[3].

Elle était simplement parfaitement proportionnée, chose rare à un âge où tant de femmes sont ou plus grandes que nature ou insignifiantes.

En la contemplant en ce moment, lord Arthur fut rempli de cette terrible pitié qui naît de l’amour. Il sentit que l’épouser avec le fatum du meurtre suspendu sur sa tête serait une trahison pareille à celle de Judas, un crime pire que tous ceux qu’ont jamais rêvé les Borgia.

Quel bonheur y aurait-il pour eux, quand à tout moment il pourrait être appelé à accomplir l’épouvantable prophétie écrite dans sa main ? Quelle vie mènerait-il aussi longtemps que le destin tiendrait cette terrible fortune dans ses balances ?

À tout prix, il fallait retarder le mariage. Il y était tout à fait résolu.

Bien qu’il aimât ardemment cette jeune fille, bien que le seul contact de ses doigts quand ils étaient assis l’un près de l’autre, fît tressaillir tous les nerfs de son corps d’une joie exquise, il n’en reconnut pas moins clairement où était son devoir et eut pleine conscience de ce fait qu’il n’avait pas le droit de l’épouser jusqu’à ce qu’il eût commis le meurtre.

Cela fait, il pourrait se présenter devant les autels avec Sybil Merton et remettre sa vie aux mains de la femme qu’il aimait, sans crainte de mal agir.

Cela fait, il pourrait la prendre dans ses bras, sachant qu’elle n’aurait jamais à courber sa tête sous la honte.

Mais avant, il fallait faire cela et le plus tôt serait le meilleur pour tous deux.

Bien des gens dans sa situation auraient préféré le sentier fleuri du plaisir aux montées escarpées du devoir ; mais lord Arthur était trop consciencieux pour placer le plaisir au-dessus des principes.

Dans son amour, il y avait plus qu’une simple passion et Sybil était pour lui le symbole de tout ce qu’il y a de bon et de noble.

Un moment, il éprouva une répugnance naturelle contre l’œuvre qu’il était appelé à accomplir, mais bientôt cette impression s’effaça. Son cœur lui dit que ce n’était pas là un crime, mais un sacrifice : sa raison lui rappela que nulle autre issue ne lui était ouverte. Il fallait qu’il choisisse entre vivre pour lui et vivre pour les autres et, si terrible, sans nul doute, que fût la tâche qui s’imposait à lui, pourtant il savait qu’il ne devait pas laisser l’égoïsme triompher de l’amour, tôt ou tard, chacun de nous est appelé à résoudre ce même problème : la même question est posée à chacun de nous.

Pour lord Arthur, elle se posa de bonne heure dans la vie, avant que son caractère ait été entamé par le cynisme, qui calcule, de l’âge mûr, ou que son cœur fût corrodé par l’égoïsme superficiel et élégant de notre époque, et il n’hésita pas à faire son devoir.

Heureusement pour lui aussi, il n’était pas un simple rêveur, un dilettante oisif. S’il eût été tel, il eût hésité comme Hamlet et permis que l’irrésolution ruinât son dessein. Mais il était essentiellement pratique. Pour lui, la vie c’était l’action, plutôt que la pensée.

Il possédait ce don rare entre tous, le sens commun.

Les sensations cruelles et violentes de la soirée de la veille s’étaient maintenant tout à fait effacées et c’était presque avec un sentiment de honte qu’il songeait à sa marche folle, de rue en rue, à sa terrible agonie émotionnelle.

La sincérité même de ses souffrances les faisait maintenant passer à ses yeux pour inexistantes.

Il se demandait comment il avait pu être assez fou pour déclamer et extravaguer contre l’inévitable.

La seule question, qui paraissait le troubler, était comment il viendrait à bout de sa tâche, car il n’avait pas les yeux fermés à ce fait que le meurtre, comme les religions du monde païen, exige une victime, aussi bien qu’un prêtre.

N’étant pas un génie, il n’avait pas d’ennemis, et, d’ailleurs, il sentait que ce n’était pas le lieu de satisfaire quelque rancune ou quelque haine personnelles ; la mission dont il était chargé était d’une grande et grave solennité.

En conséquence, il dressa une liste de ses amis et de ses parents sur un feuillet de block-notes et, après un soigneux examen, se décida en faveur de lady Clementina Beauchamp, une chère vieille dame qui habitait Curzon-Street et était sa propre cousine au second degré du côté de sa mère.

Il avait toujours aimé lady Clem, comme tout le monde l’appelait, et comme il était riche lui-même, ayant pris possession de toute la fortune de lord Rugby, lors de sa majorité, il n’était pas possible qu’il résultât pour lui de sa mort quelque méprisable avantage d’argent.

En réalité, plus il pensait à la question, plus lady Clem lui paraissait la personne qu’il convenait de choisir et songeant que tout délai était une mauvaise action à l’égard de Sybil, il se résolut à s’occuper tout de suite de ses préparatifs.

La première chose à faire, certes, c’était de régler avec le chiromancien.

Il s’assit donc devant un petit bureau de Sheraton, qui était devant la fenêtre, et remplit un chèque de 100 livres payable à l’ordre de M. Septimus Podgers. Puis, le mettant dans une enveloppe, il dit à son domestique de le porter à West-Moon-street.

Il téléphona ensuite à ses écuries d’atteler son coupé et s’habilla pour sortir.

Comme il quittait sa chambre, il jeta un regard à la photographie de Sybil Merton et jura que, quoi qu’il arrivât, il lui laisserait toujours ignorer ce qu’il faisait pour l’amour d’elle et qu’il garderait le secret de son sacrifice à jamais enseveli dans son cœur.

Dans sa route pour Buckingham club, il s’arrêta chez une fleuriste et envoya à Sybil une belle corbeille de narcisses aux jolis pétales blancs et aux pistils ressemblant à des yeux de faisan.

En arrivant au club, il se rendit tout droit à la bibliothèque, sonna la clochette et demanda au garçon de lui apporter un soda citron et un livre de toxicologie.

Il avait définitivement arrêté que le poison était le meilleur instrument à adopter pour son ennuyeuse besogne.

Rien ne lui déplaisait autant qu’un acte de violence personnelle et, en outre, il était très soucieux de ne tuer lady Clementina par aucun moyen qui pût attirer l’attention publique, car il avait en horreur l’idée de devenir lion du jour chez lady Windermere ou de voir son nom figurer dans les entrefilets des journaux que lisent les gens du commun.

Il avait aussi à tenir compte du père et de la mère de Sybil qui appartenaient à un monde un peu démodé et pourraient s’opposer au mariage s’il se produisait quelque chose d’analogue à un scandale, bien qu’il fût assuré que s’il leur faisait connaître tous les faits de la cause, ils seraient les premiers à apprécier les motifs qui lui dictaient sa conduite.

Il avait donc toute raison pour se décider en faveur du poison. Il était sans danger, sûr, sans bruit. Il agissait sans nul besoin de scènes pénibles pour lesquelles, comme beaucoup d’Anglais, il avait une aversion enracinée.

Cependant, il ne connaissait absolument rien de la science des poisons et, comme le valet de pied semblait tout à fait incapable de trouver dans la bibliothèque autre chose que le Ruff’s Guide et le Baily’s Magazine, il examina lui-même les rayons chargés de livres et finit par mettre la main sur une édition très bien reliée de la Pharmacopée et un exemplaire de la Toxicologie d’Erskine, édité par Mathew Reid, président du collège royal des médecins et l’un des plus anciens membres du Buckingham-club, où il fut jadis élu par confusion avec un autre candidat, contre-temps qui avait si fort mécontenté le comité que lorsque le personnage réel se présenta, il le blackboula à l’unanimité.

Lord Arthur fut très fort déconcerté par les termes techniques employés par les deux livres.

Il se prenait à regretter de n’avoir pas accordé plus d’attention à ses études à Oxford, quand dans le second volume d’Erskine, il trouva un exposé très intéressant et très complet des propriétés de l’aconit, écrit dans l’anglais le plus clair.

Il lui parut que c’était tout à fait là le poison qu’il lui fallait.

Il était prompt, c’est-à-dire presque immédiat dans ses effets.

Il ne causait pas de douleurs et pris sous la forme d’une capsule de gélatine, mode d’emploi recommandé par sir Mathew, il n’avait rien de désagréable au goût.

En conséquence, il prit note sur son poignet de chemise de la dose nécessaire pour amener la mort, remit les livres en place et remonta Saint-James street jusque chez Pestle et Humbey, les grands pharmaciens.

M. Pestle, qui servait toujours en personne ses clients de l’aristocratie, fut fort surpris de la commande et d’un ton très déférent, murmura quelque chose sur la nécessité d’une ordonnance du médecin. Cependant, aussitôt que lord Arthur lui eut expliqué que c’était pour l’administrer à un grand chien de Norvège dont il était obligé de se défaire parce qu’il montrait des symptômes de rage et qu’il avait deux fois tenté de mordre son cocher au gras de la jambe, il parut pleinement satisfait, félicita lord Arthur de son étonnante connaissance de la toxicologie et exécuta immédiatement la prescription.

Lord Arthur mit la capsule dans une jolie bonbonnière[4] d’argent qu’il vit à une vitrine de boutique de Bond street, jeta la vilaine boîte de Pestle et Humbey et alla droit chez lady Clementina.

— Eh bien ! monsieur le mauvais sujet[5], lui cria la vieille dame comme il entrait dans son salon, pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir tous ces temps-ci ?

— Ma chère lady Clem, je n’ai jamais un moment à moi, répliqua lord Arthur avec un sourire.

— Je suppose que vous voulez dire que vous passez toutes vos journées avec miss Sybil Merton à acheter des chiffons[6] et à dire des bêtises. Je ne puis comprendre pourquoi les gens font tant d’embarras pour se marier. De mon temps, nous n’aurions jamais rêvé de tant nous afficher et de tant parader, en public et en particulier, pour une chose de ce genre.

— Je vous assure que je n’ai pas vu Sybil depuis vingt-quatre heures, lady Clem. Autant que je sache, elle appartient entièrement à ses couturières.

— Parbleu ! Et c’est là la seule raison qui vous amène chez une vieille femme laide comme moi. Je m’étonne que vous autres hommes vous ne sachiez pas prendre congé. On a fait des folies pour moi[7] et me voici pauvre créature rhumatisante avec un faux chignon et une mauvaise santé ! Eh bien ! si ce n’était cette chère lady Jansen qui m’envoie les pires romans français qu’elle peut trouver, je ne sais plus ce que je pourrais faire de mes journées. Les médecins ne servent guère qu’à tirer des honoraires de leurs clients. Ils ne peuvent même pas guérir ma maladie d’estomac.

— Je vous ai apporté un remède pour elle, lady Clem, fit gravement lord Arthur. C’est une chose merveilleuse inventée par un Américain.

— Je ne crois pas que j’aime les inventions américaines. Je suis même certaine de ne pas les aimer. J’ai lu dernièrement quelques romans américains et c’étaient de vraies insanités.

— Oh ! ici il n’y a pas du tout d’insanité, lady Clem. Je vous assure que c’est un remède radical. Il faut me promettre d’en essayer.

Et lord Arthur tira de sa poche la petite bonbonnière et la tendit à lady Clementina.

— Mais cette bonbonnière est délicieuse, Arthur. C’est un vrai cadeau. Voilà qui est vraiment gentil de votre part… Et voici le remède merveilleux… Cela a tout l’air d’un bonbon. Je vais le prendre immédiatement.

— Dieu du ciel, lady Clem ! se récria lord Arthur s’emparant de sa main, il ne faut rien faire de semblable. C’est de la médecine homéopathique. Si vous la prenez sans avoir mal à l’estomac, cela ne vous fera aucun bien. Attendez d’avoir une crise et alors ayez-y recours. Vous serez surprise du résultat.

— J’aurais aimé de prendre cela tout de suite, dit lady Clementina en regardant à la lumière la petite capsule transparente avec sa bulle flottante d’aconitine liquide. Je suis sûre que c’est délicieux. Je vous l’avoue, tout en détestant les docteurs, j’adore les médecines. Cependant, je la garderai jusqu’à ma prochaine crise.

— Et quand surviendra cette crise ? demanda lord Arthur avec empressement, sera-ce bientôt ?

— Pas avant une semaine, j’espère. J’ai passé hier une fort mauvaise journée, mais on ne sait jamais.

— Vous êtes sûre alors d’avoir une crise avant la fin du mois, lady Clem ?

— Je le crains. Mais comme vous me montrez de la sympathie aujourd’hui, Arthur ! Vraiment l’influence de Sybil sur vous vous fait beaucoup de bien. Et maintenant il faut vous sauver. Je dîne avec des gens ternes, des gens qui n’ont pas des conversations folichonnes et je sens que si je ne fais pas une sieste tout à l’heure, je ne serais jamais capable de me tenir éveillée pendant le dîner. Adieu, Arthur. Dites à Sybil mon affection et grand merci à vous pour votre remède américain.

— Vous n’oublierez pas de le prendre, lady Clem, n’est-ce pas ? dit lord Arthur en se dressant de sa chaise.

— Bien sûr, je n’oublierai pas, petit nigaud. Je trouve que c’est fort gentil à vous de songer à moi. Je vous écrirai et je vous dirai s’il me faut d’autres globules.

Lord Arthur quitta la maison de Lady Clementina, plein d’entrain, et avec un sentiment de grand réconfort.

Le soir, il eut un entretien avec Sybil Merton. Il lui dit qu’il se trouvait soudainement dans une position horriblement difficile où ni l’honneur ni le devoir ne lui permettaient de reculer. Il lui dit qu’il fallait reculer le mariage, car jusqu’à ce qu’il fût sorti de ses embarras, il n’avait pas sa liberté.

Il la supplia d’avoir confiance en lui et de ne pas douter de l’avenir. Tout irait bien, mais la patience était nécessaire.

La scène avait lieu dans la serre de la maison de M. Merton à Park Lane où lord Arthur avait dîné comme d’habitude.

Sybil n’avait jamais paru plus heureuse, et, un moment, lord Arthur avait été tenté de se conduire comme un lâche, d’écrire à lady Clementina au sujet du globule et de laisser le mariage s’accomplir, comme s’il n’y avait pas dans le monde un M. Podgers.

Cependant, son bon naturel s’affirma bien vite, et, même quand Sybil se renversa en pleurant dans ses bras, il ne faiblit pas.

La beauté, qui faisait vibrer ses nerfs, avait aussi touché sa conscience. Il sentit que faire naufrager une si belle vie pour quelques mois de plaisir serait vraiment une vilaine chose.

Il demeura avec Sybil jusque vers minuit, la réconfortant et en étant à son tour réconforté et, le lendemain de bonne heure, il partit pour Venise après avoir écrit à M. Merton une lettre virile et ferme au sujet de l’ajournement nécessaire du mariage.



  1. En français dans le texte.
  2. En français dans le texte.
  3. En français dans le texte.
  4. En français dans le texte.
  5. En français dans le texte.
  6. En français dans le texte.
  7. En français dans le texte.