Le Crime des Vieux/3

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Les Éditions de France (p. 183-276).


TROISIÈME PARTIE

PLACE AUX JEUNES


La femme, dard aigu du démon !
CHRYSOSTOME.


La femme, une méchante bourrique !
JEAN DE DAMAS.


Femme, tu es la porte du diable !
TERTULIEN.


Peste soit de la femme !
MONSIEUR JOURDAIN.


I


Au point où me voici, stationnant, mon récit, déjà pénible, s’emmitoufle de nouvelles difficultés. Ici je coudoie l’Histoire. Les événements auxquels je dois faire allusion sont connus, archiconnus de mes contemporains qui les ont relatés minutieusement, et je ne sais dans quelle mesure il m’est possible de risquer une incursion dans ce domaine battu et rebattu. Je vais m’efforcer de côtoyer la vérité historique, de la résumer, de la souligner dans ses rapports avec ma propre histoire à moi, faible individualité emportée dans une tourmente sans égale.

Depuis l’heure maudite où mon enfant m’a été enlevé et où j’ai vu Ugolin, le dieu Ugolin, s’affaisser dans une fâcheuse crise, des années ont glissé dans le puits du temps comme des seaux vides. J’ai pu me renouveler aisément, absorber la vitalité d’un bon jeune homme, issu d’un « neutride ». Je me sens en pleine force, lucide et déterminé. Et, cependant, flotte dans mon esprit la même sourde inquiétude qu’aucune tension de volonté, aucun raisonnement ne parviennent à dissiper.

Le Grand Cercle a désigné le professeur Sevart pour occuper la place vacante dans la Trinité Scientifique. Il s’assoit maintenant à côté de Schutzzler et de Potrel, les deux antiques coadjuteurs de l’Autre… Neer, sans un mot, sans vaine réclamation, s’est retiré dans sa forteresse. Il ne se risque dans les assemblées périodiques que par ordre et se tait, impénétrable. À quoi rêvasse-t-il sournoisement et que nous ménage son génie irascible ? Car la rivalité des deux professeurs n’a point cessé avec le choix des vieux sages. De l’animosité fume dans l’air et deux camps rivaux s’épient silencieusement.

Les disparitions d’enfants ont attiré l’attention des maîtres, un instant bouleversés. Sur les tables de marbre et d’or du grand laboratoire, se sont projetés, du Nord au Sud, du Levant au Couchant, tous les paysages de ce globe, jusqu’aux déserts les plus reculés, jusqu’aux îlots perdus dans l’immensité des Océans. Tous les sons, toutes les voix, toutes les harmonies de cet univers ont été ramassés. Les avions ont sillonné le monde, fouillant dans tous ses détails la croûte terrestre, perçant les murailles le plus épaisses, sondant les ténèbres. Et rien, toujours rien ! Le problème demeure posé, inexorable et déconcertant. À la fin, le Grand Cercle, lassé, a adopté une communication du vieux jaune aux yeux bridés, Tu-Tsin-Phou, le patriarche de l’île du Levant qui se rit de nos efforts et dialogue avec l’Éternité. Cet Oriental muet et sphynxial a conclu à la dissociation des jeunes corps sous l’influence d’une force encore inconnue.

Je ne partage point cette opinion recueillie par les sages, qui l’ont surtout acceptée pour calmer leur angoisse devant l’inexplicable, imitant en cela la folle inconséquence de l’autruche qui fuit le danger, sa tête dans le sable (neuve image). Le doute surnage en moi. Mais je garde la conviction que, s’il m’était donné de lire clairement dans les yeux de Judith, toute la vérité surgirait, lumineuse et écrasante.

Cette fin de journée de septembre, je me suis assis sur un rocher face au troupeau de vagues écumantes, qui, d’une marche sûre, se ruent à l’assaut. J’ai déserté Meudon et entraîné Judith sur les hauteurs du Mont-Saint-Michel. L’antique citadelle est toujours la même, sombre vestige d’un passé sanglant, enveloppée de mysticisme, dressant son insolence sur la nappe verte et grise de l’infini liquide. Elle s’érige, majestueuse et désolante, sous le ciel bas, tacheté de plaques livides. C’est là que des moines guerriers soutinrent, durant des siècles, d’horribles combats contre la féodalité, contre la royauté, contre l’Anglais, contre le Diable. C’est là que des prophètes habités par l’utopie vinrent expier leurs blasphèmes, entre les aspérités humides des grottes-prisons. Mais c’est là surtout que se déroula la grande bataille de l’Humanité et qu’Ugolin terrassa le monde ancien.

Un brouillard de légendes s’épaissit autour de la forteresse de Dieu. Avec le soir ressuscitent les fantômes des grèves, les lutins capricieux, les fées voltigeantes, les gnomes évadés de marmites infâmes. Des formes redoutables et confuses s’entremêlent dans le lointain, bondissent jusqu’aux nuages. L’Archange fuit sous les coups précipités des esprits du Mal. Un calme mortel pèse comme un casque d’airain sur mon crâne nu. Jamais, jamais, nous ne chasserons les larves de la peur et du mystère qui rampent au plus profond de notre être.

À ma gauche, se profile la pointe violacée de Cancale qui paraît vouloir plonger dans l’abîme. À ma droite, Tombelaine, telle une pustule sur la chair des flots. En me tournant légèrement je vois fuir, vers Genets, la grève jaune aux sables perfides que sillonne la traîtrise d’invisibles courants. Mais l’apocalypsie de l’Océan m’attire. Je regarde la mer qui se plie et se déplie comme un accordéon. Elle vient vers moi, tel un troupeau de pécaris, bouillante et disciplinée, dans une bouffée violente d’iode, de phosphore et de sel qui dilate mes poumons exaspérés. Ah ! Ce souffle chaud et amer qui me fouette les cheveux, comme je m’y baigne, tout mon être tendu, bouche ouverte, doigts crispés, pour le saisir au passage ! Il m’assomme de sa caresse brutale, court sur ma peau, soulève ma poitrine, pénètre par tous les pores, m’assiège, victorieux, de tous les côtés. Je m’y jette éperdument, avec la sensation que je m’évade du sol, libéré de la pesanteur, cependant que la mélopée monotone du flot galopant calfeutre mes oreilles.

Ah ! Mer énigmatique ! Mer où s’écrasent toutes les couleurs et forniquent tous les bruits ! Mer créatrice et nourricière, formidable creuset de vie, quelle obscure animalité s’élabore dans tes profondeurs que toute notre vaine science n’a pu encore éclairer ? La terre a surgi de toi ! Ô Bête baveuse ! Mère ! Sempiternelle matrice ! comme un abcès purulent répandant à travers les siècles la sanie végétale et l’ichor animal. Nous sommes tes fils dissipés, aventureux et repentants. Nous sommes faits de ton sang et de ton écume. Mais nul n’a pu dire le secret, l’impénétrable secret que tu recèles, jalousement…

Maintenant, les vagues cognent à mes pieds, prises d’un délire sacré. Elles se heurtent à l’impassibilité morne des roches qui, depuis des siècles, opposent leur ironie massive à la lascivité des eaux comme à leurs bacchanales. La mer est une femelle. La mer a des abandons d’amante lasse et heureuse et, quand le rut la travaille, des emportements fougueux. Elle mord, elle hurle, elle sanglote. Elle vomit de l’épouvante. Elle crève en borborygmes. Toute sa frénésie s’éteint, impuissante, aux pieds du colosse dédaigneux.

Ce soir, la bagarre est affreuse. Des spectres s’affrontent dans le ciel où la ligne mince de l’horizon s’efface dans la grisaille. Mon cœur tape à coups rapides dans ma poitrine et s’accorde au rythme fou des vagues bondissantes. Le vent du large me souffle son haleine sauvage, distend mes narines comme des vulves, élargit mon cerveau. Heure trouble où la lumière vivante cède aux saturnales de l’ombre ! Mais, est-il utile de multiplier les impressions fugaces et biscornues que provoque, en mon esprit empoisonné de poésie et de pittoresque, le spectacle quotidien d’un peu d’eau, de beaucoup d’eau, si vous voulez, s’opiniâtrant niaisement contre des masses de granit insensible !

Laissons ces divagations stériles. Aussi bien ma pensée prend une autre direction — toujours la même. Elle me ramène, irrésistiblement, aux événements de ces dernières années, à l’agonie d’Ugolin, à l’avenir qui se dessine sous des aspects peu riants, certes. Et c’est encore l’inévitable question qui se formule. Que va-t-il résulter de cette aventure ?

Je n’ai plus mes notes d’antan. Mais ai-je besoin de notes. Le passé s’impose avec une netteté exaspérante. Je vis, je revis atrocement toutes mes existences, toutes mes vieilles existences, dont la première seule, je puis bien me l’avouer, compte réellement ; dont les autres, maintenant, me paraissent du rêve dévidé.



Qu’on me suive. Poussé hors de l’antre d’Ugolin, titubant sur la route comme un homme ivre, ou, plutôt marchant tout éveillé à la façon d’un somnambule, j’ai repris le chemin de Paris. Rien d’anormal dans la ville : le brouhaha ordinaire des rues, l’affolement des passants rapides et préoccupés, les boutiques reluisantes, le vacarme des voitures… Non, vraiment, rien de particulier. Les misérables ne se doutent pas le moins du monde de ce qui se prépare d’inconcevable et de hors l’imagination. J’achète un journal du matin. Pas une allusion à Ugolin.

Un instant perplexe, j’arrange à la hâte une histoire. Me voici au Vespéral, parmi des clameurs de stupéfaction.

Le rédacteur en chef m’a poussé dans son bureau, rejette la porte sur le nez des curieux. Il y a du monde dans le bureau, quelque chose comme un conseil de guerre. Sans attendre, fébrile, le chef questionne :

— Eh bien ! quoi ?… D’où sortez-vous ?… Ugolin ?… Que s’est-il passé ?

J’y vais de mon histoire. Voilà. Parti pour un rendez-vous galant, je me suis vu brusquement attaqué, vers les onze heures du soir, en plein boulevard de Clichy, à l’angle de la rue de Douai. Un bâillon, un tampon d’ouate sur la bouche, un goût d’éther, un bruit de véhicule, c’est tout. Après, le réveil dans une sorte de cave. On m’a gardé là, soigneusement, scrupuleusement, sans, d’ailleurs, me faire le moindre mal. Puis — était-ce le jour ? Était-ce le soir ? — on m’a lancé dans je ne sais quelle salle noire où je me suis trouvé en présence d’Ugolin.

— Ugolin ? Vous avez vu Ugolin ?

— Non, je ne l’ai pas vu. Je l’ai entendu. Voix caverneuse et menaçante. Le Monstre se dissimulait dans le fond de la salle, plaqué dans l’ombre. Des gardiens me tenaient les deux bras. Et voici ce que le Monstre m’a dit.

— Il a parlé… Il vous a dit…

— Il m’a dit : « Vous avez devant vous le maître du monde, le Dieu de demain. Je veux que tout l’univers soit courbé sous mon omnipotence. Les gouvernements, les rois, les puissants de ce globe doivent abdiquer. Tous les hommes seront mes serviteurs et je vais changer la face des choses… »

Je m’arrête une seconde pour juger de l’effet produit. Mines consternées. Je reprends :

— Le Monstre a ajouté : « Je dispose de moyens dont nul ne peut se faire une idée. J’ai, pour moi, le secret de l’immortalité. Cette immortalité, je l’emprunte aux jeunes gens dont vous avez déploré la disparition singulière et salué la réapparition non moins étrange…

— Mais qu’en fait-il donc de ces jeunes gens ?

— Ce qu’il en fait ? Il les opère… Il leur prend leurs… Eh ! oui !… leurs machins…

— Et puis ?… Et puis ?…

— Que sais-je ? Il en compose peut-être une mixture, une sorte de sérum… il les greffe… il les avale…

— Et puis ?… Et puis ?…

— Bref, il utilise la méthode de Voronoff perfectionnée… la méthode basée non plus sur les singes, mais sur les hommes.

Un silence où l’on entend des vociférations :

— Mais c’est fou… c’est impossible… abracadabrant… stupide… Et il est aussi fort que vous l’affirmez ?…

— Plus encore… Il peut tout. Il a capté des forces inconnues… Il danse sur des milliards… il fait de l’or… il fait de la vie et de la mort, à son gré, à sa fantaisie… C’est la fin de tout.

— La fin de tout ? Ah ! mais non ! On ne va pas se laisser faire. On va prévenir le préfet de police. On va examiner la situation avec le ministre de l’Intérieur… On va…

Je hausse les épaules.

— Mais la suite, la suite ?…

— La suite ?… Sais pas… Je me suis rendormi. Et, brusquement, je me suis réveillé sur un banc, boulevard de Clichy, non loin de l’endroit où l’on m’avait enlevé… Je ne puis rien dire de plus. Je n’en connais pas plus long.

De nouveau des cris, des interrogations, des exclamations.

— Et vous allez écrire ça ?

— Euh !…

— Si !

— Non !

— Ne disons rien. Il ne faut pas épouvanter la foule.

— C’est une chose inouïe…, i…nou…ïe…

Ils sont sortis les bras au ciel, se cognant les uns dans les autres. À la porte, le rédacteur en chef m’a saisi par le bras :

— Dites donc, mon petit, c’est bien vrai, votre histoire ?

Je laisse claquer mes paumes contre mes cuisses et badigeonne de candeur la façade de mon visage.

— Non… là… entre nous… C’est une mauvaise plaisanterie… Vous ne m’aurez pas, moi, tout de même… Il n’y a pas d’Ugolin… ça n’existe pas, Ugolin… Votre Ugolin… tenez… je vais vous dire ce que c’est… de la m…, de la m…

Il insiste sur le mot : De la m… On dirait qu’il la mâche… Puis il me pousse par les épaules, furieusement. Et, avec un gros rire, il revient à la charge :

— Voyons, mon vieux… de la blague, hein ? de la blague ?…

— Vous verrez bien.



Je rentre chez moi. Une lettre. C’est un long cri de douleur de Juliette, un appel au pardon. La malheureuse avoue son rôle abominable et elle me confie aussi tout le trouble de son cœur, le désarroi de son esprit. Elle aurait voulu me sauver ; elle l’a tenté vainement, à la terrasse de Villers-sur-Mer. Puis le crime consommé, le remords, un remords dévorant s’est insinué en elle. Elle m’aimait, elle m’aimait, hélas ! Pourquoi faut-il que la fatalité m’ait justement choisi pour prendre rang parmi les victimes du maître ?… D’ailleurs, elle a une excuse : elle n’imaginait point que les choses pussent aller si loin et que la mégalomanie de son père adoptif atteignît de telles proportions. Mais aujourd’hui, elle sait ; elle voit : le monde désaxé, déséquilibré, tourneboulé par le génie furieux d’un dingo terriblement armé. Et cela, elle ne le permettra pas. Elle sait qu’elle est condamnée. Mais elle mettra la société en garde. Elle dressera toute la terre s’il le faut contre le tyran et ses acolytes. Et, du coup, elle me vengera, elle vengera son amour sottement sacrifié à de sanglantes utopies.

Triste fille. Je lis et relis cette lettre toute chaude encore de fièvre. C’est bien Juliette qui a suscité les policiers et indiqué la tanière de l’autre. Son amour, dit-elle. Quelles effroyables contradictions se heurtent donc dans cette caverne inaccessible qu’on appelle l’âme d’une femme ?

Un sourire joue sur mes lèvres. Que peut Juliette, sinon déchaîner la bataille prévue par Ugolin, amorcée par ses soins et dont l’issue ne me paraît pas douteuse. Elle peut, vraiment, elle peut écrire, dénoncer, guider vers la demeure du petit vieux toutes les forces des hommes, la cause est entendue. C’est la fin de tout, ai-je dit au journal. Et c’est aussi le commencement.

Juliette est morte pour moi. Adieu, Juliette, doublement traîtresse, parjure à son amant, parjure à son maître. Elle est déjà du passé et moi, je vais, d’un pas audacieux, vers l’avenir — un avenir où grondent des torrents et où s’échevèlent des éclairs.



J’ai dû fuir les importuns, abandonner mon domicile, déserter mon bureau. Mes propos, pourtant si vagues, ont couru, déformés, amplifiés, dans le public. On sent qu’une immense inquiétude plane sur tous les cerveaux. C’est l’attente dans la peur, mais une attente faite de beaucoup de curiosité et presque d’acceptation.

Quand éclatera le coup de tonnerre ?

Une semaine vient de s’écouler depuis qu’Ugolin m’a fait planter sur la route de Bellevue, et pas le moindre incident ne s’est produit. L’impatience me mord. Le doute me ronge comme un furet, et il y a des instants où je me demande sérieusement si je n’ai pas rêvé.

Un soir, comme je dépliais le Vespéral, mon propre journal, je m’ankylosai brusquement, pétrifié, sur le trottoir. Les hostilités débutaient. Mais ce n’était pas Ugolin qui portait les premiers coups. C’était le gouvernement qui prenait les devants. À la première page du journal, je lisais, en grosses capitales, ce titre insensé : La farce d’Ugolin. Au-dessous : Les fantaisies criminelles d’un dément. Ce qu’en dit le docteur Boret. J’absorbai le papier d’un trait, goulûment :


Nous a-t-on assez fait peur, disait l’auteur de l’article, avec le monstre Ugolin, le mangeur d’hommes, l’ogre, le savant tout-puissant qui devait dominer le monde. Il n’était question, chaque jour, que des exploits nouveaux d’Ugolin. Ugolin, Ugolin. On ne parlait que de ça. Mais, maintenant, les vacances sont terminées. Ugolin va rejoindre le Serpent de Mer.

Cependant tout n’est pas bourrage de crâne dans l’histoire ugolinesque. Le type existe parfaitement et ses crimes sont indéniables. Mais les renseignements que nous possédons aujourd’hui nous permettent de le ramener à sa véritable mesure.

Ugolin n’est autre chose qu’un vieux professeur raté, de quatre-vingts années, que ses déboires et ses insuccès ont rendu fou. Le misérable a poursuivi toute son existence la même chimère : conquérir l’immortalité. Il y a près d’un demi-siècle, il exposait déjà ses théories sur le rajeunissement, devant un aréopage de savants qui l’éconduisirent. Depuis, il n’a pas désarmé. Et, la folie se développant, il en est arrivé à vouloir réaliser cette monstrueuse conception : appliquer la méthode Voronoff en utilisant l’homme ; emprunter la vie à de jeunes corps pour la transmettre à de vieux débris comme lui.

Cette théorie pseudo-scientifique a-t-elle quelque valeur ? Le docteur Voronoff, lui-même, le nie. La greffe des glandes interstitielles, qu’elles soient cueillies sur le singe ou sur l’animal humain, ne peut que procurer un surcroît de vigueur passagère et prolonger de quelques années au plus la vie d’un homme. Tout le reste est enfantillage.

On connaît aujourd’hui la véritable personnalité et le nom du mystérieux Ugolin. Il s’appelle Jean-Louis Anathase Huler et appartient à une famille alsacienne. Il paraît qu’il fut jadis un brillant élève promis à de hautes destinées, mais qu’un orgueil démesuré gâcha ses plus précieuses qualités. Nous avons pu, du reste, obtenir quelques détails sur cet intéressant personnage. Le docteur Boret, qui le connut de très près et fut de ceux qui réfutèrent victorieusement ses arguties, a bien voulu nous confier tout ce qu’il en savait.

— J’ai connu Huler, nous dit le vieux savant que toute l’Europe admire, voici une cinquantaine d’années — ce qui ne me rajeunit guère, ajoute-t-il en souriant. C’était un esprit curieux, certes, supérieurement doué, mais chez qui la folle du logis se donnait libre cours. Son imagination courait comme un zèbre. Tout jeune, il voulut s’attaquer aux problèmes les plus compliqués. Il prétendait avoir résolu les plus ardues questions métaphysiques et se faisait une sorte de religion de la négation. Nihil, rien, telle était sa devise. Nous l’avions baptisé Monsieur Nihil. Nous disions en riant : il ne fume que le Nihil ! Nous avons eu des discussions orageuses. Tout mince alors et court de taille, il se dressait sur ses talons comme un coq et n’admettait aucune objection. C’est ce qui fit que je cessai de le fréquenter ? Mais, par la suite, le hasard me ménagea plusieurs contacts avec cet homme étonnant. Je dois vous dire qu’il possédait une jolie fortune et qu’il la dilapida dans des recherches laborieuses. De plus, il aspergeait l’Académie des Sciences de communications insensées. Ce qui le tourmentait, c’était le souci de retrouver (il disait : retrouver) le secret de l’immortalité. Il prétendait également que l’homme devait devenir Dieu (Renan a dit, lui aussi, quelque chose de semblable) ou, plutôt, que du troupeau humain sortirait fatalement un être nouveau et essentiellement différent et que le rôle du savant était d’y aider.

Le docteur Boret se met à rire tout doucement à l’exhumation de ces vieux souvenirs et il reprend :

— Ce qui vient de se produire ne m’étonne nullement. Le vieux fou a dû, obstinément, poursuivre ses recherches. Peut-être même a-t-il obtenu quelques résultats illusoires. Et puis, l’âge venant, la rancœur aidant, il a dû sombrer dans un noir vertige. Mais ses théories demeurent aussi vaines aujourd’hui qu’hier.

Je demande au docteur Boret :

— Vous ne croyez pas que cet antique maboul puisse être vraiment dangereux ?

Mon interlocuteur lève ses épaules dans un geste significatif :

— Un fou, vous dis-je. Certes, il offre quelque danger. Il est parfaitement possible qu’il ait en sa possession quelque force encore inconnue de nous qui lui permet de réaliser ses inexplicables cambriolages. De plus, il doit être placé à la tête d’une bande de malfaiteurs ou de déments comme lui. Les enlèvements et les mutilations de jeunes gens en sont un témoignage. Et puis ?… Que peut-il de plus ? Il suffira d’agir avec adresse et volonté pour se rendre maître de lui et la comédie sera terminée.

— Alors, on peut rassurer le public ?

— Entièrement. Il s’agit d’une farce, une mauvaise farce. Je connais le bonhomme. Seulement il importe d’adopter au plus vite les mesures nécessaires et de limiter les dégâts.

Je prends congé de l’éminent savant qui me reconduit aimablement jusqu’à sa porte, et après lui, je dis au public : « Ce n’est rien. Simplement un pauvre diable de détraqué qui a pu commettre quelques méfaits, mais qui, demain, sera mis dans l’impossibilité de nuire. »

Il suffisait de le découvrir et de l’identifier. C’est fait. Un peu de patience et le dernier acte de cette farce sera joué.


Congelé de stupeur, je laissai la feuille filer entre mes doigts. Ainsi l’on connaissait le nom et la retraite d’Ugolin. Juliette, parbleu ! Juliette qui renseignait les intéressés. Mais après ? S’imaginaient-ils, les imbéciles, qu’ils allaient pincer ainsi Ugolin, comme un fauve réfugié dans son trou ? Ah ! les pauvres gens, les pauvres gens ! Et quelle réplique Ugolin n’allait-il pas leur fournir ?



La réplique ? Elle tomba en moins de vingt-quatre heures. Le lendemain du jour où paraissait l’interview sensationnelle du docteur Boret, on cueillait sur les berges de la Seine, à deux pas du Pont-Neuf, dix individus bâillonnés et ligotés. On leur rendit la liberté et on les interrogea. C’étaient des agents de la sûreté qu’on avait chargés de surveiller la petite maison de Meudon. Ils se disaient totalement incapables d’élucider leur aventure. Tout ce qu’ils pouvaient expliquer c’est que chacun d’eux se tenait à son poste de surveillance quand, tout à coup, l’événement — mais quel événement ? — s’était produit. On les fouilla. Dans la poche de l’un d’entre eux, on découvrit deux cartes de visite portant cette mention : Jean Huler, docteur ès sciences. Sur l’une d’elles, ces mots : Premier avertissement. Sur l’autre, ceci : Au docteur Boret, avec tout le mépris que méritent ses âneries.

Du coup, une immense joie s’empara de l’opinion ! On la trouvait bien bonne. Mais le même soir, la Tour Eiffel reçut un message qui fut immédiatement communiqué à toute la presse, en dépit des ordres gouvernementaux ! Et, cette fois, on cessa un peu de rire.


Simple recommandation, portait le message. J’invite le Gouvernement français à prendre ses dispositions pour que renoncent les espions qui rôdent autour de moi. Je lui donne vingt-quatre heures. Si je ne suis pas rigoureusement obéi, on aura de mes nouvelles et de façon éclatante. Ceci, en attendant des ordres plus précis.


Ce message arrogant fit une énorme impression, d’autant que les journaux le commentèrent, les uns avec indignation, les autres par des plaisanteries. L’avis général, pourtant, fut que le Gouvernement manquait de décision. On annonça une interpellation. Mais, dans la matinée qui suivit, une note parut, annonçant que les autorités responsables accompliraient tout leur devoir et qu’elles étaient résolues à en finir.

Et l’on expédia dans le bois de Meudon un bataillon d’agents en bourgeois armés jusqu’aux dents.

La journée fondit paisiblement, sans grande animation. Je parcourus les boulevards, me rendis à la Bourse pour tâter le pouls de la capitale. Nulle fièvre. Visiblement, le scepticisme régnait entretenu, d’ailleurs, par les feuilles du soir qui prodiguaient les encouragements, les appels au calme et se parfumaient d’interviews arrachés à tous les membres des Académies scientifiques et à toutes les gloires de la Sorbonne.

La nuit fut aussi tranquille que la journée.

Mais à l’aube…

Ah ! Quand je songe, après tant et tant d’années accumulées sur mon crâne, aux flocons de noire épouvante et d’ahurissement qui enveloppèrent Paris, je ne puis m’empêcher de rire. Dressé sur mon rocher, pendant que les flots déchaînés hurlent, dans le soir, comme une meute, sous un ciel d’encre, je crache mon rire sonnant comme une fanfare, un rire aigu et saccadé et douloureux aussi, qui me disloque des pieds à la tête et poignarde le tumulte…

La nouvelle s’était répandue avec une rapidité qui tenait du prodige.

Tout Paris, le Paris minable des faubourgs, le Paris aristocratique et cossu, descendait vers la Seine. Les foules, en longs sillons, envahissaient les rues, dans un affolement meurtrier. On se bousculait, on se battait, on se passait sur le corps. Puis les trains de banlieue déversèrent de nouvelles fourmilières. Bientôt des cohortes innombrables emplirent la place de l’Hôtel-de-Ville, les quais, les ponts, la place Saint-Michel, toutes les rues, toutes les traverses, tous les débouchés qui aboutissaient à Notre-Dame.

Car, ce qu’on venait contempler, ce qu’on voulait voir, c’était Notre-Dame. Et, parmi les premiers rangs pressés de la foule, autour des barrages établis par les policiers et les soldats, baïonnette au canon, un silence glacial figeait, dans une rigidité de marbre, tous ces êtres moisis par l’horreur, raides et muets comme un mur.

Notre-Dame !… Le spectacle valait le dérangement. Un petit soleil léger grignotait les rosaces et picorait les dentelles de pierre. Mais là-haut, tout là-haut, la vieille église moyenâgeuse, griffée par tant de siècles, la vieille église de Quasimodo était décapitée.

L’« H » classique ne tenait plus que sur une patte. Une des tours, celle de droite, s’était évaporée, pendant la nuit.

La foule se noyait dans l’hébétude. Sur la place, des messieurs circulaient, affairés, le ventre barré d’une écharpe ; d’autres messieurs gavés de galons, aboyaient des ordres brefs. Et, dans le lointain, le mugissement des curieux déferlant en tempête qui se refusaient à croire, qui accueillaient la nouvelle avec des clameurs de colère. Il fallut repousser cette muraille vivante. Les soldats chargèrent, se perdirent dans l’écume où ils furent désarmés, lacérés. Puis, la multitude fondit sur l’église mutilée. La place fut inondée de fourmis épileptiques, grimaçantes, s’entre-dévorant. Ce délire régna toute une matinée. Il ne fallut rien moins qu’une nuée d’avions et de mitrailleuses pour disperser, dans le sang et dans la rage, ces hordes de forcenés carnavalesques.

Le même soir, le téléphone, le télégraphe, la T. S. F. apprenaient à l’univers entier le stupéfiant événement.

Une des tours de Notre-Dame avait disparu.

Ugolin, l’insaisissable, le terrifiant Ugolin venait de voler une des tours de Notre-Dame.



J’ai l’impression, en cet instant où je bondis, d’un élan, dans le passé, que je suis entraîné, grain de poussière, dans le tourbillon de la foule exaspérée. Le flot qui rugit ses imprécations ressemble à cette foule bouillonnante et désemparée. Cependant, piquant les ténèbres, des phares éjectent leurs lueurs intermittentes de vers luisants. Des vaisseaux, cette nuit, seront encore ballottés par l’ouragan qui s’annonce, cherchant à tâtons leur route obscure, quêtant les signaux des hommes. Rien de changé au fond, sur le fumier terrestre. Des navires glissent sur les océans avec leur chargement et leur équipage. Des femmes se couchent dans des nids tièdes à l’heure où je dialogue avec quelqu’un que je sens toujours en moi. Rien de changé. Des êtres naissent, besognent, se dispersent. Le sol se vêt de tapis verts et les neiges auréolent les cimes des monts. La terre est toujours la terre. Le monde est toujours le monde. Rien de changé. Mais Ugolin a révolutionné l’univers.

Je tremblote sous le vent qui fraîchit et, brusquement, je cède la place. J’en ai assez d’un spectacle dont l’horripilante splendeur finit par ne plus m’émouvoir. Je rentre lentement chez moi et, dans la quiétude de mon cabinet, je chevauche à nouveau mes évocations.

Ce qui se passa à Paris, dans la semaine qui suivit la fugue d’une des tours de Notre-Dame, fut assez curieux. Les journaux donnèrent de la voix. On somma le Gouvernement qui se vantait de connaître l’asile du Monstre d’ordonner l’opération décisive. Trois régiments d’infanterie se virent alertés. On fit venir de l’artillerie et des avions de combat se tinrent prêts. Mais on cacha soigneusement la date de l’expédition.

C’est alors qu’un nouvel incident vint ajouter, si possible, au déséquilibre général. Quatre journées à peine s’étaient écoulées, lorsqu’un matin, à la pointe de l’aube, les premiers passants constatèrent que la tour mystérieusement dérobée, venait de reprendre sa place, exactement sa place, à l’endroit même où, depuis des siècles, des générations avaient accoutumé de la contempler. Et cette fois encore, Paris entier dévala vers la Seine, parmi les piétinements, les bagarres, les charges, emporté dans un cyclone d’aberration qui fracassa toutes les clairvoyances.

Puis le silence morne, un accablement infini, la sensation qu’on ne pouvait rien, qu’on chavirait sous le souffle de forces irrésistibles, qu’on était au creux de mains implacables.

À l’étranger, ce fut une féroce rigolade. Un journal anglais expliqua gravement que les foules parisiennes étaient victimes d’une sorte d’auto-suggestion collective et que le terrible Ugolin prenait tout bonnement figure d’un vulgaire charlatan, prince des prestidigitateurs. Les feuilles allemandes allèrent plus loin. Elles déclarèrent que la France, devenue un pays de fous à lier, constituait un grave danger pour l’Europe. Leur ton s’accentua même jusqu’à la menace. Là-dessus, un milliardaire américain câbla à Ugolin-Paris qu’il était disposé à mettre toute sa fortune dans son affaire.

Et, coup sur coup, deux messages d’Ugolin. Le premier, très bref, rappelait les conditions dans lesquelles la tour avait disparu, puis reparu, et ajoutait qu’il lui était possible, en quelques secondes, d’anéantir la moitié de Paris. Le deuxième prenait l’allure d’une proclamation. Il s’adressait au peuple malheureux et esclave et lui promettait le bonheur avec le règne d’Ugolin. Il conseillait aux maîtres et aux puissants de se démettre promptement et volontairement s’ils voulaient éviter les convulsions de la guerre civile et de la révolution. Cette deuxième missive attira l’attention de la Russie soviétique qui expédia, aussitôt, toute une cargaison d’agitateurs en France.

Le Gouvernement ne pouvait plus reculer. Il lui fallait la peau d’Ugolin. Déjà, des manifestations bruyantes, quoique pas encore dangereuses, ébranlaient la ville. On parlait vaguement de grève générale. L’armée se montrait hésitante. Il n’était que temps d’agir et de frapper un grand coup.

Une nuit, sous la conduite d’un général, alors très populaire pour avoir cueilli quelques lauriers dans les cailloux de l’Asie Mineure et mis à la raison de turbulentes tribus sahariennes, les régiments d’infanterie s’ébranlèrent sur les pentes de Meudon. Ils montaient, patiemment, méthodiquement, avec des précautions savantes, à l’assaut du repaire, se dissimulant sous les arbres, rampant dans les futaies. L’artillerie s’installa sur les hauteurs et les avions de reconnaissance planant sur le bois se mirent en devoir de repérer la maison maudite.

Soudain, une lueur aveuglante déchira le ciel. En quelques secondes, une trouée lumineuse déchiqueta la forêt ; les arbres s’écroulèrent comme pulvérisés et une vaste clairière s’improvisa au milieu de laquelle la maison, la fameuse maison, l’Antre, s’installa. C’était une maison comme tant d’autres, sans caractère ni originalité, que surplombaient deux plates-formes. Elle n’avait vraiment rien de redoutable, et dans la clarté, maintenant adoucie, qui l’entourait, elle avait l’air de dire : « Eh bien ! Me voilà ! Que me veut-on ? J’attends. »

Mais cela sentait aussi l’embûche. On s’offrit une longue consultation au quartier général. On téléphona à l’Intérieur. L’ordre vint de brusquer les choses. Coûte que coûte, il fallait en finir.

Alors les troupes bondirent. L’attaque déclenchée contre les flancs de la maison, pendant qu’un régiment se ruait sur la façade s’avérait irrésistible. L’anxiété malgré tout durcissait les cœurs. Qu’est-ce que pouvait bien leur réserver Ugolin ? Brusquement les premiers assaillants, lancés dans une ruée que rien ne semblait pouvoir briser, reculèrent en désordre, tombant, pêle-mêle, les uns sur les autres. Ceux qui suivaient, surpris par ce recul imprévu, s’arrêtèrent indécis, roulant sur les premiers, bousculés par les derniers qui, ne devinant rien, s’obstinaient à pousser. Ce fut une inexprimable confusion. Un officier, pâle de rage, se mit à hurler :

— Avancez !… avancez donc… tas de brutes.

Il s’élança lui-même ; mais il fit un bond en arrière, comme s’il venait de heurter quelque mur infranchissable et, lâchant son sabre, il demeura stupide, ne comprenant plus.

La terreur s’empara des soldats. Il y avait là, à soixante mètres de la maison, on ne savait quel obstacle qui s’opposait au passage. Un obstacle invisible, irréel, et pourtant certain, indéniable… Inutile de se heurter contre cette force surnaturelle. On ne pouvait rien. On ne passait pas. Le général, prévenu, se répandit en injures. Il tempêta, menaça, il vociféra :

— Faites donner l’artillerie.

Le bombardement commença.

Alors la surprise et l’effroi et une sorte de curiosité morbide rivèrent au sol tous les hommes qui se trouvaient là. Le phénomène qui s’accomplissait sous leurs yeux tenait de la fantasmagorie. Les premiers obus s’arrêtaient net à une soixante de mètres de la maison et, rebondissant comme des balles, retombaient inertes à quelques pas. Il y avait là encore quelque chose, — mais quoi ? — qui se dressait, qu’on ne voyait pas et qui renvoyait les engins meurtriers comme une raquette. Et les obus se succédaient sans effet, descendant mollement sur le sol. Les artilleurs s’exaspérèrent. Un déluge de marmites de tous calibres s’épuisa contre l’obstacle. Des avions firent leur apparition. Ils tournoyèrent sur la maison un instant, et lâchèrent leurs bombes. Les bombes s’arrêtèrent comme les obus, comme s’étaient arrêtés les hommes. Elles voltigèrent quelques secondes au-dessus de la maison, tels des ballons dans le vent, puis se posèrent, très gentiment, sur le gazon.

Nul ne songeait à bouger, à fuir, tant la stupéfaction était immense. On n’avait même plus peur. Le général, rouge de colère, vint sur place. Il marcha sur la maison et, à son tour, pivota sur lui-même, recula, manqua de tomber, s’accrocha à l’épaule d’un homme, abasourdi, mâchonnant entre ses dents :

— C’est idiot… C’est idiot !…

Et le dénouement se précipita. Subitement la lumière disparut et les hommes, hagards, haletants, se courbèrent dans l’ombre épaisse. Cela dura quelques secondes, une éternité d’épouvante. Et la lumière reparut. Et ce fut un formidable murmure de terreur grelottante. Et des hommes se laissèrent choir sur les genoux, les bras levés, implorant le secours du ciel. Car ce qu’ils voyaient ou plutôt ce qu’ils ne voyaient plus, ce qu’ils ne voyaient pas, leur recréait des âmes de petits enfants apeurés et tremblants.

La maison, l’hallucinante maison d’Ugolin contre laquelle obus, bombes, attaques, fer, plomb et feu s’acharnaient impuissants n’était plus là.

À sa place, le vide.

Le Génie malfaisant, le Sorcier, le Savant diabolique, d’un coup de sa baguette infernale, venait de l’escamoter.


II


Il ne m’est pas possible, on l’admettra aisément, de retracer dans tous ses détails la lutte qui mit aux prises une grappe de vieillards, dirigés par une sorte d’être surhumain, et des masses d’individus agglutinés en sociétés, rampant dans les routines et les préjugés, divisés par de bas intérêts, empoisonnés d’esclavagisme et toujours prêts à tendre l’échine sous la férule du maître. Je ne le puis, ni le veux, n’ayant d’autre dessein que de me raconter moi-même. Ceux qui rêvent d’une initiation plus complète n’ont qu’à compulser les ouvrages officiels, parmi lesquels je recommande particulièrement : L’Histoire de la Révolution Ugoline, du professeur Anatole Marot ; Les Convulsions sociales du vingtième siècle, de Jean Lapivert ; De l’Anarchie à l’Harmonie, de MM. Boissart et Truquemaille ; La Relation fidèle des événements qui marquèrent l’avènement et le règne d’Ugolin, dix énormes volumes publiés par les soins du Grand Cercle. Plus les divers manuels historiques qui sont mis à la disposition des écoliers et les œuvres de vulgarisation telles que la Psychologie d’une époque, Des Temps barbares à la lumière, etc… Enfin les « kinélibris », qui permettent à tous de suivre, par l’image et par l’action abondamment commentée, la série des incidents importants et décisifs de l’histoire des temps modernes.

Ce qu’on ignore, naturellement, ce sont les dessous de cette histoire. Ce qu’on n’a pas assez fortement indiqué, ce sont les caractères d’individus appartenant à une ère, aujourd’hui si lointaine, qu’il semble qu’une race nouvelle est née de la pourriture d’une race abolie. Les mœurs, les coutumes, les lois qui régissaient une époque baroque, les nuées mentales, les brutalités déchaînées, toute une atmosphère de confusion et de vésanie ; voilà qui est diablement malaisé à matérialiser sur l’écran ou sur les froides feuilles d’un livre.

Je l’ai esquissé, peut-être sans bonheur, et mieux que tout autre je devais y réussir, moi qui m’épanouissais en pleine première jeunesse, à l’heure de la sublime Transformation. Mes racines plongent trop profondément dans un passé fangeux, et il m’arrive trop fréquemment, en dépit de mes rédemptions successives, de sentir s’agiter, au plus obscur de moi-même, dans la pénombre où braillent d’indestructibles instincts, le vieil homme que je fus, pétri dans le moule des conventions désuètes, baigné dans l’abjection et l’absurdité d’une société larvaire. Admettez qu’un habitué des cavernes, par une fantaisie du sort, et après un sommeil de plusieurs siècles, si vous y consentez, se vît transporter, avec des facultés nouvelles et le sens de l’adaptation à la cour du Roi Soleil, parmi la gentilhommerie constellée de parures, dans les galeries resplendissantes de Versailles. Il lui resterait le goût amer et comme la nostalgie de son asile primitif alors que, vêtu de peau et chef de famille, il menait sa couvée dépenaillée et famélique à la recherche du feu et à la chasse aux fauves. Je suis cet homme de la caverne sociale du siècle numéro vingt. Je rêve souvent, trop souvent, de bêtises irréalisables. Le sang de mes ancêtres frappe à mes tempes. J’assiste, impuissant, à la bagarre de mes personnalités superposées qui se heurtent dans un décevant amalgame dont je cherche inutilement à dégager une individualité neuve.

Les vieux, eux, les premiers vieux jeunes, s’isolaient dans leur rêve hautain et partaient derrière Jason-Ugolin à la conquête de la Toison fabuleuse. Ils ont empoigné le passé dans leurs larges pattes et l’ont réduit en bouillie. Ils sont tout dans le présent, un présent qui est leur avenir. Ils sont force et audace. Mais moi, triste moussaillon embarqué pour je ne sais quel naufrage, j’ai parfois, dans ma débilité de trembleur perpétuel, des élans vers le plancher des lâches.

Ce qui est dit est dit. Nous ne pouvons plus retourner vers l’autrefois. Ugolin a procédé à un tel nettoyage par le vide qu’il n’y a même plus place pour des regrets.

Cette société de jadis s’affirmait pourtant bien solide, assise sur ces bases éternelles qu’étaient l’Armée, la Magistrature, l’Église, arcs-boutants de l’Autorité. Elle défiait toutes les attaques et elle édifiait son omnipotence sur la profonde inertie des masses désespérément veules. Des phalanges de révolutionnaires férus de justice, d’égalité, de liberté, ces toniques pour estomacs faibles, avaient tout risqué pour l’ébranler sans parvenir à autre chose que substituer une équipe dirigeante à une autre équipe. Ugolin, lui, ne s’est pas embarrassé de ces sornettes idéologiques ; il a tranché dans le vif, c’est-à-dire dans l’humaine Bêtise dont il a fait voler en éclats le front de taureau. Il a posé son pied sur la société comme sur une fourmilière. Mais quelles hécatombes insensées et quels coups de cognée dans la forêt de l’ignorance !



Assez pleurniché. Pesamment installé dans un fauteuil, paupières mi-closes, ma pensée se tortille vers les heures enfouies. Je revois le sauve-qui-peut des soldats, des chefs, de la foule massée autour du bois. La panique gagna jusqu’aux habitants des villages voisins. Des hommes, des femmes, des enfants couraient, pêle-mêle, sur les routes, soulevés par un ouragan de panique, comme ces bandes moyenâgeuses qui fuyaient devant l’invasion ou devant la peste. Tous allaient sur Paris, le seul refuge, l’unique abri. Et Paris, à ce moment même, était en pleine ébullition.

La nouvelle explosée dans la ville, sans qu’on sût comment, provoquait immédiatement une déflagration de rage. En moins d’une heure, les boulevards, de la Bastille à la Madeleine, la place de la Concorde, les Champs-Élysées, l’Étoile, se garnissaient de cohues hurlantes qui réclamaient la démission du Cabinet, la dissolution de la Chambre et exigeaient un chef. Chaque fois que la plèbe a peur, elle réclame un sauveur, un Dieu. D’autres, cependant, parlaient de hisser les travailleurs au pouvoir. Les faubourgs se fleurirent de clubs où des orateurs tonitruaient, dénonçant l’iniquité sociale, la malfaisance et l’indignité du régime. Le Gouvernement fit donner la troupe. Le Palais-Bourbon, les Ministères, les Banques, l’Élysée furent gardés par l’artillerie. Des mitrailleuses s’installèrent sur les édifices publics. Mais la foule était trop bien partie. Il y eut, un peu partout, de formidables échauffourées. On se battait sauvagement. Sur certains points, les soldats surexcités lâchèrent pied, passèrent du côté de l’émeute. Puis des troupeaux armés, disciplinés, survinrent, et la vraie bataille, sans issue, dans un pêle-mêle indescriptible, s’engagea, férocement.

Là-dessus, la Confédération Unitaire du Travail décréta la grève générale. Le mot d’ordre fut d’autant plus rigoureusement accepté que les ouvriers désertaient les usines, d’eux-mêmes, que les employeurs affolés se barricadaient derrière leurs portes. La nuit venue, le courant électrique interrompu, Paris plongea dans les ténèbres. Et la bataille continua. J’ai exploré les rues, cette nuit-là ; je n’ai rencontré que des êtres livides de peur qui tentaient de s’éclairer à l’aide de bougies et de lanternes, des ombres bondissantes rasant les murs ; puis la débandade des fuyards, les meutes apeurées, saoules d’alcool, saoules de terreur… Et partout des cadavres, des éclopés ; des misérables geignant et suppliant… Cela sans but précis, sans volonté nette. Tous ces malheureux désaxés se jetaient aux abîmes. Ça sentait la fin d’un monde, la dégringolade, l’agonie brusquée d’une civilisation, atteinte au cœur.

Trois jours et trois nuits, Paris vécut dans cette orgie de massacres coupés de rixes et de pillages. Les crépitements des fusils et des mitrailleuses, la voix mugissante des canons couvraient le charivari des lamentations et des cris de mort. L’exaspération tournait à la démence. On ne savait ce que l’on voulait ni à qui l’on en voulait. Des paquets d’animaux délirants, habits déchirés, visages brunis de crasse et de sueur, vociférant, hurlant : Ugolin !… Ugolin !… Mort à Templier (c’était le Président du Conseil). Ou encore : « Vive la sociale !… Mort aux affameurs ! » Et l’hymne de l’Internationale vomi par des milliers de poitrines !… Quel spectacle de contagieuse aberration. Je me sentais moi-même entraîné dans cette trombe, perdant pied, m’exténuant, de toute mon énergie râlante, à garder le contrôle de mes nerfs, à résister à la contamination.

Et, soudain, au coin d’une rue, dans une masse grouillante et trépidante, une femme échevelée, hissée sur des épaules, avec des gestes d’hystérique, des flammes rouges dans les yeux. Je la reconnus aussitôt… Je la reconnus à ses yeux. Je m’élançai, perforant la foule, les coudes en avant, tête baissée. Je criai de toute la force de mes poumons :

— Juliette !

Elle fit un bond. Elle fut sur moi, me saisit par les épaules :

— Toi… C’est toi… Il t’a lâché…

— Juliette… Je t’expliquerai… Viens… Suis-moi…

Elle éclata d’un rire sauvage et douloureux, un rire déchirant qui pénétra jusque dans mes moelles, comme une morsure d’acier…

— Juliette !…

Un flot vivant nous sépara, la rejeta en arrière. Je la vis qui se débattait. Elle surnagea un instant, le visage tourné vers moi. Puis elle disparut, accablée par la masse mouvante. Et moi-même, catapulté contre la devanture d’une boutique, écrasé, haletant, je m’accrochai désespérément pour ne pas perdre connaissance.



Qu’ai-je fait pendant ces sinistres journées ? J’errai partout, à travers les bagarres, enjambant les cadavres. Des avions culbutaient dans le ciel où jaillissaient des grappes de feu. L’Élysée brûlait. Le Louvre brûlait. Les Grands Magasins étaient en flammes. Autour des Halles, un vide énorme, béant. On disait que des centaines d’insurgés venaient d’être pris par les gaz asphyxiants. Et, par-dessus toutes ces rumeurs, ces fauves incendies, cette inondation furieuse de haines écumantes, la voix du canon qui ne cessait de tonner, du canon qui se soulageait comme une légion de pétomanes.

Mais voici, dans ce babélisme infernal, les événements tels que je les ai notés au fur et à mesure qu’ils me parvenaient, commentés, déformés par des bouches avides. D’abord la fuite du Gouvernement régulier, non pas vaincu, mais intimidé devant la responsabilité d’une répression sans exemple. Des proclamations sur les murs annonçaient son départ pour Bordeaux. Il s’adressait aux bons citoyens, les conjurant de rétablir l’ordre, annonçant qu’il en appelait au bon sens de la Province et qu’il ne tarderait point, avec le concours de la France entière, à venir doucher la Capitale en proie à une attaque de delirium. Et, face à cette proclamation, un manifeste des révoltés, maîtres de la situation, informant la population que la Commune était établie et que le pouvoir passait aux mains du peuple ouvrier. Encore une fois, c’était la traditionnelle opposition des révolutions. Paris insurgé contre la France bourgeoise et paysanne.

Il y eut, dans les jours qui suivirent, une longue accalmie. Le nouveau Gouvernement invita les travailleurs à rejoindre leur domicile et à reprendre leur travail. Dans tous les quartiers, des Conseils d’ouvriers et de soldats se constituèrent avec une étonnante rapidité, organisant des distributions de vivres, activant les visites domiciliaires, s’emparant des usines, des fabriques, des magasins… Puis l’exode torrentiel, des multitudes se jetant sur les routes, hors de la fournaise. Prudemment, le Gouvernement révolutionnaire ordonna qu’on laissât fuir quiconque n’était pas avec la Révolution, prétextant qu’on avait d’autres besognes plus urgentes que de se complaire à d’inutiles représailles et qu’il valait mieux ne pas s’encombrer de parasites et de bouches ennemies.

Trois semaines durant, la Commune qui venait d’usurper le pouvoir s’épuisa en efforts. Elle dut faire fusiller sommairement des centaines de bandits pillards et mettre sur pied des milices armées jusqu’aux dents. Il y eut une abondante distribution de galons et toute une bureaucratie nouvelle s’improvisa. Le télégraphe se remit à fonctionner tant bien que mal. Les voyages aériens reprirent péniblement. Et l’on apprit coup sur coup que la Commune triomphait à Lyon, à Saint-Étienne, à Brest où la flotte appuyait les insurgés, à Toulon où l’on continuait à se battre. Par contre, à Marseille, l’insurrection n’en menait pas large et, chose étrange, dans les grandes villes du Nord socialiste, à Roubaix, à Lille, à Douai, parmi les mineurs et les salariés du textile, calme plat. Sans doute, les masses ouvrières de là-bas se réservaient-elles ? En même temps, on signalait que le Gouvernement bourgeois réunissait à Bordeaux des troupes blanches auxquelles on allait opposer l’armée rouge.

Enfin le Gouvernement se chargea d’organiser la police sur le modèle de la vieille et grande Tchéka. Il enrôla de force des milliers d’infortunés qui n’avaient aucun goût pour ce genre de métier, de nombreuses femmes, dont la mission consistait à utiliser leurs charmes pour pénétrer les secrets des conspirateurs et des ennemis de la Patrie révolutionnaire. Mais il conserva, surtout, les policiers de l’ancien régime qui, délibérément, offraient leurs services au Pouvoir triomphant et continuaient, sans vergogne, à appliquer leurs traditionnelles et chères méthodes. Le même phénomène s’était produit dans l’armée. Des officiers supérieurs, des généraux tenaient leur épée à la disposition des commissaires du peuple, dressaient les plans de combat, faisaient exécuter le maniement d’armes aux volontaires. Des magistrats aussi prétendirent distribuer une justice, devenue plus que sommaire, selon les désirs et les caprices des gouvernants du jour. En définitive, ces avatars brusques étaient conformes au processus de toute révolution et je reconnaissais bien là la loi que déterminent les couardises humaines. Ceux qui redoutaient le plus l’émeute et s’affichaient le plus implacablement réactionnaires, à la veille de la transformation sociale, se proclamaient maintenant les plus ardents et les plus enragés terroristes. Ils hurlaient plus fort que les loups. Éternelle comédie. Par contre, les précurseurs, les prophètes d’hier se voyaient dénoncés, suspectés, menacés, dépassés par leurs adversaires.

Moi-même, qui analysai ces revirements dans leurs causes abjectes, je fus placé dans la nécessité de me prononcer. On me poussa de force dans un journal officiel, naguère grande feuille d’information du matin, avec ordre de n’accueillir que ce qui pouvait servir les nouveaux maîtres. Je dus occuper, non sans dégoût, ce servile emploi de censeur, forcé que j’étais de m’exécuter sous les yeux vigilants d’une police méfiante. Mais j’eus la triste satisfaction de retrouver à mes côtés de bons confrères devenus furieux et qui, quelques mois avant, inondaient les communistes de leur bave pisseuse.

Les effets de ce régime se firent rapidement sentir. Le mouchardage prit une extension invraisemblable et une épouvante sourde broya les rébellions. Les travailleurs, cependant, n’avaient pas lieu de se féliciter outre mesure. Interdiction leur était faite de se syndiquer, de réclamer, de songer à la grève et ils devaient besogner pour un morceau de pain. Les salaires supprimés, on ne donnait à manger et on ne consentait de logements qu’à ceux qui pouvaient brandir leurs bons de journées de travail. Il y eut, dès les débuts, des grognements. Mais les escouades d’ouvriers placés sous la phalange des « observateurs » (on disait « observateur » comme pendant la grande révolution bourgeoise), obligés, après le labeur, de porter les armes, de patrouiller, de monter d’interminables factions devant les bureaux des commissaires, les casernes, les portes de prisons, finirent par se résigner et accepter une militarisation à peu près totale.

Seuls, quelques hommes — une poignée — firent mine de résister.

Ces hommes se réclamaient des doctrines « anarchistes ». Ils s’étaient trouvés au premier rang, à l’heure de la bataille des rues contre les troupes de l’ordre. Ils avaient donné superbement de leur personne. Mais ils se refusaient à accepter le nouveau pouvoir. Ils persistaient à poursuivre leur besogne de démolisseurs, guidés par une logique rigide qui leur faisait repousser toute autorité, sous quelque forme qu’elle se manifestât, à l’exception pourtant de la plus absurde et de la plus aveugle : celle de la foule déchaînée, inconsciente et contradictoire. Et de nouvelles émeutes éclatèrent dans les quartiers populeux. Les soldats rouges et les policiers furent lancés sur les réfractaires. Chiens de garde contre loups. Les anarchistes ripostèrent par des bombes qui n’atteignirent que des innocents. Finalement, quelques-uns se soumirent. La grande majorité des libertaires fut impitoyablement massacrée, traquée, jetée dans de sordides ergastules où la vermine eut raison de leur énergie.

L’ordre régna à Paris. Il régna dans la famine, dans l’incertitude, dans le heurt des idées, des propositions, des tentatives d’organisation. Il régna dans l’effroi et l’abdication.

Le prolétariat vainqueur, aboyant par tous ses clubs et tous ses conseils, remit ses destinées aux mains de ses délégués — ses nouveaux maîtres. Et, alors, on se reprit à penser à Ugolin, à Ugolin qu’on avait oublié dans la bagarre.

Le point d’interrogation subsistait auquel nul n’avait la possibilité de répondre.

Ugolin, invisible et présent, dominait la situation.

Les commissaires du peuple portés au pouvoir par le déluge révolutionnaire se sentaient frissonner devant les menaces du lendemain. La Révolution était victorieuse. Il fallait maintenant recoudre. Le plus dur de la besogne restait encore à faire.

Ils se tournèrent vers Moscou.

La Révolution russe, depuis 1917, avait fait du chemin. Les sombres jours du communisme intégral s’évanouissaient au loin et, pour tous les esprits clairvoyants elle était depuis longtemps stabilisée dans une forme économique peu différente des autres États de l’Europe. Mais la propagande incessante des agitateurs avait tendu un voile sur les yeux des travailleurs occidentaux. Moscou demeurait toujours le pôle vers quoi convergeaient tous les enthousiasmes et tous les fanatismes. Moscou demeurait la ville sainte de la Révolution, La Mecque du prolétariat.

Et, pendant que le gouvernement bourgeois s’ingéniait à réunir toutes les forces de l’ordre pour marcher sur la capitale, pendant que l’ombre d’Ugolin planait sur les fronts, obscurcissait les consciences, déroutait les volontés, les représentants du peuple au Pouvoir, désemparés, tendaient les bras vers leurs glorieux précurseurs — les dictateurs de la grande Russie.

La Révolution prolétarienne triomphante et accablée de son triomphe quémandait les directives et les ordres de Moscou.


III


Les incidents qui se produisirent ensuite n’eurent plus rien de commun avec le mouvement révolutionnaire. Il semblait que Paris était atteint d’une brusque attaque d’épilepsie. La capitale fut comme une gigantesque cuve bouillonnante d’où s’évaporaient toutes les émanations morbides de peur démentielle et de divagation. Ce qui détermina surtout, en dépit de l’activité policière et de la terreur prolétarienne, cette crise fiévreuse, ce furent l’intervention attendue et redoutée d’Ugolin, d’une part ; et, d’autre part, la déclaration de guerre brutale de l’Allemagne.

Ugolin avait laissé passer l’orage sans un signe. Mais à peine la tourmente parut-elle se calmer pour céder la place à une ébauche d’ordre nouveau qu’il se décida à dire son mot. Un long message parvint à la fois, à Bordeaux et à Paris. Le Maître annonçait que le règne de l’élite était proche. Il ordonnait la soumission absolue à ses commandements et la cessation immédiate des hostilités entre citoyens. Plus de réaction bourgeoise. Plus de revendications sociales. La Science, seule, allait désormais régler le sort des hommes. Et il expliquait cyniquement que les vieillards en possession du fantastique secret de l’éternisation entendaient dominer l’univers. Ces messages provoquèrent chez les uns un accablement écrasant ; ils stimulèrent la haine, une haine meurtrière chez les autres.

Des bandes se levèrent. C’étaient de petits garçons qui, groupés sous la bannière des « Moins de vingt-cinq ans », résolurent la chasse aux ancêtres. Au début, ils se contentèrent de parcourir les rues et les boulevards en vociférant : « Mort à Ugolin ! Mort aux vieux ! » et en conspuant tous les hommes âgés qu’ils découvraient. La police laissait faire. Le Gouvernement, désarmé, comptant surtout sur les jeunes et sur leur ferveur communiste pour se consolider, se gardait soigneusement de sévir. Bientôt les « Moins de vingt-cinq ans » se risquèrent à molester et à brutaliser les vieillards. Puis, exaspérés par quelques résistances, ils se mirent à tuer. On ramassa un peu partout des cadavres aux cheveux blancs, dont certains affreusement mutilés. Le mot d’ordre devint : Guerre aux vieux ! Alors, les vieux, à leur tour, se groupèrent pour se défendre. Il y eut des rencontres sanglantes. Pères contre fils ! La guerre civile renaissait sous un autre aspect. Ce n’étaient plus les classes qui s’affrontaient, mais les âges et les générations. La guerre des jeunes et des vieux ! Chose curieuse. Les hommes de quarante ans se divisèrent, les uns prenant parti pour leurs aînés, les autres pour leurs cadets.

Les plus étranges légendes, les pires bobards couraient, colportés on ne savait comment. On disait qu’Ugolin, réfugié au Mont-Saint-Michel, d’où il expédiait ses messages, fabriquait un élixir de longévité qui s’absorbait soit sous forme de cachets, soit sous forme liquide. Une Société anglaise se constitua avec d’énormes capitaux dans le but d’exploiter les produits Ugolin. Mais, là-dessus, un nouveau message vint mettre les choses au point et le feu aux poudres. On sut exactement ce que voulait Ugolin : l’utilisation barbare et baroque des jeunes gens sains et vigoureux au profit des vieillards marqués du signe de la décrépitude ; la suppression des individus débiles, maladifs, chargés de tares héréditaires… Le tout pour aboutir à une société nouvelle qui ne connaîtrait d’autres règles que celles de l’hygiène et où le Savant serait souverain. Plus de guerres, criait Ugolin, plus de meurtres inutiles ! Plus de ces bagnes sordides qu’étaient les usines, les ateliers, les immenses magasins où crevaient, sous la loi de plomb du travail, des armées de sacrifiés. Les hommes vivraient et achèveraient leur course sur ce globe, sous le contrôle bienveillant de la Science. Ugolin serait Pape et Roi, exerçant son autorité suprême dans le spirituel et dans le temporel. Plus de Dieux, d’ailleurs. Les églises, les temples, les synagogues, toutes les boîtes à prières, à litanies, à sornettes mystiques fermées ou détruites. L’Argent anéanti à jamais. Mais ce qui parut scandaleux, insensé, inacceptable ce fut la façon dont Ugolin prétendait fixer le sort de la femme.

Je comptais, expliquait le redoutable et énigmatique philanthrope, procéder, de même que pour l’homme, au rajeunissement périodique de la femme. Certains incidents et une connaissance plus approfondie de l’être féminin m’ont conduit à modifier mes projets. La femme naîtra et mourra normalement, sans autre changement dans sa carrière que de se soumettre à la « disparition volontaire ». Dès qu’elle sera devenue impropre à l’amour, qu’elle ne saura plus provoquer le désir, qu’elle s’avérera incapable de fournir la joie des sens et de procréer, elle sera condamnée. Elle s’éteindra, du reste, sans souffrance, calmement, sereinement, son temps fini. Ainsi la vieille femme sera extirpée peu à peu de la société de demain. Cela autant pour châtier l’astuce et la perfidie de nos chères sœurs que pour assurer la domination définitive, absolue, de l’homme. La femme ne serait plus désormais qu’objet de plaisir, prétexte à volupté et à ensemencement. Et son rôle demeurerait, malgré tout, magnifique. La Femme, vase d’érection ! proclamait Ugolin avec un humour macabre.

Le nouveau maître ajoutait bien que la femme, durant sa courte existence, jouirait de toutes libertés et pourrait à son gré disposer de son corps, sans le moindre souci des morales périmées et grotesques conçues par l’imbécillité humaine. Mais cette obligation de renoncer, à l’heure où s’évanouit la féminité et où se flétrissent les charmes, telle que l’imposait un monstre de misogynie, parut à tous, et surtout à toutes, intolérable. Les douairières se sentirent immédiatement menacées ; les femmes mûres hurlèrent et, comme la jeune captive, assurèrent qu’elles ne voulaient pas mourir encore. De respectables féministes qui, pour la plupart, se croyaient visées directement, firent un chahut de tous les diables. Et il y eut un élément de désordre de plus. Des meutes de tricoteuses se dressèrent. Des Théroigne de Méricourt s’improvisèrent à tous les coins de rue, prêchant la guerre sainte contre les hommes, associant, dans leur vindicte, les jeunes et les vieux.

Bataille des âges ! Bataille des sexes ! On apprit que, d’un bout de la France à l’autre, cette lutte insensée sévissait. Des tas de femmes échevelées, ivres de colère, parcouraient les routes, attaquant sauvagement les soldats. D’autres se réfugiaient dans les églises, passaient leurs journées et leurs nuits à prier. Mais à Paris, ce n’était qu’émeutes, rixes, mêlées. Le Gouvernement de la Commune, complètement désarçonné, ne savait où donner de la tête. Il avait tout prévu, la résistance à la bourgeoisie, la nécessité de la discipline ouvrière, la terreur, tout, sauf ce débordement furieux de rage, cette ruée des êtres dans la frénésie du meurtre. Il réussit, pourtant, à conserver quelques forces solides et il parvint, parmi des ruisseaux de sang, à rétablir un peu d’ordre. Malheureusement, dans ce chaos imprévu, dans ce bouleversement ébouriffant, où l’on pouvait voir se dresser les femmes contre leurs époux, les fils contre les pères, la lutte reprit sous une forme plus abjecte encore. La production était tombée à zéro. Personne ne travaillait. Nul ne produisait. La famine fit son apparition ! On se battit pour le ventre. On se mit à massacrer pour manger. On se disputait à coups de couteau, à coups de poing, à coups d’ongles, à coups de dents, une croûte verdâtre, un morceau de viande haillonneux. Les hommes, remontés brusquement à la bestialité des premiers âges, s’entre-tuaient pour pouvoir vivre.

Ce fut à cet instant, alors que les bipèdes civilisés se couchaient dans l’animalité la plus dégradante, que les armées allemandes s’ébranlèrent à travers la Belgique et la Suisse. L’Allemagne, qui suivait avec une âpre curiosité les événements se déroulant hors de ses frontières, n’était pas loin de considérer la France comme une nation en pleine déliquescence, trempée dans toutes les abjections, finie et condamnée, présentant de plus un danger permanent pour la sécurité et le progrès humains. L’occasion était trop bonne pour rater la revanche, depuis si longtemps convoitée, sur la défaite de la grande guerre mondiale au cours de laquelle le militarisme prussien avait mordu la poussière, sans profit réel, d’ailleurs, pour le monde civilisé, puisque les armées peinturlurées de tricolore ou de rouge renaissaient un peu partout. Aussi l’invasion fut-elle rapide et décisive. Les avions ennemis survolèrent Paris, versant la mort. Le Gouvernement révolutionnaire en appela à la nation, trompeta le devoir sacré de la « défense prolétarienne », édifia sur les places publiques des autels analogues à ceux de la grande Révolution bourgeoise. Mais rares furent ceux qui répondirent à ces appels suprêmes. Les jeunes gens se dérobèrent, prétextant que c’étaient toujours eux qui faisaient les frais de la casse, cependant que les vieux, promis au pourrissoir, échappaient à tous dangers. Les travailleurs affirmèrent qu’ils n’avaient pas d’ennemis parmi les autres travailleurs, de l’autre côté des frontières, sans paraître s’apercevoir que ces mêmes travailleurs revêtus de l’uniforme s’étaient transformés en soudards et que rien n’est si près de la brute qui tue héroïquement que le pacifique ouvrier rêvant d’émancipation sociale et de concorde universelle.

Cela tourna promptement à la débandade. Chacun ne songeait plus qu’à sa précieuse peau et ce qu’on appelait l’embuscage prit des proportions fantastiques. Mais le comble, ce fut l’entrée en lice de l’Empereur romain, Bénito Ier, le plus exécrable tyran de ce temps, qui, prétendant reconquérir la Corse, la ville de Nice et la Savoie, en attendant mieux, se rangea du côté des Germains. En même temps, l’Angleterre, craignant pour son hégémonie, consentit à soutenir la France et à lui prêter quelque argent en tenant compte du change et des intérêts composés. Et, rapidement, toutes les nations européennes entrèrent dans la bagarre.

L’Europe fut transformée en un Océan sanglant. L’assassinat devint la loi du monde.



Cela dura à peine quelques semaines. Les engins de destruction bénéficiaient d’une telle splendide perfection que les combats devenaient atrocement meurtriers. Le carnage était partout. Puis les soldats, désespérés, se tournèrent contre ceux qui les commandaient, massacrèrent les chefs. Et ils se répandirent dans les villes et les campagnes, comme au temps des Grandes Compagnies, quêtant du pain, saccageant les propriétés, violant les femmes, égorgeant quiconque s’opposait à leurs désirs. Triomphe écœurant d’une soldatesque déchaînée, sans autre guide que ses crapuleux instincts.

Mais comment fixer les péripéties de cette invraisemblable et boueuse épopée ? Du sang, du sang ! Des foules abêties et stratifiées dans une épaisse couche d’horrification. Des épidémies perforantes. Le vernis de la Civilisation zébré de craquelures. Si je voulais noter ici les phases de cet indicible cauchemar, il me faudrait tremper ma plume dans je ne sais quelle encre pestiférée. Pour tout dire, la Rage et la Démence tenaient l’Humanité à la gorge.

C’est alors que, dans le ciel, Ugolin, le dieu Ugolin fit son apparition. Il surgit une nuit, sur le charnier de Paris, à la tête d’une flottille d’avions légers et rapides ; le super-rayon se mit à fonctionner ; les quartiers miséreux, les taudis, les trous à punaises, les boîtes à cafards s’effilochèrent sous les morsures du fluide vengeur. En même temps, le Maître donnait ses ordres. Il poussait les foules vers les habitations des riches, les palais, les hôtels, et ses ordres, qui pleuvaient sur la ville, commandaient : Au travail !

Ce qui restait de troupes à moitié organisées recula sur les frontières. On ne songeait plus à la guerre devenue inutile. Il y avait encore, à Bordeaux, l’ombre d’un Gouvernement. Il fit humblement sa soumission. Et l’ère de l’organisation débuta.

Je me vois dans l’obligation d’esquisser simplement le récit de cette transformation fabuleuse auprès de laquelle les bouleversements les plus profonds de l’Histoire apparaissent comme jeux d’enfants. Je ne pus, du reste, la suivre que de très loin. Un soir que je déambulais sans but dans les rues, noyé dans le délire général, une ombre s’était dressée soudainement sur mes pas. Elle m’adressa un signe impératif, me jeta dans une voiture et, de là, dans un avion. Quelques heures après, j’étais au Mont-Saint-Michel, en présence d’Ugolin. Le petit vieux, transfiguré, se tenait debout, le visage calme, les yeux semblables à deux étoiles, tout son être ruisselant de force majestueuse, débordant de jeunesse. Il prononça avec une terrible douceur :

— Nous approchons du but. Le monde nouveau va s’épanouir sur la charogne de l’autre.

Je joignis les mains.

— Maître, il y a des masses d’hommes, de femmes, d’enfants qui sont comme des loups enragés.

— Je sais, dit-il, négligemment, je sais. Qu’ils crèvent donc. Il le faut. Trop de déchets empoisonnent la société qui se lève. Faisons table rase.

Il ajouta :

— On vous a mis à une rude épreuve. Vous avez besoin de repos. Allez.

On m’isola dans une chambre. J’appris par la suite que j’avais dormi deux jours pleins. Quand je revis le soleil, j’interrogeai un des hommes qui avaient reçu mission de veiller sur moi.

— Vous serez tenu au courant au fur et à mesure. Restez en paix.

Peu à peu, dans le calme et la sérénité du Mont-Saint-Michel, loin des orgies sanglantes auxquelles je venais d’assister, je me remontai. Il me fut permis d’aller respirer le souffle du large. La mer s’étendait devant mes regards, paisible et complice. Des bestioles blanches et roses se querellaient sur la crête des flots. Douceurs du rêve. Mon imagination vagabondante courait à cent à l’heure. Que faisaient les hommes, mes semblables ? Que devenait le monde ?

Ce qu’il devenait ? Il croulait, tout simplement. Dans les capitales, dans les grandes villes, Ugolin possédait des auxiliaires qui l’aidaient dans sa besogne de chirurgie sociale. Des quartiers entiers étaient rasés. Des masses d’individus étaient recrutés auxquels on assurait la pitance et l’abri et qui se transformaient en serviteurs zélés du Souverain. Les intellectuels, les techniciens, les artistes se rallièrent les premiers. Quant aux ouvriers, qui n’avaient rien à perdre, ils acceptèrent le travail qu’on leur imposait avec une sorte de fatalisme. Ceux qui luttèrent, ce furent les maîtres dépossédés, les hommes d’argent, les hommes de loi, les prêtres, les militaires… Pour eux, la victoire d’Ugolin, c’était la fin.

Après une trêve conclue entre les nations belligérantes, il fut décidé que l’assaut décisif serait donné à Ugolin. Des essaims de vaisseaux, de torpilles, d’avions de bombardement se lancèrent contre le Mont-Saint-Michel. La grande bataille se livra. Mais l’issue était prévue ! On assista à une répétition amplifiée de l’affaire de Meudon. Ni les bombes, ni les torpilles, ni les obus ne purent atteindre leur but, brisés net par un obstacle impénétrable. En même temps, les avions d’Ugolin, très haut dans le ciel, laissaient tomber un déluge de flamme sur l’ennemi, promenaient partout le super-rayon. En quelques heures tout fut réduit en poussière. On ne retrouva pas un seul vivant, pas le moindre débris.

Ces détails ne sont pas consignés exactement dans nos manuels d’histoire. Le peuple des neutrides et des stérilisés ne sait pas tout. On lui enseigne seulement qu’il y eut jadis une guerre terrible entre la Science et la Barbarie et que, pour le plus grand bonheur de l’humanité, les savants vainquirent. Pareillement, il ignore que ceux qui le dirigent s’éternisent en absorbant des existences, périodiquement. Pour ces pauvres êtres, il y a toujours eu des immortels qui constituent une branche à part de la grande famille humaine et sont comme des dieux. Ugolin l’a réglé ainsi. Seuls les initiés connaissent la vérité. Mais il est des secrets terribles qui demeurent le monopole des Douze et d’autres plus hermétiques encore que gardent jalousement les redoutables prophètes de la Trinité Scientifique.

Moi qui ai vécu, au centre même des événements, cet extravagant roman, je sens bien que c’est une entreprise insensée que de vouloir en reconstituer les chapitres. La période de tâtonnement dura presque un demi-siècle. Ugolin commença par la conquête méthodique de la vieille Europe. Dans toutes les communes et dans tous les quartiers des grandes villes, il mit au point ses comités de « vigilants » dont le rôle se bornait à examiner les individus et à décréter la suppression de quiconque était soupçonné d’un mal héréditaire. Les moins malades étaient frappés de stérilisation et la reproduction leur était interdite. Cela ne les empêchait nullement de connaître les ardeurs génésiques et ils pouvaient sans contrainte se livrer à la gymnastique sexuelle.

Les nouveau-nés étaient examinés méticuleusement par les maîtres-vigilants. Les débiles, impitoyablement, étaient immolés. Les autres, robustes et sains, se voyaient, néanmoins, soumis à une petite opération, laquelle consistait en deux piqûres à la nuque et dans l’aine, ce qui ne diminuait en rien leur activité et leur vigueur physique, mais arrêtait définitivement, en eux, toute possibilité d’évolution. Ils étaient neutralisés. Ugolin les condamnait à se perpétuer sans qu’ils pussent acquérir des qualités nouvelles. Le neutride demeurait constamment semblable à lui-même. C’était une race fixée.

Je me suis obstinément efforcé de découvrir la formule des piqûres destinées aux neutrides. Les Trois se refusaient à la divulguer. On chuchotait, dans le Grand Cercle, qu’il s’agissait d’un composé de poisons cérébraux auquel se mêlait le venin spécialement traité de certains reptiles. Mais nul n’avait de certitude à cet égard.

Le Grand Cercle s’était progressivement élargi. Ugolin l’avait enrichi de tout ce qu’il découvrait de savants véritables, d’esprits lucides. Ils composaient l’administration ugoline, veillaient à l’hygiène des cités, conduisaient la société muée en une sorte de haras. Ils présidaient aux naissances, modelaient l’avenir des enfants, poussaient les femmes au « renoncement » total. Car, selon la règle voulue par Ugolin, la femme ayant échoué au port de la ménopause, devait consentir à s’effacer. Elle pénétrait dans un des laboratoires dits d’Éternité et quelques minutes après, sous forme d’imperceptible nuée, elle partait pour le grand voyage. Les éléments arbitrairement associés qui entraient dans son âme, libérés et purifiés, voguaient à la recherche de nouvelles combinaisons malsaines.



Durant des années et des années, Ugolin lutta contre la putridité d’un siècle vaincu. L’ancien continent se courba assez promptement sous son sceptre. Il assujettit la Perse, la Chine, le Japon, les colonies africaines. Puis il se tourna vers l’Amérique. Il considérait le Nouveau Monde, ainsi qu’on disait alors, comme le refuge de la barbarie, développée par un machinisme outrancier et mangeur de consciences. En ces régions, l’individu n’était plus que l’esclave de la Mécanique et le courtisan du Dollar. Ugolin s’épuisa à dompter cet utilitarisme où, par une déconcertante bizarrerie, traînaient de louches superstitions et les plus grossiers fanatismes. Les hécatombes furent monstrueuses. Ugolin en usa avec les enfants des États-Unis comme avec de simples Indiens.

Trois quarts de siècle s’estompèrent. Je respire tout ce passé qui se disperse parmi les révoltes, les combats, les répressions, les misères, les deuils. Mon esprit dérape. Sombres évocations ! Les cités s’écrasaient comme des escargots sous le talon du promeneur. La Mort qu’on allait museler s’en donnait à cœur joie avant de rendre les armes.

Trois quarts de siècle ! L’univers était à peu près soumis. Ugolin et son armée de savants s’étaient attachés à une triple besogne : régénération des individus, suppression de la machine, anéantissement des villes. L’homme, de sa naissance à sa fin, devint la proie du médecin-chirurgien qui le choisit comme champ d’expérience, le combla de médications, le surina de son bistouri des pieds à la tête. Il se produisit, quarante années après la révolution ugoline, ce que nous avons appelé le grand tournoi des docteurs. Ce fut inénarrable et cela manqua remettre en question la victoire et la suprématie des Vieux-Jeunes.

Les médecins dominaient parmi les troupes d’Ugolin et se doublaient de chimistes. Leur principale préoccupation, le seul objectif qu’ils poursuivaient, c’était, suivant leur propre expression, le nettoyage de l’individu humain. Ils le nettoyèrent de telle sorte qu’il faillit ne plus rien en rester. Le docteur Bell-Uhr, de Chicago, imagina d’explorer les intestins et reprenant les théories de Metchnikof, de les vider de leur contenu de bactéries. Des milliers de malheureux furent gavés des produits les plus hétéroclites ; on ne rencontrait plus que de tristes épaves sans force ni courage, aplaties, geignant, souffrant comme des damnés. Là-dessus, le docteur Korusko, originaire de Tchécoslovaquie, affirma qu’il fallait non pas nettoyer les ventres en les ramonant comme des cheminées, mais les ouvrir pour aseptiser l’intérieur. Et le professeur Bille, de Montélimar, conçut le projet de les racler avec une lame très fine trempée dans de l’acide formique.

Puis le docteur Polpol, de Paris, s’avisa que toutes les maladies étaient guérissables par des piqûres dans le nez. Il s’attaquait, disait-il, aux bulbes. À la moindre névralgie, à la moindre douleur, vlan ! un coup de pointe dans le nez. L’appendice nasal en vit de toutes les couleurs. Les nez enflèrent, assumèrent des teintes indéfinissables, s’exhibèrent grotesques et pitoyables. Le professeur Morton, de Liverpool, s’éleva véhémentement contre ces pratiques et promulgua que le creux de la main était le véritable siège de la sensibilité. Mais le docteur Pougeol, de Carcassonne, intervint à son tour, pour préconiser la plante des pieds.

Ces disputes durèrent longtemps. Un groupe de médecins se réunit et décréta qu’il devenait indispensable d’interner l’individu sous une cloche pneumatique dans laquelle on introduisait un produit spécial où le chlore et l’iode s’épousaient à fortes doses. Ce traitement avait pour effet de pomper tout ce que l’organisme entretenait de nocif et d’épurer radicalement le sang. Il fit un nombre incalculable de victimes. Un autre groupe, non moins convaincu que le premier, assura qu’il fallait absolument combattre un fléau par un autre. On inocula le microbe de la peste aux patients atteints de coryza. On glissa le germe du choléra à tous ceux qui se plaignaient de laryngites. Ainsi la peste guérit le coryza, la dyphtérie guérit la peste, la grippe guérit la dyphtérie, la syphilis guérit la grippe, la tuberculose guérit la syphilis, le cancer guérit la tuberculose, la bronchite guérit le cancer, la dysenterie guérit la bronchite… Les cors aux pieds guérirent les maux de dents et les maux de dents guérirent les cors aux pieds. On connut des phénomènes qui collectionnèrent toutes les variétés de maladies, chassant les unes par les autres et qui, au dire de leurs soigneurs, moururent illogiquement d’un refroidissement.

Ces deux écoles rivales, pleines d’une sombre rage, se donnèrent l’assaut à coups de thèses, de démonstrations, d’expériences, de rapports. Il y eut la secte des « Pneumatistes », et celle des « Fléautistes ». En dehors, les Éclectiques, qui employaient indifféremment tous les systèmes ! Quant aux victimes, malades ou non, elles étaient sacrifiées d’avance. La confrérie morticolesque fit presque autant de ravages, en quelques années, que le super-rayon. Il fallut qu’Ugolin, las de ces vaines querelles, se mêlât de la partie et fît connaître qu’à l’avenir, on ne traiterait et soignerait ses sujets que d’après ses indications. Quelques tentatives de rébellion se manifestèrent. Le docteur Triturant, qui se signala particulièrement, fut saisi, jeté au laboratoire d’Éternité ! Cet exemple suffit pour faire rentrer les récalcitrants dans l’ordre.



Le Machinisme ne survécut pas longtemps au triomphe des Vieux. La découverte de rayons, jusqu’alors ignorés, eut raison de la vapeur, du charbon, du pétrole, de l’essence… Les usines, les chemins de fer, les fabriques, les mines disparurent ! Le laboratoire s’installa partout.

Grâce aux forces inconnues dont disposait Ugolin, l’industrie humaine prit un essor inattendu. L’homme ne fut plus, comme autrefois, le simple auxiliaire de la machine ; il s’improvisa rapidement le surveillant attentif et conscient des choses. La main-d’œuvre se raréfia et l’employé (on ne disait plus le travailleur) bénéficia d’appréciables loisirs. Il ne songeait plus à se plaindre. Quelques heures de surveillance par jour et son labeur était terminé. Après quoi, il pouvait, en toute tranquillité, vaquer à ses propres occupations, s’adonner à des travaux de son choix et aux jeux… Était-ce le paradis social ? Non, car, au-dessous des neutrides et des stérilisés, se trouvaient, dans les couches profondes, pour les indispensables bas travaux, des cohortes d’esclaves raflés parmi les races jugées inférieures qu’on laissait volontairement mijoter dans leur crasseuse ignorance et qu’on désignait sous l’appellation de « mangeurs de viande ».

Il faut qu’on sache que, lentement, Ugolin avait supprimé du régime alimentaire de ses semblables, tout ce qui touchait à la chair animale. La chimie présidait à la cuisine. Malgré tout, la bête comestible n’échappait pas à son sort, mais une préparation scientifique modifiait ses produits et sous-produits qu’on servait sous les formes les plus variées et de telle façon qu’il devenait difficile d’établir leurs origines. Les déchets restaient le monopole des esclaves tueurs et vidangeurs-mangeurs de viande, excrément de la société. Ces ilotes carnivores étaient la plaie du monde nouveau. Mais Ugolin énonçait qu’il n’y avait point de corps social sans les cellules basses.

Il m’arrive trop souvent, on l’a vu, de rebondir en arrière. On a beau se renouveler, faire peau neuve, on entend toujours le vieil homme. J’évoque, une fois de plus, les revendications puériles de mes contemporains de l’an 1935. La machine à l’ouvrier ! La direction et la gestion de l’industrie aux mains des prolétaires ! Utopies enfantines. Il n’y a plus aujourd’hui de prolétariat. La vie sociale ne nécessite nullement ces vastes agglomérations fumantes et trépidantes où agonisaient tant d’individus qui, aussi bien en haut qu’en bas de l’échelle, employeurs ou salariés, ignoraient toute sécurité, s’épiaient les uns les autres, inexorablement opposés dans leurs intérêts, leurs ambitions, leur cupidité. Le vent de l’incertitude soufflait alors sur tous les fronts. Maintenant les énergies éparses dans l’univers sont utilisées pour le bien-être commun et leur emploi judicieux réduit le machinisme d’antan à sa plus simple expression.

Ugolin sait comment on emprunte à l’atmosphère, à l’eau, à la matière inerte, les forces qui actionnent, avec le minimum de main-d’œuvre, les avisettes, les véhicules de transportation, les instruments de construction… Les inventions se sont succédé, ruinant de plus en plus l’effort des muscles. La nature est à peu près domestiquée. Les saisons n’ont aucun effet sur le rendement de l’agriculture : fruits, légumes, fleurs, poussent, s’épanouissent sans douleur quand on le veut, à l’heure qu’on a indiquée. Ugolin provoque la pluie à son gré, emmagasine le soleil, détourne les cours d’eau. Mais, en bas, il y a toujours les manœuvres qui peinent, les brutes dont les bras sont indispensables. Et cela, c’est le souci constant de l’Élite régnante, en dépit des assurances du Maître, qui espère tout de l’avenir.

Cependant, je ne veux le dissimuler, la société ugolinesque est, par rapport à celle de ma première jeunesse, dans la même situation que celle du vingtième siècle comparée à l’âge des cavernes. Les individus ne peuvent que se féliciter du bonheur conquis, au prix, il est vrai, de leur abdication et dans la méconnaissance des ressorts secrets du mécanisme social. Ils vivent sans souffrance, sans crainte, sans heurt, une existence minutieusement réglée, sarclée des tares d’autrefois. Mais est-ce là ce qu’on peut considérer comme le bonheur ?

Je me suis questionné bien des fois, inutilement. C’est l’ancêtre qui me harcèle et me chante des airs de flûte sur la liberté et ses charmes. La liberté ? Peuh ! un mot. De quoi donc suis-je pétri et quel sang purulent stagne encore dans mes veines pour que je me ratatine ainsi sous des regrets ? Sans Ugolin, quelle grimace incongrue ne ferais-je point dans les remous du Grand Rien — le Grand-Tout-à-l’Égout, comme disait ce joyeux chevalier de la Triste Figure de Ciron.

Mais où sont les grandes et belles villes d’antan, leurs larges avenues bordées de boutiques, de magasins, de brasseries rutilantes, et les hautes maisons, et les palais orgueilleux, et les cathédrales hautaines ? Ugolin a tout jeté à terre. Il n’a conservé de l’hier fangeux et resplendissant que ce qui lui semblait de nature à concourir à l’édification de son peuple. Les temples et les églises sont transformés en musées où l’on savoure le spectacle de la niaiserie antique, échantillonnée, étiquetée, classée et détaillée, de même que, vers ma trentième année, on allait méditer sur les vestiges d’une civilisation défunte, dans les salles de Cluny. Les habitations humaines ne sont plus collées les unes sur les autres, en un tas pouilleux. Elles ne piquent plus du nez vers l’azur outragé ; elles s’égrènent parmi les espaces verdoyants, sur les bords des routes larges comme des fleuves. Le globe entier tend à se fleurir de maisons légères, ceinturées de feuillages touffus. Paris n’est plus Paris. Les rues, les places, les boulevards, autant de termes surannés et de choses désuètes que les hommes de ce temps sont incapables de reconstituer même par la pensée. Prisons, casernes, usines, forteresses, couvents, collèges, boxons, léproseries grillagées, champignons massifs d’une moisissure sociale, vous n’êtes plus que duvets de nuages.

Les laboratoires dispensent toutes choses : chaleur, lumière, rayons vivifiants, nourriture. Le sol suant, bousculé, surmené, fait le reste. J’ai beau me frapper la poitrine, descendre au tréfonds de moi-même, me torturer le conscient et le subconscient, je ne puis le céler : les hommes sont affranchis de mille maux ; ils se développent béatement, sans le souci de leur devenir. Ils sont heureux. Heureux ! Heureux ! Je vous dis qu’ils sont heureux, puisqu’ils s’ébattent tels des canards dans une mare, parmi les eaux sans rides d’un — ah ! voici le mot qui vient sous ma plume… le mot que j’hésite à tracer — ne lisez pas ; j’écris : Automatisme social.



Ugolin est tenace. Il lui a fallu une volonté en bois d’ébène et la conviction de son éclatante supériorité pour réaliser un aussi complet chambardement. Détruire un monde marqué pour Attila, ce n’était rien. Sauter à la gorge des fléaux, museler la Machine, disperser les fourmilières fétides qu’étaient les grandes villes, simple amusette pour lui. Mais pour que les assises de sa société fussent solides, il lui fallait décortiquer la nature humaine. Les individus étaient nécrosés de religiosité, de superstitions, de basses croyances. Leur éducation exigeait des siècles. Le maître a préféré leur administrer le contre-poison en les prenant dès leur débarquement sur le quai de la vie et en épuisant, en eux, toute faculté imaginative. L’Imagination est un grand facteur de progrès intellectuel, mais, aussi, un toxique rongeur amenant la sophistication cérébrale. Elle va de l’ombre à la lumière, du plein air aux caves nauséabondes où s’agite toute une vermine gluante et rampante. Ugolin a tué l’Imagination. Il n’a laissé subsister que la Raison froide, tranchante comme un rasoir. Neutrides et stérilisés ne conçoivent point. Ils raisonnent. Leur cerveau est un rouage que nous graissons, que nous alimentons avec l’huile des faits. Cerveau-Moteur, voilà l’homme d’Ugolin.

L’imagination abolie, la passion ne put survivre. L’amour, la haine, l’ambition, la soif du lucre, tous ces ressorts de l’activité humaine s’affaiblirent peu à peu jusqu’à l’extinction. On fit l’amour avec sérénité, calmement, comme on mangeait, sans les complications odieuses de la jalousie, ce fléau dévastateur. Aimer devint une fonction animale, une exigence naturelle. Seuls les vieux jeunes s’y adonnèrent avec frénésie et cultivèrent cet art difficile, de même qu’ils se complaisaient à la cuisine scientifique. Plaisir des sens, de tous les sens.

L’alcool débilitant fut radicalement supprimé. Mais, après d’orageuses discussions, Ugolin conserva le vin dont il fit sévèrement réprimer l’abus. Du coup, l’art et la poésie dépourvus d’aliment s’étiolèrent. On essaya bien de les sauver du naufrage. Mais que peuvent bien exprimer les faiseurs de vers dès lors qu’ils ne disposent plus des ingrédients utiles : amour, dieu, ma mie, mon cœur, petites fleurs bleues, petits chichis… Finalement, Ugolin décréta que ces messieurs experts à aligner des mots rangés selon un ordre convenu et à s’entortiller dans la soie des métaphores ou la gaze des symboles, étaient tout à fait indésirables. Quant aux artistes, moins favorisés encore que les tire-lyres, la science qui permettait de capter avec certitude les couleurs, les formes, les mouvements, eut promptement fait de ridiculiser leurs fantaisies géométriques et leurs prétentions synthétiques.

Pourtant Ugolin donna tout son appui aux musiciens. La musique, pour lui, c’était comme une intoxication cérébrale qui pénétrait par l’oreille. Il ordonna des bains de musique avec accompagnement de parfums subtils (autre forme d’intoxication) d’où les neutrides sortaient dans un état avoisinant l’abrutissement. Cela servait ses vues sur la domestication d’une foule que des instincts malgré tout persistants pouvaient travailler et réveiller.

Mais quelle besogne ! Au cours des années d’organisation, dures et laborieuses, Ugolin dut surtout lutter contre les sournoiseries de la Mort qui ne voulait pas lâcher sa proie et disposait de mille moyens. Le Maître s’acharna à combattre l’accident. Il le trouvait partout, niché dans tous les coins et recoins. Il le traqua, le pourchassa, ordonnant la destruction de toutes les armes, de tous les instruments dangereux. Fusils, pistolets et revolvers, épées, poignards, couteaux, explosifs, canons, mitrailleuses, et les arsenaux et les fabriques, tout ce qui de près ou de loin, se rattachait au meurtre, tout fut brisé. Cependant, dans cette joute à cache-cache avec la mort, Ugolin n’obtint pas facilement le dessus. L’accident demeurait. Il se dissimulait dans l’air, sous l’eau, sous terre ! Le pauvre Ciron fut un des premiers parmi ceux qui succombèrent. Il s’était déjà renouvelé trois fois et poursuivait ses études sur les réactions profondes des cellules nobles transplantées dans un milieu neuf. Il avait su parvenir à donner une sorte d’activité intellectuelle à certaines parties basses de l’individu, notamment aux parties sexuelles, et nous présentait des neutrides chez lesquels le phallus tenait lieu du siège de la pensée, ce qui, selon Ugolin, marquait une inutile régression vers les aberrations du vingtième siècle. J’ai toujours soupçonné Ciron de n’avoir vu, dans cette aventure, que prétexte à amusement paradoxal. Il nous arriva, un matin, la tête entourée de bandages, délirant déjà, nous servit un grand discours sur le Surhomme qui s’ébauchait et devait sortir d’une branche de l’animalité plus évoluée que nous ne le pensions, pour supplanter l’homme, cette erreur de la nature tâtonnante et zigzaguante. Et il mourut, debout, son immense corps distendu, son crâne défoncé, défiant la Camarde, tel Cyrano.

D’autres accidents abattirent une douzaine de vieux jeunes, les uns couchés par une brique tombée d’un toit, les autres noyés, asphyxiés, brûlés, précipités dans quelque catastrophe. Des mesures s’imposaient. Ugolin multiplia les précautions. Lentement, il arracha ses griffes à la Mort, para à toutes les surprises possibles. Et, sur une terre où se confondaient les saisons, ensevelie dans une paix grise, les hommes immunisés contre tout retour des appétits et des violences, furent comme des troupeaux d’agneaux broutant dans l’abondance des pâtis. Sécurité et douceur ! Innocence et Âge d’or ! Seuls, les bergers responsables devant l’Inconnu, s’anémiaient à la recherche des causes, sondaient le Mystère, tourmentés par le prurit de la Connaissance — cette Déité fuyante et exaspérante.


IV


Je chante ce héros sur mes pipeaux fragiles… je chante, à la façon du bon abbé Delille, polluant l’Énéïde, ce héros qui, d’un geste sûr, armé de sa seule et faible intelligence de petit homme rabougri parmi les grimoires et les formules, sut opérer dans le monde terrestre, la plus terrifiante et la plus éblouissante des transmutations. Ugolin Démiurge. Les hommes de demain, installés dans leur revanche, le cloueront au pilori. Il figurera le démon tentateur et perfide qui mène aux abîmes, le Criminel frappé d’aliénation… Je les sens qui viennent, semblables à ceux d’autrefois, ayant reconquis leurs instincts et leurs forces mauvaises. Seulement, voilà. Ils se refuseront à croire ou déformeront les faits. L’aventure ira s’inscrire dans les annales de la blagologie.

Je chante ce héros, ce vieillard sublime, le Maître de la vie. Les autres diront : « Il n’avait pas le droit. » Quoi, le droit ? La vie, ce que nous appelons la vie, est-elle autre chose qu’une succession d’absorptions ? L’être ne se renouvelle-t-il pas, constamment, en avalant l’être ? Je contemple un énorme sapin dressé, devant moi, comme un colosse, aux branches entremêlées. C’est toujours la même sève qui coule en lui. Il élabore sa propre structure en empruntant à lui-même, à ses déchets, à la jeunesse qu’il prodigue et récupère tour à tour. Le mouvement a, lui aussi, chez l’animal, cette faculté de réabsorption et d’éternisation.

Je chante le héros… Il a dépassé ses désirs et toute l’humanité qui marche est en lui. La Planète est son domaine. Vieux Jeunes, Éternels magnifiques, assemblez-vous, autour de lui, comme une couronne de dieux. Que les lyres résonnent. Et qu’Hébé, l’immortelle, nous verse la liqueur bienfaisante, suppuration de soleil, baptisée par le maître : soléol. Ugolin, Conquérant, Poète, Mangeur d’hommes, nous sommes à tes pieds.

Je chante le héros… Mais voici le crépuscule. Et voici plus que le crime : la faute. Ugolin n’a pas écrasé la femme. Il le fallait. Il fallait écraser la femme — la chenille. Et supprimer aussi l’accouplement grotesque qui, pour quelques minutes torturantes, rive deux adversaires irréductibles, collés peau à peau, amalgamant leur vertige, caracolant, chacun de son côté, des sensations contradictoires. Ugolin n’a pas su comprendre. Quand on veut assujettir la vie, il faut tremper ses doigts dans la source. Raccommoder, c’est bien. Créer, c’est mieux.

Ugolin n’a pu dominer entièrement la vie… sans la femme. Il n’a même pas essayé. C’est de cela que nous mourrons.

Il est certain, pourtant, que j’adore la femme. Je la place très haut pour les ardeurs qu’elle suscite, pour les coulées de lave qu’elle verse dans nos moelles. Je conçois que, sans elle, nous ramperions dans la viscosité des limaces. Ugolin n’a pas aboli le vieil homme. Le Sexe demeure Roi. Mais la Femme est toujours l’Ennemie.

Pourquoi j’écris cela ? Parce que je viens de me heurter à Judith. Et que du bout de son ongle vermeil, elle m’a fait effleurer l’inanité de nos espérances gonflées comme des baudruches et la fragilité de nos rêves crevant dans le vide. Je le pressentais depuis longtemps. Ce n’était point sans raison que, dans les yeux de Judith, se reflétait l’ironie trouble des regards de l’autre — la Juliette, la servante, l’instrument du petit vieux toussotant, ricanant, sardonique. Comment n’ai-je pas plutôt accueilli l’avertissement ?

C’est elle qui m’a offert crânement le combat. Je me tenais dans mon cabinet, un peu déprimé, poursuivi par des visions de déchéance, ma pensée battant des ailes sur le vieillard inerte qui n’est plus que le reflet de lui-même et que la Trinité Scientifique ne consulte, rarement, que pour la forme. Douloureuse abdication. Soudain, la Femme s’est dressée, les yeux plus sombres, farouche, les lèvres blanches. Elle m’a jeté, de sa voix traînante, avec une sorte de nonchalance :

— Que croyez-vous, mon ami, que soit devenu notre Simon ?

Je me suis levé d’un bond, surpris par l’attaque. Ce que je crois ? Je n’ose l’exprimer. Depuis que mon fils a disparu, les enlèvements de jeunes gens se sont succédé, méthodiquement, sans que nul n’ait pu fournir un commencement d’explication acceptable à ces attentats. Moi qui ai connu la série des enlèvements de jadis, je me sens pris d’effroi à l’idée que cela peut recommencer. Y aurait-il, quelque part, inaccessible et maléficieux, un second Ugolin, une réplique de l’autre ?

Judith se courbe vers moi, le double éclair de ses prunelles s’enfonçant dans mon crâne comme deux pointes rouges. D’un geste enfantin, je veux la repousser. Elle m’a saisi les doigts :

— Il faut que nous nous expliquions.

Sa voix devient âpre. Elle achève, pendant que je la contemple, angoissé :

— Oui, il est temps que je vous dise… D’abord, sachez que, depuis longtemps, je ne suis plus dupe. Je suis édifiée, ce qui s’appelle édifiée, sur votre prétendue immortalité qui n’est proprement qu’un vol. Vous vivez de la vie des autres, voilà la vérité. Mais qu’étiez-vous avant d’avoir découvert l’horrible secret, ce secret qui vous fut acquis par les recherches de centaines de générations. Voleurs ! Voleurs ! Et Assassins ! Car vous avez empoisonné pour des siècles, peut-être, des multitudes d’hommes qui jouissaient du droit naturel, absolu, de vivre, vous m’entendez, de vivre, de se développer, d’évoluer, de finir, normalement, selon les lois naturelles par vous chambardées.

Elle se tait un instant. Je ne cesse de la scruter, avec une curiosité malsaine. L’indignation crépite dans ses yeux de diamant noir. Elle est divinement belle, d’une beauté de magicienne. Elle est semblable à une héroïne de roman cosmopolite. Elle reprend :

— Alors, vous vous persuadiez que, toujours, impunément, vous alliez tirer de vos enfants, à l’aide de votre infâme anaplastie, les forces que l’âge tarit en vos carcasses périmées ? Vous espériez pouvoir monopoliser, à votre profit, la belle, la superbe jeunesse, l’irrésistible jeunesse qui apporte, avec elle, de la semence de futur ! Insensés ! Vous n’ajoutez que des couches de vernis sur du bois pourri. Au fond de votre être qui s’ingénie à durer, il y a toujours le vieil animal qui rue furieusement, qui ne veut pas céder. Vous ne prenez aux jeunes gens que leur vigueur physique, rien de leur âme fraîchement éclose.

J’étrangle un gémissement :

— Judith, comment savez-vous ces choses ?

— Qu’importe ! Je sais, voilà l’essentiel. Et je sais aussi que les jeunes — les vrais — auront leur revanche, et très prochainement.

Cette fois, je me hérisse. La menace agit comme un coup de fouet. Et puis Judith parle trop et trop bien. Elle m’a donné le temps de me reprendre. À mon tour, j’attaque :

— Judith, je vous écoute, très calme, sans colère. Vous vous exprimez comme un enfant de chœur. De quelle revanche voulez-vous parler ? Les jeunes, vos jeunes qui nous doivent d’exister, sont à nous. Sans nous, ils ne seraient point. Et que connaissent-ils, que peuvent-ils ? Ils n’ont qu’à satisfaire à la loi naturelle qui veut que la vie se perpétue dans le même être au lieu de s’éparpiller et de se gâcher en essais infructueux.

— Ce n’est pas vrai !

Elle vient de lancer, sauvagement, ce cri et menace de bondir sur moi, telle une lionne outragée. Jamais je ne l’ai vue ainsi. La femme cache toujours au fond d’elle-même un fauve ignoré prêt à surgir, griffes en avant. Elle hurle :

— Assassins ! Et Imposteurs ! Vous prétendez nous enseigner le mépris de la société que vous avez égorgée, cette antique société que vous qualifiez de barbare. Oui, je l’ai appris, en ces temps lointains, l’homme vivait de l’homme, exploitait l’homme, mangeait l’homme, lentement, atrocement. Mais les plus forts, les plus aptes, les mieux armés résistaient. C’était la bataille imposée par la nature. Avec vous, c’est la boucherie froide, immonde. Des enfants naissent et, dès leur premier sourire, ils sont promis au sacrifice. De quel droit prenez-vous leurs forces, leur intelligence ? Savez-vous ce que leur âme pouvait réaliser dans des corps tout neufs ? Hypocrites qui, sous prétexte de donner le bonheur à une humanité châtrée, n’avez songé qu’à vous. Hypocrites et égoïstes !

Ses yeux flamboient et ses lèvres sifflent. Quelle vipère ai-je levée ? Et comment peut-elle être aussi bien renseignée sur le passé et sur le présent ? Oui, comment ? Je ferme les yeux. Ah ! la femelle ! Ève ! Ève ! monstre de curiosité perfide ! Je me rends compte maintenant de mon impardonnable négligence. J’ai laissé mes tiroirs ouverts, mes notes et les pages brûlantes que me dictaient des nuits d’anxiété… j’ai laissé tout cela à la portée, à la discrétion de l’Ennemie. Elle a tout lu, tout dévoré. Mais a-t-elle bien compris ? Elle ne me laisse pas le temps de répondre à la question.

— Je sais tout, clame-t-elle, de votre abominable aventure, tout. J’ai déchiffré vos griffonnages, médité sur vos aveux. Vous-même n’êtes pas convaincu d’avoir raison… vous et d’autres… Vous vous interrogez peureusement. Oh ! ce n’est point le remords qui vous taquine ; mais vous sentez obscurément que la partie n’est pas absolument gagnée. Il y a des brumes à l’horizon. Ugolin, votre divin Maître, est atteint mortellement, vous entendez, mortellement et il le sait ; il ne s’y trompe point. Il attend avec résignation que les jeunes, les vrais jeunes vous balaient tous, flibustiers, cambrioleurs, filous, qui débutez par les coffres-forts et finissez par vider les âmes.

Cette fois, elle est allée trop loin. Elle en a trop dit. Un sursaut de fureur me jette sur elle. Il y a des années que j’ai oublié la colère ; aujourd’hui, j’écoute le vieil homme, la brute du vingtième siècle me souffler des pensées de meurtre. Je viens de renverser Judith ; je la tiens à la gorge, mon genou labourant sa poitrine, et, penché sur son visage tourmenté, je lui lâche un paquet d’injures ignobles, de ces mots que nous avions rayés de notre vocabulaire. Elle ne se débat même point, mais il jaillit de ses yeux une telle flamme de souveraine pitié et d’ironie méprisante que je l’abandonne. Et, soudain, je me vois transporté très loin en arrière, dans le Paris de ma jeunesse, et Juliette est là qui me nargue, jouant avec ma faiblesse.

Je passe ma main sur mon front en sueur. Judith se soulève, respirant avec force. D’une voix à peine perceptible, elle murmure :

— Et après ?

Après ? Que veut-elle dire ? Après ? Est-ce que je sais ? Judith absorbe, d’un coup, voluptueusement, une gorgée d’air, sans me quitter du regard. Elle articule :

— Mon pauvre ami… vous voilà redescendu à vos origines. Mais quand vous m’auriez tuée, stupidement, pensez-vous que cela aurait changé votre sort et différé votre condamnation irrévocable ?

J’ai comme une faible plainte. Elle continue :

— Mon ami, cessons de nous regarder ainsi que deux adversaires. Aujourd’hui, nous sommes égaux, en puissance, en moyens d’action. Et c’est pour cela que j’ai décidé de parler. Voyons, tenez-vous vraiment à vivre ainsi, dans l’incertitude, pendant des années et des années sans joie, enseveli dans un linceul d’ennui et — avouez-le donc — de dégoût ?

Je ne réponds point. Que lui dirais-je ? Au fond de moi-même, je cherche à me convaincre qu’elle profère des enfantillages. Cette crise passera. Mais que nous réserve la Femme en possession du secret ?

Sa voix, très grave et mouillée de douceur, me parvient à nouveau. Elle tombe sur mon cœur comme des gouttes d’eau froide.

— Vous êtes des malheureux. Aucun bonheur véritable ne vous est permis. Car le bonheur ne se décrète pas. Tous vos fabricants de bonheur ne sont que des criminels ; leurs tentatives de fous ne font que souder plus étroitement les chaînes de la fatalité. Avec Dieu ou sans Dieu, le Monde — Conscient ou Vide — obéit à une loi qu’on ne transgresse point sans que le châtiment n’intervienne ! Écoutez-moi bien ? Ce que vous appelez la vie, votre vie, faite d’une longue suite de plaquages fragiles, n’est qu’un aspect de la mort. Au fond, vous, les Éternels, vous me paraissez des fantômes ; vous êtes vos propres survivants… oui, c’est bien cela, des morts qui se verraient vivre… Tristes épaves !

Son accent est empreint d’une solennité qui m’amollit peu à peu. Je suis maté. Je voulais la tuer, voici un instant. J’ai presque envie de m’aplatir à ses pieds. Il est si vrai qu’elle a touché juste, mis le doigt sur la plaie qui me ronge. Elle appuie avec quelque cruauté ; elle avive ma souffrance et, en même temps, me verse je ne sais quel baume rafraîchissant et délicieux.

Elle parle encore et l’on dirait qu’elle parle pour elle plus que pour moi :

— Jadis, en dépit de ce que vous appelez la barbarie, les hommes se réservaient des félicités à jamais envolées. J’ai parcouru vos livres d’autrefois, ceux que vous gardez jalousement pour vous et que vous cachez au cheptel des neutrides, vos vieux romans où l’amour est mis à toutes les sauces, vos pièces de théâtre dont l’adultère et le cocufiage étaient l’aliment principal, vos prétentieuses études de psychologie, et vos journaux, surtout vos journaux, sont le reflet de l’époque. Qu’avez-vous fait de tout cela qui n’était pas sans charmes ? Dites-moi, vous qui fûtes journaliste, ce qu’on a fait du journal ?

J’avale un soupir. Ce n’est que trop réel, hélas ! Il n’y a plus de journal, plus de littérature, plus de théâtre. Le fait-divers ayant disparu, et la politique, et le drame passionnel, que peut contenir un journal, sinon le compte rendu des séances de laboratoires, la nomenclature des recherches et découvertes nouvelles, les controverses entre savants, les hypothèses qui naissent et fuient sur la constitution du Monde ? Le livre est pire, d’une aridité décourageante. Et le théâtre ? Nous lui avons substitué les vastes cinéphones où les spectacles scientifiques seuls ont accès. Ugolin, un jour, a voulu risquer une expérience. Il a reconstitué un vaudeville d’antan, une de ces pièces qui, dans ma jeunesse, obtenaient de prodigieux succès et enrichissaient leurs auteurs. Cette production était signée d’un nommé Vermeil ou Verneuil, ou Vernouil, je ne sais plus, un très habile faiseur. Eh ! bien ! les neutrides n’ont cessé de bâiller, ne saisissant rien aux finesses et aux jeux subtils qui récoltaient des tempêtes d’applaudissements, voici plus d’un siècle. Quel chahut dans nos mœurs et dans nos goûts ! Il n’y a plus de théâtre possible, ni d’écran, ni de stars orgueilleuses, ni de Célimènes fastueuses, ni d’ingénues roublardes, ni de grands comédiens en rupture de pensionnat, ni de joyeux scandales… Illustres vedettes, tartes à miel des scribouilleurs dans le marasme, qu’êtes-vous devenues ?

— Tout est fini, dit Judith, comme si elle flairait mes réflexions, tout des plaisirs de nos pères. Vous avez édifié le siècle de l’eugénisme, du dressage humain. Il vous faut de la pureté dans le corps et dans l’esprit. Une couche de glace sur les passions et sur les vices. Vous n’êtes qu’une humanité conservée dans un appareil frigorifique.

Le ton a changé. J’émerge peu à peu des eaux noires de ma prostration et je réprime à grand’peine un sourire ! Allons ! ça s’arrangera. La femme demeure l’esclave de ses nerfs et subit le joug de ses impressions fugitives. La révélation inattendue a produit dans l’esprit de Judith comme un courant d’électrocution. Elle n’en est pas morte, mais… À ce moment précis, Judith semble s’arracher à sa fantaisie dissertatoire et, violemment, elle me bombarde de cette déclaration.

— Cela vous aidera sans doute, à pénétrer le mystère des enlèvements de jeunes gens.

Je saute sur un pied :

— Quoi ? Quels enlèvements ?… Et quel rapport ?

Judith imprime un léger mouvement à ses épaules :

— Comme autrefois, mon ami, comme autrefois… Seulement, nous n’enlevons pas les enfants pour expérimenter sur eux et leur emprunter… comment dire ?… leurs vessies dont vous avez fait de pâles lanternes ? Non. Nous, c’est pour leur assurer la vie, pour les sauver de l’ogre. Nous les avons mis à l’abri, placés loin de vos sortilèges. La cause est entendue. Vous ne pouvez plus rien contre eux.

Je crie, malgré moi, emporté par le galop de ma conviction :

— Impossible. Nous avons fouillé le globe dans tous les sens. Si vos jeunes gens existaient encore, nous les aurions retrouvés.

Les dents pointues de Judith se révèlent sous les lèvres rouges que retrousse un sourire aigu :

— Les retrouver ? Essayez. Croyez-vous que les découvertes, les vieilles découvertes d’Ugolin soient perdues pour tout le monde et que nous ne puissions pas brouiller la lumière et éteindre les sons ?

— Impossible, fais-je, pour la deuxième fois. Il vous aurait fallu des complices, dans le Grand Cercle et, qui sait, parmi les Douze… Il y aurait trahison.

— Ou réparation.

— Qui oserait ?

Judith, debout, se campe devant moi. Elle me défie de son regard brûlant où papillotent des menaces.

— Qui ? Le plus coupable, peut-être.



Elle va vers le cinéphone. Une sonnerie retentit. Je n’ai pas la force, pas même le désir de bouger. J’attends quelque chose, je ne sais quelle chose qui va définitivement m’assommer. Et j’ai, tout à coup, un mouvement de recul :

— Vous… Vous… Que se passe-t-il ?

La silhouette puissante de Neer, de Neer que je n’ai pas revu depuis des mois et des mois, se profile dans la pièce. Il me contemple avec une gravité qui me gèle le sang. Que vais-je encore apprendre ?

— Mon cher ami, dit Neer, j’ai tout entendu de votre entretien avec Judith. Il faut être fort et tâcher de comprendre. Et surtout accepter les événements.

Un lourd silence. J’entends bourdonner mon cœur. Neer reprend :

— Nous sommes à la veille du renoncement. La société construite par nos soins s’effondre à son tour, comme l’autre. Les jeunes, les jeunes authentiques vont venir qui nous jetteront aux abîmes. Et rien pour leur résister, rien. Ils sont les maîtres de demain.

Je me rebelle. Je n’accepte pas. Qu’est-ce qu’ils me chantent tous deux avec leurs jeunes ? Il n’est que de les prendre ces jeunes en révolte et les accommoder comme les autres. Que signifient ces hésitations et comment Neer a-t-il partie liée avec Judith ? Est-ce sa dernière déconvenue, lors de l’élection à la Trinité Scientifique, qui l’a incité à la défection ?

— Je vois ce qui se passe en vous, affirme le professeur de sa voix tranchante. Il n’est d’autre trahison que celle de la nature. Nous naviguons, à toutes voiles, vers la faillite irréparable. Pour ma part, j’ai lutté jusqu’à la fin. Maintenant ma certitude est inébranlable. Ugolin s’est abusé. Ugolin sait qu’il est vaincu. Et il vous le dira lui-même.

— Lui… Ugolin…

— Il nous attend. Mais j’ai tenu à vous prévenir. Vous allez trouver un pauvre homme… un vieux entre les vieux, ratatiné, rapetissé, agonisant… Vous le verrez et vous jugerez… Vous le verrez… et lui ne vous verra pas.

Atterré, je le questionne :

— Que signifie ?…

C’est Judith qui répond, sèchement, un accent de triomphe dans la voix :

— Ugolin est aveugle.

Je tombe en arrière, sur un fauteuil, le corps traversé de tressaillements. Je prévoyais tout, sauf cette abominable divulgation.

Aveugle ! Pourquoi aveugle ? Et en quoi cet accident peut-il entraîner le découragement de l’un, la joie frénétique de l’autre ? Il y a déjà pas mal de temps qu’Ugolin est hors de cause, passé à l’état d’idole momifiée, relégué dans un sanctuaire hermétique. Ce n’est point une infirmité supplémentaire qui peut ajouter au désenchantement du Grand Cercle privé de son cornac.

— Ceci n’est rien, grince Neer. Mais Ugolin ne se trouve pas le seul plongé dans la nuit. Son collaborateur le plus dévoué, Potrel, lui aussi, est atteint.

— Que me contez-vous là ?… Potrel ?

— Potrel est aveugle. Le professeur Muller, l’inventeur de la douche magnétique, se plaint de troubles de la vue, le docteur Bourrachu, un spécialiste, comme vous savez, a découvert un système de lunettes sans lesquelles il lui est impossible de distinguer les objets à trois pas…

Je vocifère :

— C’est donc une épidémie ?

— Pire, affirme Neer, une conclusion. Eh oui ! Tous les beaux efforts d’Ugolin en vue de la conquête de la longévité — et peut-être, disait-il, de l’immortalité — atterrissent à ce délicieux épilogue : la Cécité. Ce n’est pas la mort. Ça ne vaut guère mieux.

Je sens ma tête qui s’alourdit. Déjà, je me vois plongé dans les ténèbres sans fond. Aveugle, aveugle ! Il est écrit que nous deviendrons aveugles, les uns après les autres. La voilà, la revanche, l’abominable revanche de l’inconnu que je subodorais depuis des années. Aveugles. Nous sommes perdus et le Monde avec nous.

— La Cécité, poursuit Neer, de sa voix rude, ah ! le merveilleux résultat ! Tant de jeunesses consumées, qui auraient pu s’épandre librement selon la véritable loi naturelle, pour ce dénouement… obscur… c’est bien le mot de la situation, hein ? Admirable couronnement. Finis coronat opus, comme disaient nos anciens.

Il se met à rire, d’un rire épais et violent, un rire en bourrasque qui brise mes nerfs à haute tension. J’examine Judith. Debout, silencieuse, on dirait qu’elle rêve, loin, très loin de nous.

— Vous ne dites plus rien ?

Ses yeux ont un reflet soudain de lumière froide. Ses lèvres s’entrouvrent comme à regret. Elle murmure :

— Place aux Jeunes !

— Oui, appuie Neer, place aux Jeunes, place aux êtres de demain.

Une dernière révolte me soulève :

— Et nous, nous… Qu’allons-nous devenir ?…

— Nous, dit Neer, en posant sa main sur mon épaule, nous, mon ami, allons dormir, vous m’entendez, dormir… dormir !


V


Voici que je termine. Je n’écrirai plus une ligne quand j’aurai transcrit ici mon dernier entretien avec Ugolin. Après quoi, ce manuscrit décousu où règnent les erreurs et les omissions, et que j’ai composé au hasard, en des heures de fièvre, de désespérance, de noire amertume, s’en ira où il pourra. Tant pis si les hommes nouveaux ne veulent pas me croire. Je sais bien, moi, que je n’ai pas rêvé et qu’une fois de plus, Prométhée est tombé vaincu. Je sais. Et, avant que sonne l’heure maintenant prévue, où je m’enfoncerai sous de moelleux édredons, dans le creux du grand sommeil, j’assiste, un peu goguenard, aux préludes d’une nouvelle Révolution.

On ne fonde rien de durable. Les hommes constamment défont ce que d’autres hommes ont fait. Ce qu’ils appellent le progrès n’est qu’une longue suite de sauts en avant et en arrière. Il y aura encore des jeunes qui pousseront les vieux vers la tombe. Il y aura encore des vieux qui barreront la route aux jeunes.

Non, rien d’éternel, rien de stable. Tout est vain (l’Écriture a déjà promulgué quelque chose de semblable). La vie est un défi à la logique (mais qui diable a dit cela ?). Et le plus curieux, le plus espatrouillant, si j’ose ainsi écrire, c’est qu’à chaque instant, il se rencontre des illuminés qui s’arrogent la mission spéciale, par privilège divin ou en vertu des commandements scientifiques, de bousculer l’ordre établi, de poursuivre le bonheur de leurs semblables, d’imposer leur conception particulière d’une justice illusoire et d’une vérité superficielle.

Allons ! l’expérience ugolinesque est concluante. Un coup de gomme sur les années effeuillées ! C’est fini, fini. Le petit vieux se tient là, recroquevillé sur sa couche. Une loque. Je le revois dans sa petite maison de Meudon, pérorant, expliquant, commentant, ricanant. Que reste-t-il de son génie brûlant ? J’ai, devant moi, un pauvre animal blessé à mort, aux paupières vides. Mais il faut croire qu’il n’a rien perdu de sa redoutable loquacité et de sa vaste intelligence. Écoutez-le.

— Mes amis, dit-il, mes seuls vrais amis, je succombe à la tâche. Je me suis trompé ? Tout est à recommencer. Certes, le principe que j’ai posé demeure dans toute sa rigueur. Le but de la nature ne peut être que l’éternisation et si la vie zigzague d’un individu à l’autre, en un fastidieux recommencement, c’est par une bévue de la nature. Seulement, il fallait trouver le véritable secret de l’immortalité et non point ce système de vain replâtrage auquel je me suis trop facilement arrêté. En réalité, savez-vous à quoi je suis parvenu ? Simplement à étirer la vie. Me comprenez-vous ? Je l’ai prise, à la façon d’un ruban de caoutchouc et je l’ai tendue, désespérément. Il n’aurait pas fallu lâcher le caoutchouc. Mais le moyen ?

Autour d’Ugolin, nous sommes une douzaine qui ne perdons pas une miette de cette sorte de testament. Il y a Potrel qui ne voit plus, Schutzzler, plutôt mal en point, et Neer, rigide, et quelques autres parmi les indéfectibles.

Tous se taisent, brisés par une violente émotion où traîne de la peur, la peur sourde du lendemain. Et ils tendent toute leur attention, soucieux de ne rien perdre des ultimes paroles du Maître.

— Je me suis trompé, répète Ugolin, je me suis trompé… Tout ce que j’ai à peu près réussi, c’est d’allonger la vie, dans ses périodes successives. Je sais à présent. Et voyez le beau travail. L’homme, à chaque renouvellement, récupère de la jeunesse. Cela lui permet de prolonger les stades inévitables de son existence. Il reste jeune plus longtemps ; mais il n’évite pas la période de la vieillesse qui, elle aussi, se trouve allongée. Elle durait quelques années autrefois, avant notre intervention, quelques années seulement qui manquaient de gaieté. Maintenant, grâce à nos rédemptions accumulées, elle peut aller jusqu’à près d’un siècle. Voilà tout ce que nous avons gagné.

Il s’appuie sur un poignet en geignant. Je projette mon cou en avant, plein d’une curiosité vorace, cherchant à déchiffrer cette physionomie énigmatique d’où la lumière est absente. C’est une maigre figure de désolation qui se présente à mes regards, un visage comme cicatrisé où les angoisses ont taillé profondément ainsi que du vitriol. Et voici les accès de toux, d’horripilante toux grinçante. J’ai, de nouveau l’impression que je suis dans la cave de Meudon ; que je n’ai point bougé de ce lieu lugubre, que le petit M. Huler baptisé Ugolin va continuer son cours fastidieux sur les glandes interstitielles, les hormones, les cellules nobles, les ions et les électrons. Je fouille autour de moi pour voir si le long Ciron ne va pas se dresser, avec sa face têtue, pour contredire son maître. Je rencontre le regard de Neer, froid, attentif. Ses paupières ont un bref battement.

— La vieillesse, repart Ugolin, la vieillesse et son cortège de déficiences, de maux inévitables, ses faiblesses et ses souffrances, ses tares, ses vices, ses dégoûts, c’est là ce que nous avons éternisé, prolongé… J’ai fait le calcul. J’avais quatre-vingt-trois ans lorsque j’ai entrepris les premières expériences ; j’atteins aujourd’hui à ma deux cent vingt-quatrième année et ma vieillesse n’a fait que commencer. J’ai conquis plus d’un siècle de robuste jeunesse, en pleine solidité, dans la splendeur de mon intelligence. Voici le moment de payer. Il m’est réservé un siècle de vieillesse maladive et répugnante, comblée d’infirmités, rongée de hantises, pour expier. Je dis : expier. Car j’ai eu trop confiance en moi ; j’aurais dû chercher encore, chercher… parce qu’il y a autre chose… autre chose. Et puis mon erreur est énorme, impardonnable. Ah ! Ah ! (il ricane, il ricane). J’ai voulu soulever l’humanité par les… eh ! oui !… par les couilles. Voilà ma bévue… On ne monte pas très haut en tablant sur les parties basses.

Cette déclaration me déroute. Quel phénomène s’est donc accompli dans l’esprit d’Ugolin ?

— À ma première crise, j’étais suffoqué de surprise. J’ai cru à l’accident. Mais depuis ? Autour… de moi, j’ai senti s’agiter les convoitises. La place était bonne à prendre, n’est-ce pas ? S’installer dans la Trinité Scientifique, sur le fauteuil d’Ugolin, usé, fini, condamné, quel rêve ! Et quelle sottise ! Car j’avais eu le temps de méditer et, cependant que ma vue s’en allait, ma vision se faisait plus claire, plus aiguë. La place d’Ugolin ? Allons donc ! Quand Alexandre meurt, ses généraux dispersent et perdent l’empire. Puis, comment auraient-ils pu voir ce que je voyais ? Le voyez-vous, vous-mêmes ? Vous êtes-vous trouvés en face de la Mort, telle que je l’ai contemplée, avec son beau visage triste et fraternel ? Ah ! la Mort ! vous persistez à la fuir, à la redouter. Vous la repoussez. Et elle vous ouvre ses bras charitables.

Une longue quinte de toux déchirante. Ugolin agite son doigt osseux, comme s’il voulait nous la désigner, l’Autre, la Sournoise, Celle qu’il a tant combattue, victorieusement, et avec qui il vient de conclure un traité de paix.

— Je l’ai vue, vous dis-je. Elle n’a rien de commun avec ces hideuses caricatures qui la représentent décharnée, les orbites trouées. C’est la Sœur. C’est la Mère. Elle m’a parlé. Elle m’a dit, écoutez ce qu’elle m’a dit : « Pourquoi me repousser ? Vous viendrez fatalement à moi, quand la lassitude s’emparera de vous. On finit toujours par frapper à ma porte. Je suis la bonne hôtesse accueillante et sans rancune. Si je n’étais pas là pour panser les blessures, calmer les douleurs, laver les plaies, préparer le grand lit de repos, que deviendriez-vous, pauvres êtres promis au bagne de la vie à perpétuité ? Et je possède surtout cet attrait sur les cœurs et sur les âmes : le Mystère. J’incite le malheureux, bâti de chair et marqué de sensibilité, au rêve qui soulage, qui console. Je suis Celle qui aide à vivre. Sans moi, il n’y a plus rien que la vie sinuant dans le labyrinthe de l’éternité, c’est-à-dire une autre forme de la mort, la mort sans repos, la mort que l’on sent, la mort que l’on sait. Enfant, pétri d’orgueil, renonce dans mon sein. Que t’importent les Êtres — ces combinaisons provisoires d’éléments aveugles — prétendant à la conscience parce qu’ils perçoivent vaguement certains rapports imprécis entre les choses !… » Et comme elle disait vrai… comme elle disait vrai !… Je me suis mis à ses pieds et je l’ai suppliée de me pardonner.

Une douloureuse inquiétude chemine en moi pendant qu’il parle. Est-ce bien Ugolin que je viens d’entendre ? Ugolin ? Monsieur Nihil ? Oui, l’homme qui pérore est toujours le même. Il n’a rien abandonné de ses certitudes.

— La mort, fait-il, d’une voix plus grave, c’est le vrai sommeil sans cauchemars, la paix absolue sans trous. Comment avons-nous pu la craindre ? Car nous l’avons chassée, écartée de nous et, maintenant, nous n’avons plus la force de nous jeter entre ses bras. Je vous vois d’ici, pitoyables Éternels, décrépits par l’usure, ployés dans une déchéance sans remède, toute volonté éteinte, priant la Mort de vous délivrer et n’osant pas le geste qui affranchit

« Je vois, je vois aussi. Nous sommes demeurés quelques centaines de Vieux Jeunes sur la planète. Nous avons tout soumis, tout conquis ; les races et les espaces se courbent sous notre loi. Mais nous sommes la proie de la vieillesse glaciale. Et nous avons désappris la violence et l’énergie. Nous aspirons à la mort. Elle se rit de nous. Elle nous crie : « Venez donc me conquérir et me mériter. » Malheur ! Nous ne pouvons plus, nous ne savons plus mourir.

Ugolin continue :

— J’ai fait un pacte avec Elle. Elle m’attend à l’heure que j’ai choisie. Nous avons rendez-vous. Seulement, avant de partir, je tiens à régler les choses.

Il s’interrompt un instant, dans un silence plombé où serpentent des courants brûlants d’anxiété.

— Il faut que vous admettiez, d’abord, que notre suprême erreur, la mienne, fut de considérer l’homme, ce méprisable bipède, comme l’aboutissant des efforts de la nature, et contenant en lui toutes les possibilités de devenir. Or l’homme n’est qu’une tentative comme tant d’autres et une tentative ratée. Il n’ira pas plus loin. Il est borné dans ses moyens d’action, alourdi par sa viande. Son espèce est clouée comme un papillon sur un mur et non susceptible d’évolution indéfinie. Il se proclame, avec une vanité désopilante, le terme et le dernier mot de la création, et il croit ce qu’il dit, parce qu’il a crocheté quelques infimes secrets, dans la hotte de l’univers visible. Cet univers, d’ailleurs, il ne le perçoit que par ses sens très primitifs, ou il le construit par son imagination emportée. Mais l’imagination est le produit des sensations et des impressions puisées hors de lui et ses sens sont commandés par l’extérieur. Passons. Je suis en train de vous infliger un cours, comme autrefois. Je vous demande simplement : Pourquoi voudriez-vous qu’il n’y eût pas, en dehors de l’homme, sur d’autres plans qui nous sont inaccessibles, des êtres vivant d’une vie différente, constitués d’une matière qui échappe à notre contrôle et capables de nous observer, de nous suivre avec mépris, dans nos sales comportements. La nature n’a pas eu pour objectif unique cet insecte inconsistant : l’homme. Elle a dû étendre ses antennes par ailleurs. Les Êtres, il me semble que je les vois autour de moi, à travers moi, fluides et pénétrants, ignorant la pesanteur et nos absurdes lois mathématiques. Ils sont purs Esprits. Surtout ne voyez dans cette hypothèse aucune mystique. La Vie sous toutes ses formes, avec toutes ses surprises, n’exclut nullement le Néant, cet aspect du Tout.

Je commence à me dire que le petit vieux abuse. Il a beau se défendre de nous faire un cours. Je viens de repartir, subitement, pour Meudon et je me tiens tremblant devant trois augures ivres de science, rébarbatifs et pluvieux. Et je souris à Juliette, la traîtresse, l’empoisonneuse, qui m’a valu d’être jeté dans cet antre. Sans elle, je serais loin ou, peut-être, je serais revenu après avoir fait peau neuve. On doit revenir, de temps en temps, sur ce globe, comme on s’en va en vacances, périodiquement.

— J’ai cru devoir, reprend Ugolin, consulter le Sage des Sages, Celui qui s’isole et qui a toujours paru dédaigner nos préoccupations, le représentant-type d’une antique race de contemplatifs, le vieux des vieux, Tu-Tsein-Phou. Je l’ai appelé comme un frère. Et il m’a initié. Il m’a appris qu’il y avait autre chose. Autre chose, sentez-vous cela ? Mais laissez-moi vous interroger. Quelqu’un a-t-il jamais vu ce Jaune se renouveler selon notre méthode, à l’aide du bistouri et de l’extraction testiculaire ? Inutile de répondre. Tu-Tsein-Phou a son procédé que nul n’a pu lui dérober et qu’il m’a divulgué. Il se moque bien de nos opérations de brutes ? Il récolte la jeunesse dont il a besoin par des moyens plus élégants ? Tenez-vous bien, mes amis, et persuadez-vous que ma raison est intacte. Tu-Tsein-Phou absorbe la force, l’énergie, l’intelligence, l’âme en un mot, de ses semblables, par les yeux. Il place le patient devant lui, libre, et rien que par l’emprise de son regard auquel rien ne résiste, il le soumet. L’autre cherche en vain à se débattre. Il lui faut céder à la force magnétique. Peu à peu, toute sa volonté accumulée dans ses yeux, le vieux Jaune attire à lui la substance vivante de sa victime hypnotisée dont l’esprit voltige comme un oiseau. Et il le boit, il le boit… Alors que voulez-vous que lui fassent nos renouvellement sans portée, à cet avaleur d’âmes qui ne laisse, après son festin de serpent, que loques desséchées ? Malheureusement, il est un inconvénient très grave à cette méthode. Tu-Tsein-Phou se trouve dans l’obligation de recommencer souvent, trop souvent, presque chaque semaine. Il a consommé, depuis les débuts — et qui sait ? bien avant peut-être — un total incalculable de jeunes gens. Cela sans bruit, sans se préoccuper du sort des sociétés humaines qu’il méprise férocement…

Qu’est-ce qui craque dans ma tête ? Une vague d’horreur m’assaille. J’en suis à me demander si, vraiment, toute cette histoire ne se déroule pas dans une maison d’aliénés, et si moi-même… Je me tourne vers les autres. Néer est livide et ses doigts tremblent. Mes yeux rencontrent les siens. Éclair fugitif. Ses paupières se plissent.

— Alors, alors, éclate la voix d’Ugolin, à quoi devais-je me résoudre ? Je n’avais pas voulu cela, vous le savez. On ne veut jamais cela, ce qui se produit d’imprévu, d’inimaginé, et qui demeure, cependant, dans la logique de ce qu’on a conçu et préparé. Mais on échoue devant l’irrémédiable. La conquête de la vie croulant dans cette absorption écœurante ! Puis mon ratage, la cécité survenant tout à coup et nous menaçant tous, la cécité préludant à toute la gamme des maux irréparables, avec la peur, l’affreuse peur de la mort au bout. Ah ! non ! Plutôt se libérer pendant qu’il en est temps encore. Plutôt s’en aller alors qu’il vous reste encore une intelligence intacte. Mais avant de se résigner au grand plongeon, libérer aussi les autres…

Il est presque debout sur son lit et, dans ses yeux où la clarté est prisonnière, il y a des phosphorescences.

— Oui, libérer les autres, ceux qui viennent, nos enfants… leur redonner leur conscience, leur libre arbitre dont ils feront tel usage qu’il leur plaira. Et j’ai résolu de les instruire, de les armer, de les mettre à l’abri, d’abord. D’où les enlèvements. L’histoire se répète. Mon cher Doucet…

Il me cherche et m’appelle de son regard muré. Je m’approche.

— Je vous ai fait jadis beaucoup de mal. La fatalité me conduit à vous infliger de nouveau la douleur. Mais, que voulez-vous ? Je n’avais pas le choix. J’ai opéré comme autrefois, à l’aide de la femme…

Un râle s’élève de ma gorge.

— Judith !

— Oui, Judith, votre épouse… celle que vous aimez comme vous avez aimé Juliette. Toutes deux vous ont trahi. Rien que de naturel.

— La coquine !…

— Taisez-vous. Judith avait plus qu’une excuse, une justification. Car elle n’est pas seulement la Femme…

— Que voulez-vous dire ?

Il prend son temps et avec une douceur impressionnante :

— Elle est la Mère.

Le mot tombe sur mon exaltation comme un seau de glace. Judith, la mère… la mère de mes enfants… et la femme de l’ogre. Elle a défendu sa couvée contre moi. Je me plie en deux, écrasé.

— Par la femme, j’ai pu organiser les enlèvements. Vous avez cherché ces enfants, obstinément, mais sans succès. Ils vivaient joyeusement dans une île du Pacifique, imperméabilisée par mes soins. J’ai brouillé les ondes autour d’eux, annihilé la lumière, étouffé les sons. Impossible de les dénicher. Et ils ont connu tout ce qui pouvait leur être utile pour obtenir leur revanche et asseoir leur avenir. Maintenant, ils sont en possession de tous leurs moyens. Ils peuvent s’annoncer. Le monde est à eux. C’est pourquoi j’ai autorisé Judith à parler.

Neer a fait un pas en avant et il interroge, brutal :

— Pourquoi préparer ainsi le lit des autres ?

— Pourquoi, riposte Ugolin, avec un léger ricanement, parce que je veux barrer la route à de présumés successeurs qui ne se serviraient de la toute-puissance acquise que pour des vues personnelles. Vous les connaissez, sapristi ! ces inféconds ambitieux. Ensuite, parce que je sais, sans erreur possible, que tous nous y passerons ; nous d’abord, les plus anciens ; vous après, les derniers venus dans l’Élite. L’éternisation a pour conclusion, une longue période de déchéance et la dissociation finale. Faut-il donc attendre que nous en soyons tous là ? Lutter ? Je ne puis plus. Tout serait à recommencer. La sagesse et la prudence commandent un mea culpa sérieux et suivi d’effet. Remettons la conduite de la guimbarde sociale entre des mains plus expertes.

Il s’enfonce, exténué, dans ses couvertures et d’une voix lointaine, affaiblie, il achève :

— Après tout, je ne me suis trompé qu’à moitié. Ma révolution laissera des traces. Toute révolution fiente ses ordures. Mais elle apporte de superbes floraisons. On prendra de nous tout ce qu’il y a à prendre sans tenir compte des excès inévitables : l’homme régénéré, affranchi des tares physiques, des embûches matérielles, des routines déprimantes, des préjugés odieux, des passions basses… Et l’on aura surtout pesé la vanité humaine. Il ne faut pas trop taquiner le Diable. On peut ce qu’on peut. Voilà toujours une formule d’acquise.

Il toussote avec effort, se replie sur lui-même. Je l’entends à peine :

— Laissez-moi. Tout est à peu près dit. Les Jeunes vont venir, les vrais jeunes qui n’ont rien de notre sale passé en eux et que nous avons fabriqué selon nos rêves. Les jeunes, les jeunes, nos maîtres…

Il dit encore :

— Ah ! Quand j’étais vraiment jeune, j’aurais mangé le Monde.

Il nous montre la porte de l’index.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les Jeunes ! Les Jeunes ! Je viens à peine d’échapper à Ugolin, la tête bouillonnante, qu’un tumulte assourdissant m’accueille. Neer m’a suivi, le front barbouillé de plis têtus. Les routes bordées de maisons blanches et roses, d’ordinaire ouatées de silence, sont pleines de rumeurs. Des foules de neutrides se sont rassemblés. Déjà ? Neer me dit :

— Ils savent.

Ils savent et ils regardent en haut. Et dans le ciel très clair, voici qu’une flottille de vaisseaux se dessine. Ils descendent sur nous avec une rapidité vertigineuse. Soudain, un coup de tonnerre. Je frémis. Je reconnais ce bruit, oublié, lointain, d’un autre âge. Une détonation violente. Des explosions qui se répercutent. Des bombes. Ce sont des bombes. Les jeunes ont repris les procédés de jadis, emprunté aux méthodes du vingtième siècle. Ils ont ressuscité les âmes des ancêtres. Et ils fondent sur le Palais de la Trinité Scientifique.

Je ne veux pas voir, je ne veux pas savoir. Je remorque Neer qui me chuchote :

— Voici le commencement de la fin.

Nous fendons la foule des neutrides qui s’épaissit de plus en plus. Les misérables lèvent leurs bras vers le ciel comme s’ils espéraient leur délivrance. Je les écarte avec dégoût. Lâcheté des esclaves. Et, toujours, ce même appel : les Jeunes ! les Jeunes ! Je fuis, éperdu. Je me réfugie dans l’hospitalité de Meudon. Neer s’est envolé sur son avisette. Je cherche Judith. J’ai besoin de Judith. Elle seule me permettra de me retrouver dans mes idées. Elle a vaincu. Je ne demande qu’à m’incliner à ses genoux. Mais Judith n’est pas là. Alors, je m’enferme dans mon cabinet et j’attends : j’attends les nouvelles qui ne peuvent manquer de me parvenir.

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Les nouvelles ? Ah ! ce fut rapide. Déroutés par l’invasion subite des Jeunes, le Grand Cercle organisa faiblement la résistance. Le Palais était assiégé par les neutrides en délire. On voulut faire jouer le super-rayon contre les avions qui semaient des ouragans de feu et de fer. Le super-rayon se brisa contre une force supérieure qui le renvoyait directement sur les postes d’émission. Les vieux perdirent leur sang-froid. Une délégation fut expédiée chez Ugolin.

Quand la délégation revint, tout était liquidé. Le Palais de la Trinité tombait aux mains des Jeunes et les membres de l’Élite, tenaillés par une terreur invincible, s’enfuyaient de toutes parts, affolés, se bouchant les oreilles pour ne plus entendre le fracas des explosions. Un bruit sinistre courait dans tous les rangs, répété par tous les échos : Ugolin est mort ! Ugolin est mort ! Comme il l’avait promis, le petit vieux, le prodigieux petit vieux dont le génie perturbait l’univers et les lois naturelles, s’en était allé, sans un salut, sans un mot… à la seconde voulue.

Ugolin parti. La fin. La fin !…

Et la Mort ! Allons, frère, il va falloir y songer un peu à la Camarde. Mourir, il est question de mourir, l’Éternel ! Mais cette perspective ne m’effraie plus. J’en ai assez. J’ai trop vécu, trop pour ce que vaut la vie. Et mourir, c’est une manière de rajeunissement.

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Tout de même, voilà une société qui fout le camp. Qu’est-ce que cela va donner. Pour le moment, ça se passe exactement comme la fois précédente. Des proclamations aux neutrides et aux stérilisés, des promesses de liberté, de sécurité, de bien-être. De la haine et des menaces autour des maîtres déchus. Des exécutions. Mais je dois constater que les révolutions ont gagné en promptitude et en doigté. Les nouveaux Jeunes ont réalisé l’escamotage avec une surprenante dextérité. Seulement, il y avait Ugolin derrière. Ceci est encore l’œuvre d’Ugolin. Ugolin. Toujours Ugolin.

Trois jours j’ai patienté, me demandant, sans la moindre inquiétude, ce qu’on allait faire de moi, le vieux Jeune. Un mouvement dans la maison me tira de mon recueillement. J’entendais des voix. Je poussai une porte. Et je m’effondrai de surprise. Judith était là, comme en extase, aux pieds d’un jeune homme qui lui caressait le front. L’homme leva la tête : c’était Simon.

Simon. Mon fils : Le vainqueur. Le chef des jeunes insurgés. Il se dresse, en plein épanouissement de jeunesse, de véritable jeunesse, pas de la jeunesse plaquée, de la jeunesse en toc. Quelle lumière dans les yeux ! Quelle magnifique et sereine puissance ! Je n’ose avancer. C’est lui qui vient vers moi en riant, qui m’embrasse, qui me coule dans l’oreille :

— Mon père, rassurez-vous. Vous vivrez… Vous vivrez et vous mourrez !…

Judith sourit parmi des larmes.

Adieu, Ugolin ! Adieu, Maître ! Te voilà, à ton tour, brindille de passé. Je pleurerai, demain, sur toi. Je ne vois plus que Simon. Il est debout, toujours souriant. Il donne des ordres. On apporte des paperasses, des ustensiles, des flacons…

— Ce sont les secrets et les formules mystérieuses d’Ugolin, explique Simon, je les place, soigneusement, en lieu sûr.

— Mais que comptes-tu donc en faire ?

Il décoche un regard furtif à sa mère et, la voix basse :

— Je ne sais pas encore… Mais ça peut toujours servir… plus tard !


Plus tard ?…