Le Décaméron du salon de peinture pour 1881/02

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Libr. des Bibliophiles (p. 24-35).


DEUXIÈME JOURNÉE

Peinture d’histoire et Peinture décorative. (Suite.)


MM. JACQUES WAGREZ, DAUX, RUEL, DUPAIN, ROUFFIO, H. DE CALLIAS, PUVIS DE CHAVANNES, CHARLES CAZIN.



O n devine, au premier coup d’œil, que le Cherubini d’Ingres a inspiré à M. Jacques Wagrez sa composition d’Hésiode couronné par la Muse. Mais, comme Cherubini était vieux et comme il ne s’appelait pas Auber, Ingres devait logiquement le faire couronner par une Muse drapée.

M. Jacques Wagrez s’est donné plus beau jeu en prenant Hésiode à l’âge de vingt ans. Un poète jeune, bien fait, modelé de la tête aux pieds par les exercices du gymnase, peut se montrer aux yeux dans sa beauté plastique, tel que la nature et l’exercice l’ont fait. Et la Muse n’a pas besoin de mettre des gants à douze boutons pour lui dire :

Poète, prends ton luth et me donne un baiser.

Pour les poètes de vingt ans, la Muse a mieux que des palmes et des couronnes ; elle est à la fois déesse, prêtresse et maîtresse. La Fontaine le dit fort bien :

 
Si j’avais en naissant reçu de Calliope
Les dons qu’à ses amants cette Muse a promis…


Voilà pourquoi la Muse d’Hésiode n’est vêtue que de sa chaste et gracile beauté.

Le chantre des Travaux et des Jours, assis sur un rocher, tient sa lyre de la main gauche et appuie sa tête sur la droite ; il suit de son regard pensif un attelage de bœufs au labour. Debout auprès de lui, la Muse aux ailes éployées suspend une couronne d’or au-dessus de sa tête. Un ciel clair et quelques frontons de montagnes à l’horizon montrent que nous sommes en Grèce. Toutes les lignes du groupe sont élégantes, le dessin en est pur, le modelé un peu simplifié, comme il convient dans une peinture décorative. Ce qui manque un peu dans cette œuvre uniformément lumineuse, c’est la couleur. M. Wagrez en avait un peu abusé dans ses premiers tableaux : on dirait qu’après cet excès il s’est repenti, qu’il a juré de se mettre au régime. Mais nous savons ce que valent ces serments-là.

Vous trouverez les mêmes qualités et le même défaut, moins sensible pourtant, dans cette jolie figure d’Eros. Le dieu gamin s’est perché comme un oiseau sur le coin d’un petit monument, autel ou pylône, pas bien haut, puisque les branches d’un pommier voisin arrivent au sommet. De ce poste admirablement choisi pour la chasse, il a visé quelque malheureux cœur de fille ou de garçon, là-bas, dans cette petite ville aux toits plats qui s’élève en amphithéâtre au bord de la mer.

Avec quelle attention malicieuse il suit son coup ! Tout rit en lui ; le modelé lui-même est frétillant et gai. Ce n’est pas l’Amour tout puissant, mystique et panthéiste de la théogonie antique, ni même le dieu féroce, implacable, qui sévit dans les tragédies. C’est le méchant bambin dont La Fontaine a peint la grimace dans une imitation d’Anacréon :

L’Amour fit une gambade,
Et le petit scélérat
Me dit : « Pauvre camarade !
Mon arc est en bon état,
Mais ton cœur est bien malade.

M. Daux, élève de M. Cabanel et du Japon, a jeté sur la toile une petite figure décorative qu’on pourrait appeler la cigale des boulevards extérieurs. C’est un type de modèle parisien, coiffé à la chien et fagoté à la diable, mais pas laid et largement traité dans les nus.

Beaucoup de vigueur et d’éclat dans les accessoires, l’autel, le laurier-rose, la robe, les pavots. Mais pas un centimètre d’horizon ; toutes ces natures mortes et le modèle lui-même ont l’air de découpures collées sur un papier couleur de ciel.

Le tableau décoratif de M. Ruel, l’Odorat, se compose bien et attire le spectateur par un choix d’objets agréables.

La jeune femme, l’enfant, l’oranger en fleur, forment un groupe à souhait pour le régal des yeux. Les deux têtes surtout sont jolies ; le corps de femme est traité malheureusement comme une étude d’après nature, c’est-à-dire dans un esprit aussi peu décoratif que possible, et les reflets verdâtres gâtent les jambes de l’enfant. C’est un effet peut-être juste, mais déplacé ici. Le terrain est trop mou, si mou que l’oranger semble planté dans un nuage.

Dans le Printemps de M. Dupain, je constate d’abord une idée ingénieuse : c’est le Printemps chassant l’Hiver, et l’Hiver n’y est pas.

L’artiste nous a fait grâce de cette figure refrognée, qu’un vol de corbeaux en déroute symbolise suffisamment. Dans la moitié supérieure du tableau, la jolie tête du Printemps, accompagnée d’une draperie rose, de colombes et de papillons, fait merveille. Le ventre, souvenir mélancolique d’un modèle un peu fatigué, commence une dégringolade qui se continue par les jambes, par l’enfant, les fleurs, les terrains, les montagnes : tout cela est mauvais et brouillé. Desinit in piscem, et c’est grand dommage.

Un jeune homme qui, depuis quelques années, a fait son nom comme peintre d’histoire, M. Rouffio, expose un panneau décoratif dont la place est marquée d’avance, à Paris, dans quelque riche salle à manger. Le café vient au secours de la Muse, tel est le thème de M. Rouffio ; il reste trois places à prendre, trois panneaux à remplir par le Thé, le Chocolat et le Vin, et qui sait ? Peut-être un architecte hospitalier ménagera-t-il deux petits coins pour le curaçao et l’anisette. Je n’y verrais aucun mal, car le premier feuilleton de l’artiste promet une suite charmante dans le prochain numéro. Sa Muse est une belle personne, richement étoffée, et qui, si elle a un peu abusé de ses forces en dictant cinq actes de tragédie éloquente à M. de Bornier, s’éveillerait au premier chatouillement de la plume pour inspirer un nouveau chef-d’œuvre en trois actes à notre ami Édouard Pailleron. Le lutin basané qui représente ici la boisson aimée de Voltaire est un petit personnage vif et brillant, grillé juste à point et d’un arôme irréprochable. Me préservent les dieux de lui chercher une querelle d’Allemand ! Il me répondrait sans mentir que l’Allemagne et lui n’ont rien de commun et qu’au delà du Rhin l’on ne connaît que la chicorée. Cependant j’ai peine à comprendre pourquoi la Muse, être divin, est assise dans un vrai fauteuil et pose ses pieds sur le sol, tandis que le Café, personnage colonial, mais réel et vivant dans une familiarité étroite avec l’épicier du coin, marche sur les nuages. Il faut que la critique soit clémente au peuple aristocratique et de moins en moins nombreux des décorateurs. Gardons-nous de décourager ces derniers représentants d’un bel art qui s’en va ! Je ne veux même pas reprocher à M. Horace de Callias le type de sa Danaé trop moderne, si moderne qu’on cherche d’instinct, sur les pièces d’or qui lui font un sommier plus riche que confortable, l’effigie de Louis-Philippe ou de Napoléon III.

Les bonnes intentions dont M. Puvis de Chavannes est pavé, comme l’enfer, m’interdisent de juger sévèrement son Pauvre Pêcheur priant pour lui-même (ora pro nobis piscatoribus) et demandant un poisson à la mer comme un gueux nous demande un sou. Certes la volonté de faire grand est permanente chez cet artiste de beaucoup de style et de peu d’orthographe. Nous lui devons donc le respect, même lorsqu’une erreur laborieuse en fait un caricaturiste solennel et convaincu. Lui seul peut-être est en état de remplir le programme académique qui disait aux élèves de l’École : « Vous interpréterez selon vos facultés le vers célèbre de Racine, en représentant Hippolyte sans forme et sans couleur. » Il a gagné le prix, il l’a gagné trois fois en un seul jour, car le pauvre pêcheur, sa pauvre femme et son pauvre enfant hydropique remplissent à qui mieux mieux les conditions imposées. Je m’incline et je passe, et du diable si j’y repasse !

Mais je repasserai probablement plus d’une fois devant le Souvenir de fête, cette œuvre étrange et inquiétante de M. Cazin.

M. Charles Cazin, esprit rêveur et concentré, me fait songer à cette jolie femme qui, passant auprès du Vésuve, avait attrapé une éruption. L’illumination du 14 juillet 1880 l’a un moment illuminé. Il a jeté sur une vaste toile des impressions étranges, mais profondes et sérieusement pittoresques, qui ne pouvaient frapper que lui. Patriote sincère, penseur profond, artiste consommé sinon complet, il a traduit à sa manière les sentiments que nous avons tous éprouvés l’année dernière à l’extinction des feux officiels. Quelque chose lui est apparu dans la fumée et la poussière. Il a vu de ses yeux les forces invisibles qui poursuivent sans bruit la reconstruction de l’édifice national : la science, le travail, le courage militaire, et il les a jetées sur la toile en les drapant sans ordre et au hasard, dans les trois couleurs du drapeau. Et, comme un primitif, il leur a donné à chacune sa petite légende en lettres d’or. Et comme il lui restait une légende à placer, Concordia, il l’a tout bonnement écrite dans son ciel, auprès des feux épars d’une chandelle romaine. Et, tandis qu’il était en veine de fantaisie, il a suspendu à la droite et à la gauche de son tableau deux longues et lourdes guirlandes, qu’un autre, moins naïf, eût laissées aux bons soins de l’encadreur. Ajoutez à cela tout un monde de dômes illuminés, de lampions à demi éteints ; tout un océan de chaleur, de poussière, de bruit visible, de clameurs égarées dans les vibrations de l’air. Au total, M. Ch. Cazin a-t-il fait un tableau ? Non. Et pourtant c’est l’œuvre d’un peintre en même temps que l’acte d’un citoyen. C’est tout ce qu’il vous plaira excepté une chose indifférente. Il y a là un grain de déraison et pas un atome de médiocrité. J’en parle depuis cinq minutes sans pouvoir formuler un jugement précis. Il me semble que M. Charles Cazin vient d’introduire un élément nouveau dans l’école française ; et pourtant, s’il faisait école, je ne serais pas rassuré.