Le Décaméron du salon de peinture pour 1881/05

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Libr. des Bibliophiles (p. 66-76).


CINQUIÈME JOURNÉE

Peinture d’histoire et Peinture décorative. (Suite.)



MM. COMERRE, H.-EUGÈNE DELACROIX, RIXENS, GUSTAVE POPELIN, AIMÉ MOROT, F. CLÉMENT, EMMANUEL BENNER, FOUBERT, TELLIER, LUCAS.



L es derniers envois de l’Académie de Rome ne brillent depuis un certain temps ni par l’audace ni par l’originalité. Il serait donc injuste et maladroit de décourager par une critique trop sévère les pensionnaires qui ont beaucoup osé et visé haut. M. Comerre, grand prix de 1875, a entrepris de rajeunir le vieux drame biblique de Samson et de Dalila. Il y a bien des fautes dans cette énorme toile : on pourrait demander pourquoi le jeune artiste a déguisé en Hercule forain le héros qui avait été vingt ans juge, c’est-à-dire presque roi d’Israël ; à quel propos il lui donne un lit orné de sculptures égyptiennes, si loin de la terre d’Égypte et dans un pays où la statuaire était maudite comme un art païen. L’artiste n’a pas lu soigneusement la Bible, car il ignore que Dalila fit raser par un barbier les sept touffes qui couvraient la tête de son amant. Enfin la composition du groupe philistin, à droite du tableau, est à la fois violente et troublée ; il ne fallait ni tant d’efforts ni des mouvements si diaboliques pour enchaîner un malheureux privé de force et réduit à la dernière impuissance. Mais l’œuvre est grandiose et d’un aspect saisissant ; la figure de Dalila, triomphante dans sa perversité de courtisane vendue à l’ennemi, est d’un caractère vraiment neuf et rachète toutes les erreurs de l’artiste. Il y a d’ailleurs de bonnes études de nu dans la cohue des Philistins.

M. H.-Eugène Delacroix, qui porte avec le courage le plus méritoire un nom trop lourd pour ses épaules, se démène comme un désespéré dans le grand. C’est un artiste moins heureux qu’entreprenant, moins habile que hardi ; il poursuit à la fois le grand dessin et la belle couleur, et peut-être, avec le temps, attrapera-t-il quelque chose. En attendant, sa vaste composition d’Orphée déchiré par les Bacchantes est encore terriblement brouillée. Je voudrais que ce peintre si persévérant entreprît une fois de concentrer sur une seule figure le savoir et l’effort qu’il gaspille dans ce grand coquin de tableau.

Je me demande si M. Rixens, en essayant de peindre la Mort d’Agrippine, n’a pas entrepris l’impossible. Les mots fameux : Feri ventrem ! l’héroïque impudeur de la femme qui désigne au fer des assassins les flancs qui ont porté Néron, tout cela est plus beau dans l’histoire que dans la peinture. L’artiste a dû tourner et retourner vingt fois sa figure principale avant de s’arrêter à cette pose médiocre, qui manque de franchise et de clarté. Ajoutez qu’il sera toujours périlleux de montrer au public le torse nu d’une femme de quarante ans sonnés. Néron était âgé de vingt-deux ans lorsqu’il se délivra de sa mère. Les sculpteurs de l’antiquité n’y regardaient pas de si près ; ils traitaient les princesses comme des immortelles, et l’on admire encore à la villa Borghèse une statue d’Agrippine dont le visage a quarante ans et la poitrine quinze ; mais l’art moderne et le réalisme ambiant permettent-ils ces libertés ?

M. Gustave Popelin s’est fait connaître l’an dernier par une figure d’enfant qui donnait les plus brillantes espérances. Son Argiphonte du Salon, tout en attestant des efforts honorables et des progrès marqués, fera comprendre au jeune triomphateur que le domaine du grand art ne se conquiert pas en un jour. Le Mercure, inspiré par les maîtres florentins du XVe siècle, est un bourreau nerveux et gaillard, mais il manque absolument de divinité. La draperie qui passe sous ses aisselles comme une ceinture de Mme Tallien, lui fait un ventre qui n’en finit pas. Mais c’est surtout le corps d’Argus qui laisse à dire. Il y a là, entre autres incorrections, un bras gauche dessiné en moignon, sous prétexte de raccourci. N’oublions pas, cependant, que nous avons sous les yeux l’œuvre d’un tout jeune homme, et, sans trop insister sur une inexpérience qui passera, louons sans réserve ces colorations franches, cette clarté radieuse, ce brio de couleurs, où l’on reconnaît les leçons de M. Gabriel Ferrier.

M. Aimé Morot n’a pas moins de talent que lorsqu’il exposait son Bon Samaritain, mais il ne l’emploie pas aussi bien. La Tentation de saint Antoine est une œuvre brillante et solide, peut-être même trop solide, car la figure de femme est maçonnée en certaines parties comme un mur. Mais dans cette composition, parfaitement équilibrée pour la satisfaction des yeux, on regrette un manque de goût, ou, si vous l’aimez mieux, de logique. En pareille matière (matière ; hélas ! est le vrai mot), il ne suffit pas que la tentatrice soit tentante ; il faut encore que le saint ait l’âge et l’apparence d’un homme qui peut être tenté. Ici le bonhomme est trop vieux pour que la nudité, l’attitude et la provocation de son adversaire féminin ne soient pas choquantes.

Si j’insiste assez fréquemment sur des questions qui sont en art ce que les mœurs oratoires sont en éloquence, c’est qu’il appartient à la critique de compléter l’enseignement trop sommaire ou trop exclusivement technique de l’atelier.

Ainsi M. Clément, grand prix de Rome de 1856, et bien classé depuis longtemps comme peintre d’histoire, a cru traduire fidèlement quatre jolis vers de M. Georges Lafenestre en nous montrant une mère qui joue au lit avec son enfant. Cette jeune et jolie personne est couchée, comme les meilleures figures de M. Clément, et, comme elles, elle se montre absolument nue. Le poète est-il allé aussi loin ? Non, il a écrit :

Sa mère en ses bras nus le saisit et l’admire.

Il ne nous montre que les bras, lui qui a les coudées plus franches assurément que le peintre. Pourquoi s’en tient-il là ? Parce que l’action se passe de nos jours, sur un lit couvert de draps blancs et de couvertures bleues, et qu’en 1880 une mère, si jeune qu’elle soit, ne s’avisera jamais d’ôter sa chemise pour offrir un bouquet de cerises à son enfant, fille ou garçon. Dans cette grande toile du Repos, qui est, jusqu’à nouvel ordre, le chef-d’œuvre de M. Emmanuel Benner, vous voyez une femme tout aussi peu vêtue que celle de M. Clément, et du même âge. Non seulement sa nudité ne vous choque ni ne vous étonne, mais vous ne vous avisez même pas de demander comment elle se couche à cru sur les herbes coriaces et les bruyères de la montagne, si elle ne va pas prendre froid, car la nuit tombe et la rosée n’est pas loin, ni comment elle s’y prendra pour rentrer au logis sans rencontrer le garde champêtre. Non, vous trouvez tout naturel et tout simple de l’admirer ainsi, car le nu, cette poésie de la forme, vous a transporté dans un monde qui n’est ni la ville ni la campagne, mais la nature. Le tableau de M. E. Benner, c’est la nature féminine dans la nature champêtre, et les deux font ensemble une harmonie irréprochable. Chaussez un seul pied de la femme, ou placez seulement dans un coin de la toile la hache d’un bûcheron ou la faux d’un paysan, le nu passe à l’état de nudité, les herbes piquent, le modèle éternue, le garde champêtre accourt, le charme est rompu.

Peut-être direz-vous que je suis un païen fanatique et que la religion du nu m’entraîne aux dernières extrémités ; mais il m’arrive quelquefois de grommeler devant une figure bien peinte, soigneusement isolée de tous les accessoires modernes et encadrée dans un milieu irréprochable, comme la Source de M. Foubert : « Ça, ce n’est pas encore du vrai nu. » Et savez-vous pourquoi ? Tout simplement parce que la tête, trop moderne et trop parisienne, a le nez retroussé d’une certaine façon, parce que la physionomie de cette demi-divinité, son sourire ou sa coiffure me rappelle un type entrevu depuis moins de huit jours sur la scène ou dans la rue. Eh ! Messieurs ! ne vous moquez pas ! Si Phidias lui-même vous montrait Jupiter Tonnant avec un cor au pied, vous lui laisseriez le dieu pour compte, et vous diriez : « Pour qui donc nous prend-il avec son vieux modèle déchaussé ? »

Le Réveil d’Ariane, de M. Tillier, est un joli tableau. La femme, jeune et bien faite, se pâme très agréablement dans un raccourci pittoresque, au milieu d’un paysage brillant et varié. Mais, quoique l’artiste ait pris soin d’écarter impitoyablement tout ce qui pourrait la compromettre, comme le vin de Champagne, les écrevisses à la bordelaise, les diamants, la poudre de riz, il n’y a pas un spectateur assez naïf pour voir en elle la fille de Minos, la sœur de Phèdre, l’amante de Thésée. On lui dirait plutôt : « Je te connais, beau masque ! Tu demeures dans mon quartier. »

M. Lucas, s’étant donné à peindre une Sapho morte ou mourante après le saut de Leucate, a cherché et trouvé un type poétique et très suffisamment antique. Un brillant effet de lune argente la mer, les rochers et la noble victime de l’amour. Victime intéressante, tout réalisme à part, car elle ne s’est rien cassé en tombant de si haut, pas même une corde de sa lyre.