Le Décaméron du salon de peinture pour 1881/04

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Libr. des Bibliophiles (p. 52-64).


QUATRIÈME JOURNÉE

Peinture d’histoire et Peinture décorative. (Suite.)


MM. BERTEAUX, R. COLLIN, MÉDARD, BLANCHON, GERVEX, SCHUTZENBERGER, SÉON, DOUILLARD, ZUBER.



N ous terminerons aujourd’hui la revue des ouvrages qui appartiennent ou qui visent à l’art décoratif. Si quelques-uns de mes lecteurs me reprochaient de faire la part trop large à ce genre de peinture, je m’excuserais en disant qu’il est le plus noble, le plus difficile et le premier de tous. La décoration est la peinture d’histoire élevée à sa plus haute puissance. Elle ne vit que de grandeur et de simplicité ; elle exige avant tout des compositions claires, des mouvements précis, un dessin large et fermement arrêté. Les artifices de la patte y sont aussi déplacés que les subtilités et les raffinements de la couleur. C’est l’art qui parle aux foules, et les foules n’entendent pas malice à la peinture, pas plus qu’à la poésie ou à la politique. Victor Hugo n’eût jamais obtenu les honneurs presque divins qu’on lui décerne à tous les étages de la société, et qu’il subit avec une résignation et une grâce olympiennes, s’il n’était un génie essentiellement décoratif. Cet être puissant et bon, terrible et tendre, est très proche parent de Michel-Ange et de Raphaël : il tient à l’un par les colosses et à l’autre par les enfants.

Si la grandeur s’apprenait comme l’orthographe, et la simplicité comme l’arithmétique, nous aurions, je n’en doute pas, dans cette époque d’enseignement gratuit et généreux, une admirable école de décoration. Mais l’État n’y peut rien ; il fait tout son possible en dotant l’École des beaux-arts, en maintenant sur un pied honorable les manufactures nationales des Gobelins, de Sèvres, de Beauvais. Malheureusement, le beau style est une espèce de variole qui ne s’attrape que par contagion, et les conditions de la vie parisienne en 1881 tracent comme un cordon sanitaire autour des maîtres contagieux. Il y a cinquante ans, l’atelier d’un grand peintre était une école, mieux encore, une famille. Les élèves grandissaient lentement, patiemment, à l’ombre d’un homme illustre et bienveillant qu’ils admiraient de toute leur âme, et qu’ils aimaient jusqu’à se faire tuer pour lui. Un Hippolyte Flandrin se trouvait honoré et favorisé entre tous s’il était admis à l’honneur de préparer les fonds d’un tableau d’Ingres. Il s’absorbait aveuglément dans la personne de son maître, et il en rapportait quelque chose au grand jour de l’émancipation, lorsqu’il se sentait à la fin capable et digne d’ouvrir un atelier, lui aussi. L’individualisme moderne a changé tout cela. Nos rapins sont émancipés avant de naître ; ils exposent avant de concourir pour le prix de Rome ; ils vendent leurs tableaux à des prix fous avant de savoir peindre ou dessiner ; ils s’estiment eux-mêmes au prorata de la cote établie par les marchands ou par les commissaires-priseurs, et ils n’échangeraient pas leur couteau à palette contre le pinceau de Léonard de Vinci. Le plus naïf et le plus saugrenu des impressionnistes consentirait peut-être à aider Bonnat et Baudry, mais à la condition expresse de signer avec eux, comme la costumière et le tapissier mettent leurs noms sur l’affiche d’un drame, comme les encadreurs signeront l’an prochain ces bordures prétentieuses, ridicules et laides qui font concurrence au tableau.

Mais pardon ! je reviens aux quelques œuvres décoratives qui se rencontrent de loin en loin dans le Salon de cette année.

La très riche et très intelligente cité de Nantes s’est donné le luxe d’un plafond neuf pour le théâtre Graslin, et elle a bien choisi son peintre. M. Berteaux est un jeune homme qui a fréquenté l’atelier de Flandrin, et demandé quelquefois les conseils de Baudry. Ces deux excellents maîtres lui ont beaucoup donné sans lui rien prendre : il est resté lui-même, son beau plafond est l’œuvre d’un talent libre et original. La Musique, la Tragédie, la Comédie, la Danse, représentées par des groupes élégants et harmonieux, se partagent un vaste espace et le remplissent exactement, sans faire cohue. L’esquisse d’ensemble est d’une parfaite clarté ; elle se lit tout d’un trait, comme une page d’un bon livre. Quant à l’exécution, nous pouvons la juger sur un échantillon très vaste et très beau. M. Berteaux nous montre tout un quart de son plafond avant la mise en place. C’est un ensemble vif et brillant qui réunit Thalie, Momus, Terpsichore, Vénus, Bacchus et l’Amour ; en un mot, le coin le plus riant de l’Olympe et de l’Art. On assure que M. Berteaux a voué une reconnaissance éternelle à la municipalité qui met son talent en lumière. J’aime à penser que la mairie et le conseil de Nantes seront également satisfaits de M. Berteaux.

M. Raphaël Collin a exécuté pour le théâtre de Belfort un panneau de la Danse qui fera peut-être bon effet à sa place, mais qui pèche par l’abus du rouge au grand jour de l’exposition. L’écharpe rose de la danseuse et le feuillage pourpre du hêtre me font penser, bien malgré moi, au théâtre incendié de Nice. La figure de femme est d’ailleurs assez molle, et le jeune homme qui souffle dans une flûte de Pan a les jambes beaucoup trop longues. Cependant le tableau n’est ni sans charme, ni sans intérêt.

Pour l’hôtel de ville qu’on restaure dans cet héroïque et infortuné Belfort, M. Médard a mis en scène le général Lecourbe et la défense victorieuse en 1815. Je tiens M. Médard en grande estime, comme peintre de genre ; personne ne goûte plus que moi l’ordonnance, l’esprit et les intentions de son tableau : Troupes de renfort arrivant sur le champ de bataille. Mais la décoration comporte des qualités d’ordre supérieur qui font défaut à la plupart des peintres de genre. La ressemblance des portraits, l’exactitude des costumes, font merveille sur une toile de chevalet. Changez les dimensions, attaquez les parois d’un monument public, et vous risquez beaucoup d’effleurer la caricature. La caricature à Belfort !

Un simili-principe qui a du bon et du mauvais, mais plus de mauvais que de bon, veut que l’on adjuge au concours les travaux de peinture murale. Le budget de Paris saura ce qu’en vaut l’aune, et cela dans un bref délai. Je ne veux pas me faire lapider comme un simple Baudry, en donnant mon avis sur le mode de sélection qui préside à l’art officiel ; mais je surveille attentivement l’éclosion des chefs-d’œuvre que la fièvre démocratique du concours nous a pondus.

À Paris comme à Landerneau, il est matériellement impossible que tous les candidats à la décoration d’un mur présentent une œuvre achevée, mise au point, grandeur d’exécution. Ce jeu coûterait trop cher aux artistes s’ils faisaient la guerre à leurs frais, ou aux municipalités si elles prétendaient récompenser tous les efforts méritoires. Le concours est jugé sur de simples esquisses, c’est-à-dire sur des tableaux de dimension modeste et d’exécution sommaire. On a beau demander, pour supplément de garantie, une grande figure peinte, c’est toujours et fatalement le charme de l’esquisse qui enlève le succès. Or il faut le coup d’œil et l’expérience d’un juge consommé pour distinguer dans une demi-douzaine de petits tableaux, pas plus grands qu’une toile de genre, le vrai panneau décoratif. Neuf fois sur dix, le peintre de genre, plus adroit et plus maître de son art dans un espace limité, distancera le peintre d’histoire. Mais après ? Lorsqu’il s’agit d’exécuter ? Voici ce qui se passe, et ce que vous reverrez souvent, si l’on n’y prend garde.

MM. Gervex et Blanchon, très avantageusement connus, quoique fort jeunes, dans la peinture de genre, ont gagné le lapin au concours du XIXe arrondissement. Leurs esquisses, vraiment jolies, ont séduit un jury dont tous les membres n’étaient pas fort experts en matière de décoration. Maîtres du champ de bataille, encouragés par le succès, ils attaquent chacun sa grande toile et mettent bravement au carreau deux gentils tableaux de chevalet. Le résultat est là, devant vos yeux, que vous en semble ? N’êtes-vous point d’avis que pour orner une salle d’école, fût-ce la salle d’une école du soir, il y a autre chose à inventer que la représentation littérale de cette école elle-même ? Une glace plaquée à la muraille en dirait tout autant, et n’en apprendrait pas davantage. Ceci soit dit pour M. Blanchon, qui est un jeune homme intelligent et un peintre adroit, mais qui tourne le dos à l’art décoratif. Et quant au Mariage de M. Gervex, ne pensez-vous pas, comme moi, que, malgré la patte infernale de l’artiste, il fera double emploi dans la mairie du XIXe, en répétant les types, les toilettes, les grimaces et les banalités qui défilent trois ou quatre fois par semaine dans ce temple civil ? Nous nous connaissons, hélas ! bien assez pour que l’artiste, et un artiste de talent, n’ait pas besoin de nous présenter officiellement à nous-mêmes. Si les chefs de la République, dans un esprit que l’on ne saurait louer trop hautement, veulent donner aux cérémonies civiles un éclat et une solennité dont certains cultes religieux ont usurpé le monopole, n’est-ce pas le moment ou jamais de décorer la mairie comme un temple ? Sied-il d’y étaler une toile qui serait aussi bien et plus logiquement marouflée dans les magasins du Printemps, dans les galeries de la Ménagère, ou derrière les bocaux multicolores de Boissier ?

Certes, le Mariage de M. Schutzenberger, exécuté pour la mairie de Reims, laisse beaucoup à désirer. On n’y trouvera pas un morceau peint de main de maître, et l’artiste a cédé à une étrange fantaisie en faisant marier un jeune couple romain par une sorte de Kroumir en burnous. Mais l’œuvre a le mérite de nous transporter dans un monde idéal, plus brillant, plus grave et meilleur que le nôtre. Il nous élève au-dessus de nous-mêmes à travers le temps et l’espace. Exact ou non dans ses menus détails, le tableau de M. Schutzenberger est symbolique, d’un sentiment élevé, d’un esprit vraiment décoratif.

Les deux panneaux de M. Séon, la Pêche et la Chasse, sont d’un aspect assez agréable, malgré le parti pris trop visible du peintre, que les lauriers fanés de M. Puvis de Chavannes empêchent de dormir. M. Séon, et je l’en félicite, est encore loin de son but ; il a réussi à bâcler une draperie sans plis et çà et là quelques membres sans os et sans muscles ; mais il est trop bien doué pour rompre à tout jamais avec le dessin et la couleur. La triste école aura beau faire, il n’y a pas en lui l’étoffe d’un peintre nihiliste.

J’ai vu le temps où une grande machine comme la Mort de saint Louis aurait ouvert à M. Douillard non seulement les coffres du Trésor, mais les portes de l’Institut. Il y a là dedans beaucoup de savoir et d’étude, et même un incontestable talent. Un peu de fadeur ; mais qui sait si la fadeur n’est pas, à notre époque, un assaisonnement imposé par l’Église ?

M. Zuber a parachevé d’une main très savante trois vues de la Corniche, probablement pour un riche amateur qui voulait garder à Paris, dans son hôtel, un reflet de sa chaude et brillante villa d’hiver. Ce sont, à proprement parler, malgré l’absence des figures et des monuments, trois paysages historiques du style le plus noble et le plus pur. L’artiste alsacien a condensé sur ces trois toiles les richesses et les splendeurs du climat méditerranéen, de cette serre sans vitrages où les plantes de nos régions parisiennes meurent de soif, tandis que l’olivier, le palmier, le chêne vert, le poivrier, le laurier-rose, l’agave et le cactus y prospèrent à qui mieux mieux, comme pour nous faire mourir d’envie.