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Le Démon de l’absurde/Scie

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Mercvre de France (p. 147-158).

À Louis Dumur

SCIE

Un homme va naître. L’ange gardien, dépêché auprès de son âme, lui permet d’hésiter avant d’éclore. Il hésite… Les couches de sa mère deviennent laborieuses, et pendant ce temps l’âme de l’homme peut étudier les conditions de sa vie future.

L’Ange. — Si tu nais, tu mourras. La vie est une maladie mortelle. Si tu vis beaucoup, tu souffriras beaucoup. Si tu meurs jeune, tu regretteras l’existence. Choisis !

L’homme. — Fichtre ! Comment faire ? Donnez-moi un corps solide, en attendant.

L’ange. — Si ton corps est vigoureux, sa propre force le portera à s’user. S’il s’use, il contractera des infirmités effrayantes. S’il ne s’use pas, il aura confiance en sa solidité, et sa confiance le fera se jeter, tête baissée, dans le premier péril venu. S’il se fait soldat, il sera tué en guerre. S’il se fait assassin, il sera tué sur l’échafaud. S’il se fait manœuvre, il aura des querelles avec ses compagnons. S’il a des querelles, il voudra les vider… et s’il les vide, il y trouvera un coup mortel.

L’homme. — Alors, je demande un corps très délicat.

L’ange. — Si tu es délicat, étant enfant, tu auras tous les malheurs. Tu tomberas et tu te feras des bosses. Si tu as des bosses, çà marquera. Si tu as une mauvaise nourrice, tu deviendras poitrinaire. Plus tard, si tu n’as pas de gymnastique, tes camarades te rouleront à tous propos. Si tu ne ripostes pas, tu passeras pour lâche… et si tu ripostes tu seras roulé.

L’homme. — Assez ! Donnez-moi des rentes, c’est le point capital.

L’ange. — Non ! c’est seulement l’intérêt. Si tu as des rentes, tu auras envie de les dépenser. Si tu les dépenses mal, tu auras des remords. Si tu es avare, ce ne sera pas la peine d’en avoir. Si tu gères toi-même ta fortune, tu la risqueras sur un coup de bourse. Si tu la fais gérer, tes banquiers lèveront le pied. Si tu la confies à tes parents, ils voudront te faire épouser une héritière impossible et tu te brouilleras avec eux.

L’homme. — Faites-moi pauvre.

L’ange. — Si tu es pauvre, tu envieras les riches. Si tu les envies, tu travailleras pour les égaler. Si tu travailles, tu voudras te reposer le dimanche. Si tu te reposes le dimanche, tu te griseras et tu deviendras fainéant. Si tu deviens, fainéant, tu deviendras communard, et si tu es communard

L’homme. — Je serai socialiste, je ferai de la politique honnête.

L’ange. — Si tu fais de la politique honnête, tu seras dupé… puis tu passeras pour un imbécile.

L’homme. — J’aime mieux passer pour un imbécile.

L’ange. — Si tu es un imbécile, ta femme te trompera, et tu auras…

L’homme. — Je n’aurai pas de femme !

L’ange. — Si tu n’as pas de femme, tu prendras des maîtresses. Si tu as des maîtresses, elles te ruineront la santé ou la bourse. Si tu ne les laisses pas te ruiner, elles te feront une réputation de pingre, tu seras mal reçu par la société, et tes domestiques sortiront de chez toi en disant qu’ils y meurent de faim.

L’homme. — Je n’aurai pas de domestiques.

L’ange. — Si tu n’as pas de domestiques, il faudra tremper ta soupe et celle de tes enfants toi-même : tu seras ridicule.

L’homme. — Je n’aurai pas d’enfants.

L’ange. — Si tu n’as pas d’enfants, ta vieillesse sera très malheureuse, et tu mourras isolé.

L’homme. — Sacrebleu ! j’en aurai…

L’ange. — Si tu en as, ta vieillesse sera malheureuse à cause de leurs folies, et tu auras la douleur de les déshériter.

L’homme. — C’est trop fort ! Ne peut-on pas épouser une femme stérile ?

L’ange. — Si tu épouses une femme stérile, elle se plaindra de toi devant les tribunaux en donnant des détails…

L’homme. — Je ne serai jamais amoureux.

L’ange. — Si tu n’es pas amoureux, tu perdras la moitié des jouissances terrestres, et, je te préviens, il n’y en a pas beaucoup.

L’homme. — Bon ! Je serai donc amoureux… le plus possible.

L’ange. — Si tu l’es trop, tu commenceras de bonne heure. Si tu commences de bonne heure, tu t’adresseras mal. Si tu manques ton premier cœur, le tien portera un crêpe éternel (vieux style). Si tu aimes une ingénue, elle aura un cousin au collège. Si elle a un cousin au collège, il en sortira… S’il en sort, il prendra le dessus, et s’il prend le dessus…

L’homme. — J’aimerai une ingénue mûre ou une jeune veuve.

L’ange. — Si elle est ingénue, elle sera bête ; si elle est mûre, elle sera laide. Si tu aimes une jeune veuve, elle aura de l’expérience. Si elle en a trop, tu n’en auras pas assez… elle te trouvera insuffisant, et si…

L’homme. — En tous les cas, je chercherai une jolie femme.

L’ange. — Si elle est jolie… tu ne seras pas le premier à le lui prouver.

L’homme. — Une jolie fille dévote, par exemple.

L’ange. — Si elle est dévote, elle ira à l’église. Si elle va à l’église, tu seras jaloux et tu ne dîneras jamais à la même heure. Si tu es jaloux et que tu ne manges pas régulièrement, tu lui feras des scènes, alors elle rentrera dans sa famille. Si elle rentre dans sa famille, elle emportera sa dot…

L’homme. — Je réclamerai la dot…

L’ange. — Ta belle-mère, au contraire, te forcera à lui fournir une pension, et, de plus, elle t’appellera : bourreau de sa fille !…

L’homme. — Oh !… laissons ce sujet. J’aimerai donc le moins possible… j’épouserai une grosse campagnarde tranquille, et pour fuir les tentations je vivrai près d’un village.

L’ange. — Si tu habites à la campagne, tu feras de l’agriculture, tu planteras des vignes ; elles gèleront ou auront le phylloxera. Si tu as des fermiers, ils ne paieront pas leurs fermages, parce que leurs moutons auront le piétain. S’ils ont des bœufs, ils se vendront mal. Tu auras des métayers la seconde année, quand tu verras que le fermage ne réussit pas : les métayers sont tous voleurs ou paresseux. Si tu trouves de braves gens, ils tomberont malades. Si tu n’as ni fermiers ni métayers, tes propriétés resteront en friches. Si elles restent en friches, tu seras accusé d’ineptie, on ne te nommera pas conseiller municipal. Si tu es bon propriétaire et qu’on te nomme conseiller municipal, tu voudras être maire. Si tu n’es pas maire, tu cabaleras. Si tu l’es, on cabalera Si tu t’annonces comme bonapartiste, les ouvriers te demanderont une augmentation de salaire. Si tu es républicain, le curé prêchera contre tes menées et les aristos te fermeront leurs portes. Si tu es tantôt l’un, tantôt l’autre, tu seras naturellement assis par terre le jour où chacun prendra une chaise !…

L’homme. — On peut avoir une demeure modeste, à côté d’une ville, et ne pas mettre les pieds dans cette ville ; je ne tiens guère à la grande propriété.

L’ange. — Si tu es près d’une ville, des amis importuns viendront te voir, il faudra bien les inviter à dîner… S’ils dînent souvent, çà te coûtera cher !…

L’homme. — Eh ! mon Dieu ! je ne verrai personne, j’aurai un jardin clos de murs, un jardinier sourd, une cuisinière muette, et… je lirai les journaux pour me désennuyer.

L’ange. — Si tu ne vois personne, on pensera que tu as des raisons pour te cacher. Si ton jardin a des murailles, on y grimpera la nuit pour découvrir tes crimes… et prendre tes poires ; si ton jardinier est sourd, il n’entendra pas ; si ta cuisinière est muette, elle ne le dira pas. Si tu lis les journaux dans une pareille solitude, tu deviendras fou au bout de six semaines. Tu apprendras que les maisons fermées et les jardins clos sont suspects, qu’on y réunit généralement des boulangistes… ou des femmes. La fatalité voudra qu’un nouveau-né strangulé soit déposé dans le chemin creux longeant tes murailles : si on le trouve, on fera une descente de police chez toi. Le sourd et la muette t’accuseront, l’un par son incohérence, l’autre par des signes désespérés. Si tu te défends sérieusement, tu es très coupable. Si tu ne te défends pas, tu es abject. Ceux qui auront volé tes poires donneront des preuves certaines. Il arrivera tout à point une petite laitière farceuse dont tu auras oublié de prendre le menton, un matin qu’elle était disposée à t’accorder les dernières faveurs : pour se venger, elle déclarera une de ses 26 grossesses, et te fera fourrer dedans. Si tu t’es permis de suivre la Gazette des Tribunaux plus attentivement que la Revue des Deux-Mondes, on pensera que tu cherchais déjà ton système de défense. Il ne te restera plus qu’à te munir d’un bon avocat, qui te fera envoyer au bagne en plaidant les circonstances atténuantes ; et si tu vas au bagne, tu finiras par te croire criminel… tu y mourras en avouant des histoires fabuleuses.

L’homme. — Pourquoi ne cultiverais-je point les beaux-arts, l’état de bourgeois n’ayant rien d’attrayant, à ce qu’il me semble ?

L’ange. — Si tu as du génie, tu seras méconnu. Mais si tu n’en n’as pas, tu seras inconnu. Si tu es pianiste, tu seras la désolation de tes voisins, et ils attacheront du lard à ton cordon de sonnette. Peintre, tu mettras vingt-cinq ans à te choisir une école, et, sur tes vieux jours, te décidant pour la tienne, tu feras pouffer tes camarades, qui t’appelleront : vieux bonze ! Acteur, tu seras sifflé ; si tu n’es pas sifflé, tu auras toutes les grandes dames sur les bras, et tous leurs maris ou leurs amants sur le dos. Écrivain, tu chercheras des éditeurs ; si tu n’en trouves pas, tu crèveras de faim ; si tu en trouves, ils te demanderont de corser la situation ; si tu la corses, on t’accusera de pornographie ; si tu tiens à tes idées et que tu refuses ce léger sacrifice à ton éditeur, il te traitera de monsieur embêtant. Tu ne seras jamais édité si tu écris en vers ; si tu écris en prose, les journalistes influents auront soin de critiquer tes livres pour les empêcher de plaire au public, à qui, certainement, ils auraient plu sans leurs bienveillantes critiques… J’ajoute que si tu es immoral, tu iras en prison, et que si tu es moral, tu assommeras tout le monde !…

L’homme, avec explosion. — Décidément, je rentre dans le néant, mais… un mot encore : si j’étais savant et philosophe ?…

L’ange, gravement. — Si tu veux être savant et philosophe, près d’un siècle durant il te faudra t’abreuver de déceptions, t’armer de patience, aller de désagrément en désagrément, renier l’amour, renier l’amitié, renier la richesse, renier les plaisirs, renier jusqu’à Dieu, tout cela pour finir par conclure que : si tu n’étais pas né, tu n’aurais pas été malheureux !…

L’homme. — Serviteur !


Les couches de la jeune femme sont de plus en plus laborieuses. Bientôt, le médecin roule un petit cadavre dans un linge, puis la pauvre mère exténuée s’endort, tandis que son médecin murmure : « Si on m’avait appelé hier !… »