Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 11

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Librairie nouvelle (p. 71-76).


CHAPITRE XI

UNE VUE DU SALON MARION


Comme doivent le deviner ceux qui connaissent la France ou la Champagne, ce qui n’est pas la même chose, et, si l’on veut les petites villes, il y eut un monde fou chez madame Marion le soir de cette journée. Le triomphe du fils Giguet fut considéré comme une victoire remportée sur le comte de Gondreville, et l’indépendance d’Arcis en fait d’élection parut être à jamais assurée. La nouvelle de la mort du pauvre Charles Keller fut regardée comme un arrêt du ciel, et imposa silence à toutes les rivalités.

Antonin Goulard, Frédéric Marest, Olivier Vinet, monsieur Martener, enfin les autorités qui jusqu’alors avaient hanté ce salon dont les opinions ne leur paraissaient pas devoir être contraires au gouvernement créé par la volonté populaire en juillet 1830, vinrent selon leur habitude, mais possédés tous d’une curiosité dont le but était l’attitude de la famille Beauvisage.

Le salon, rétabli dans sa forme, ne portait pas la moindre trace de la séance qui semblait avoir décidé de la destinée de maître Simon.

À huit heures, quatre tables de jeu, chacune garnie de quatre joueurs, fonctionnaient. Le petit salon et la salle à manger étaient pleins de monde. Jamais, excepté dans les grandes occasions de bals ou de jours de fête, madame Marion n’avait vu ainsi des groupes à l’entrée du salon et formant comme la queue d’une comète.

— C’est l’aurore de la faveur, lui dit Olivier qui lui montra ce spectacle si réjouissant pour une maîtresse de maison qui aime à recevoir.

— On ne sait pas jusqu’où peut aller Simon, répondit madame Marion. Nous sommes à une époque où les gens qui ont de la persévérance et beaucoup de conduite peuvent prétendre à tout.

Cette réponse était beaucoup moins faite pour Vinet que pour madame Beauvisage qui entrait alors avec sa fille et qui vint féliciter son amie.

Afin d’éviter toute demande indirecte, et pour se soustraire à toute interprétation de paroles dites en l’air, la mère de Cécile prit position à une table de whist, et s’enfonça dans une contention d’esprit à gagner cent fiches.

Cent fiches font cinquante sous !… Quand un joueur a perdu cette somme, on en parle pendant deux jours dans Arcis.

Cécile alla causer avec mademoiselle Mollot, une de ses bonnes amies, et sembla prise d’un redoublement d’affection pour elle. Mademoiselle Mollot était la beauté d’Arcis, comme Cécile en était l’héritière.

Monsieur Mollot, le greffier du tribunal d’Arcis, habitait sur la grande place une maison située dans les mêmes conditions que celle de Beauvisage sur la place du Pont.

Madame Mollot, incessamment assise à la fenêtre de son salon, au rez-de-chaussée, était atteinte, par suite de cette situation, d’un cas de curiosité aiguë, chronique, devenue maladie consécutive, invétérée. Madame Mollot s’adonnait à l’espionnage comme une femme nerveuse parle de ses maux imaginaires, avec coquetterie et passion. Dès qu’un paysan débouchait par la route de Brienne sur la place, elle le regardait et cherchait ce qu’il pouvait venir faire à Arcis ; elle n’avait pas l’esprit en repos, tant que son paysan n’était pas expliqué. Elle passait sa vie à juger les événements, les hommes, les choses et les ménages d’Arcis.

Cette grande femme sèche, fille d’un juge de Troyes, avait apporté en dot à monsieur Mollot, ancien premier clerc de Grévin, une dot assez considérable pour qu’il pût acheter la charge de greffier. On sait que le greffier d’un tribunal a le rang de juge, comme dans les cours royales le greffier en chef a celui de conseiller. La position de monsieur Mollot était due au comte de Gondreville qui, d’un mot, avait arrangé l’affaire du premier clerc de Grévin, à la chancellerie.

Toute l’ambition de la maison Mollot, du père, de la mère et de la fille était de marier Ernestine Mollot, fille unique d’ailleurs, à Antonin Goulard. Aussi le refus par lequel les Beauvisage avaient accueilli les tentatives du sous-préfet, avait-il encore resserré les liens d’amitié des Mollot pour la famille Beauvisage.

— Voilà quelqu’un de bien impatienté ! dit Ernestine à Cécile en lui montrant Simon Giguet. Oh ! il voudrait bien venir causer avec nous ; mais chaque personne qui entre se croit obligée de le féliciter, de l’entretenir. Voilà plus de cinquante fois que je lui entends dire : « C’est, je crois, moins à moi qu’à mon père que se sont adressés les veux de mes concitoyens ; mais, en tout cas, croyez que je serai dévoué non-seulement à nos intérêts généraux, mais encore aux vôtres propres. » Tiens, je devine la phrase au mouvement des lèvres, et chaque fois il te regarde en faisant des yeux de martyr…

— Ernestine, répondit Cécile, ne me quitte pas de toute la soirée, car je ne veux pas avoir à écouter ses propositions cachées sous des phrases à hélas ! entremêlées de soupirs.

— Tu ne veux donc pas être la femme d’un garde des sceaux ?

— Ah ! ils n’en sont que là ? dit Cécile en riant.

— Je t’assure, reprit Ernestine, que tout à l’heure, avant que tu n’arrivasses, monsieur Godivet, le receveur de l’enregistrement, dans son enthousiasme, prétendait que Simon serait garde des sceaux avant trois ans.

— Compte-t-on pour cela sur la protection du comte de Gondreville ? demanda le sous-préfet qui vint s’asseoir à côté des deux jeunes filles en devinant qu’elles se moquaient de son ami Giguet.

— Ah ! monsieur Antonin, dit la belle Ernestine Mollot, vous qui avez promis à ma mère de découvrir ce qu’est le bel inconnu, que savez-vous de neuf sur lui ?

— Les événements d’aujourd’hui, mademoiselle, sont bien autrement importants ! dit Antonin en s’asseyant près de Cécile comme un diplomate enchanté d’échapper à l’attention générale en se réfugiant dans une causerie de jeunes filles. Toute ma vie de sous-préfet ou de préfet est en question…

— Comment ! vous ne laisserez pas nommer à l’unanimité votre ami Simon ?

Simon est mon ami, mais le gouvernement est mon maître, et je compte tout faire pour empêcher Simon de réussir. Et voilà madame Mollot qui me devra son concours, comme la femme d’un homme que ses fonctions attachent au gouvernement.

— Nous ne demandons pas mieux que d’être avec vous, répliqua la greffière. Mollot m’a raconté, dit-elle à voix basse, ce qui s’est fait ici ce matin… C’était pitoyable ! Un seul homme a montré du talent, et c’est Achille Pigoult. Tout le monde s’accorde à dire que ce serait un orateur qui brillerait à la chambre ; aussi quoiqu’il n’ait rien et que ma fille soit fille unique, qu’elle aura d’abord sa dot, qui sera de soixante mille francs, puis notre succession, dont je ne parle pas, et enfin, les héritages de l’oncle à Mollot, le meunier, et de ma tante Lambert, à Troyes. Eh bien ! je vous déclare que si monsieur Achille Pigoult voulait nous faire l’honneur de penser à elle et la demandait pour femme, je la lui donnerais, moi, si toutefois il plaisait à ma fille ; mais la petite sotte ne veut se marier qu’à sa fantaisie… C’est mademoiselle Beauvisage qui lui met ces idées-là dans la tête…

Le sous-préfet reçut cette double bordée en homme qui se sait trente mille livres de rentes et qui attend une préfecture.

— Mademoiselle a raison, répondit-il en regardant Cécile ; elle est assez riche pour faire un mariage d’amour…

— Ne parlons pas mariage, dit Ernestine. Vous attristez ma pauvre chère petite Cécile, qui m’avouait tout à l’heure que, pour ne pas être épousée pour sa fortune, mais pour elle-même, elle souhaiterait une aventure avec un inconnu qui ne saurait rien d’Arcis, ni des suggestions qui doivent faire d’elle une lady Crésus, et filer un roman où elle serait au dénoûment épousée, aimée pour elle-même…

— C’est très-joli, cela. Je savais déjà que mademoiselle avait autant d’esprit que d’argent ! s’écria Olivier Vinet en se joignant au groupe des demoiselles en haine des courtisans de Simon Giguet, l’idole du jour.

— Et c’est ainsi, monsieur Goulard, dit Cécile en souriant, que nous sommes arrivées, de fil en aiguille, à parler de l’inconnu…

— Et, dit Ernestine, elle l’a pris pour le héros de ce roman que je vous ai tracé…

— Oh ! dit madame Mollot, un homme de cinquante ans !… Fi donc !

— Comment savez-vous qu’il a cinquante ans ? demanda Olivier Vinet en souriant.

— Ma foi ! dit madame Mollot, ce matin, j’étais si intriguée, que j’ai pris ma lorgnette !…

— Bravo ! dit l’ingénieur des ponts et chaussées, qui faisait la cour à la mère pour avoir la fille.

— Donc, reprit madame Mollot, j’ai pu voir l’inconnu se faisant la barbe lui-même, avec des rasoirs d’une élégance !… ils sont montés en or ou en vermeil.

— En or ! en or ! dit Vinet. Quand les choses sont inconnues, il faut les imaginer de la plus belle qualité. Aussi, moi qui, je vous le déclare, n’ai pas vu ce monsieur, suis-je sûr que c’est au moins un comte…

Le mot, pris pour un calembour, fit excessivement rire. Ce petit groupe où l’on riait excita la jalousie du groupe des douairières et l’attention du troupeau d’hommes en habit noir qui entourait Simon Giguet. Quant à l’avocat, il était au désespoir de ne pouvoir mettre sa fortune, son avenir, aux pieds de la riche Cécile.

— Oh ! mon père, pensa le substitut en se voyant complimenté pour ce calembour involontaire, dans quel tribunal m’as-tu fait débuter ? — Un comte par un M, mesdames et mesdemoiselles ? reprit-il. Un homme aussi distingué par sa naissance que par ses manières, par sa fortune et par ses équipages, un lion, un élégant, un gant jaune !…

— Il a, monsieur Olivier, dit Ernestine, le plus joli tilbury du monde.

— Comment ! Antonin, tu ne m’avais pas dit qu’il avait un tilbury, ce matin, quand nous avons parlé de ce conspirateur ; mais le tilbury, c’est une circonstance atténuante ; ce ne peut plus être un républicain…

— Mesdemoiselles, il n’est rien que je ne fasse dans l’intérêt de vos plaisirs… dit Antonin Goulard. Nous allons savoir si c’est un comte par un M, afin que vous puissiez continuer votre conte par un N.

— Et ce deviendra peut-être une histoire, dit l’ingénieur de l’arrondissement.

— À l’usage des sous-préfets, dit Olivier Vinet.

— Comment allez-vous vous y prendre ? demanda madame Mollot.

— Oh ! répliqua le sous-préfet, demandez à mademoiselle Beauvisage qui elle prendrait pour mari si elle était condamnée à choisir parmi les gens ici présents, elle ne vous répondrait jamais !… Laissez au pouvoir sa coquetterie. Soyez tranquilles, mesdemoiselles, vous allez savoir, dans dix minutes, si l’inconnu est un comte ou un commis voyageur.