Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 13

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Librairie nouvelle (p. 82-88).


CHAPITRE XIII

OÙ L’ÉTRANGER TIENT TOUT CE QUE PROMET L’INCONNU


— Monsieur, disait dans la salle à manger, le domestique d’Antonin à son maître, le tilbury est armorié…

— Armorié !…

— Et, monsieur, allez, les armes sont joliment drôles ! il y a dessus une couronne à neuf pointes, et des perles…

— C’est un comte !

— On y voit un monstre ailé qui court à tout brésiller, absolument comme un postillon qui aurait perdu quelque chose ! Et voilà ce qui est écrit sur la banderolle, dit-il en prenant un papier dans son gousset. Mademoiselle Anicette, la femme de chambre de Cadignan, qui venait d’apporter, en voiture, bien entendu, (le chariot de Cinq-Cygne est devant le Mulet) une lettre à ce monsieur, m’a copié la chose…

— Donne !

Le sous-préfet lut :

QUO ME TRAHIT FORTUNA.

S’il n’était pas assez fort en blason français pour connaître la maison qui portait cette devise, Antonin pensa que les Cinq-Cygne ne pouvaient donner leur chariot, et la princesse de Cadignan envoyer un exprès que pour un personnage de la plus haute noblesse.

— Ah ! tu connais la femme de chambre de la princesse de Cadignan !… Tu es un homme heureux… dit Antonin à son domestique.

Julien, garçon du pays, après avoir servi six mois à Gondreville, était entré chez monsieur le sous-préfet qui voulait avoir un domestique bien stylé.

— Mais, monsieur, Anicette est la filleule de mon père. Papa qui voulait du bien à cette petite dont le père est mort, l’a envoyée à Paris, pour y être couturière, parce que ma mère ne pouvait la souffrir.

— Est-elle jolie ?

— Assez, monsieur le sous-préfet. À preuve qu’à Paris elle a eu des malheurs ; mais enfin, comme elle a des talents, qu’elle sait faire des robes, coiffer, elle est entrée chez la princesse par la protection de monsieur Marin, le premier valet de chambre de monsieur le duc de Maufrigneuse…

— Que t’a-t-elle dit de Cinq-Cygne ? Y a-t-il beaucoup de monde ?

— Beaucoup, monsieur. Il y a la princesse et monsieur d’Arthez… le duc de Maufrigneuse et la duchesse, le jeune marquis… Enfin, le château est plein… Monseigneur l’évêque de Troyes y est attendu ce soir…

— Monseigneur Troubert ?… Ah ! je voudrais bien savoir s’il y restera quelque temps…

— Anicette le croit, et elle croit que monseigneur vient pour le comte qui loge au Mulet. On attend encore du monde. Le cocher a dit qu’on parlait beaucoup des élections… Monsieur le président Michu doit y aller passer quelques jours…

— Tâche de faire venir cette femme de chambre en ville, sous prétexte d’y chercher quelque chose… Est-ce que tu as des idées sur elle ?…

— Si elle avait quelque chose à elle, je ne dis pas !… Elle est bien finaude.

— Dis-lui de venir te voir à la sous-préfecture.

— Oui, monsieur, j’y vas.

— Ne lui parle pas de moi ! elle ne viendrait point, propose-lui une place avantageuse…

— Ah ! monsieur… j’ai servi à Gondreville.

— Tu ne sais pas pourquoi ce message de Cinq-Cygne à cette heure, car il est neuf heures et demie…

— Il paraît que c’est quelque chose de bien pressé, car le comte qui revenait de Gondreville…

— L’étranger est allé à Gondreville ?…

— Il y a dîné ! monsieur le sous-préfet. Et, vous allez voir, c’est à faire rire ! Le petit domestique est, parlant par respect, soûl comme une grive ! Il a bu tant de vin de Champagne à l’office, qu’il ne se tient pas sur ses jambes, on l’aura poussé par plaisanterie à boire.

— Eh bien ! le comte ?

— Le comte, qu’était couché, quand il a lu la lettre, s’est levé ; maintenant il s’habille. On attelait le tilbury. Le comte va passer la soirée à Cinq-Cygne.

— C’est alors un bien grand personnage ?

— Oh ! oui, monsieur ; car Gothard, l’intendant de Cinq-Cygne, est venu ce matin voir son beau-frère Poupard, et lui a recommandé la plus grande discrétion en toute chose sur ce monsieur, et de le servir comme si c’était un roi…

— Vinet aurait-il raison ? se dit le sous-préfet. Y aurait-il quelque conspiration ?…

— C’est le duc Georges de Maufrigneuse qui a envoyé monsieur Gothard au Mulet. Si Poupard est venu ce matin, ici, à cette assemblée, c’est que ce comte a voulu qu’il y allât. Ce monsieur dirait à monsieur Poupard d’aller ce soir à Paris, il partirait… Gothard a dit à son beau-frère de tout confondre pour ce monsieur-là, et de se moquer des curieux.

— Si tu peux avoir Anicette, ne manque pas de m’en prévenir !… dit Antonin.

— Mais je peux bien l’aller voir à Cinq-Cygne, si monsieur veut m’envoyer chez lui au Val-Preux.

— C’est une idée. Tu profiteras du chariot pour t’y rendre… Mais qu’as-tu à dire du petit domestique ?

— C’est un crâne que ce petit garçon ! monsieur le sous-préfet. Figurez-vous, monsieur, que gris comme il est, il vient de partir sur le magnifique cheval anglais de son maître, un cheval de race qui fait sept lieues à l’heure, pour porter une lettre à Troyes, afin qu’elle soit à Paris demain… Et ça n’a que neuf ans et demi ! Qu’est-ce que ce sera donc à vingt ans ?

Le sous-préfet écouta machinalement ce dernier commérage admiratif. Et alors Julien bavarda pendant quelques minutes. Antonin Goulard écoutait Julien, tout en pensant à l’inconnu.

— Attends, dit le sous-préfet à son domestique.

— Quel gâchis !… se disait-il en revenant à pas lents. Un homme qui dîne avec le comte de Gondreville et qui passe la nuit à Cinq-Cygne !… En voilà des mystères !…

— Eh bien ! lui cria le cercle de mademoiselle Beauvisage tout entier quand il reparut.

— Eh bien ! c’est un comte, et de vieille roche, je vous en réponds !

— Oh ! comme je voudrais le voir ! s’écria Cécile.

— Mademoiselle, dit Antonin en souriant et en regardant avec malice madame Mollot, il est grand et bien fait, et il ne porte pas perruque !… Son petit domestique était gris comme les vingt-deux cantons ; on l’avait abreuvé de vin de Champagne à l’office de Gondreville, et cet enfant de neuf ans a répondu avec la fierté d’un vieux laquais à Julien, qui lui parlait de la perruque de son maître : Mon maître, une perruque ! je le quitterais… Il se teint les cheveux, c’est bien assez !

— Votre lorgnette grossit beaucoup les objets, dit Achille Pigoult à madame Mollot qui se mit à rire.

— Enfin, le tigre du beau comte, gris comme il est, court à Troyes à cheval porter une lettre, et il y va malgré la nuit, en cinq quarts d’heure.

— Je voudrais voir le tigre, moi, dit Vinet.

— S’il a dîné à Gondreville, dit Cécile, nous saurons qui est ce comte ; car mon grand-papa y va demain matin.

— Ce qui va vous sembler étrange, dit Antonin Goulard, c’est qu’on vient de dépêcher de Cinq-Cygne à l’inconnu mademoiselle Anicette, la femme de chambre de la princesse de Cadignan, et qu’il y va passer la soirée…

— Ah ! çà, dit Olivier Vinet, ce n’est plus un homme, c’est un diable, un phénix ! Il serait l’ami des deux châteaux, il poculerait…

— Ah ! fi ! monsieur, dit madame Mollot, vous avez des mots…

— Il poculerait est de la plus haute latinité, madame, reprit gravement le substitut ; il poculerait donc chez le roi Louis-Philippe le matin, et banqueterait le soir à Holy-Rood avec Charles X. Il n’y a qu’une raison qui puisse permettre à un chrétien d’aller dans les deux camps, chez les Montecchi et les Capuletti !… Ah ! je sais qui est cet inconnu. C’est…

— Le directeur des chemins de fer de Paris à Lyon, ou de Paris à Dijon, ou de Montereau à Troyes.

— C’est vrai ! dit Antonin. Vous y êtes. Il n’y a que la banque, l’industrie ou la spéculation qui puissent être bien accueillies partout.

— Oui, dans ce moment-ci, les grands noms, les grandes familles, la vieille et la jeune pairies arrivent au pas de charge dans les commandites ! dit Achille Pigoult.

— Les francs attirent les Francs, repartit Olivier Vinet sans rire.

— Vous n’êtes guère l’olivier de la paix, dit madame Mollot en souriant.

— Mais n’est-ce pas démoralisant de voir les noms des Verneuil, des Maufrigneuse et des d’Hérouville accolés à ceux des du Tillet et des Nucingen dans des spéculations cotées à la Bourse ?

— Notre inconnu doit être décidément un chemin de fer en bas âge, dit Olivier Vinet.

— Eh bien ! tout Arcis va demain être sens dessus dessous, dit Achille Pigoult. Je vais voir ce monsieur pour être le notaire de la chose ! Il y aura deux mille actes à faire.

— Notre roman devient une locomotive, dit tristement Ernestine à Cécile.

— Un comte doublé d’un chemin de fer, reprit Achille Pigoult, n’en est que plus conjugal ; mais est-il garçon ?

— Eh ! je saurai cela demain par grand-papa, dit Cécile avec un enthousiasme de parade.

— Oh ! la bonne plaisanterie ! s’écria madame Marion, avec un rire forcé. Comment, Cécile, ma petite chatte, vous pensez à l’inconnu !…

— Mais le mari, c’est toujours l’inconnu, dit vivement Olivier Vinet en faisant à mademoiselle Beauvisage un signe qu’elle comprit à merveille.

— Pourquoi ne penserais-je pas à lui ? demanda Cécile, ce n’est pas compromettant. Puis c’est, disent ces messieurs, ou quelque grand spéculateur, ou quelque grand seigneur… Ma foi ! l’un et l’autre me vont. J’aime Paris ! Je veux avoir voiture, hôtel, loge aux Italiens, etc.

— C’est cela ! dit Olivier Vinet, quand on rêve, il ne faut se rien refuser. D’ailleurs, moi, si j’avais le bonheur d’être votre frère, je vous marierais au jeune marquis de Cinq-Cygne qui me paraît un petit gaillard à faire joliment danser les écus et à se moquer des répugnances de sa mère pour les acteurs du grand drame où le père de notre président a péri si malheureusement.

— Il vous serait plus facile de devenir premier ministre !… dit madame Marion, il n’y aura jamais d’alliance entre la petite-fille des Grévin et les Cinq-Cygne !…

— Roméo a bien failli épouser Juliette ! dit Achille Pigoult, et mademoiselle est plus belle que…

— Oh ! si vous nous citez l’opéra ! dit naïvement Herbelot le notaire qui venait de finir son whist.

— Mon confrère, dit Achille Pigoult, n’est pas fort sur l’histoire du moyen âge…

— Viens, Malvina ! dit le gros notaire sans rien répondre à son jeune confrère.

— Dites donc, monsieur Antonin, demanda Cécile au sous-préfet, vous avez parlé d’Anicette, la femme de chambre de la princesse de Cadignan ?… la connaissez-vous ?

— Non, mais Julien la connaît : c’est la filleule de son père, et ils sont très-bien ensemble.

— Oh ! tâchez donc, par Julien, de nous l’avoir ; maman ne regarderait pas aux gages…

— Mademoiselle ! entendre, c’est obéir, dit-on en Asie aux despotes, répliqua le sous-préfet. Pour vous servir, vous allez voir comment je procède !

Il sortit pour donner l’ordre à Julien de rejoindre le chariot qui retournait à Cinq-Cygne et de séduire à tout prix Anicette.