Le Déséquilibre du monde/Livre V. Les nouveaux pouvoirs collectifs

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Livre IV. Le déséquilibre économique du monde Le déséquilibre du monde Livre VI. Comment se réforme la mentalité d’un peuple



Chapitre I. Les illusions mystiques sur le pouvoir des collectivités[modifier]

« Le bon sens, écrit Descartes au début de son célèbre Discours de la Méthode, est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toutes autres choses n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont.

« Cela témoigne, ajoute le grand philosophe, que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. »

À moins que l’opinion émise par Descartes soit simplement ironique, on s’explique difficilement pareil optimisme. Il semble assez évident en effet que loin d’être « la chose du monde la mieux partagée », le bon sens est au contraire la plus rare.


Chacun possède assurément ce bon sens nécessaire à l’exercice d’un métier, que l’on pourrait appeler le bon sens professionnel. Il n’en est nullement de même pour ce bon sens général qui, dans les diverses circonstances de la vie, montre l’enchaînement des causes et détermine la conduite.

Le bon sens collectif est-il plus sûr que le bon sens individuel ? Malgré un universel préjugé il est encore plus rare. Des milliers d’exemples, parmi lesquels pourraient figurer les conférences ayant précédé et suivi la guerre, montrent à quel point le bon sens collectif est rare même chez des collectivités d’élites.

Malgré les preuves expérimentales de cette dernière vérité, la croyance mystique dans l’intelligence des collectivités est telle que, durant la guerre, comme durant la paix, ce fut toujours à des collectivités que les hommes d’État demandèrent la solution des plus difficiles problèmes.

Elles n’en résolurent aucun. Les quatorze conférences réunies depuis la fin des hostilités n’ont servi qu’à montrer la faible valeur des collectivités.

De vagues discours sur la fraternité des peuples et les bienfaits de la paix y furent prononcés et chaleureusement applaudis. Nulle solution efficace n’en résulta.

Parmi les vaines conférences, auxquelles je fais allusion, on ne doit pas compter celles qui aboutirent au traité de paix. Bien que dû à la collaboration de nombreux auteurs, ce traité ne constitue pas, en réalité, une œuvre collective. La collectivité n’intervint que pour formuler en termes obscurs une rédaction dérivée de principes chimériques et d’intérêts dont l’origine exacte ne fut pas d’abord comprise.

Ils furent, d’ailleurs, parfois assez contradictoires, ces principes. Ceux du président Wilson découlaient de rêves humanitaires destinés à créer le bonheur du genre humain.

Ceux du ministre Lloyd George, véritable inspirateur du traité, étaient fort différents. Ses buts essentiels furent l’agrandissement territorial de l’Angleterre, la fondation de l’hégémonie britannique, la recherche des moyens à employer pour empêcher la France de devenir trop forte devant une Allemagne trop faible. Cette dernière préoccupation l’empêcha de favoriser la désagrégation alors spontanée de l’unité allemande, d’où serait résultée une paix prolongée.

Un tel exemple marque bien le seul rôle réel des congrès. Ils servent surtout à conférer l’autorité du nombre aux décisions d’individualités assez fortes pour imposer leur volonté. Le collectif ne sert alors qu’à fortifier l’individuel.


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Je ne saurais développer ici ce sujet que j’ai longuement traité ailleurs. Les savants désireux d’écrire des livres de psychologie moins vides que ceux dont se contente notre enseignement classique n’auront qu’à étudier les événements écoulés depuis les débuts de la guerre. Jamais mine plus féconde ne m’offrit aux observateurs.

Un important chapitre de ces futurs livres serait utilement consacré à la persistance des illusions sur la supériorité attribuée aux jugements collectifs.

Tous les hommes politiques, en Angleterre surtout, restent en effet convaincus de l’efficacité des discussions collectives – bien qu’elles aient failli nous faire perdre la guerre – pour résoudre les problèmes dont la solution échappe aux individus isolés. Pendant les quatre années de guerre, conférences et conseils de guerre se multiplièrent à l’infini sans autres résultats que d’inutiles batailles. Ce fut seulement quand les conférenciers se virent au bord de l’abîme qu’ils renoncèrent momentanément à leurs illusions sur la puissance intellectuelle des collectivités. Le commandement individuel remplaça alors le commandement collectif et la victoire changea de camp.

Des expériences analogues se succèdent en Russie depuis plusieurs années. Les théoriciens qui l’ont conduite à sa ruine étaient persuadés, eux aussi, que les collectivités qualifiées soviets transformeraient leur pays en paradis. Elles en firent un enfer.


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Une des caractéristiques intéressantes des discussions collectives est que les questions importantes sont généralement écartées par les orateurs. Ce fait constaté dans la plupart des conférences de la paix fut surtout frappant dans celles de Washington et de Lausanne.

Durant celle de Washington, le problème qui obsédait tous les esprits, celui du droit réclamé par le Japon d’établir ses nationaux aux États-Unis, ne fut même pas effleuré. Pendant celles de Lausanne aucun des orateurs en présence, ceux de la Turquie et de l’Angleterre surtout, ne dirent jamais un seul mot des préoccupations réelles qui remplissaient leurs pensées.

Malgré ces évidences, l’âge actuel se voit de plus en plus dirigé par des volontés collectives. Dès qu’une question difficile se présente, les gouvernants nomment, pour la résoudre, des commissions bientôt divisées en sous-commissions, qui découpent les problèmes en minuscules fragments, puis élaborent des solutions moyennes susceptibles des plus contradictoires interprétations.

En s’abandonnant ainsi aux décisions collectives les hommes d’État modernes ne font qu’obéir à une des grandes tendances qui mènent le monde aujourd’hui.

La direction collective et la direction individualiste représentent deux principes en conflit dont aucun ne saurait triompher, par cette simple raison que l’un ne pourrait subsister sans l’autre.

L’évolution moderne a évidemment de plus en plus conduit au travail collectif. L’usine, la mine, le chemin de fer, l’armée, la diplomatie même, sont des œuvres collectives mais ne pouvant prospérer qu’à la condition d’être dirigées par des individualités suffisamment habiles.

Cette nécessité d’une direction unique résulte de principes psychologiques irréductibles que j’ai exposés ailleurs et qu’il serait trop long de rappeler ici. Ils expliquent aussi bien l’insuccès des congrès et des entreprises étatistes que celui de nos armées, tant qu’elles restèrent sous des influences collectives.

De ces fondamentales notions de psychologie, ni le socialisme, ni le collectivisme, ni le radicalisme, ni la plupart des partis politiques ne veulent tenir compte. L’avenir seul leur apprendra que la nature de l’homme est l’héritage d’un long passé et ne se change pas au gré de nos désirs.


Chapitre II. Le congrès de gênes comme exemple des résultats qu’une collectivité peut obtenir[modifier]

Nous venons de montrer que les congrès ou tout autre collectivité du même ordre sont impuissants à résoudre les problèmes qui leur sont posés. Nous allons voir qu’ils arrivent parfois à des résultats différant complètement de ceux espérés.

Ce phénomène s’observa souvent au cours des nombreuses conférences réunies dans diverses capitales de l’Europe depuis les débuts de la paix. Elles eurent la plupart pour inspirateur, celle de Gênes notamment, le subtil ministre, M. Lloyd George, qui présidait alors aux destinées de l’Angleterre.

Le but avoué de la Conférence de Gènes était la restauration économique de l’Europe et l’établissement d’une paix durable.

Elle fut, d’ailleurs, accueillie avec peu d’enthousiasme par les États convoqués. Tous comprenaient l’intérêt de l’Angleterre, qui ne vit que d’exportations, à se créer des débouchés nouveaux pour relever son commerce ; mais aucun d’eux n’arrivait à saisir en quoi une collectivité aussi hétérogène que celle des constructeurs de la Tour de Babel serait apte à découvrir des méthodes de restauration ayant échappé aux spécialistes les plus habiles.

En fait, les causes de l’anarchie économique européenne que devaient expliquer les délégués réunis à Gênes étaient si visibles qu’il n’était vraiment pas besoin de nouvelles lumières pour les mettre en évidence. On peut les résumer comme il suit :

Avant la guerre, les progrès de la technique industrielle et la facilité des moyens de transport avaient conduit chaque peuple à se spécialiser dans la fabrication de certains produits, et ils vivaient de l’échange de ces produits. Les nations formaient un bloc économique assez bien équilibré.

Et non seulement cet équilibre est rompu aujourd’hui, mais l’atmosphère de haine et de méfiance qui pèse sur le monde conduit les peuples à s’entourer de barrières douanières, sous prétexte de protéger leurs industries nationales. Elles sont si bien protégées d’ailleurs, qu’on peut observer dans beaucoup de pays une surproduction de produits presque invendables. Tel le fer, pour la France, par exemple.

Toutes ces choses étant connues, les diverses délégations n’ont pu que répéter ce que chacun savait déjà depuis longtemps. Était-il dans le pouvoir d’un congrès d’y trouver un remède ou même de faire varier d’un centime le cours du change dans aucun pays ?


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La conférence de Gênes ne pouvait réussir à solutionner les grandes questions générales. Elle a montré la même impuissance sur des questions particulières, notamment celle des mines russes de pétrole dont se sont emparés les bolchevistes.

On assure que ce fut la question du pétrole, capitale pour l’Angleterre, qui l’amena à provoquer la conférence de Gênes. Elle s’est cependant exagéré un peu la puissance pétrolifère de la Russie. Alors qu’avant la guerre, la production des États-Unis atteignait trente-neuf millions de tonnes, celle de la Russie dépassait à peine neuf millions. La production des autres pays limitrophes : Pologne, Roumanie, etc., est relativement insignifiante.

Bien que l’extraction annuelle du pétrole dans le monde dépasse à peine 100 millions de tonnes, alors que celle du charbon s’élève à 1.300 millions.

Ce liquide est si précieux dans une foule d’usages que l’on comprend les efforts de l’Angleterre pour mettre la main sur les principales sources du monde. En vingt ans, elle a réussi à devenir maîtresse de tous les gisements pétrolifères importants de l’univers, ceux des États-Unis exceptés. Aujourd’hui, l’Angleterre peut concurrencer la colossale Compagnie américaine, la Standard Oil, dont le budget dépasse celui de bien des États. Les autres Compagnies sont anglo-hollandaises et réunies dans un grand trust comprenant, notamment, la Royal Dutch, la Mexican Eagle, la Shell, etc. Ce consortium tombe, d’ailleurs, de plus en plus sous la domination britannique.

Ces faits qui semblent nous éloigner du but de ce chapitre devaient cependant être rappelés pour montrer combien les buts cachés d’un congrès peuvent différer des buts proclamés.

Pendant quelques jours, très peu d’ailleurs, le premier ministre anglais demeura maître du Congrès. Mais les haines et les conflits d’intérêts contradictoires rendirent bientôt ses efforts impuissants. Finalement, la direction du Congrès passa des mains anglaises dans celles des extrémistes russes conformément à une loi constante des collectivités politiques.


« Certes, écrivait Le Journal de Genève, les délégués bolchevistes n’en espéraient pas autant quand ils se glissaient à travers l’Europe, tremblant de rencontrer quelqu’une de leurs victimes, inquiets de l’accueil qui les attendait. »


Si la conférence de Gènes échoua plus encore que ses aînées, c’est qu’à l’impuissance habituelle de ces collectivités se joignit l’influence de forces mystiques très puissantes sur les collectivités mais dont l’instigateur de ce congrès, M. Lloyd George, ne comprit jamais le rôle. J’ai rappelé comment, pour s’être attaqué à l’Islam, puissance mystique redoutable, l’empire britannique perdit en quelques mois l’Égypte, la Perse, la Mésopotamie et voit actuellement son empire de l’Inde très ébranlé.

À Gènes, le même ministre se heurta encore à une autre force Mystique : le communisme, religion nouvelle, toute-puissante sur l’âme des croyants.

Pour obtenir les capitaux dont ils avaient un si impérieux besoin, les délégués russes eussent volontiers abandonné l’exploitation des mines de pétrole dont ils ne tirent aucun parti et signé tous les engagements, puisque les promesses faites à des infidèles n’engagent pas les croyants. Mais renoncer publiquement aux principes fondamentaux de leur foi en admettant des propriétés privées était impossible.

Un tel abandon se fût aussitôt trouvé désavoué par leurs coreligionnaires.

Les Anglais auraient pu se consoler aisément du refus des bolchevistes en songeant que leurs concessions les plus complètes ne pouvaient pas beaucoup modifier la crise économique dont ils souffrent « puisque, dans les années précédant la guerre, moins de 3 % du commerce extérieur de l’Angleterre se faisait avec la Russie ».


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Toujours confiant dans l’illusoire pouvoir des collectivités, M. Lloyd George se proposait de faire signer à Gênes par les délégués des puissances un « pacte de non agression » qu’il considérait sans doute comme une sorte de monnaie d’échange capable de séduire ses alliés. Je me demande encore à quoi pouvait bien penser l’auteur d’un tel projet ? Pouvait-il vraiment supposer l’existence dans le monde d’un homme d’État assez naïf pour croire à l’efficacité d’un pareil pacte. Un tel engagement n’empêcherait jamais une agression brusquée puisque l’agresseur pourrait toujours se justifier en affirmant que son territoire a été bombardé par des avions analogues à ceux de Nuremberg qui servirent à l’Allemagne de prétexte pour nous déclarer la guerre en 1914.

Il semble d’ailleurs évident que les Russes n’auraient jamais signé le pacte proposé. Le sombre juif qui, le sabre d’une main, l’évangile judéo-communiste de l’autre, dirige les massacres et les pillages de l’armée rouge, faisait annoncer hautement à Gênes l’invasion de l’Europe par sa troupe dans l’espoir d’intimider les membres du congrès. Confiants dans l’influence que peuvent exercer la crainte et les menaces sur l’âme des collectivités, les délégués russes ramenaient leurs discours sous des formes peu déguisées, à ce dilemme : de l’argent ou une invasion.

Les arrogances et les maladresses de la bande bolcheviste évitèrent aux hommes d’État anglais de subir la honte de paraître influencés par de tels propos. M. Lloyd George lui-même recula et la conférence se termina comme toutes les précédentes, par une démonstration nouvelle de la totale impuissance des collectivités à résoudre un problème, surtout quand les membres de cette collectivité représentent des intérêts différents.


Chapitre III. Les grandes collectivités parlementaires[modifier]

Tous les gouvernements modernes ont à leur tête des collectivités désignées sous le nom de Parlements. Ils ne constituent pas assurément la meilleure forme de gouvernement possible, mais à peu près la seule acceptable aujourd’hui. Les démocraties triomphantes oscillèrent toujours entre la dictature et la domination du nombre.

Les parlements possèdent les caractères des collectivités. Ils en ont la mobilité, les indécisions, les violences et obéissent aussi à ces formules mystiques, dont l’influence sur la foule fut toujours si grande.

Une des caractéristiques des Parlements actuels est l’extension des partis extrêmes : socialisme, communisme, etc. Notre Parlement ne diffère pas sensiblement à ce point de vue des autres assemblées européennes. Il compte lui aussi un certain nombre de conservateurs et une minorité d’extrémistes : socialistes révolutionnaires, internationalistes, etc.

Ainsi qu’il arrive toujours, ces partis extrêmes ont rallié de plus en plus à eux les anciens partis jadis considérés comme avancés, le radicalisme notamment.

Leurs projets sont chaque jour plus révolutionnaires. Un des membres de ce groupe les a brièvement formulés dans les termes suivants : « Exproprier l’individu et lui enlever, pour les socialiser, les moyens de production qu’il détient ».

Quant à l’impôt sur le revenu, le même député s’exprimait ainsi : « Plus l’impôt sera vexatoire et inquisitorial, plus il servira les fins du collectivisme ».

Ces aveux dégagent une rayonnante clarté. Les socialistes savent très bien que ruiner les classes industrielles et commerçantes, serait fatalement ruiner par incidence les autres classes, mais c’est là, justement, le but poursuivi pour arriver à une révolution qu’ils s’imaginent devoir tourner à leur profit.

Révolutionnaires dans leurs propos, ces apôtres d’une foi nouvelle le sont beaucoup moins dans leurs pensées. Ils ne savent pas toujours gouverner leurs paroles, mais des maîtres redoutés les obligent à gouverner leurs actions. Solidement hiérarchisés, ils acceptent, avec une respectueuse crainte, les programmes imposés par les chefs, de comités, français ou moscovites connaissant très bien l’art de se faire obéir.

Les origines de ces nouveaux apôtres sont diverses. Quelques-uns vinrent au socialisme révolutionnaire parce qu’il semblait une carrière d’avenir. Il en est cependant quelques-uns convaincus de la valeur de la foi nouvelle. Ce sont généralement des esprits mystiques dont les conceptions politiques revêtent toujours la forme d’une croyance religieuse. Les mots et les formules ont pour eux une puissance magique. Ils savent de source sûre qu’avec quelques impérieux décrets on peut faire régner le bonheur ici-bas.

Pris en bloc, ils constituent une masse révoltée en apparence, mais docile en réalité. Leur âme grégaire est facilement maniée par les meneurs. Leur personnalité faible est enveloppée d’influences collectives très fortes.

Les socialistes révolutionnaires sont dangereux surtout par la crainte qu’ils inspirent. Les timides s’effacent toujours devant les violents. L’histoire de nos grandes assemblées révolutionnaires a constamment vérifié cette loi. La Montagne de notre grande révolution terrorisa longtemps la Plaine, trois fois plus nombreuse pourtant. La veille même du jour où tomba Robespierre, il était chaudement acclamé par des collègues qui quelques heures plus tard devaient l’envoyer à l’échafaud.

C’est pour ces raisons psychologiques très simples que les socialistes absorbent de plus en plus l’ancien parti radical. La faiblesse de ce dernier est grande, parce que ses convictions sont incertaines. Il suit les socialistes comme la Plaine suivait Robespierre par peur du couteau que d’ailleurs elle n’évita pas.

Il est frappant de constater combien a progressé depuis quelques années le rôle de la peur dans nos assemblées parlementaires. Ce n’est plus avec leur volonté que les ministres agissent, mais avec les erreurs qu’on leur impose. D’opinions personnelles, ils ont depuis longtemps renoncé à en posséder et surtout à en défendre.

Ce qui manque le plus souvent aux gouvernants modernes, ce n’est pas l’intelligence, mais le caractère.

Au lieu de tâcher d’éclairer et diriger L’opinion, ils se mettent à sa remorque. L’opinion, pour eux, c’est celle de quelques sectaires ou d’obscurs comités puisant leur force apparente dans la violence.

Certes, les socialistes n’ont pas plus de caractère que leurs adversaires, mais l’habitude d’obéir à des meneurs despotiques leur confère la puissance qu’une troupe disciplinée possède toujours.


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Une assemblée n’est, en général, ni très bonne ni très mauvaise. Elle est ce que la font ses meneurs. C’est pourquoi une volonté forte et continue permet de se rendre facilement maître des collectivités.

Le problème de chaque assemblée nouvelle est de savoir si, de la foule flottante de ses membres surgira quelques hommes de volonté tenace, capables de continuité dans l’effort et possédant assez de jugement pour distinguer les possibilités des chimères.

Autour de tels chefs, les opinions hésitantes se groupent bientôt. Depuis l’aurore de l’humanité et dans tout le cours de l’histoire, les hommes ne se sont jamais révoltés pendant longtemps. Leur secret désir fut toujours d’être gouvernés.

Les gouvernants qui disent nettement ce qu’ils veulent acquièrent rapidement l’autorité et le prestige, bases nécessaires d’un pouvoir durable. Ils réunissent alors facilement une majorité obéissant à quelques idées directrices fondamentales au lieu de suivre tous les courants momentanés qui agitent les hommes dont la mentalité n’est pas orientée. Les assemblées ont l’âme incertaine des foules et se rangent d’instinct derrière le chef qui leur montre clairement le chemin.


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Les grandes questions à résoudre au sein des parlements ne peuvent être résolues qu’avec une majorité fortement groupée autour d’un homme d’État capable de la diriger et non avec ces majorités de hasard que la même semaine voit naître et disparaître.

Tous les autres moyens proposés, y compris l’édification de nouvelles Constitutions, représentent de vaines paroles. Les Anglais n’ont pas changé leur constitution depuis la reine Anne, et à vrai dire ils n’en ont jamais possédé une définitivement formulée.

C’est l’inaltérable foi mystique des peuples latins dans le pouvoir surnaturel des formules qui leur fait si souvent changer de constitutions. Ces changements restèrent toujours d’ailleurs sans effet.

Les institutions n’ont aucune vertu. Ce n’est pas avec elles qu’on refait les âmes. Un peuple ne saurait obtenir un gouvernement meilleur que lui-même. Aux âmes incertaines correspondront toujours des gouvernements incertains.

La plus dangereuse et malheureusement la plus irréductible des erreurs latines, est justement de croire que les sociétés peuvent se reconstruire avec des lois. C’est la généralité de cette erreur qui donne au socialisme sa principale force.

Quels que soient les ambitions et les rêves des politiciens, le monde marche en dehors d’eux et de plus en plus sans eux. Savants, artistes, industriels, agriculteurs, c’est-à-dire les hommes qui font la force et la richesse d’une nation, ne demandent à la politique que de ne pas les entraver. Les théoriciens révolutionnaires sont incapables de rien créer mais ils peuvent détruire. Le monde a été souvent victime de leurs aberrations. Sous leur néfaste influence bien des pays, depuis la Grèce antique, sombrèrent dans la ruine ou la servitude.


Chapitre IV. L’évolution des collectivités vers des formes diverses de despotisme[modifier]

La dernière grève des chemins de fer belges et les mouvements analogues en France, en Angleterre et dans divers pays sont des indices des nouvelles aspirations populaires.

Plusieurs de ces grèves, en effet, résultèrent non d’une discussion de salaires, mais des prétentions politiques de la classe ouvrière. Les formules nouvelles : la mine aux mineurs, les chemins de fer aux cheminots, la dictature du prolétariat, etc., traduisent nettement les nouvelles conceptions du prolétariat.

Il devient évident, aujourd’hui, que les peuples, et leurs gouvernements aussi, évoluent vers des formes nouvelles de dictature. Collectives en apparence, elles sont toujours individuelles en réalité. Même chez les socialistes les plus avancés, comme les communistes russes, un gouvernement collectif représente simplement, il faut le rappeler, la dictature de quelques meneurs.

Ces despotismes, les multitudes les acceptent toujours aisément parce qu’elles n’ont jamais en réalité compris d’autres formes de gouvernement. Leurs chefs de syndicats, par exemple, sont de petits potentats aussi facilement obéis que les anciens despotes asiatiques. Les serviteurs de ces despotes modernes ont l’illusion d’être des maîtres et une telle illusion leur suffit.


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Donc, aujourd’hui, l’ouvrier aspire non seulement à une élévation constante des salaires, mais surtout au renversement de la société dite capitaliste, que remplacerait une dictature à son profit.

Les classes ouvrières croient aussi pouvoir établir une paix universelle en rapprochant les travailleurs de tous les pays. Mais dans leur rêve elles oublient que d’après les constants enseignements de l’Histoire, les gouvernements populaires furent toujours plus belliqueux que les gouvernements monarchiques.

L’internationalisme superficiel des classes ouvrières se heurte, d’ailleurs, à un développement nouveau du nationalisme dans tous les pays. Séparés par leurs haines et leurs intérêts, les peuples s’entourent de barrières douanières ou militaires chaque jour plus hautes. Dans la devise républicaine toujours inscrite sur nos murs, la fraternité figure encore. Elle a depuis longtemps disparu des cœurs !


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Les causes des nouvelles aspirations populaires sont variées. Ne pouvant les étudier toutes ici, je me bornerai à remarquer qu’elles ont été fortifiées par la totale impuissance des gouvernants, d’abord à empêcher une guerre désastreuse, puis à obtenir une paix capable d’éviter de nouveaux conflits.

Un gouvernement, quel qu’il soit, ne se maintient que par le prestige qu’engendre le succès. Il s’affaiblit puis disparaît quand s’évanouit son prestige.

Le prestige disparaît sous des influences diverses, notamment une défaite militaire. Sa chute peut alors être instantanée. Ce fut justement le cas de l’Empire en France, après Sedan, du tsarisme en Russie, après ses défaites, de toutes les monarchies allemandes après le désastre germanique.

Pareil phénomène est assez naturel. On comprend que les catastrophes dont un peuple est victime l’amènent à se révolter contre les gouvernants qui ne surent pas les empêcher.

Le gouvernement vainqueur voit au contraire croître son prestige, pourvu que sa victoire soit bien réelle.

Or, si notre victoire fut très réelle, ses conséquences ne se montrent pas brillantes. La France victorieuse est plus appauvrie que l’Allemagne, qui ne fut jamais ravagée. Elle n’a obtenu aucune indemnité et se trouve obligée d’exécuter elle-même des réparations, dont la valeur s’élève déjà à 80 milliards.

Les Allemands éclairés reconnaissent eux-mêmes que leur situation est financièrement meilleure que celle de la France.


« Au point de vue financier, écrit l’Allemand Parvus, notre situation n’est pas plus mauvaise, elle est plutôt meilleure que celle des États victorieux. Ces derniers nous ont imposé des contributions énormes, mais ils se sont aussi imposé à eux-mêmes des armements énormes. Les contributions qu’on nous a imposées sont tout de même limitées, tandis que les armements ne connaissent pas de limites et ont tendance à s’étendre toujours davantage. En outre, nous économisons au moins 500.000 hommes par an, qui, au lieu d’être dans les casernes, sont employés dans l’industrie, où ils peuvent créer annuellement au moins 2 milliards de marks-or de valeurs nouvelles. »


Abandonnée par l’Amérique d’abord, par l’Angleterre ensuite, la France sent davantage chaque jour son isolement et les dangers qui en résultent, notamment celui d’une nouvelle invasion.

Sa situation à l’égard de ses anciens alliés n’est pas non plus satisfaisante. Un écrivain anglais, qui ne compte cependant pas parmi nos amis, M. Keynes, le constate dans les termes suivants :


« La France, bien que victorieuse, doit payer à ses alliés plus de quatre fois l’indemnité que, vaincue en 1870, elle paya à l’Allemagne. La main de Bismarck fut légère pour elle en face de la main de ses alliés. »


Le mécontentement général est donc assez justifié et contribue aux aspirations dictatoriales de la classe ouvrière. On remarquera pourtant que cette classe, dont les réclamations sont si bruyantes, n’a nullement souffert financièrement de la guerre.

Elle a vu au contraire sa situation très améliorée alors que l’ancienne bourgeoisie a au contraire beaucoup périclité. Quelques chiffres suffiront à le montrer.

L’ouvrier et l’employé gagnent quatre ou cinq fois plus aujourd’hui qu’avant la guerre, alors que les carrières libérales ont vu leurs revenus s’élever à peine d’un tiers. Certains ouvriers de choix comme les correcteurs d’imprimerie par exemple, arrivent à gagner plus de quarante francs par jour.

Pour les rentiers de l’État, du commerce ou de l’industrie, la situation est devenue tout à fait précaire. Supposons un de ces rentiers qui, après une vie active de travail manuel ou intellectuel, se soit, vers sa soixantième année, retiré avec six mille francs de rente, pour ne parler que des plus fortunés. Dans l’espoir d’être sûr du lendemain, il a placé son capital en rentes sur l’État, ou en obligations de chemins de fer, etc.

De ces valeurs dites « de tout repos », il continue à toucher les mêmes revenus ; mais comme la monnaie fiduciaire avec laquelle il est payé a perdu les deux tiers de son pouvoir d’achat, c’est exactement comme si on lui avait retiré les deux tiers de son revenu. Ses six mille francs de rentes sont donc, en réalité, tombés à deux mille.

L’ouvrier ignore de telles réductions. Son salaire s’élève presque automatiquement dès que s’abaisse le pouvoir d’achat de la monnaie avec laquelle il est payé.


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Ces considérations nous ont éloigné du sujet fondamental de ce chapitre : l’évolution des pouvoirs politiques vers des formes diverses de dictature.

Après avoir indiqué cette évolution dans les classes populaires, il nous reste à la constater dans la classe politique chargée du gouvernement des nations.

Cette évolution a été précédée d’une désagrégation complète des anciens partis politiques. Ils ont tous pris cet aspect de vétusté qui annonce la fin des choses.

Radicaux, socialistes unifiés, royalistes. communistes même et bien d’autres, parlent une langue usée n’ayant plus d’écho dans les âmes.

Les questions qui passionnaient hier et qu’ils voudraient faire revivre ne provoquent plus que l’indifférence devant les réalités de l’heure présente. Qui s’intéresse, maintenant, à des sujets tels que la lutte contre le cléricalisme, la laïcisation des hôpitaux et des écoles, l’expulsion des congrégations, la séparation de l’Église et de l’État, etc. ?

Les vieux partis politiques des autres peuples subissent la même décadence. L’ancienne politique anglaise, par exemple, se montre de plus en plus impossible aujourd’hui. Que deviennent les doctrines « sur le splendide isolement », la prétention de régner sur les mers, de dominer l’Orient ? etc.

Mais les idées et les dieux ne périssent pas en un jour. Avant de descendre au sépulcre, ils luttent longtemps.

Et c’est pourquoi nous voyons dans tous les pays les vieux partis essayer de reconquérir du prestige en superposant à leurs vieilles doctrines des idées nouvelles, les plus extrêmes surtout.


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Pendant que les partis politiques discutent, les gouvernements sont obligés d’agir. Devant la lenteur et l’impuissance des collectivités tous les premiers ministres des divers pays sont progressivement devenus de véritables potentats. Les autres ministres, jadis leurs égaux, ne représentent plus que des subordonnés exécutant simplement les ordres du maître.

Ce pouvoir absolu, né pendant la guerre, ne diffère essentiellement des anciennes autocraties que sur un seul point. L’autocrate de jadis ne pouvait être renversé que par une révolution, alors que l’autocrate moderne peut l’être par un vote. Ainsi M. Lloyd George, après avoir gouverné dictatorialement l’Angleterre et un peu aussi l’Europe pendant plusieurs années, fut-il renversé par un simple vote, à la suite de sa désastreuse politique en Orient.

Jusqu’ici, les premiers ministres se sont inclinés devant les votes des Parlements qui les renversaient. Mais une évolution nouvelle, déjà commencée en Italie, se dessine maintenant. Le dédain pour les votes parlementaires du premier ministre, issu du triomphe du fascisme, semble indiquer que le renversement des ministres ne sera pas toujours aussi facile qu’actuellement.


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Les intérêts des peuples sont tellement enchevêtrés que l’absolutisme, qui grandit à l’intérieur des pays, diminue de plus en plus au contraire à l’extérieur. Pour les questions d’intérêts communs, il a fallu recourir à des ébauches de gouvernements collectifs : congrès, conférences, délégations, Société des Nations, etc. Ils se multiplient chaque jour, sans, d’ailleurs, que les résultats obtenus soient devenus bien efficaces.

Le plus célèbre de ces pouvoirs collectifs est la Société des Nations dont nous parlerons en détail bientôt. Son influence actuelle est à peu près nulle, mais il est bien visible que le jour où elle posséderait une autorité réelle, c’est-à-dire le moyen de faire respecter ses décisions, le monde se trouverait régi par un super-gouvernement absolu.

C’est parce qu’ils ont nettement perçu cette évidence, échappée aux hommes d’État européens, que les États-Unis ont, je l’ai fait remarquer déjà, énergiquement refusé de faire partie de la Société des Nations. Il leur semblait inadmissible qu’un grand peuple pût être forcé d’obéir aux décisions d’une collectivité étrangère.


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De toutes les formes de despotisme dont le monde est menacé, la plus intolérable serait sûrement celle du socialisme triomphant. Il ferait peser sur les pays tombés sous ses lois une misère sans espoir.

Après avoir ruiné la Russie et ravagé pendant quelques mois l’Allemagne et la Hongrie, il menaçait la vie sociale de l’Italie qui s’en débarrassa par le violent mouvement de réaction du fascisme.

La France est, heureusement, un des pays le moins exposé à la réalisation des doctrines socialistes, grâce à la classe agricole, qui forme la partie stable de sa population.

Le paysan français est devenu le principal détenteur de la vraie richesse. Peu lui importe que le franc perde les deux tiers de son pouvoir d’achat, ou davantage. Ses produits agricoles : blé, sucre, bétail, etc., constituent une monnaie d’échange dont la valeur ne baisse pas, et que l’avilissement du papier-monnaie ne saurait toucher.

La classe rurale s’est enrichie beaucoup pendant la guerre et ne demande qu’à conserver la terre acquise. Elle n’a besoin de personne, et tout le monde a besoin d’elle.

Cette classe est restée durant la paix, comme elle le fut, au cours de la guerre, la véritable armature de sociétés agitées par des ambitieux avides et des hallucinés chimériques. Elle constitue un des noyaux de résistance aux dictatures populaires qui ont déjà causé tant de ravages en Europe.


Chapitre V. Les illusions sur la Société des Nations[modifier]

L’histoire des illusions dont les peuples disparus ont été victimes remplirait un lourd volume. Celles qui dominent les temps modernes formeraient un volume plus lourd encore.

À aucune époque, en effet, même aux âges de foi naïve des croisades, le monde n’a été plus influencé qu’aujourd’hui par des illusions mystiques et les formules qui en dérivent.

Il serait difficile, par exemple, de méconnaître qu’au nombre des causes essentielles de la grande guerre, figurèrent, en premier rang, les illusions mystiques d’un peuple convaincu que la volonté du ciel et sa supériorité ethnique le destinaient à régir l’univers.

La paix qui termina cette mystique épopée vit naître d’autres illusions aussi funestes. Elles bouleversent maintenant l’Europe et la menacent de guerres, beaucoup plus destructives que les conflits dont le monde est à peine sorti.

La science moderne sépare les continents, transmet au loin la pensée avec la vitesse de l’éclair ; mais elle n’est pas assez puissante pour dissiper les illusions qui aveuglent les hommes.

Parmi ces illusions figurent celles servant de base à la Société des Nations.

S’il suffisait, pour établir des institutions durables, de la volonté d’un homme et de l’assentiment des peuples, la Société des Nations se fût imposée d’une façon définitive.

Elle eut, en effet, pour créateur un chef d’État que les circonstances avaient doué d’un absolu pouvoir. Son projet, renouvelant d’anciens projets analogues, fut accueilli avec enthousiasme par les nations auxquelles il faisait espérer une paix éternelle. De toutes les contrées du globe, l’Amérique fut seule à repousser le présent offert au monde par un de ses fils. L’étonnement en Europe fut grand, mais la foi persista inébranlée jusqu’au jour où elle se heurta au mur de l’expérience.


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Bien peu d’années nous séparent de l’époque où, sur des bases d’aspect indestructible, s’éleva la Société des Nations. Aujourd’hui, les désillusions à son égard sont aussi profondes que furent grandes les espérances. Son impuissance se manifesta complète, en effet, sur toutes les questions.

Aucun de ses avis ne fut écouté, sauf la décision relative au partage de la Haute-Silésie.

En dehors de ce cas, assez exceptionnel puisque les intéressés acceptaient d’avance sans discussion la solution formulée, toutes les autres décisions de la Société des Nations se virent rejetées par les parties en présence.

Le premier différend dont elle eut à s’occuper fut celui porté devant son tribunal par la Bolivie contre le Chili.

Le représentant du Chili refusa de reconnaître la compétence de la Société des Nations, ajoutant, avec ironie, que si elle avait la prétention de refaire la carte du monde, « cet organisme, créé pour consolider la paix, finirait par déclencher la guerre universelle ». Le même représentant dénia d’ailleurs à la Société des Nations le droit d’intervenir dans les affaires d’Amérique.

L’assemblée accepta modestement la leçon, puis pour sauver un peu les apparences, nomma une Commission destinée à définir ses pouvoirs.

Les Polonais ne furent pas moins catégoriques. Avec un dédaigneux sans-gêne, la diète de Pologne déclara, relativement à l’attribution du territoire de Vilna, « que la Pologne ne donnera jamais son assentiment à la solution adoptée par la Société des Nations ».


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Pour donner quelque force à ses décisions, que personne ne respectait, la Société des Nations proposa de s’attribuer le droit d’établir un blocus économique contre les États refusant de lui obéir.

Menace bien vaine. Un tel blocus, en effet, exigerait, pour être constitué, l’improbable assentiment des quarante États représentés. On sait, d’ailleurs, que, malgré sa toute-puissance, Napoléon ne réussit pas à maintenir pareil blocus contre l’Angleterre.

Le représentant de l’Italie fit justement observer que cette méthode du blocus était inapplicable en raison de la nécessité « de respecter l’autonomie des divers États ». Il est évident qu’à moins de renoncer à son indépendance, aucun État ne saurait s’incliner devant les décisions d’une sorte de super-gouvernement étranger.

Si l’impuissance de la Société des Nations est complète, c’est qu’elle n’a aucun moyen de faire respecter ses décisions. Tous les codes religieux ou sociaux, sans une seule exception, s’appuient sur ces éléments fondamentaux, châtiments et récompenses, Paradis et Enfer.

Les décisions de la Société des Nations représentant un code dépourvu de sanctions restent sans force. Pourrait-on songer à la doter d’une armée capable de faire respecter ses arrêts ? Une telle armée ne serait efficace qu’à la condition d’être nombreuse et, par conséquent, coûteuse. Composée, d’ailleurs, de soldats empruntés à tous les pays, elle n’aurait aucune cohésion et serait peu redoutable.

Affirmer qu’un code dépourvu de sanctions, c’est-à-dire de contrainte, ne sera jamais respecté, revient à soutenir que la force, constituant l’armature nécessaire du droit, il n’existe pas de droit sans force.

Cette vérité, que la puérile phraséologie des moralistes essaie vainement d’obscurcir, est reconnue par tous les juristes ayant un peu creusé les fondements de leur science.

Dans son livre récent : Les Constantes du Droit, le grand juriste belge, Edmond Picard, insiste longuement sur ce fait que « l’élément contrainte est fondamental dans le droit », et il ajoute :

« La formule que la force ne peut créer le droit n’est qu’un cri naïf de généreuse ignorance juridique. »

Qu’une force soit morale ou matérielle, le résultat est le même dès que cette force parvient à s’imposer. Si le pape Grégoire VII put jadis obliger un puissant empereur d’Allemagne à venir le solliciter à genoux devant la porte de sa cathédrale, à Canossa, c’est que ce pape disposait, aux yeux de l’empereur, de toutes les forces du Ciel et de l’Enfer. Doué d’un tel pouvoir, le pontife paraissait invincible.

Le prestige peut donc devenir une force morale supérieure aux forces matérielles. Si la Société des Nations finissait, à une époque encore imprévisible, par acquérir un suffisant prestige, son influence serait réelle. Pour le moment, elle est totalement nulle.


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Inutile de disserter sur le rôle futur de la Société des Nations. Les haines actuelles entre peuples sont trop vives, les intérêts qui les séparent trop contradictoires, pour qu’un tribunal international puisse arrêter aucun conflit.

Ce ne seront pas, assurément, ses décisions qui empêcheront, l’Égypte, la Turquie et l’Inde, etc., de réclamer à main armée leur indépendance, lorsqu’elles seront devenues assez fortes pour se faire entendre. Ce n’est pas non plus un tel tribunal qui empêchera le Japon, trop peuplé, d’exiger la libre entrée de ses nationaux sur le territoire des États-Unis.

Personne ne peut vraiment croire aujourd’hui qu’une Société des Nations puisse liquider les difficultés que nous voyons grandir entre les États et supprimer toutes les causes de conflit ?


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Les anciens défenseurs de la Société des Nations ont eux-mêmes rapidement perdu leur confiance. J’en citerai comme preuve les passages suivants du journal Le Temps, qui fut à un certain moment son plus ardent prosélyte.

« La Société des Nations est-elle en mesure d’empêcher ou d’arrêter une guerre ? L’expérience répond.

« En 1920, les bolchevistes russes ont failli prendre Varsovie. La Société des Nations s’est bien gardée d’intervenir.

« En 1921, les Grecs font la guerre aux Turcs. La Société des Nations s’abstient soigneusement de s’en occuper.

« À vrai dire, elle a tenté de régler l’affaire de Wilna. Mais le Gouvernement lithuanien a refusé froidement la transaction approuvée par le Conseil de la Société des Nations.

« Tel est le genre d’autorité que possède la Société des Nations, lorsqu’il s’agit d’empêcher ou d’arrêter l’effusion du sang. »

Les membres de la Société des Nations désireux de rehausser un peu leur maigre prestige, et persuadés, d’ailleurs, de la grande utilité de leurs fonctions, se sont attribué, ainsi qu’à la foule de leurs protégés, des émoluments tout à fait princiers. Dans le rapport de M. Noblemaire, on voit que les secrétaires reçoivent un traitement annuel de 250.000 francs. Les sous-secrétaires se contentent de 200.000 francs. Les chefs de sections, parmi lesquels figure un socialiste fort connu, touchent 300.000 francs. De modestes employés ont la solde d’un maréchal de France.

Ce personnel royalement doté a été recruté un peu partout, suivant le poids des recommandations. On y voit figurer un petit professeur de lycée, un modeste correspondant de journaux, etc.

Les membres de la Société des Nations ne furent pas, d’ailleurs, les seuls à s’attribuer d’extravagants salaires. La France et l’Europe sont submergées aujourd’hui par d’innombrables délégations parasites qui, depuis les agents chargés de liquider les stocks jusqu’à ceux surveillant les réparations, se trouvent, grâce à leurs traitements princiers, en voie de réaliser des fortunes. À Vienne, par exemple, les membres de la Commission des réparations sont logés dans des palais somptueux et entourés d’un luxe asiatique.

De même, en Allemagne. D’après les renseignements publiés par Le Matin, le traitement des fonctionnaires de la Commission des réparations varie entre 30.000 et 400.000 francs.

Nous avons reproduit ces chiffres, parce qu’ils contribuent à montrer combien, dans les conflits modernes, devient dur le sort du vaincu. C’est là un enseignement philosophique que méditeraient avec profit les théoriciens comptant uniquement sur des Sociétés pacifistes pour assurer la paix et empêcher les invasions.

Derrière le voile dangereux de leurs illusions, fermente la haine d’un peuple de soixante millions d’hommes qui ne songe même pas à dissimuler son intense désir de revanche dès qu’il croira la France affaiblie par ses dissensions. Plus encore qu’autrefois, les futures luttes ignoreront la pitié et justifieront la sentence prononcée voici deux mille ans par le Gaulois Brennus – « Malheur aux vaincus ! » Il formulait ainsi une de ces vérités éternelles qui gouverneront les êtres jusqu’au refroidissement total de notre planète.

Malgré sa totale impuissance actuelle, la Société des Nations mérite cependant d’être conservée pour tenter d’apaiser à leurs débuts les petites querelles sans importance qui, envenimées par l’amour-propre, deviennent l’origine de grands conflits. Dans l’atmosphère d’instabilité et de menaces qui enveloppe l’Europe, il n’est pas inutile d’avoir un tribunal possédant, si peu que ce soit, des vestiges de l’autorité et du prestige que perdent chaque jour les dieux, les institutions et les rois.

Chapitre VI. Le rôle politique du prestige[modifier]

J’ai déjà insisté sur le rôle du prestige dans la vie des peuples. Il ne sera pas inutile d’y revenir encore.

Les économistes assurent que les guerres deviennent inutiles, puisqu’elles ruinent le vainqueur autant que le vaincu. Il ne faut pas oublier cependant que la victoire reste la grande génératrice du prestige nécessaire à la prospérité des peuples.

Aujourd’hui comme à tous les âges de l’histoire, les hommes ont été gouvernés par le prestige. C’est la guerre avec la Russie qui a élevé le Japon au rang des grandes puissances et c’est la guerre également qui a transféré à l’Angleterre l’hégémonie européenne que possédait jadis l’Allemagne.

La conférence de Lausanne et l’occupation de la Ruhr aussi, constituent d’éclatantes preuves de l’influence que le prestige donne à un peuple. Ces deux événements représentent peut-être, au double point de vue politique et psychologique, les plus importants observés depuis le traité de paix.

En ce qui concerne la France, son entrée dans la Ruhr, malgré l’énergique opposition britannique, marqua une libération du joug grandissant de l’Angleterre et le début du relèvement de notre prestige.

Quant à la Turquie, la veille de la foudroyante victoire de Kemal sur les Grecs, les chancelleries étudiaient les moyens d’expulser définitivement les Turcs de l’Europe et ne daignaient même pas recevoir, leurs envoyés.

Au lendemain de la victoire turque, changement radical et instantané. L’altier ministre des Affaires Étrangères britannique alla lui-même discuter pendant trois mois à Lausanne avec des délégués turcs, que le prestige acquis par la victoire rendait aussi exigeants qu’ironiques, les conditions d’une paix forçant l’Angleterre à renoncer à toutes ses prétentions.

La France, associée à ces discussions, dut subir les conséquences des trop visibles divergences séparant les Alliés. Les Turcs en profitèrent pour présenter des réclamations qu’ils n’eussent jamais osé formuler devant des adversaires plus unis.


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L’occupation de la Ruhr a bouleversé toutes les idées du gouvernement anglais persuadé que la France resterait à la remorque des volontés britanniques.

Lorsqu’elle soutenait l’Allemagne contre nous, l’Angleterre obéissait à des intérêts politiques dont il ne faut pas méconnaître la force.

La conduite d’un adversaire n’est compréhensible qu’après avoir réalisé l’effort nécessaire pour raisonner avec ses idées.

Essayons donc de substituer à notre mentalité celle des diplomates anglais depuis les débuts de la paix et demandons-nous quels furent les mobiles directeurs de leur politique.

Après s’être emparé de tout ce qu’elle trouvait prendre à l’Allemagne : colonies, vaisseaux de guerre, marine marchande, etc., l’Angleterre avait un intérêt évident à favoriser son relèvement économique afin de lui vendre, comme autrefois, ses marchandises. Il fallait donc empêcher que l’argent allemand, au lieu d’être dirigé vers les caisses des commerçants britanniques, fût versé à la France pour réparer ses départements ravagés.

En dehors des avantages commerciaux que la Grande-Bretagne retirait de son assistance aux Allemands, elle suivait cette règle traditionnelle de sa politique : empêcher la France de devenir trop forte devant une Allemagne trop faible.

Ce résumé de la politique anglaise plus développé dans d’autres parties de cet ouvrage permet de comprendre son opposition et pourquoi le prestige de la France se fût affaibli complètement en Europe si elle ne l’avait pas reconquis par un acte d’indépendance. L’hégémonie anglaise eût alors définitivement remplacé en Europe l’hégémonie germanique.

Beaucoup d’Anglais éclairés avouent maintenant l’imprudence de leur politique. Le duc de Northumberland reconnaissait dans une conférence que tous les efforts du gouvernement anglais avaient eu pour but « de permettre à l’Allemagne d’échapper aux conséquences de sa défaite… M. Lloyd George est allé jusqu’à menacer de rompre avec la France et de conclure une alliance avec l’Allemagne ».

Le même orateur terminait en disant qu’avec la continuation d’une telle politique, « aussi sûrement que le soleil se lèvera demain, nous aurons avant longtemps une nouvelle guerre en Europe ».


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Le rôle capital du prestige est souvent oublié de nos gouvernants. Ils l’oublièrent totalement en pénétrant timidement dans la Ruhr alors qu’il fallait y entrer au contraire solennellement tambours battants, drapeaux déployés et escortés de mitrailleuses.

Malheureusement, les chefs de cette expédition oublièrent entièrement certains éléments fondamentaux de la genèse du prestige, celui-ci, entre autres : le prestige qu’on n’a pas su imposer aux débuts d’une opération ne s’obtient que très difficilement plus tard.

C’est justement par suite de la négligence d’un tel principe, qu’au lieu de pénétrer militairement dans la Ruhr, les troupes françaises y entrèrent timidement, de façon à ne gêner personne.

Jamais les Allemands n’eussent commis pareille faute de psychologie. Suivant leurs méthodes, appliquées tant de fois dans nos départements envahis, les auteurs des premiers sabotages ou déraillements eussent été fusillés sommairement. Un nombre infime d’exemples suffisait.

Notre ignorance psychologique eut pour conséquence une insurrection générale. Comme le faisait justement observer l’ancien chancelier allemand Hermann Muller, « l’état d’esprit régnant dans la Ruhr n’aurait pu être maintenu que si les masses avaient eu l’impression que la résistance était matériellement impossible ».

Comment nos dirigeants ont-ils pu négliger d’aussi élémentaires principes de la psychologie des foules, et oublier qu’un peu plus de vigueur eût facilement fait comprendre à la population l’impossibilité de toute résistance ?


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Ce n’est pas, en réalité, avec la force mais avec le prestige que les maîtres des peuples ont toujours gouverné. Leur puissance disparaît quand s’évanouit leur prestige. Cette règle fondamentale de l’art de gouverner ne souffre guère d’exception.

Le prestige restera toujours le grand élément dominateur de multitudes aussi incapables de pressentir les événements prochains que de comprendre les réalités présentes. L’homme d’État doué de prestige sait inspirer les opinions collectives et donne ainsi la force du nombre à ses décisions personnelles. C’est surtout dans cette opération que réside aujourd’hui l’art de gouverner.

En fait, depuis les débuts de la guerre, l’Europe a été dominée par un petit nombre de chefs absolus doués de prestige, et n’utilisant les collectivités que pour conférer la force nécessaire à leurs résolutions personnelles.

Tel fut notamment le rôle du président Wilson, considéré comme le représentant d’un peuple ayant aidé à terminer la guerre. Son immense prestige lui permit de bouleverser toutes les créations de l’histoire et transformer la plus vieille monarchie de l’Europe en petits États sans existence économique possible.

Ce fut également sur le prestige que s’appuya pour exercer pendant plusieurs années une véritable dictature européenne le premier ministre britannique, M. Lloyd George. Grâce à ce prestige, il put pendant la rédaction du traité de paix empêcher la France de reprendre la vieille frontière du Rhin, si nécessaire à sa sécurité pourtant. Toujours appuyé sur le même prestige il aida plus tard l’Allemagne à refuser le paiement des réparations dues à la France.

Ce pouvoir sans contrôle, car un parlement subjugué n’est pas un contrôle, peut devenir d’ailleurs générateur de catastrophes. On ne le verra que plus tard pour l’action du président Wilson. On l’a déjà vu pour celle du premier ministre anglais lorsque sa méconnaissance de certaines forces psychologiques fit perdre à son pays, l’Irlande, la Perse, l’Égypte, la Mésopotamie et la domination de l’Orient.

Sans doute, le clavier des mobiles déterminant les actions contient beaucoup de régions inexplorées. Mais nos connaissances sont cependant assez étendues pour être utilisables. Les hommes d’État ne doivent pas oublier que si les lois économiques conditionnent la vie matérielle des peuples, les lois psychologiques régissent leurs opinions et leur conduite.